Au début de l'année 1963, ma mère, Micheline Foulonneau, avait 42 ans et mon frère Christian 18. Il est parti dans la nuit du 15 mars et n'en est pas revenu vivant. Hantée par sa mort inexpliquée, inexplicable, elle a écrit d'un seul jet, quelques mois après, une lettre à son fils "Cricri" sur deux minces feuilles de papier pelure écrites recto verso. Voici cette lettre.
Mon Cricri, mon Cricri chéri, toi que j’aimais tant, toi dont j’étais si fière intérieurement, toi que j’aimais presque jusqu’à la vénération et à qui je n’osais ouvrir mon cœur. Pourquoi ? Pourquoi cette retenue idiote que je sentais aussi en toi ? Nos deux caractères trop ressemblants, sensibles jusqu’à l’ironie, nos esprits tracassés, avides de repos qu’ils ne savaient pas et ne voulaient pas trouver, nos corps durs et secs raidis par la timidité, retenus pour ne pas y laisser voir une âme ! Pourquoi dis, es-tu parti ! Pourquoi t’ai-je laissé fuir enfoncée dans mon sommeil alors que l’angoisse te tenaillait sans doute ! Pourquoi n’être pas venu vers moi me secouer, sangloter, m’ouvrir ton cœur, avec ses désirs, ses combats, sa soif d’indépendance ! Tu avais peur de mes jérémiades, de mon obstination imbécile à te garder sous ma coupe mais cent fois, mille fois mieux, t’aurais-je préféré à l’autre bout du monde que supposer seulement un instant que tu sois parti par désespoir. Parce qu’enfin tu nous aimais, même avec nos défauts, petits, grands, comme tu voudras, tu ne pouvais pas nous détester à ce point pour chercher à nous faire tant de mal par un abandon définitif ! Alors ! Que s’est-il passé ! Réponds-moi dis, fais-moi connaître qui te poussa vers ce geste ou vers cette fin peut-être idiote ! La malchance, l’horrible hasard, le piège affreux et grossier, le faux ami a qui tu te confias. Je supplie le Seigneur, aide-moi si tu peux de ton éternité à voir clair en moi, à faire confiance en ma Foi, à espérer…
Ta lassitude, ton manque d’entrain, ton souci enfin me tracassaient et me peinaient depuis quelque temps. Tu vas me dire que j’étais exigeante et que plus j’avais de satisfactions, plus je demandais à ceux qui m’étaient chers. N’aurais-je toujours pas dû donner sans cesse et sans espoir de récompense. Ta présence seule devait me suffire. Désormais mon cœur est ouvert et mon égoïsme me pousse à l’écouter à le palper car vois-tu je ne veux pas t’oublier. Ce que je regrette, ce sont tous ces baisers et ses caresses dont je t’ai sevré trop tôt comme si un grand fils ne pouvait pas toujours recevoir cette part entière de sa mère sans que sa virilité en soit atteinte. Je te revois ce jeudi en courte visite à 17 heures à mon travail. Je regrettais tant ne t’avoir pas vu une demi-heure plus tôt pour prendre un café avec toi : j’en ai souffert mais je ne te l’ai pas dit… pourquoi. Pourquoi, dis, ne m’as-tu pas expliqué franchement que je te manquais à la maison, trop absorbée par mon travail extérieur pour encourager le tien. Timidement, avec du regret, tu m’avais dit « la maman de Bernard est déchargé de tous ses travaux, elle se consacre à l’éducation de ses enfants » et comme tu avais raison, puisque le confort matériel supplémentaire que j’étais censée rechercher pour toi, en travaillant, je ne te l’avais pas fait sentir ! Que de regrets, de choses et de joie que j’aurais pu te faire partager et qui sans doute t’auraient retenu ! Du confort dans ta chambre, une Mobylette, de l’argent de poche aussi moins tiraillé et ça c’est ma faute car Papa aurait été plus généreux…
Oh mon chéri, mon Christian, pardonne, pardonne-moi tout le mal que je t’ai fait subir avec mes sautes d’humeur, tout le bien surtout que j’aurais pu te faire et que j’ai gardé en avare. Sur cette terrasse où il fait bon aujourd’hui, où les lilas sentent bon, où les tulipes s’ouvrent et il suffit de se pencher pour les regarder toutes ouvertes rouges et jaunes, sur cette terrasse où tu aurais pu te détendre, fermer les yeux, dormir puisque tu avais dit « j’ai besoin d’une cure de sommeil » hélas ! Elle sera longue ta cure de sommeil, puisse le Dieu tout-puissant, celui que tu ne reniais pas au fond de ton cœur mais que tu aimais à ta façon à toi, puisse ce Dieu miséricordieux te combler de cet absolu éternel, te rassasier de ces espaces immenses, sans limite que tu cherchais de cette fenêtre du deuxième étage. J’ai devant moi ces grands espaces verts, dominés par l’horizon bleu, est-ce là ta demeure ! Dis, fais-moi signe, aide-moi à vivre pour ceux qui restent et qui attendent ma nouvelle énergie. Fais qu’elle soit plus douce, plus calme, plus aimante, cicatrise cette douleur pour que mon esprit dans un sursaut de bonté se penche vers d’autres qui souffrent et qui eux ont besoin d’une aide efficace. Christian, mon petit, mon grand, toi pour qui j’ai si souvent tremblé, viens à mon secours, puisse que désormais tu me domines, libéré de ton corps mortel, ennobli par la mort, aime moi plus que je t’ai aimé, avec des yeux autres que ceux de chair… Parle-moi… Ressuscite ma Foi affaiblie, fais que dans une communion permanente de nos âmes, je te retrouve, je te sente et je croie à l’Éternité bienheureuse.