Affichage des articles dont le libellé est André Paul. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est André Paul. Afficher tous les articles

08 juillet 2023

Paysan de la Rive droite

 



André Paul, l'impertinent bibliste, entre cœur et marges de l’Église catholique.


J’ai rencontré André Paul à l’automne 1969. J’étais alors séminariste, étudiant au grand séminaire Saint-Sulpice, à Issy-les-Moulineaux, en deuxième année. De courtes mais denses sessions d’initiation à l’exégèse du Nouveau Testament nous furent proposées, insérées au sein de notre emploi du temps habituel. Je fus immédiatement séduit par ce jeune enseignant de 36 ans au verbe haut et précis, où le Sud-ouest chantait encore. C’étaient des travaux dirigés, en groupes et non un enseignement magistral. Je crois que nous étions presque tous subjugués par la nouveauté de son discours sur les évangiles, qui tranchait sur celui des autres professeurs, Sulpiciens comme lui, et sur  tout ce que nous avions entendu jusqu’alors sur la Bible. Lorsque je repense à cette époque, c’est un verset au tout début de l’évangile de Marc qui me vient, toutes révérences gardées : « et l’on était vivement frappé de son enseignement car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. » (Mc 1, 22). L’autorité mise en œuvre, c’était celle des Écritures elles-mêmes, en quelque sorte auto-déployée par la pédagogie d’un enseignant inspiré. Avec le recul, je sais que c’est André Paul qui m’a appris à lire, savoir précieux pour la vie entière. Je lui avais marqué ma gratitude à l'occasion de la cérémonie au cours de laquelle son ami Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg, lui avait remis la médaille d'officier des Arts et des Lettres.

Si j’ai quitté rapidement le séminaire pour me marier et faire toute ma carrière à l’Insee, si André Paul a quitté les Sulpiciens et l'état sacerdotal pour rompre l’impasse existentielle où il se trouvait au terme d'une « seconde adolescence », se marier lui aussi et poursuivre une double et brillante carrière d’éditeur religieux et de savant théologien et historien, son véritable ethos, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. À l’hiver 2007, André Paul m’avait demandé de l’aider à mettre en forme ses souvenirs. Des entretiens à Paris que j’enregistrai et transcrivis, plus quelques jours passés ensemble au monastère du Mesnil Saint Loup, aboutirent à un matériau biographique d’environ 180 pages que je lui remis, renonçant sur le moment à composer une « vie d’André Paul », vie qui était d’ailleurs loin d’être achevée, dans un style qui, étant le mien, aurait sûrement trahi l’homme qui avait le sien, tout autre.

On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Seize années et quelques livres plus tard, André a décidé de nous donner son « André Paul par lui-même », ce  Paysan de la Rive droite, qu’il est à la fois resté et devenu, dont il m’a fait l’amitié comme pour ses livres précédents de pouvoir suivre la composition chapitre après chapitre, proposant chacun d’eux à cette lecture, dont il m’avait enseigné les principes, d'un texte dont je connaissais la voix.

***

Ce qui frappe d’abord dans cette chronique, c’est la précision des noms, des lieux et des dates. Archiviste de lui-même, André Paul semble n’avoir rien oublié de ces neuf dernières décennies, depuis sa prime enfance pyrénéenne. La variété des personnes côtoyées, amis comme adversaires, se reflète dans l’index des personnalités citées qui aimeront ou appréhenderont de s’y retrouver. La table des matières a été elle aussi soignée et les intitulés des dix chapitres et plus encore des sous-chapitres ne manqueront pas d’aiguiser la curiosité et d’orienter la lecture au moment d’ouvrir le livre.

« Mordante », cette chronique l’est à plus d’un titre. L’un de ses fils rouges est sans doute la polémique constante que notre impertinent bibliste [1] a entretenue avec les milieux qu’il a fréquentés et l’époque – les époques devrait-on dire – qu’il a traversées, depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours, en passant par Vatican II, mai 68, jusqu’à la Manif pour tous : polémiques intellectuelles, savantes, éthiques voire ethniques qui sont comme les parties immergées, les sous-textes des livres qu’il n’a cessé d’écrire comme auteur et de produire comme éditeur dans le monde catholique. Les conditions de production et de réception de ces livres et des thèses qu’ils défendent sont ici éclairées des plus vives lumières. Elles disent, comme le rappelle Danièle Hervieu-Léger sur la 4ème de couverture,  le prix qu’il faut payer pour qu’existe « la pensée critique au sein de l’Église romaine ». Cet éclairage ne pourra qu’inciter soit à découvrir soit à relire les textes les plus marquants d’André Paul [2].

Un autre fil rouge, qui trouve un écho particulier dans l’actualité,  dans ce qu’on appelle désormais « la crise des abus » dans l’Eglise catholique, c’est l’inventaire qui est dressé des « maladies sexuelles de la foi ». Pour cet inventaire qui commence avec sa propre vie d’enfant puis de séminariste, André Paul n’adopte pas la position de surplomb à laquelle il cède parfois dans les disciplines qu’il maîtrise. Il décrit son propre cheminement, la rencontre de maîtres au comportement ambigu, revient sur la première grande crise du célibat sacerdotal des années 70 avec le mouvement  contestataire de prêtres « Échanges et dialogues », provoquée selon lui par la mise en œuvre de décisions conciliaires trop peu maîtrisées. Il évoque à partir de sa brève expérience de confesseur au cœur du VIème arrondissement de Paris l’état de misère sexuelle dans laquelle l’Église maintient ses fidèles, rappelle qu’Humanae vitae, l’encyclique sur la contraception publiée par Paul VI a été rédigée par un certain Karol Wojtyla… S'il retrouve du mordant, c'est pour dénoncer les « détournements protégés » de « la règle sacrée du célibat » dont il a été le témoin, par une hiérarchie soucieuse de conserver coûte que coûte au sein de l’Église ses « meilleurs » éléments, l’hypocrisie et la duplicité dans ce domaine étant le prix à payer par le système catholique. Et ce prix est élevé.  Là encore, les faits que rapportent André Paul inciteront à relire un de ses maîtres-livres, Éros enchaîné. Il y critique le procréationnisme pythagoricien, corps étranger introduit dans la philosophie chrétienne par Clément d’Alexandrie, position étrangère selon Paul à l’évangile et qui entend imposer que la procréation et non le plaisir soit le seul but autorisé de l’activité sexuelle, à laquelle celle-ci doit rester intrinsèquement ordonnée.

Revisiter l’histoire de l’Église catholique depuis la guerre n’incite pas notre auteur à un grand optimisme quant à l’avenir du catholicisme. De la Rive droite bourgeoise dont il a fait sa retraite, il théorise une Église de petits restes urbains encore privilégiés et tentés par un narcissisme mortifère. Mais, en une conclusion nullement crépusculaire, il ne renonce pas à espérer un nouveau prophétisme, ni réformateur ni restaurateur, que le « souffle de l’Esprit » ferait renaître. Dont acte.

Ce livre percutant, itinéraire singulier d’un homme singulier, se lit comme un roman - la formule n'est pas usurpée - à cheval comme son auteur sur deux siècles. Inclassable, André Paul agacera autant qu’il intéressera « tradis » et « progressistes », déjouant en permanence le « prêt-à-penser » des uns et des autres, comme l’ont fait tous ses livres depuis le premier, L’évangile de l’Enfance selon saint Matthieu, publié en 1968 et toujours au catalogue des éditions du Cerf.

Paysan de la Rive droite - 1933-2023. La mordante chronique d'un théologien libre – André Paul – paru le 6 juillet 2023 - Cerf, collection Patrimoines – 298 pages – 34 €




[1] L'impertinence biblique (1974) est le titre d'un petit livre - publié sans imprimatur - qui valut à son auteur quelque purgatoire à la faculté de théologie de la Catho de Paris et fut comme l'amorce pour lui d'une nouvelle étape de sa vie.

[2] On en trouvera une liste quasi exhaustive sur la page Wikipédia que je lui ai ouverte en 2008 et qui se complète depuis, et bien sûr à la fin du livre.

24 janvier 2020

Aujourd'hui, l'Apocalypse




Pourquoi l'Apocalypse est, selon André Paul, une Bonne nouvelle.


Avant de devenir un nom commun, synonyme de catastrophe majeure voire de fin du monde, l'Apocalypse avec majuscule est, en langue française, le nom propre du dernier livre de la Bible chrétienne. André Paul, « théologien libéral » et historien nous en propose une traduction nouvelle, « fidèle à son modèle antique mais  moderne dans sa forme littéraire » (10)*. A sa suite, mettant le texte « au travail », il lui fait tracer ce qu'il nomme « sept voies de lecture » ou «  d'accès » (65)  - et ajouterai-je de cheminement intérieur au texte - pour son lecteur, convaincu que le livre biblique est en capacité de délivrer, de son sein même et par lui-même, les clés de son interprétation. Derrière cet effacement apparent de notre auteur, se développe malgré tout son ample et savant commentaire, nourri de références intertestamentaires et historiques qu'il avait savamment défrichées et déchiffrées dans son livre précédent, Biblissimo, révélant le terreau dans lequel le texte s'enracine et comment ce texte a « travaillé » non seulement ses lecteurs mais aussi l'Histoire, et singulièrement au sein de l'Histoire, l’art et la politique, qui ont assuré à l'Apocalypse, et ce jusqu'à nos jours, une fécondité et donc une destinée esthético-idéologique hors du commun.


Lire ou relire ce texte, utilement enrichi par le traducteur de titres et de sous-titres qui permettent au lecteur de s'y repérer un tant soit peu, est une expérience peu commune d'immersion dans un monde de visions dont on saisit très vite en quoi elles sont effectivement la matrice visuelle et idéologique de productions artistiques – on songe aux gravures de Dürer - et de mouvements politiques - « millénaristes » de toutes sortes - aussi bien anciens que contemporains. Cette lecture, André Paul l'a voulue inaugurale. Il aurait pu la reléguer en annexe mais il voulait s'assurer que son lecteur « sache recevoir et pour ainsi dire ingérer, quelle qu'en soit la démesure et comme à l'état brut, tant ses images que ses sons » (84), dans une première lecture « naïve » en quelque sorte. Et notre auteur de soutenir, non sans quelque paradoxe au vu des quelque 300 pages de ce livre, que « la lecture de l'Apocalypse ne s'accommode ni du commentaire ni de l'allégorie ».

Placé à la fin de la Bible, l'Apocalypse est le répondant parfait, au sens liturgique de ce mot, du premier livre, celui de la Genèse, qui serait l'alpha alors que le dernier serait l'oméga, accomplissant les Écritures dans la figure centrale de l'Agneau, avatar ultime de Jésus de Nazareth. Cette dernière transfiguration du Fils de l'homme en animal, pour symbolique qu'elle soit, a une « fonction cardinale et structurante » (137), nous explique l'auteur, non seulement pour l'économie littéraire du livre, mais pour la foi chrétienne elle-même. D'ailleurs, nous rappelle-t-il dès les premières lignes, apocalypse signifie révélation en grec et c'est bien la connivence profonde de l'Apocalypse avec l'évangile, autre mot grec simplement translittéré en français, qu'André Paul s'attache à montrer et démontrer dans son ouvrage, affirmant même « l'équivalence entre Révélation et Évangile » (72), entre apocalypse et bonne nouvelle, autrement dit.

Aujourd'hui l'Apocalypse est aussi l'occasion pour André Paul de revenir à des thèmes – singulièrement ceux de la rupture et du mythe chrétiens - qu'il n'a cessé de vouloir reprendre et approfondir de livre en livre, depuis une cinquantaine d'années.

Il y a bien une « rupture doctrinale produite et signifiée par le livre de l’Apocalypse » (67), rupture d'avec les contextes tant mythologique que judaïque de cette œuvre. Parce que Jean de Patmos est bien autre chose qu'un simple voyant ou visionnaire, « il y a rupture avec le schéma courant de la production apocalyptique » (98) de l'époque qui se contente le plus souvent de transposer les conditions terrestres des humains. A cette rupture disons culturelle, il faut ajouter une rupture religieuse d'avec le judaïsme contemporain qu'André Paul repère dans la destitution symbolique du Temple, présente aussi dans l'évangile de Jean - «mais lui parlait du temple de son corps » (Jean 2, 21) - et dans l'institution du « jour du Seigneur » à la place du sabbat.

Quant au « mythe chrétien », dont il entend « promouvoir la réalité et la pertinence »(68), André Paul lui consacre une ample et remarquable conclusion – la pointe du livre en fait - dans laquelle il développe comme jamais ce qu'il entend par là. Il n'est pas étonnant que ce soit le livre de l'Apocalypse qui lui ait fourni le support idéal à cette nouvelle démonstration, laquelle confère un sens nouveau à un « au-delà » chrétien.

Pour notre auteur, parler de mythe à propos de la chose chrétienne, ce n'est pas s'inscrire dans une entreprise, qu'elle soit hostile ou non, de démythification (ou de dėmythologisation à la manière d'un Bultmann), qui viserait à distinguer dans les Écritures ce que l’on peut à la rigueur croire, en vertu de quelque historicité dûment contrôlable et contrôlée, de ce qui relève de légendes dépassées. C'est au contraire une approche qui entend restituer au texte son intégrité et au mythe qu’il porte sa force pleinement performative, que tend au contraire à dissoudre toute autre approche interprétative-allégorique. Qu'est-ce qu'un mythe ? André Paul en propose plusieurs définitions illustrées.

C'est d'abord un récit – c’est le sens du muthos grec - en forme de drame narratif destiné à « jouer et signifier une origine », par exemple l'origine des sexes chez Platon, dans les deux schémas – contradictoires – que le philosophe en livre respectivement dans le Banquet et dans le Timée.

Le mythe peut servir aussi à porter un « diagnostic anthropologique sur le Mal, la souffrance et la mort », leur imaginant une sortie par le haut, dans un monde recréé, un au-delà. Plutôt que de préconiser un retour à l'origine, le mythe va alors proposer « un rendez-vous avec la fin » (272), en quoi, souligne notre auteur, le mythe est « subversif ou révolutionnaire ».

C’est chez Plutarque, « grand collecteur de mythes et de traditions grecques » qu'André Paul trouve l'articulation qu'il recherche entre muthos et logos, qui étaye, pour cet auteur latin, Grec d'origine, toute theologia. Et d'avancer une analogie : le mythe serait à l'écriture ce que la fête est à la société et à la vie, cette expérience qui transcende les conditions ordinaires de celles-ci.

Dans l'Apocalypse précise André Paul, le récit assumerait à la fois la fonction ordinaire du mythe, mise en forme du drame de l'Histoire, et la sortie vers un au-delà de celle-ci, délivrée du mythe par la fusion des deux cités, chères à saint Augustin, la terrestre et la céleste. Cette « sortie », qui n'est pas sans rappeler la formule de Marcel Gauchet pour qui la religion chrétienne est « la religion de la sortie de la religion », l'Apocalypse en serait donc, pour notre auteur, le plus éloquent des manifestes, un manifeste performatif appelant l'humanité à passer de l'existence à la Vie. Ce passage a un coût dont Jésus-Christ-Agneau a payé le prix, celui d'une pédagogie dramatique de l'existence instaurée par lui (278), nommée « Passion » par les chrétiens.

En révélant ces ressources de la vie, cachées depuis la fondation du monde, l'Apocalypse nous appelle donc à nous libérer, par la foi et dans l'hupomonè, « persévérance confiante dans l'épreuve » (277), des obsessions de la survie. Cet appel, à lui seul, ne suffirait-il pas à prouver l'actualité du livre d'André Paul, dont cette courte recension ne saurait bien évidemment dire l'entière richesse ?

***

Aujourd'hui l'Apocalypse – André Paul – Les éditions du Cerf – parution : 9 janvier 2020 (308 pages, 22 €)

***

* les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination de la présente édition.

02 mars 2016

Croire aujourd'hui dans la résurrection

Du vide narratif au mythe nécessaire




"Je crois en la résurrection de la chair"

Par l’une des dernières formulations de leur « credo », les chrétiens réaffirment chaque dimanche leur foi en la « résurrection de la chair », façon crue de dire « corps » et d’opposer une sorte de déni à l’irréversible corruptibilité de celui-ci. Qu’est-ce à dire aujourd’hui ? Les siècles passés n’ont pas manqué d’artistes, peintres, poètes ou romanciers, pour illustrer la foi en la chose, de manière parfois fort « réaliste ». Le grand théologien protestant du XXème siècle, Rudolf Bultmann, l’homme de la « démythologisation » des évangiles, a définitivement ruiné d’une phrase ces représentations en écrivant un jour à son ami Karl Jaspers : « personne ne peut croire qu’un cadavre puisse redevenir vivant et sortir de son tombeau ».

Que reste-t-il de la résurrection aujourd'hui...

... celle de Jésus dit Christ, et la nôtre, promise à tout homme au dernier jour ? Est-elle encore connaissable, représentable ? Peut-on encore y croire et de quelle façon ? André Paul, à sa manière d’historien, interroge le « quoi » et le « comment » de cette Foi. Il retrace dans Croire aujourd’hui dans la résurrection (Salvator, 2016) l’évolution, dans l’aire gréco-sémitique, d’une croyance à laquelle Jésus, le fondateur du christianisme, et Paul de Tarse, son premier théologien, ont donné un sens radicalement nouveau. En conclusion de son livre, André Paul expose cette rupture en quelques pages denses et stimulantes, qui dérouteront certains mais donneront à d’autres, sinon des preuves, du moins, peut-être, de nouvelles « raisons de croire », expression dont la tradition chrétienne n’a jamais considéré qu’elle fût un oxymore. Et de réinventer un langage pour dire le « corps ressuscité », sachant qu’à l’encontre de Bultmann, André Paul voit dans le mythe « un moyen princier de connaissance ». Généalogie – ou archéologie - d’une croyance en huit chapitres.

Avertissement : Cette présentation détaillée n’est sans doute pas exempte d’erreurs ou d’approximations, s’agissant d’un livre de quelques 180 pages. On y reporte évidemment le lecteur, dont on n’a voulu ici que susciter l’intérêt pour l’œuvre originale. Les chiffres entre crochets renvoient au chapitres et ceux entre parenthèses aux pages du livre. Cette présentation est suivie d'un court essai de critique appuyé sur un texte de Jean-Pierre Vernant, Raisons du mythe.

***

Le rêve d'une autre vie

Pour les anthropologues, l’apparition de sépultures serait la marque certaine de l’hominisation. Ce souci du séjour des morts est sans doute, pour l’homme antique, la trace du « rêve d’une autre vie » [1] qui s’esquisse pour lui, tantôt dans l’en-deçà de ce qu’il commence à nommer dieu, tantôt vers un au-delà de la mort. Les vicissitudes de la vie ici-bas le portent déjà à espérer un jugement dernier, « restaurateur du bon ordre des choses » (28).

L'âme immortelle

Dans notre aire culturelle, les Grecs vont être « les inventeurs et les promoteurs de l’âme immortelle » [2], que les « courants hellénisés de la société judaïque ancienne » (52) vont emprunter et de ce fait « homologuer ». Mais le système de l’âme, qui emporte avec lui l’idée d’immortalité, détermine celle-ci à « des fuites obligées de toute forme de corps » (53). Il va donc s’avérer un jour, Jésus et Paul de Tarse le souligneront, spirituellement et doctrinalement incompatible avec ce moment de la Genèse : « le cri de Dieu face au corps de l’homme qu’il vient de créer : ‘Voilà qui est bien !’ »

La mort, fin ou départ ?

Présentant et commentant un écrit intertestamentaire, Le testament d’Abraham, André Paul y lit l’approche d’une autre conception de la mort, considérée non plus dans sa « fatalité » mais dans sa « nécessité » [3], « comme un ‘départ’ qui redonne la vie », écrit-t-il (68). Le principe de cette transformation de la vie, c’est l’esprit.

Âme versus esprit (psuchè et pneuma)

Contrairement à l’âme qui n’a de cesse de fuir le corps, « l’esprit ne quitte rien ». André Paul répète cette belle formule à plusieurs reprises (77, 84), lorsqu’il considère « l’empreinte de la personne vivifiée dans l’esprit » [4]. La rûah hébraïque, relayée par le pneuma grec prépare la venue d’un autre « système de pensée de représentations et de doctrines », que notre auteur juge inconciliable avec le système de l’âme, ce qu’il résume dans une analogie bien frappée : « l’esprit est donc à la résurrection, ce que l’âme est à l’immortalité » (84).

De la résurrection collective à l'individuelle

Dans l’Ancien testament, la vision d’Ezéchiel, où des ossements desséchés (Ez 35, 1-12) reprennent vie collectivement – il s’agit alors de « toute la maison d’Israël » - en une sorte de « re-création » (100), est une étape dans l’acheminement vers une croyance en « la résurrection individuelle du corps » [5]. Va en témoigner la version grecque du livre de Job qui, à la différence de l’hébraïque, porte peut-être « l’empreinte encore précoce de la doctrine chrétienne » (98) naissante. On sait que la question de la résurrection restait controversée parmi les contemporains de Jésus : les évangiles témoignent de discussions sur ce sujet avec les Sadducéens, « ces gens qui disent qu’il n’y a pas de résurrection » (Marc 12, 18).

Un corps en quête de forme

Affirmer la résurrection du corps, c’est se mettre « en quête d’une forme pour le corps ressuscité » [6]. De nouveaux textes jalonnent cette recherche du comment de la résurrection, ravivée par les questions du qui, du quoi et du quand. André Paul puise dans la riche littérature dite apocalyptique pour y prélever les jalons et les formules de cette quête. Tour à tour, dans le livre de Daniel, le IIème livre de Baruch, le livre des Jubilés s’esquissent les grands traits de la résurrection, collective et individuelle : la purification du monde par le feu ou par les eaux d’un déluge, l’éveil pour la vie éternelle, le tri des élus et leur jugement, le rôle des astres et de la lumière, la place des anges.

Comme des anges ?

La figure de l’ange tient une place particulière dans cette archéologie de la résurrection : en est-elle le modèle précurseur ? [7] L’ange a traditionnellement trois rôles : chanter la louange de Dieu, lui servir de messager et endosser parfois le rôle de guerrier à son service. Les Chants pour le sacrifice du sabbat, retrouvés parmi les manuscrits de la mer Morte, constituent « un appel à la louange divine adressée aux anges, ministres sacerdotaux de la liturgie céleste », rituel au cours duquel se jouait sans doute une forme d’identification des fidèles à ces figures célestes. Pourtant, purs esprits dénués de corps, leur état ne peut offrir aux hommes que « le mirage des corps ressuscités ». Jésus de Nazareth va d’ailleurs offrir une autre vision de la nature angélique. Sa prédication est centrée sur l’annonce du « Royaume des cieux [qui] est là », annonce assortie de paraboles et de guérisons, avec ou sans rituel. En quoi consiste ce Royaume ? « La formule est grandiose mais pour ainsi dire vide » (133). Le Royaume est déjà là mais il advient aussi, à une échéance non déterminée. Il y a l’idée d’un passage de ce monde-ci dans un autre. Dans la controverse avec les Sadducéens sur la résurrection, devant le piège tendu, Jésus affirme que ceux mis à part pour la résurrection ne prennent ni homme ni femme ; bien plus, « ils ne peuvent plus mourir car ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu étant fils de la résurrection ». « Pareils », c’est-à-dire semblables d’aspect mais différents de nature dans une forme d’indifférenciation sexuelle, après le temps du sexe. C’est le temps du genre « oméga », que va confirmer le soma pneumatikon de saint Paul.

La mort n'est pas la séparation de l'âme et du corps

C’est en effet dans saint Paul que se trouve la première théologie du « corps ressuscité ou ‘dissout dans l’esprit’ » selon la traduction qu’en donne André Paul [8]. La résurrection, en tant qu'événement et processus, n’est pas à proprement décrite dans les évangiles : le tombeau est vide. L’évangile de Luc évite le mot résurrection, lui préférant le registre de la vie et du vivant. Dans l’optique de Jésus et de Paul, qui deviendra l’optique chrétienne, « la mort ne consiste pas dans la séparation de l’âme et du corps » (153). Et si l’on ressuscite, ce n’est pas en vue de ne pas mourir, mais pour « vivre autrement ».

Reprises conclusives

C’est dans la conclusion de son livre qu’André Paul réarticule sa présentation de la foi en la résurrection autour des notions de « mythe, rêve ou utopie ».

Le mythe, inspirateur du rêve

La mort a été conçue très tôt, non comme la fin de la vie, mais comme un passage vers autre chose, autre chose dont la description évolua au cours des siècles. La résurrection du corps, de la personne entière, implique de reconsidérer la mort : 1°/ dans sa nécessité 2°/ comme un commencement et non une fin. Non pas selon le schème de l’immortalité (de l’âme voire du corps dans l’utopie transhumaniste) mais selon celui de la transfiguration. Dans ces conditions, le mythe est « nécessaire », comme « l’inspirateur du rêve authentique de l’au-delà ». (158)

Les Grecs établirent une solide doctrine de l’immortalité de l’âme (psuchè), garante d’une continuité de la vie, sans avant ni après la mort, dont le scandale était estompé, voire escamoté.

Restait dans l’orbe sémitique une sorte de regret du corps : pouvait-on admettre que l’homme fût voué à la disparition alors qu’il avait été créé « à l’image de Dieu » ?

L’idée de résurrection, d’abord du corps social puis du corps individuel, s’est frayé son chemin, résurrection réservée d’abord aux « justes » puis étendue à tous. (159)

A cette résurrection, Jésus de Nazareth proposa un cadre, le « royaume des cieux », « cadre mythique, grandiose mais vide » (161), qu’il revint à Paul de Tarse, son premier théologien, non de remplir mais de transformer « en espace ouvert à l’infini. »

Le corps attiré par l'esprit et dissous en lui (soma pneumatikon)

Pour André Paul, c’est la formule du soma pneumatikon de 1 Co 15, 44, qu’il traduit par « corps dissous dans l’esprit » (et non « corps spirituel », dans la traduction de la Bible de Jérusalem), qui inscrit la vision dans un énoncé, développé quand saint Paul ajoute que notre corps psychique, « corps de misère » sera « conformé à son [du Christ] corps de gloire » (to somati tès doxès autou) (Phi 3, 20-21). A noter qu’André Paul lui-même avance une autre formule qui explicite la "dissolution" : « corps attiré par l’esprit, qui l’absorbe entièrement pour finalement y subsister à jamais. » (167)

La résurrection chrétienne : une pensée révolutionnaire

Pour lui, le mythe est « une réserve illimitée de vérité », en quoi il mérite la valeur qu’il convient de lui attribuer. C’est l’espérance de l’homme qui est constitutive de cette réserve et de son caractère illimité. André Paul glisse ici une citation de Northrop Frye qui suggère que tout pensée révolutionnaire naît de la pulsion qui nous réveille et nous sort du sentiment que « la vie est un songe » (162). Le mythe de la résurrection serait donc cette pensée révolutionnaire ?

Le mythe fait parler l’histoire, non pas juste, mais vrai (162), formule-clé qu’André Paul répète dans ses ouvrages depuis plusieurs années. Le mythe révèle les « trésors celés » de la réalité. Mais l’être ressuscité échappe à tout cadre, rendant vaine « toute représentation a priori ». Ne peut-on objecter une forme d’aporie dans cette révélation qui ne serait pas représentable ? Qu'est-ce qu'une révélation qui échapperait à la représentation ? La question du mythe est reprise dans la partie critique de cette présentation.

Le soulèvement du corps

La foi, qu’André Paul distingue de la Foi, système des croyances extérieur à l’individu, échappe à l’ordre des certitudes, sinon elle ne serait pas la foi. Et de proposer une nouvelle définition de la résurrection comme « soulèvement (anastasis) du corps dans l’attente de sa revanche ultime. » (163)

André Paul souligne que « l’au-delà » n’est au-delà de rien. En langue chrétienne, c’est le « royaume de dieu » proclamé par Jésus de Nazareth. Il y a un muthos fondateur de la résurrection, conjuguant un « vide objectif » (pas de corps ressuscité) et un « vide narratif » (pas de récit de la résurrection) : la tâche du croyant, dit André Paul est de « s’auto-personnaliser » et de « s’auto-prophétiser » (163) ce muthos pour inscrire son propre corps dissous dans l’esprit (soma pneumatikon), construction pour après la mort, dans la série illimitée des ressuscités « dont le modèle unique sera toujours un tombeau sans corps et un récit (de la résurrection) sans scène ni personnages, sans paroles ni actions. » (164)

La réinvention du corps ressuscité

Cette construction – et non reconstruction – doit renoncer à l’idée du « corps reconstitué à l’identique », à « des représentations du corps ressuscité virant au fétichisme. » (164)

Comment inventer ce corps dissous dans l’esprit qui échappe à la vue ? La première voie est celle du culte : l’art fait s’exprimer les doctrines investies dans le rite. Il se produit une anagogie collective, qui entraîne les participants vers « la personne glorifiée du Christ ressuscité. » (165)

La culture en général, la théologie, la philosophie et l’art sont d’autres médiations de cette « invention » du corps ressuscité.

Le dogme est un médiateur, lui aussi, en tant que « vision transformée en formule ».

La crémation libère du fétichisme

La crémation et la dispersion des cendres qui lui est associée reflètent davantage, par l’espace qu’elles libèrent, l’idée d’un corps « ressuscité » au lieu de celle d’une « dépouille mortelle » dans l’attente d’une « réanimation », illustrée par maints tombeaux entrouverts d’où sortent des morts-vivants… Le rituel des obsèques chrétiennes est sans doute encore trop pris par l’idée, dualiste, grecque, d’un corps privé de son âme et qui doit « reposer en paix » en attendant de la recouvrer. (166).

Un double défi : la désertification religieuse et le transhumanisme

Dans sa conclusion, André Paul consacre deux paragraphes à la désertification religieuse et à l’utopie transhumaniste, qui défient l’une et l’autre la foi en la résurrection. La première voit « l’empire de la Foi » (168) diminuer, même si celui-ci s’étend dans la culture, où son esprit s’est disséminé bien au-delà des strictes enceintes religieuses. Ce retrait de la Foi réduit évidemment les possibilités, la probabilité même, d’un acte personnel de foi. La seconde mise sur l’immortalité, voulant pour ainsi dire effacer le corps et la mort qui lui est consubstantielle. André Paul évoque à propos du mouvement transhumaniste une paradoxale haine du corps, source de souffrance, semblable à celles que manifestaient les gnostiques des premiers siècles.

A l'école optimiste de la mort

Reste le mythe, qui sollicite la vie en incitant au « rêve ». « Le mythe profite à la foi » dit Plutarque. Le mythe nous incite à inventer la vie face à son irréparable faillite : la mort. A condition de ne pas esquiver cette mort, mais plutôt, dit André Paul, de se « mettre à son école ». L’école de la mort a son « pédagogue » : Jésus de Nazareth, pour qui la mort est le partenaire obligé de la vie. Les répliques de l’un et l’autre forment la trame et le drame de celle-ci. C’est sans doute à ce prix – accepter d’entrer dans « le sentiment tragique de la vie » (titre du livre de Miguel Unamuno) – que la résurrection « en cette vie, [elle] est déjà une réalité possible » (178) : c’est le « génie de la foi » de nous proposer d’y accéder dès maintenant. En rappelant « qu’il n’y a de perception ou d’intelligence possible de la ‘résurrection’ que dans la foi, la foi chrétienne bien sûr. » (167)

***

Il n'y a plus d'après...

En refermant le livre d’André Paul, il m’est revenu les premiers mots d'une chanson nostalgique de Juliette Gréco : « Il n’y a plus d’après… ». Il nous faut donc tout simplement cesser d’imaginer qu’il y a une seconde vie, pour penser à l’autre vie qui nous est prodiguée dès maintenant. Non pas « penser », d’ailleurs, mais la vivre.

Les récits d'apparition : un point aveugle ?

Il n’échappera pas à tout chrétien qu’André Paul, dans sa présentation de la foi en la résurrection, fait une quasi-impasse sur les récits d’apparition (trois courtes allusions p. 143, 145, 154-155). A leur propos, on ne peut pourtant guère parler de « vide narratif » dans les évangiles, mais plutôt de trop-plein. Pourtant ces récits, certains spectaculaires, « gore » pourrait-on même dire quand le Christ apparu invite Thomas à mettre son doigt dans ses plaies (Jean 20, 24-29), forment un ensemble, aussi éloquent que le vide du tombeau semble muet : n’affirment-ils pas l’aptitude du Christ à entrer désormais en relation personnelle avec tout homme en tout point de l’univers, en tout temps de l’Histoire ? Ne faudrait-il pas plutôt alors parler d’une « foi à tombeau ouvert », plutôt qu’édifiée sur un vide ?

Il ne sert en effet à rien de dire « Jésus est ressuscité » si on ne peut pas dire « Le Christ est vivant ». André Paul rappelle d’ailleurs que cette formulation par la vie a la préférence de Luc, sans doute parce que l’évangéliste est déjà projeté dans les actes des apôtres quand il compose sa vie de Jésus. A ce titre, le post-pascal dans les évangiles présente trois traits importants : l’apparition du Christ est à son initiative, divine donc ; la reconnaissance d’une présence ne vaut pas identification immédiate du maître par ses disciples : il y a un processus plus ou moins long ; enfin cette « rencontre », dans sa concrétude et parfois son prosaïsme (Jean 21, 1-14, par exemple), n’arrache pas les disciples au temps présent, comme une vision extatique dont la transfiguration au mont Thabor reste le modèle, mais les constitue instantanément témoins et envoyés en mission, pour dire : « Il est vivant ».

Pour quelqu’un qui table avant tout sur le mythe, la tardiveté de ces récits - par rapport à ceux de la Passion dont la plupart des exégètes s’accordent pour dire qu’ils constituent le cœur le plus ancien, originel, des évangiles - ne peut constituer une pierre d’achoppement à sa démonstration. Si le mythe est porteur de vérité, les apparitions post-pascales ne sont-elles pas à mettre au même rang que la découverte du tombeau vide, ni plus ni moins ?

Mythe contre raison

Reste le terme même de « mythe ». Il est au coeur de la présentation que fait André Paul de la résurrection « aujourd’hui », c’en est même le moteur conceptuel. Or, aux oreilles de nos contemporains comme déjà à celles des Grecs dont nous sommes les héritiers, il continue à résonner comme le mot « fable », sens qu’il prenait déjà sans doute dans la deuxième épître de Pierre (2 P 1, 16). Affirmer qu’il peut être un « moyen princier de connaissance » en appelle à quelques explications. Invoquer par deux fois l’autorité de Plutarque – « le mythe profite à la foi » - ne saurait suffire, d’autant qu’entre « foi » et « connaissance », il y a à l’évidence un abîme épistémologique.

Le divorce précoce entre muthos et logos

Dans Raisons du mythe (in Mythe et société en Grèce ancienne), Jean-Pierre Vernant dresse une généalogie précise du mot. Le mythique, à l’origine, se définit par ce qui n’est pas lui, selon une double opposition au réel – le mythe est une fiction – et au rationnel – le mythe est absurde. Quoique désignant au départ une parole proférée, de l’ordre du legein donc, muthos et logos vont progressivement se trouver opposés au fil d’un certain nombre de transformations historiques que retrace Vernant. Il y a d’abord, écrit-il, une « divergence fonctionnelle entre parole et écrit » : alors que la narration orale du muthos vise à déclencher dans le public un processus de communion affective, selon différents genres (poésie, tragédie, rhétorique, sophistique), le logos, écrit, qui renonce au dramatique et au merveilleux, entend agir sur l’esprit par d’autres voies que l’imitation (mimesis) ou la participation émotionnelle (sumpatheia) : il vise à exposer le vrai en ne faisant appel qu’à l’intelligence du lecteur. C’est ainsi que l’historien Thucydide va repousser le merveilleux. Il ne s’agit plus d’émouvoir ou de charmer un auditoire, mais de « l’instruire avec des actes et des discours vrais ». Platon assimilera le muthos à un « conte de bonne femme » (Gorgias, 527 a4). Aristote, dans la Métaphysique, critique Hésiode le « théologien », c’est-à-dire à l’époque « l’auteur de mythes concernant les dieux », demandant que l’on se tourne « du côté de ceux qui raisonnent par voie de la démonstration. » A ce moment, dit Vernant, entre muthos et logos, le langage ne passe plus, le divorce semble consommé. Et ajoute-t-il, « choisir un type de langage, c’est bien désormais donner congé à l’autre ».

Retour en grâce du mythe ?

Dans une seconde étape, le mythe va se faire légende, littéralement "ce qui doit être lu", car les récits qu’il inspire se veulent « exemplaires d’action ou de conduite proposée à l’imitation des hommes. » C’est comme si le mythe rentrait en grâce, non parce qu’il se rapproche de la vérité, mais pour des raisons "fonctionnelles". Les poètes tragiques, continue Vernant, organisent une confrontation entre le passé mythique et le présent de la cité. Le mythe apporte alors des réponses sans formuler les problèmes en cause. Alors que dans la tragédie, la reprise de traditions mythiques va contribuer à poser des questions sans réponse, des problèmes irrésolus (et peut-être insolubles).

Le mythe en arrive alors à trouver comme une position d’équilibre, entre non sens et allégorie, comme s’il avait une « fonction de vérité », vérité qui ne serait pas « formulée directement ». Peut-être parce qu'elle ne peut pas l'être ? Pour Platon même, qui revient sur le mépris exprimé dans le Gorgias, le mythe a la capacité d’exprimer ce qui est en deçà ou au-delà du langage proprement philosophique. Comment par exemple évoquer la part d’irrationnel du devenir, si ce n’est à travers le langage du mythe ? Concernant les dieux ou la naissance du monde, ne faut-il pas se contenter d’une « fable vraisemblable » ? La République, elle, se termine par un quasi-éloge du mythe : « […] Et c’est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu ; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi. » (La République, Platon, X/621d).

A ce point de la réflexion de Vernant – et de Platon – ne recroise-t-on pas la conviction exprimée par André Paul à propos du mythe, qui "parle vrai" et celle de Plutarque, "le mythe profite à la foi" ?

L'homme ne peut se passer du mythe

A ce stade, ajoute Vernant, la tentation est grande, tout en admettant que le mythe puisse être porteur de vérité, de juger qu’il dit les choses maladroitement et de réintégrer son discours dans celui, rationnel, de la philosophie pour l’y faire disparaître. C’est sans compter que le mythe pourrait bien faire de la résistance. Schelling juge qu’il n’est en rien allégorique mais « tautégorique » : « La mythologie […] n’a pas d’autre sens que celui qu’elle exprime. […] Vu la nécessité avec laquelle naît également sa forme, elle est entièrement propre, c’est-à-dire qu’il faut la comprendre telle qu’elle s’exprime, et non comme si elle pensait une chose et en disait une autre. La mythologie n’est pas allégorique : elle est tautégorique. Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement ; au lieu d’être une chose et d’en signifier une autre, ils ne signifient que ce qu’ils sont » (cité par Todorov dans Théories du symbole). En bref, le mythe dit ce qu’il dit, tel Yahvé énonçant à Moïse : « Je suis Celui qui suis » (Exode 3,14). Dès lors si le mythe ne dit pas autre chose, il faut aussi admettre que ce qu’il dit ne peut pas être dit autrement. Et s’interroger non seulement sur ce qu’il dit mais « sur le rapport entre le sens dont il est porteur et la façon [indépassable ?] dont il le dit. »

Dans un court passage de son Ontologie du tragique et question de Dieu (Presses universitaires de l’IPC, 2015), Henri Mongis plaide aussi d’une certaine façon pour cette ouverture au mythe comme autre du logos : « le voilement de l’essence et de l’être lui-même appelle le jeu de l’imagination éveillant l’intellect et l’empêchant de se crisper sur ses concepts. Veiller sur le langage, comme l’a profondément pensé Heidegger, n’est pas le tenir en état de sujétion. Orgueilleuse sagesse serait celle qui voudrait éliminer la diversité des langues, des modi dicendi. » (p. 433)

Mythes et rites, quelle alliance ?

Une autre chose manquera peut-être au lecteur dans le livre d’André Paul sur la résurrection. C’est encore Vernant qui le suggère. Le mythe supporte souvent un rituel. Pour en rendre raison, il importe donc de trouver le rituel auquel il est associé et par rapport auquel il peut même être considéré comme second. Ce avec quoi André Paul, qui a considéré un moment que la religion chrétienne était une religion du culte (à la différence selon lui de l’islam, religion du livre et du judaïsme, religion du texte), serait sans doute d’accord. Si l’on met l’accent sur les émotions et les affects, le rituel est toujours premier puisque c’est lui qui permet de déployer ceux-ci. Dans le cas de la résurrection, il aurait été intéressant d’étayer le mythe de la résurrection sur les rites du baptême et de l’eucharistie (la « messe » répétition de la Cène) qui tout à la fois précèdent le mythe dans les évangiles et l’entretiennent dans l’histoire présente des hommes.


01 septembre 2015

La famille chrétienne n'existe pas

Pour désenchaîner Éros



Sous ce titre provocateur choisi par son éditeur (Albin Michel), André Paul passe la première session du Synode sur la famille (qui s’est tenue en octobre 2014) au crible des thèses qu’il a soutenues dans son livre précédent, Éros enchaîné, qui inventoriait les « maladies religieuses du sexe » et établissait leurs origines, au terme d’une enquête historique rigoureuse. Se livrant cette fois à un examen aussi serré des éléments de langage produits par le Vatican pendant et après l’assemblée des évêques, il montre que toutes les « ouvertures » manifestées dans le rapport provisoire ont été refermées dans la Relatio Synodi finale et il explique pourquoi. A la veille du second round qui se déroulera en octobre 2015, son livre souligne la distance qui sépare toujours, et de plus en plus, les documents du Magistère de l’Église, de Pie XI à Benoît XVI, de ce qu’il nomme la « société réelle » contemporaine, celle du démariage, selon l’appellation proposée par Irène Théry. Il analyse, à l’aune de l’histoire des idées qu’il avait brossée dans Éros enchaîné, la pertinence des cadenas posés par les papes du XXème siècle sur l’exercice de la sexualité humaine et notamment le plaisir, qui semble être le véritable « point aveugle » de leurs réflexions : procréationnisme hérité des Pythagoriciens via les deux Alexandrins, Philon le Juif et Clément le chrétien, interdiction de la contraception moderne, culpabilisation des divorcés-remariés, condamnation des « actes de l’homosexualité intrinsèquement désordonnés » (selon le § 2357 du Catéchisme de l’Église catholique de 1992), sont examinés de façon critique et argumentée.


A l’emploi un peu dégoulinant du mot « miséricorde » - non pas celle vivifiante et réellement cordiale de Dieu mais celle, mortifère, d’hommes hors du monde penchés sur de pauvres pécheurs – André Paul suggère de substituer sur toutes ces questions « l’empathie évangélique », dont son ouvrage livre en conclusion, avec les voies et les moyens qu'elle pourrait emprunter, l’esprit même. Comme il y a urgence, l’auteur s’engage dans cette croisade d’idées avec toute la force de son savoir et la verve de son style volontiers polémique. L'Église saura-t-elle répondre "au défi de la société réelle", sous-titre de son livre ? A l’instar de beaucoup de « catholiques d’ouverture », Paul observe les paroles et les gestes du pape François, espérant que celui-ci puisse apposer sa marque progressiste sur l’Exhortation apostolique qui conclura le Synode d’octobre prochain. Mais sans illusion.


27 septembre 2014

Éros enchaîné

Une généalogie des maladies religieuses du sexe




Dès les premiers chapitres de son encyclique Deus caritas est (Dieu est amour), Benoît XVI citait en 2005 le philosophe du nihilisme : « Selon Friedrich Nietzsche, le christianisme aurait donné du venin à boire à l’éros qui, si en vérité il n’en est pas mort, en serait venu à dégénérer en vice. Le philosophe allemand exprimait de la sorte une perception très répandue : l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? » (§ 3)

Reprenant à nouveaux frais l’interrogation du pape émérite, et proposant d’autres réponses, ce n’est pas un poison que dénonce André Paul dans son nouveau livre, mais des chaînes, qu’il entend bien briser. Il commence d’ailleurs par une manière de « coming out » personnel. Non que ce savant bibliste et historien nous dévoile soudainement quelque orientation tenue jusqu’ici secrète ! Mais que de façon plus forte et plus signifiante, avec les premières pages de son livre consacrées à des « ouvertures » inédites sur ses années d’apprentissage, il nous offre à lire l’itinéraire singulier d’un homme qui, de son propre aveu, est né paganus au XIXème siècle pour être projeté catholicus au XXIème, a porté lui-même les chaînes dont son enfance pyrénéenne et sa formation ecclésiastique ont recouvert son propre éros, et a peut-être découvert, dans un intense désir d’études longuement et jamais assouvi, les prémices d’un exercice de ce sexe et de ce genre « oméga » dont son livre se fait l’étonnant annonceur, aussi troublant que pertinent pour notre époque.

Car cette mise en bouche autobiographique, qui brosse aussi le portrait de temps en partie révolus - ah, le « tout sexuel » obsessionnel de la confession ! - est suivie d’une rigoureuse déconstruction historique de la morale sexuelle catholique, menée avec le souci pédagogique de ne jamais perdre le lecteur. Au fil d’un inventaire érudit mais toujours accessible, André Paul nous guide du code de Hammurabi au catéchisme de Jean Paul II, en passant par Platon, par les relais du juif alexandrin Philon, contemporain de Jésus, et du chrétien Clément, évêque de la même ville un siècle plus tard, qui fut le forgeron en chef des fameuses chaînes. En effet, depuis Clément qui a radicalisé les thèses de Philon, "l'Église romaine est restée alignée sur le procréationnisme pythagoricien" de ce dernier, pour lequel les relations sexuelles n'étaient justifiées qu'en vue de la reproduction. Ces chaînes seront encore alourdies lorsque le concile de Trente, en 1563, scellera après de longs débats l'indissolubilité du mariage et avec elle, le code sexuel des catholiques jusqu'à nos jours.

Parallèlement à ce décryptage historique, André Paul se livre à une exégèse serrée des textes du Nouveau Testament qui traitent du mariage et des relations de genre (eros n’est pas un mot du vocabulaire grec des évangiles ou des épîtres). Au passage, il dédouane de façon convaincante, au nez et à la barbe de la Tradition, aussi bien Jésus de Nazareth, le fondateur du christianisme, que Paul de Tarse, son premier théologien, des accusations portées contre le christianisme, religion de l’amour qui aurait trahi son thème central.

Ce double parcours critique, historique et biblique, conduit André Paul à proposer d’autres réponses aux questions de l’indissolubilité du mariage, de l’homosexualité et plus généralement du genre, sans nouveau dogmatisme, sans démagogie de la pensée non plus. Relecteur attentif du Banquet et du Timée, il envisage les fortunes diverses de l'androgyne et du deuxième sexe dans notre culture. Incomparable dompteur des mythes qui tissent celle-ci, il sait les faire parler vrai, de façon neuve et simple, du corps et de son avenir, jusqu'à cette utopie d'un sexe "omega" : le seul sexe vraiment humain ?

Celleux que les chaînes d’Éros ont blessés durablement dans leur chair, avec ou sans Dieu, trouveront peut-être dans ce livre de quoi s’en délivrer et, pourquoi pas, de quoi en rire avant d’en guérir. Car c’est une vraie bonne nouvelle que nous annonce André Paul : non, entre Dieu et le sexe, il n'y a pas à choisir. On n'en attendait pas moins d'un Dieu qui a voulu s'incarner.

 


25 janvier 2011

Hommage à André Paul




Mardi soir, 25 janvier 2011, André Paul recevait la médaille d'officier des Arts et des Lettres des mains de Mgr Joseph Doré au cours d'une cérémonie particulièrement émouvante dans les locaux des éditions du Cerf. André m'avait demandé de présenter ce soir-là ses idées à ses invités. Ce que je fis en ces termes :

 

Cher André,

Lorsque tu m’as invité il y a quelque temps à venir présenter ce soir  tes « idées principales » telles que je les avais condensées dans ta notice Wikipédia, j’ai dit oui étourdiment, sans l’ombre d’une hésitation, ne considérant pas un seul instant devant quel brillant aréopage j’allais devoir plancher. Je ressens à la fois comme un honneur et un devoir d’amitié d’essayer de m’acquitter de cette tâche que d’autres ici présents auraient été sûrement  plus qualifiés pour accomplir mais pour laquelle tu m’as amicalement commis d’office.

C’est d’ailleurs en m’interrogeant sur les origines et les destinées de notre amitié que j’ai cru trouver le fil de cette présentation et les quelques épingles nécessaires pour y accrocher tes idées. Je voudrais donc en guise de prologue revenir sur les circonstances de notre rencontre.

 

C’était  à Paris. Tu venais d’arriver d’Albi et tu étais déjà fort d’une thèse sur l’origine du Quaraïsme vers lequel t’avait orienté Jean Carmignac et du succès, qui ne s’est jamais démenti, de ton premier livre sur L’évangile de l’enfance selon Saint Matthieu. J’ai retrouvé les notes prises lors de la première session que tu animes sur le Nouveau Testament à Issy-les-Moulineaux, où je suis étudiant.  C’est précisément le 10 octobre 1969. Tu nous confrontes d’emblée au problème synoptique, avec le récit de la guérison des aveugles de Jéricho. Ce qui m’étonne, c’est la rigueur et l’efficacité d’un enseignement qui semble capable de faire de nous en quelques heures des exégètes du Nouveau Testament. Ce n’est pas un cours magistral : tu nous ouvres ta boîte à outils et nous nous en servons sans complexe. Il me semble alors que le miracle n’est plus sur la route de Jéricho mais dans la salle où, invités à « dévisager la surface narrative du texte » - je te cite -  nous retrouvons la dynamique des couches profondes qui l’animent ;  peu à peu l’ensemble des détails des évangiles se réorganisent en une totalité où chaque élément signifie. Mon admiration pour toi naît à ce moment et n’a jamais cessé depuis. Je suis aussi stupéfié que les gens de Capharnaüm après la guérison du possédé : « ti estin touto didachè kaine kat' exousian », excusez mon déplorable accent, mais il faut bien faire un peu de grec ce soir, soit dans la traduction de la Bible de Jérusalem : « Qu’est-ce que cela ? Un enseignement nouveau donné d’autorité ». (Mc 1, 27) Je crois bien que ce 10 octobre, c’est moi qui recouvre la vue. D’ailleurs, je m’engage, André, à en témoigner lorsque s’ouvrira ton procès en béatification.

 

En parlant d’admiration pour André, je ne veux pas, rassurez-vous, verser dans l’hagiographie. Mais je parle d’admiration en connaissance de cause. Un ami m’a démontré il y a fort longtemps qu’elle était la composante la plus certaine de l’amour et de l’amitié et le facteur le plus sûr de leur développement durable, comme on dit aujourd’hui. Que je sois encore ici 41 ans, 3 mois et 15 jours après ma rencontre avec toi, André, n’en est-elle pas la démonstration la plus éloquente ?

 

J’en viens à tes idées, donc. Depuis que tu m’as longuement raconté ta vie, lorsque nous projetions un livre en commun, je les vois solidement enracinées dans la « terre » où tu es né et que tu n’as jamais reniée quoique vivant aujourd’hui sous des apparences bourgeoises dans le XVIème arrondissement. Une terre nourricière. Il me semble que cette « conscience de racines », pour reprendre une expression de Gaston  Bachelard, supporte tous tes visages et qu’elle irrigue toutes tes contradictions, que tu assumes avec brio. Parce qu’à l’origine, la mort précoce de ton père t’a sorti brutalement du panthéon autarcique de ton enfance et t’a donné définitivement ce que tu nommes, avec Miguel de Unamuno, le « sentiment tragique de la vie »[1], tu n’as eu de cesse d’exprimer et de renouveler les propositions paradoxales de celle-ci. Jusqu’à rencontrer chez le fondateur du christianisme, comme en miroir, ce que tu appelleras une immortelle « pédagogie dramatique de la vie ». Drame et/ou tragédie. Il n’est pas fortuit pour moi que tu aies dédicacé ton premier livre polémique[2], L’impertinence biblique,  qui fut un livre de rupture, « à Thomas Paul, mon père mort ». Et d’ajouter : «  en des années cruellement belles et fécondement brèves, il sut nous apprendre à vivre sans douter ». J’y reviendrai.

 

Homme de la Bible tu fus, homme de la Bible tu es resté mais en opérant un déplacement considérable de point de vue. Je t’ai rencontré exégète, tu te revendiques aujourd’hui et depuis longtemps  historien. Peut-être l’as-tu toujours été.

Au milieu des années 70, tu te fais le promoteur d’un concept, que tu diras plus tard temporaire, celui  d’intertestament[3], qui envoyait la bible naviguer sur l’océan de l’intertextualité. Mais tu vas être  aussi un théoricien éloquent du Canon des Ecritures.

« Intertestament » pour exprimer la prodigieuse fécondité, hors de toute limite temporelle, sectaire ou confessionnelle, des écrits et traductions jaillis des judaïsmes alexandrin et palestinien au cours de ces quelques siècles qui entourent le point zéro du temps occidental. Tu te feras logiquement l’explorateur et l’éditeur des manuscrits de la mer Morte[4] dans la période récente.

Mais aussi « Canon », pour fixer à jamais le périmètre hors duquel il n’est point de Bible, délimitée pour toujours à l’intérieur du codex chrétien. C’est parce que cette Bible est finie qu’elle peut vivre dans l’Histoire. Tu auras à ce propos une de ces formules paradoxales dont tu as le secret et que relève Stanislas Breton dans son livre Ecriture et révélation : « l’histoire biblique, c’est la Bible achevée qui vit dans l’Histoire et donc toujours y commence. »

 

C’est encore dans le champ de l’Histoire que tu interviens dans un article de la revue Esprit[5], en juin 90 : tu présentes alors judaïsme et christianisme comme des « faux jumeaux ». Par la suite, tu n’as cessé de reprendre tes « leçons paradoxales »[6] sur les deux religions, défendant bec et ongles leurs « différences motrices ». Tu classes parmi ce que tu appelles les « déterminismes » de ta vie ta rencontre avec Joseph Moingt qui  te confie en 1972 le bulletin du judaïsme ancien dans la revue Recherches de sciences religieuses : de cet observatoire privilégié, tu as dépouillé  pendant quarante ans toute la production savante mondiale sur le judaïsme. C’est fort de ce savoir accumulé que tu montreras notamment  que le judaïsme rabbinique est postérieur à la naissance du christianisme, et que Jésus, le fondateur du christianisme, a instauré en personne la rupture avec la religion juive dans laquelle il avait été élevé. Ces thèses t’exposent à te voir qualifier - qualifications que tu reçois non sans cette gourmandise du polémiste toujours prêt à batailler - « d’apologète catholique » par les uns ou de « néo-marcionite » par les autres. Ce sont ces convictions qui t’ont amené aussi par le passé à ferrailler périodiquement et vigoureusement avec le défunt cardinal Lustiger.

 

Sortir la Bible du "ghetto clérical" : c’est le sens, que j’exprime brutalement, de la conclusion de ton  livre La Bible et l’Occident, conclusion que tu avais déjà préparée dans des conférences et des écrits antérieurs. Pour toi, la Bible fait partie intégrante du patrimoine littéraire, culturel, de l’humanité[7]. Tu en viendrais presque à regretter que l’encyclique Divino afflante spiritu, par laquelle Pie XII clôturait en 1943 la crise moderniste, en réouvrant la recherche biblique, ait fait retomber la Bible entre les mains des clercs. Car pour toi, aujourd’hui, la Bible appartient à tout homme qui doit pouvoir en prendre connaissance à l’Ecole dès l’enfance, au même titre qu’il y entend parler de la mythologie gréco-latine. Et cet enfant devenu grand, s’il le souhaite, doit pouvoir approfondir cette connaissance, comme c’est le cas dans la plupart des universités occidentales, à l’exception notable de l’Université française. Tu distingues en cela avec soin la  Bible de l’Ecriture. La première, enclose dans sa reliure, est destinée soit à l’étude soit au commerce. La seconde, supportée par des « livres » multiples, eux-mêmes défaits en morceaux choisis, est vouée au culte des religions chrétiennes. Avec cette distinction, tu retrouves les idées que tu défendais, aux plus beaux jours du structuralisme et de la sémiologie, sur la production de l’écrit par son lecteur : c’est l’usage du texte qui fonde sa nature et non quelque qualité intrinsèque de la chose écrite. Cette lutte contre le fétichisme du Livre est aussi celle-là même de la laïcité. Plaidoyer pour une approche laïque de la Bible.

 

J’ai évoqué ton livre sur Jésus. Tu y mets bas un siècle de méthode historico-critique, récusant avec force aussi bien la coupure entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi que l’entreprise associée de démythologisation d’un Bultmann et de ses successeurs. Pour toi, il n’y a pas d’opposition entre mythe et histoire et tu proposes  au contraire, revenant en deçà de cette dialectique, que tu juges  destructrice de la culture, de restaurer le mythe comme « moyen princier de connaissance »[8] - encore une de tes formules - de  l’homme Jésus et de son parcours. Au fond, pour toi, Jésus n’appartient pas aux croyants et c’est pourquoi tu proposes, dans ta conclusion qu’on puisse dire « l’immortelle leçon de Jésus Christ sur la vie »  « avec ou sans Dieu et « si c’est avec Dieu » pourquoi pas « avec aussi le Dieu des autres ». Tout se passe alors comme si tu entendais en quelque sorte laïciser le fondateur du christianisme, comme tu le fais avec la Bible, peut-être pour redonner à l’un et l’autre la dimension universelle qu’ils sont toujours menacés de perdre au sein de la seule religion chrétienne. En quoi tu rejoins peut-être par d’autres voies Marcel Gauchet, voyant dans celle-ci – selon sa formule fameuse – « la religion de la sortie de la religion. »

 

Il y a pourtant chez toi un indéracinable attachement au dogme chrétien. La religion chrétienne, avant tout catholique pour toi, est en effet moins une religion de l’amour qu’une doctrine. Nulle mièvrerie. Mais le dogme selon toi est une « vision transformée en formule ». Dans cette sorte d’alchimie, le germe du dogme est donc aussi, à l’origine, utopie, autre nom de la « vision ». Et l’opérateur historique de cette transformation n’est autre que le mythe. Ainsi, Jésus, Christ, logos fait chair[9], né d’une vierge, mort et ressuscité, en quoi se ramasse la foi chrétienne, est le mythe qui engendre l’histoire du christianisme. Sa « formule » est le Credo. C’est pourquoi le christianisme selon toi n’est pas une religion du Livre, mais une religion du culte. Où s’énonce un Credo de chair, aussi immuable que le Canon des Sacra Scriptura, et où se nouent les gestes essentiels que sont baptême et eucharistie. Ces formules et ces gestes offrent à tout homme une vie nouvelle, éternelle en fait, parce que prodiguée sans limitation dans les limites cultuelles à jamais fixées par son fondateur Jésus de Nazareth et par son premier théologien, Paul de Tarse. De la vision à la formule, l’espace ainsi dessiné est celui de l’apocalyptique, réservoir des visions et des utopies où puise la raison humaine et qui s’affirme bien comme la mère de toutes les théologies.

 

 

Je reviens à l’homme, au bien-nommé « André ». Chez toi, la raison raisonnante semble ne vivre qu’enlevée par un souffle lyrique, un chant d’écriture rude à l ‘accent « pyrénéen » qui emporte dans sa fougue les objections du contradicteur, sans craindre de déraper. Fidèle à la mémoire de ton père, tu vis apparemment « sans douter ». Dans ces conditions, la foi ne peut être autre chose que l’affirmation d’elle-même : croire c’est dire « je crois », à partir des racines qui alimentent à l’infini l’héritage chrétien vers son futur. Tu crois au Credo. L’historien que tu es aujourd’hui n’en dit pas plus.

 

Aussi, lorsque d’aventure tu écris à Dieu ou au Diable dans quelque lettre ouverte, tu laisses le premier dans un inaccessible infini auquel tu n’oses t’adresser quoique tu en connaisses tous les noms. En revanche, tu sais que tu côtoies depuis longtemps le second, depuis le jour où tu t’es engagé sur le chemin de connaissance sans fin qui est le tien. Et puisque Lucifer, le « porteur de lumière », est le partenaire obligé de tout savoir humain, tu ne crains pas en somme de lui proposer un pacte d’un nouveau genre pour forcer ensemble le mystère de l’Histoire et pouvoir peut-être, un jour prochain, tutoyer enfin autre chose que des idées. D’ici là, j’attends – nous attendons - avec impatience ton prochain livre.

 

 

[1] Titre d’un livre de Miguel de Unamuno.

[2] L’impertinence biblique, 1974.

[3] Dans le cahier Evangile n° 14, cité et commenté par Stanislas Breton in Ecriture et Révélation, 1979, p. 41.

[4] Cf. Les manuscrits de la Mer Morte et La Bible avant la Bible.

[5] Esprit, juin 1990.

[6] Leçons paradoxales sur les juifs et les chrétiens, 1992.

[7] Et l’homme créa la Bible, 2000.

[8] Jésus Christ, la rupture, p. 272, 2001.

[9] Ce que le philosophe Michel  Henry nomme « la proposition hallucinante de Jean » in Incarnation, une philosophie de la chair, p. 10.

 

L'omelette du parti Renaissance

 Avec ce tract pondu cette nuit à 2 h 39 dans les boîtes à lettres électroniques, les équipes du parti Renaissance ont atteint ce qu'on ...