11 février 2018

L'esprit de mon clocher



Pour H. et E.

 "La lampe du corps, c'est l'oeil" (Matthieu 6, 22)

En arrivant seul dans ma cuisine orléanaise, ce matin, pour préparer mon petit déjeuner, j’ai repensé à Hélène et Edwige que j’avais rejointes cette semaine, seules dans leur église pour une adoration silencieuse. Tous les mercredis, elles sont, avec d’autres parfois, les minces ferments de la foi d’ici : alentour, 28 clochers, autant d’esprits ! Depuis la rue principale de Bonny-sur-Loire, déserte, j’avais marché, un peu hésitant, vers le froid où me laisse a priori le Saint Sacrement. Mais éclairés de l’intérieur, les vitraux s’avançaient à ma rencontre comme une promesse de chaleur, comme un cadeau de Noël en retard, encore emballé dans sa lumière. J’avais hâté le pas.

C’est en repensant à ces deux flammes fidèles que je fais un simple signe de croix, en ce début de journée, comme me l’a enseigné un jour un frère de la Fraternité monastique de Jérusalem qui est à Paris : au matin, juste né, déplier sa nuit aux quatre coins de l’horizon et le soir, allongé, presque mort, replier son jour sur le cœur du monde. Mon « Au nom du Père… » matinal résonne, pour moi seul peut-être, qui sait ? comme si je le prononçais pour la première fois. « Au nom de », qu’est-ce à dire ? Il me semble aujourd’hui, je ne sais pourquoi, que chaque formule, polie au risque d’être usée, a besoin d’être revue, revisitée, comme jadis Marie visita sa cousine Elisabeth. Re-visitation des vieux mots transmis.

Depuis quelques jours, je pense d’ailleurs à une lecture phénoménologique du verset de Matthieu (6, 22) : « la lampe du corps, c’est l’œil ». Je devrais dire phénoméno-logique, car je rêve aussi depuis longtemps à une « Logique de Jésus ». Radicale, « racinale ». Mais ce semestre, Emmanuel Falque a placé le corps au centre de son cours de Master II à la Catho de Paris, dans les pas de Merleau-Ponty et de Sartre, ces frères ennemis. Un corps foyer brûlant. Un corps qui me fait de l’œil ce dimanche, grâce à l’évangéliste.

Retrouver la « première fois » de nos mots et de nos gestes, c’est tenter de revenir à l’in-fans en nous, à ce premier âge de l’enfant sans parole, quand celle-ci nous frappait, sans défense, puisque nous étions alors contraints de l’écouter sans pouvoir y répondre, sans pouvoir de rien, d’ailleurs. De la matrice, nous n’étions pas encore « sortis ». Encore un écho de Jésus quittant Capharnaüm : « c’est pour cela que je suis sorti » (Marc 1, 38), du sein du Père, lui (Jean 1, 18). De cette aube de notre vie, pleine de promesses faites sur nous, nous n’avons aucun souvenir énonçable, en dehors de quelques images fugitives, brouillons de scènes à demi-cachées par le brouillard du temps. Cette limite des mots à laquelle nous nous sommes heurtés pendant un an ou deux de tout notre corps avant de la vaincre, dans un formidable effort, elle s’oppose maintenant à ce que nous remontions le cours de notre vie en deçà d’elle, jusqu’à ce chaos primitif classé définitivement secret défense dans un passé immémoriel. Cette limite a toutes sortes de noms simples ou savants : silence, secret inavouable, péché, inconscient, oubli, étance, refoulement, fantômes, déni, aphasie, deuil, naissance, mort, etc. Tous les masques de notre finitude.

C’est pourtant cet in-fans qui est déjà dans le royaume de Dieu, nous dit Jésus, en le poussant au milieu de nous, royaume d’enfance sans paroles, nuit lumineuse, juste avant que les mots ne nous plongent dans leur « obscure clarté »:


"Rêvant de retourner d'où je viens temps immense
Qui posait des oiseaux aux branches de mes cils
Lieu si profond nommé enfance" *


Recommencer la foi est aussi impossible que de remonter ce fleuve du temps. D’ailleurs Jésus nous a prévenus : ce n’est pas que nous n’avons plus la foi, c’est que nous ne l’avons pas encore (Luc 18, 8). La limite est devant nous, pas derrière. Au fond, nous chrétiens n’avons rien abandonné ou renié, nous avons tout au plus renoncé, aveugles avançant paresseusement dans une ombre qui ne peut pas nous gêner mais attend, au choix : une guérison, une clarté. « Je choisis tout » aurait dit la petite Thérèse.

Dans ce verset de Matthieu, tiré du célèbre « sermon sur la montagne », il est question de lumière pour nos corps. Est-ce la lumière extérieure, qui nous est nécessaire pour marcher dans le monde, pour y conduire nos affaires, y faire nos rencontres, et pour cela « voir clair » ? Ou bien la lumière du dedans, celle qui dissipe les pensées obscures, met nos sens en éveil et avec eux le sens de nos sens, nos re-sentis ? Pourtant, nulle abstraction dans ce verset : « La lampe du corps, c’est l’œil ». Il s’agit du corps et pas d’autre chose éthérée, esprit, âme ou conscience. Non, le corps seul, épais et opaque, ce familier inconnu.

« Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière ». Laissons « sain » aux moralistes, qui abondent. Que signifie ici « tout entier » ? Qu’il ne s’agit pas seulement de la lumière qui entoure le corps, celle que nous allumons en pleine nuit pour dissiper un cauchemar, celle du jour où nous plongeons chaque matin. C’est aussi la lumière intérieure, celle qui combat les ténèbres en nous. Le corps a un dedans et un dehors, une peau et une chair. Nos vessies sont aussi des lanternes.

Il faut donc ici faire un sort à l’image de l’œil comme lampe. Ce n’est pas une métaphore. Nous pensions jusqu’ici que l’œil simplement « voyait » ce qu’il y a à voir. Qu’il était donc dépendant de la lumière « ambiante », du jour et de la nuit, de la lampe. Eh bien non, bonne nouvelle, l’œil est une lampe, source de lumière. Ce n’est pas la lumière qui frappe l’œil, mais l’œil qui frappe le monde de sa lumière. Renversement du regard, constitutif du monde, du visible comme de l’invisible. De l’œil dépend que le monde soit dans la lumière ou dans les ténèbres. Le soleil ne suffit pas. Et Jésus nous avertit : « si donc la lumière qui est en toi – celle qui éclaire notre corps comme une lampe sous un abat-jour – est ténèbres, quelles ténèbres ce sera ! » (6, 23). Il y aurait donc le risque d’une ténèbre plus obscure encore que la nuit du monde, c’est celle qui peut venir jusqu’en nous, dans l’intérieur du corps, ténèbre singulière de l’être humain dans cet envers du monde que nous sommes, capable de plonger le monde lui-même dans une ténèbre plus sombre encore, un envers du jour que nul ne peut imaginer puisqu’aucune image d’aucune espèce de monde ne peut plus s’y former.

Cet œil éteint, cet œil de ténèbres, Jésus nous dit ailleurs qu’il vaudrait mieux pour nous l’arracher que de le conserver, s’il est l’œil de l’intention (Mt 5, 29), lorsque par exemple « je regarde une femme pour la désirer » (Mt 5, 28) et non pour laisser son œil éclairer mon propre corps. L’œil qui éclaire toute chose, c’est l’œil qui attend sans intention, c’est l’œil pur d’avant la conscience, d’avant cette conscience intentionnelle, toujours déjà conscience-de-quelque-chose et lourde d’arrière-pensées. C’est sans doute un œil intérieur, qui regarde chaque organe d’un « même œil » et puise dans ce corps égalitaire et dans la solidarité des chairs, l’élan pour être au monde, en vérité, ce regard équidistant sur chaque chose et chaque être, un regard en deçà du jugement de ce qui est bon, bien ou beau, un œil en deçà de toute valeur, puisque nous sommes « le sel de la Terre » et que rien d’autre sur Terre que notre corps ne peut donner saveur à la Terre.


* in Pauvreté, poème de Gérard Murail (inédit)


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