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25 mai 2025

Bonne fête, maman !


Au début de l'année 1963, ma mère, Micheline Foulonneau, avait 42 ans et mon frère Christian 18. Il est parti dans la nuit du 15 mars et n'en est pas revenu vivant. Hantée par sa mort inexpliquée, inexplicable, elle a écrit d'un seul jet, quelques mois après, une lettre à son fils "Cricri" sur deux minces feuilles de papier pelure écrites recto verso. Voici cette lettre.


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Mon Cricri, mon Cricri chéri, toi que j’aimais tant, toi dont j’étais si fière intérieurement, toi que j’aimais presque jusqu’à la vénération et à qui je n’osais ouvrir mon cœur. Pourquoi ? Pourquoi cette retenue idiote que je sentais aussi en toi ? Nos deux caractères trop ressemblants, sensibles jusqu’à l’ironie, nos esprits tracassés, avides de repos qu’ils ne savaient pas et ne voulaient pas trouver, nos corps durs et secs raidis par la timidité, retenus pour ne pas y laisser voir une âme ! Pourquoi dis, es-tu parti ! Pourquoi t’ai-je laissé fuir enfoncée dans mon sommeil alors que l’angoisse te tenaillait sans doute ! Pourquoi n’être pas venu vers moi me secouer, sangloter, m’ouvrir ton cœur, avec ses désirs, ses combats, sa soif d’indépendance ! Tu avais peur de mes jérémiades, de mon obstination imbécile à te garder sous ma coupe mais cent fois, mille fois mieux, t’aurais-je préféré à l’autre bout du monde que supposer seulement un instant que tu sois parti par désespoir. Parce qu’enfin tu nous aimais, même avec nos défauts, petits, grands, comme tu voudras, tu ne pouvais pas nous détester à ce point pour chercher à nous faire tant de mal par un abandon définitif ! Alors ! Que s’est-il passé ! Réponds-moi dis, fais-moi connaître qui te poussa vers ce geste ou vers cette fin peut-être idiote ! La malchance, l’horrible hasard, le piège affreux et grossier, le faux ami a qui tu te confias. Je supplie le Seigneur, aide-moi si tu peux de ton éternité à voir clair en moi, à faire confiance en ma Foi, à espérer…

Ta lassitude, ton manque d’entrain, ton souci enfin me tracassaient et me peinaient depuis quelque temps. Tu vas me dire que j’étais exigeante et que plus j’avais de satisfactions, plus je demandais à ceux qui m’étaient chers. N’aurais-je toujours pas dû donner sans cesse et sans espoir de récompense. Ta présence seule devait me suffire. Désormais mon cœur est ouvert et mon égoïsme me pousse à l’écouter à le palper car vois-tu je ne veux pas t’oublier. Ce que je regrette, ce sont tous ces baisers et ses caresses dont je t’ai sevré trop tôt comme si un grand fils ne pouvait pas toujours recevoir cette part entière de sa mère sans que sa virilité en soit atteinte. Je te revois ce jeudi en courte visite à 17 heures à mon travail. Je regrettais tant ne t’avoir pas vu une demi-heure plus tôt pour prendre un café avec toi : j’en ai souffert mais je ne te l’ai pas dit… pourquoi. Pourquoi, dis, ne m’as-tu pas expliqué franchement que je te manquais à la maison, trop absorbée par mon travail extérieur pour encourager le tien. Timidement, avec du regret, tu m’avais dit « la maman de Bernard est déchargé de tous ses travaux, elle se consacre à l’éducation de ses enfants » et comme tu avais raison, puisque le confort matériel supplémentaire que j’étais censée rechercher pour toi, en travaillant, je ne te l’avais pas fait sentir ! Que de regrets, de choses et de joie que j’aurais pu te faire partager et qui sans doute t’auraient retenu ! Du confort dans ta chambre, une Mobylette, de l’argent de poche aussi moins tiraillé et ça c’est ma faute car Papa aurait été plus généreux…

Oh mon chéri, mon Christian, pardonne, pardonne-moi tout le mal que je t’ai fait subir avec mes sautes d’humeur, tout le bien surtout que j’aurais pu te faire et que j’ai gardé en avare. Sur cette terrasse où il fait bon aujourd’hui, où les lilas sentent bon, où les tulipes s’ouvrent et il suffit de se pencher pour les regarder toutes ouvertes rouges et jaunes, sur cette terrasse où tu aurais pu te détendre, fermer les yeux, dormir puisque tu avais dit « j’ai besoin d’une cure de sommeil » hélas ! Elle sera longue ta cure de sommeil, puisse le Dieu tout-puissant, celui que tu ne reniais pas au fond de ton cœur mais que tu aimais à ta façon à toi, puisse ce Dieu miséricordieux te combler de cet absolu éternel, te rassasier de ces espaces immenses, sans limite que tu cherchais de cette fenêtre du deuxième étage. J’ai devant moi ces grands espaces verts, dominés par l’horizon bleu, est-ce là ta demeure ! Dis, fais-moi signe, aide-moi à vivre pour ceux qui restent et qui attendent ma nouvelle énergie. Fais qu’elle soit plus douce, plus calme, plus aimante, cicatrise cette douleur pour que mon esprit dans un sursaut de bonté se penche vers d’autres qui souffrent et qui eux ont besoin d’une aide efficace. Christian, mon petit, mon grand, toi pour qui j’ai si souvent tremblé, viens à mon secours, puisse que désormais tu me domines, libéré de ton corps mortel, ennobli par la mort, aime moi plus que je t’ai aimé, avec des yeux autres que ceux de chair… Parle-moi… Ressuscite ma Foi affaiblie, fais que dans une communion permanente de nos âmes, je te retrouve, je te sente et je croie à l’Éternité bienheureuse.



07 avril 2023

Samedi saint


Pour Benjamin,

"Il n'aurait fallu
 qu'un moment de plus
 pour que la mort vienne,
mais une main nue
 alors est venue
 qui a pris la mienne."

(Louis Aragon/Léo Ferré)

Portes ouvertes aux Enfers

    Curieux jour « sans » dans la Semaine sainte. Même mon Prions en Eglise [en 2015], d’une maigre page, assoit ses lecteurs sur le tombeau de Jésus et leur dit « attendez là en espérant que la pierre bouge d’ici à demain » (je simplifie). Jour creux que ce samedi saint, donc, du moins en apparence. Car si l’on en croit le Credo - que croire d'autre ? - le Fils de l’Homme, au lieu d'aller chez Carrouf' comme d'habitude, a dû profiter de son samedi pour descendre aux enfers (« ad inferna ») ou du moins dans les profondeurs de la terre : « descendit ad inferos », en latin. C’est du moins ce qu’affirme le « symbole des apôtres », plus ancien et plus simple que le Credo adopté à Nicée en 325 et révisé à Constantinople en 381 et qui lui, a carrément gommé cette visite chez Satan. On peut penser que le Christ ne s’est pas contenté de dire aux morts et aux damnés « il fait chaud, hein ? » mais qu’il les a pris par les cheveux pour les tirer de la fournaise et les remonter au ciel. « Il ne sauve rien celui qui ne sauve pas tout », chante Julien Clerc dans Noé.

    C’est aussi l’interprétation de Fra Angelico, dans la fresque du couvent San Marco à Florence : le Christ vient de fracasser la porte de l’Hadès, aplatissant au passage son gardien et sa kalachnikov, et il tend la main à Adam pour l’entraîner à sa suite avec tous ceux qui ont succédé au Premier Homme. Donc le Samedi saint est vraiment le jour du « salut pour tous », sans manif, ni procession, ni culte quelconque. Il ne se passe presque rien, du moins en apparence. Disons que ça travaille en-dessous. Pas de gros mots : souffrance, mort, résurrection, foi. Tout est calme. Il faut en profiter, c’est ouvert à tout le monde, open bar, sans discrimination aucune. C'est assez catholique, universel en clair.

    Pourquoi ne pas prendre le temps aujourd'hui [1] de mieux regarder celui qu'Emmanuel Falque a appelé Le passeur de Gethsémani [écrit en 1999] ? Je retrouve les notes de son cours que j'avais suivi au séminaire d'Orléans en 2015-2016 : 


 

Pour ce livre, Emmanuel Falque était parti de l’idée qu’il fallait être capable d’expliquer les choses quand tout va bien ET quand tout va mal. « À une époque, raconte-t-il, j’étais professeur de philosophie à Chinon et je lisais Heidegger dans l’autocar. J’étais rebuté par le discours sur l’au-delà. » Dans une note de Sein und Zeit*, Heidegger affirme que l’anthropologie déployée dans la théologie chrétienne, depuis Paul jusqu’à Calvin et sa méditation sur la vie future, a toujours co-aperçu (mitsehen) la mort dans l’interprétation de la vie, raison pour laquelle selon Heidegger le chrétien ne peut pas vivre l’angoisse de la mort. Or la mort est bien une fin absolue d’un point de vue humain : Heidegger a raison. Le chrétien ne la voit pas comme une fin mais comme un passage. Pourtant, comme le dit Pascal, le mort, « on lui met de la terre sur la tête et c’est fini à jamais. » 

La mort pour le Christ a été une fin véritable. Ce n’est pas un achèvement, sur l’air de « j’ai fini et je reviens dans trois jours ». Mais quand Jésus dit : « Père entre tes mains je remets mon esprit », il ne doute jamais qu’autrui est là. Le péché, c’est chasser autrui de ma mort. La mort du Christ, c’est la mort de tout homme. Le Christ traverse les étapes de l’angoisse de la mort. Mais il faut distinguer la peur de décéder de l’angoisse de la mort. Le décès désigne la fin de la vie, le moment même. La peur, elle, désigne l’acte par lequel nous reculons devant la mort ; on sait devant quoi on recule. Le Christ a eu peur de la mort : « éloigne de moi cette coupe ». Il revient vers ses disciples : « Simon tu dors ? ». À Gethsémani, le Christ passe de la peur à l’angoisse : « Simon tu dors, c’est fait ». Qu’est-ce qui est « fait » à cet instant-là ? 

Le Christ est passé de la peur du moment à l’angoisse de la mort. La différence, c’est que l’angoisse ne sait pas ce dont elle angoisse. L’angoisse de la mort, c’est se poser la question du sens de la vie devant cette fin. Je ne sais plus de quoi j’ai peur mais je me pose une question. Le Christ ne voit plus où est le sens. L’angoisse de la mort, il l’exprime dans un appel : « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et il l’offre au Père, c’est le Père qui a ressuscité le Christ. Le Père est allé chercher le Fils. Ici se joue un pâtir et un passage. « A l’heure où Jésus passait de ce monde à son Père », cette heure où Jésus s’offre, il l’offre à son Père. Dieu transforme la finitude de l’homme. La mort n’est donc pas qu’un passage. Nous mourrons avec le Christ ressuscité. L’angoisse, il l’a vécue avec un autre, qui transforme l’angoisse en joie. Comme le dit Kierkegaard, « être chrétien ce n’est pas ne pas porter le fardeau, c’est porter légèrement le fardeau lourd ». C’est la force de Dieu qui a ressuscité le Christ. « Il est ressuscité » n’énonce pas un état, c’est un verbe au passif, le Christ n’est pas le surhomme de Nietzsche. Le Christ, c’est la kénose, la verticalité se fait horizontalité. Il s’agit pour nous d’habiter cette angoisse dans le Fils et de la laisser transformer par le Père.

Donc, il faut compléter le tableau de Fra Angelico. Le Christ n'a pas pu remonter seul des Enfers. Son Père est venu, qui lui a pris la main.

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[1] j'avais publié une première version de ce texte le 4 avril 2015 que j'amende et complète ici.

« Die in der christlichen Theologie ausgearbeitete Anthropologie hat immer schon – von Paulus an bis zu Calvins meditatio futurae vitae – bei der Interpretation des « Lebens » den Tod mitgesehen. » (SZ, § 49 p. 249)




01 octobre 2020

Le bonheur, sa dent douce à la mort

 


   Madame Cassin n’était sans doute pas assez sage pour n’aimer que la sagesse, ce qu’elle s’est démontré en échouant plusieurs fois, avec obstination, à l’agrégation de philosophie. Le génie mais pas le talent, lui a dit un examinateur. Autre handicap pour une apprentie philosophe : la vérité ne l'intéressait guère, elle s'en explique. Mais elle aimait les mots, qui l’ont sauvée. Son « dictionnaire des intraduisibles », sous-titre du « Vocabulaire européen des philosophies » dont elle a été pendant quinze ans la sage-femme obstinément – encore - penchée sur sa brèche accouchante, restera comme sa grande déclaration d’amour à la parole, aux langues, à l’humanité.

Son « autobiographie philosophique » prend un titre rimbaldien : « Le bonheur, sa dent douce à la mort ». On sait ce que les philosophes doivent aux poètes : l’audace et la force des collisions qui explosent la langue et autorisent de nouveaux assemblages qu’ils nomment « concepts ». Le parcours de vie de madame Barbara Cassin est étourdissant, comme une suite d’explosions. Rien n’y semble prémédité, sinon d’avoir toujours su saisir le kairos, le moment qui donne et à qui on se donne entièrement, en choisissant de préférence les « entrées interdites » du Temps.

Des mille expériences vécues par l’académicienne si peu académique, on retiendra sa contribution à la Commission Vérité et Réconciliation conduite par Nelson Mandela et Desmond Tutu. Elle y a reconnu une nouvelle fois « le pouvoir du langage ». La première fois, ç’avait été en intervenant comme professeur de français auprès d’adolescents psychotiques, sous l’égide de Françoise Dolto. C’est à coup de mots grecs qu’elle leur avait fait entrevoir leur langue maternelle.

Ce récit autobiographique se lit comme le roman époustouflant d’une femme qui détestait l’Un et lui a toujours préféré l’Autre, les autres, infidèlement fidèle dans sa tour de Babel multilangues. Chaque page rebondit sur la précédente pour mieux sauter sur la suivante, dans un apparent désordre qui est celui de la Vie quand on s’y tient, sans chercher rien d’autre qui vaille mieux que ce parcours d’obstacles - voire d’arrêts - arrêts dont elle fait aussi l’éloge paradoxal.

Le dernier chapitre consacré à Étienne, le compagnon de son existence, le père de ses deux enfants, n’est pas le moins beau. La barrière est plus haute. Il y est question de chevaux et de morts, cette mort que, paraît-il, nous envieraient les dieux grecs du haut de leur éternité lassée. Pour l’écrire, Madame Cassin, cavalière d’elle-même, a sans doute pris le mors aux dents et, une nouvelle fois, ne se dérobe devant rien.


La Charte a cinquante ans !

 « Ti-Jean, Ti-Jean, te voilà bien mal pris Parce que tu chantes sans permis As-tu ta carte ? Fais-tu partie de la charte ? Tu vois bien, m...