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11 mars 2022

Anéantir



 


Houellebecq, « quand même ».

Un nouveau livre de Michel Houellebecq est toujours attendu. Observateur souvent cru mais sincère de la comédie humaine, sa manière de regarder le monde le plus contemporain déloge la nôtre de ses certitudes et de ses habitudes et on lui sait gré de nous prêter ses yeux et son esprit le temps d’un roman pour nous mettre en face de ce que nous ne voulons pas voir par lâcheté (ou pruderie qui en est un autre nom). En bonus, au fil du temps et des livres, Houellebecq semble s’attendrir, son cynisme se muerait presque en lucidité affectueuse, qui n’a plus besoin de provoquer pour nous faire admettre sa vision du monde avec la force d’une vérité. Comme un vin, Houellebecq se bonifie et le cru 2022 est bon.

« Anéantir », donc. Ce verbe terrible, à l’infinitif, en titre, a-t-il un sujet, un objet voire les deux ? S’agit-il d’un processus d’anéantissement aveugle que nul ne contrôle et dont personne n’est responsable ? Une fin du monde inéluctable ? Est-ce la société française ou le monde entier qui sont ainsi menacés ? Par qui, par quoi ? L’œuvre d’un secret nihilisme surgi de l’être même ? On a déjà noté combien les titres des livres de Houellebecq étaient en prise avec l'actualité...

Le récit démarre sur les chapeaux de roues par l’irruption sur Internet de vidéos spectaculaires dont les meilleurs spécialistes de l’image ignorent avec quels moyens, inconnus d’eux, elles ont pu être réalisées. Evidemment, parce que l’un de ces petits films met en scène, avec un réalisme insoutenable, l’exécution par guillotine de Bruno Juge, l’actuel et prestigieux ministre de l’Économie, des Finances et du Budget, le plus puissant membre du gouvernement en place, les services secrets entrent en jeu. Et l’on va faire connaissance de Paul Raison, un des conseillers et confidents du ministre, un énarque bientôt quinquagénaire autour duquel toute l’intrigue d’Anéantir s’articule.

Nous sommes en janvier 2027 et la campagne des élections présidentielles démarre. C’est le second mandat du président en place qui s’achève. Aux termes de la Constitution, il ne peut se représenter mais sa jeunesse et ses succès, qu’il doit en particulier à l’excellente politique de son ministre des Finances – le virtuellement guillotiné - et aux bons résultats de l’économie, lui font ambitionner un troisième mandat en 2032. Il va donc la jouer Poutine/Medvedev et mettre en piste un présidentiable à lui, Benjamin Sarfati, une sorte d’homme de paille issu du PAF, Berlusconi à la française, dont il est assuré qu’il ne briguera pas contre lui, le moment venu, un second mandat. Sans qu’il soit besoin de citer le nom d’Emmanuel Macron, on reconnaîtra aisément la situation plausible de la France en 2027, si l’actuel président est effectivement reconduit au printemps 2022. Houellebecq a dû prendre un malin plaisir à faire cette hypothèse pour shunter dans l’esprit de son lecteur la prochaine présidentielle et le placer d’emblée cinq ans plus tard, toutes choses égales d’ailleurs (ou presque).

Houellebecq décrit l’envers du décor d’une campagne et notamment les interventions d’une conseillère en communication Solène Signal qui va coacher le candidat à la présidence et son mentor, Bruno Juge. Le livre s’attache aussi à décrire les jeux politiques. Un jeune loup du Rassemblement national est désormais le challenger après, on l’imagine, un second échec de Marine Le Pen. Et c’est ce qu’il commence à faire dans un contexte international qui se tend brusquement. Car après les premières vidéos qui ont submergé le Net avec des moyens mystérieux que même les tout-puissants GAFA n’arrivent pas à contrôler, des images d’attentats surgissent, qui s’avèrent bien réels et menacent directement les relations commerciales entre grandes puissances, la Chine en premier lieu. Ce terrorisme audacieux, aussi militarisé que numérisé, est d’autant plus inquiétant que nul n’en revendique la paternité, signé qu’il est par de mystérieux pentagones : extrême-gauche ou extrême-droite, la diversité des cibles ne permet pas d’identifier un camp, une cause, un but qui soient répertoriés. Cela ressemble à une entreprise de déstabilisation du monde à l’état pur, guidé par une main aussi invisible que celle à laquelle Adam Smith attribuait l’essor harmonieux de la richesse des nations Mais progressivement les considérations politiques françaises et géostratégiques internationales vont passer au second plan du roman pour se concentrer sur la vie de la famille Raison quand le père, Édouard, déjà veuf, ancien des services secrets, est victime d’un AVC dont il ne va récupérer que très partiellement. C’est Paul Raison et sa famille qui forment rapidement l’essentiel du roman. Les trois enfants d’Édouard se mobilisent autour de lui. Ils s’étaient un peu perdus de vue et vont se retrouver, occasion pour Houellebecq de dresser le portrait d’une famille française, d’une fratrie et de ses « pièces rapportées », confrontée au système médical et aux décisions à prendre par rapport à un parent âgé, en fin de vie. Le livre bascule alors complètement et aurait pu s’appeler aussi bien L’Éhpad ou la vie

Un second livre commence et le lecteur lui, pourrait se sentir frustré que le premier soit abandonné. Il ne saura rien des attentats et de leurs causes. Tout se passe comme si l’intérêt de l’auteur s’était soudain détourné de son propos initial, de l’actualité politique, pour s’intéresser à ce qu’on appelle une fin de vie, celle de Raison père, intrigue qui va se dédoubler quand le fils devra à son tour affronter la grave maladie. Au fond, ce qui anéantit, ce n’est pas le terrorisme mais tout simplement la maladie et la mort, et rien d’autre. La clé de ce détournement se trouve peut-être à la fin du livre, dans les Remerciements à une certaine dame : c’est en sortant de chez elle « qui s’occupe de son époux avec courage », que, nous avoue Michel Houellebecq, « j’ai senti pour la première fois que, quoi qu’il advienne, je devais terminer ce livre. » S’était-il trouvé dans une impasse avec son histoire de terrorisme, a-t-il jugé qu’il avait épuisé le sujet politique et sa vanité ? Toujours est-il que les Raison l’ont emporté, si l’on peut dire. Avec eux aussi, la nécessité pour notre auteur de dire enfin tout le bien qu’il pense des femmes, leur courage, leur fidélité, au-delà de leurs aptitudes à prodiguer de bonnes pipes à leurs partenaires masculins, chose qui suffisait naguère à contenter le « jeune » Houellebecq et à épuiser sa vision du féminin. Si les références au sexe restent constantes chez lui, si l’activité sexuelle reste pour lui la seule source de bien-être authentique, indiscutable, pour les humains – les hommes en tout cas - les thèmes de l’amour et de la religion, qui affleuraient dans ses précédents livres, s’affirment. Amour oblatif des femmes, de Madeleine la jeune seconde épouse d’Édouard Raison, tranquille foi en la prière de Cécile sa fille, fervente catholique, ferveur de Maryse la courageuse infirmière envers Édouard et son fils Aurélien, retour en grâce auprès de Prudence de son mari, Paul Raison, le personnage principal d’Anéantir.

Michel Houellebecq devient peut-être un vieux sage comique quand il nous explique, de son ton inimitable, que « la vie humaine est constituée d’une série de difficultés administratives et techniques, entrecoupée par des problèmes médicaux ». Mais il s’interroge aussi sur la fin de cette vie quand elle « change alors de nature une seconde fois, pour devenir un parcours plus ou moins long et douloureux vers la mort. » Et d’en venir à faire des reproches à Dieu : « il n’est pas bon que l’homme soit seul a dit Dieu, mais l’homme est seul et Dieu n’y peut pas grand-chose, ou du moins il ne donne pas l’impression de tellement s’en préoccuper ». Ce Dieu pas très puissant, en apparence pas très concerné par ses créatures, ce minimum divin, existe malgré tout, comme l’embryon d’une présence que Houellebecq ne cherche plus à réfuter mais continue d'interroger avec insistance au cœur de ses personnages.


11 janvier 2019

Sérotonine

 Houellebecq, moraliste et mystique





Michel Houellebecq est comme le Beaujolais nouveau : attendu et fêté plus que de mesure, populaire et élitiste, vulgaire et à consommer de suite. Nécessaire et donc important. C’est aussi un de nos meilleurs produits d’exportation. Son retour sur les tables (des libraires) est toutefois moins fréquent que celui de notre piquette nationale. Je soupçonne son succès de l’avoir rendu paresseux. Il y a déjà quatre ans que Soumission sortait, le jour même où la rédaction de Charlie Hebdo, qui lui avait consacré sa Une, était massacrée. Redoute-t-il depuis ce 7 janvier 2015 que ses livres produisent une configuration de planètes aux effets funestes ? Il faudrait lui demander mais il paraît qu’il ne donne plus d’interviews. En tout cas, rien de terrible ne s’est produit, en apparence, ce 4 janvier 2019, si on considère que la crise des Gilets jaunes© n’a pas démarré ce jour-là et qu’elle a su jusqu’ici étaler ses morts.

J’ai acheté Sérotonine le 8 et je l’ai lu le 9, profitant de deux heures et demie de voyage en autocar et d’un bout de soirée dégagée après une heure d’adoration du Saint Sacrement, qui fut parfois distraite, je l’avoue, par des traces de ma lecture de l’après-midi.

La longue confession de Florent-Claude Labrouste, ingénieur agronome (comme l’auteur) dépressif est centrée, comme tous les livres de Houellebecq, sur la description des relations entre les hommes et les femmes.  Et comme dans tous ses romans, le sexe en action - et plutôt ici au passé décomposé - y tient une grande place. C’est toujours la chose la plus importante qui soit, même si - ou plutôt parce que – notre auteur récuse fermement le patronage du « sinistre autrichien » pansexualiste. Un sexe qui serait l’arbre cachant la forêt de l’amour ? A première vue, il y tient la place que celui-ci occupe dans certains romans policiers : celle d’une pause friandise dans une intrigue pas toujours drôle. Il y a quatre ans, je formulais l’hypothèse que l’écrivain Houellebecq s’écrivait une scène de cul de temps à autre pour regonfler son conatus, comme il regonfle les pneus de deux petites mignonnes, dans la séquence séminale qu’il tourne en Espagne, au début de son livre, pour se donner le courage d’écrire la suite. Si on aime Houellebecq, c’est qu’il décrit le sexe sans fards et sans illusions, mais de façon souvent comique et gourmande, avec ce petit décalage qui sépare heureusement les tableaux de Sade des saccades exténuées de YouPorn ou, dit autrement, la grâce stylée des mots de la prison glauque des images. En la matière, on n’a rien inventé depuis les Grecs et les Romains, souligne-t-il d’ailleurs en toute modestie. Mais ça reste le passe-temps idéal, surtout pour un quadra dépressif presque réduit aux bons soins de la phallocentrique veuve Poignet. "Je la traitai par les moyens habituels" (18).

Chercher l’aiguille de l’amour dans la botte du sexe ? Sérotonine est aussi un livre sur l’amour, sur la possibilité du bonheur, avec ou sans pilule. Eros et agapè sont dans le même bateau et ne rament pas toujours dans le même sens. Florent-Claude boucle pour nous son parcours amoureux de vingt années, de Camille à Camille, en passant par Kate, Claire, Tam ("funeste idée"), Yuzu… Et présentement : personne. Florent a décidé de disparaître pour faire le vide et remonter le cours du temps. Amours dans le désordre d’une vie, analepses, prolepses, Florent-Claude ne nous raconte pas les choses selon la chronologie, ce sens illusoire de la marche des choses, dont se méfient les bons romanciers. Il est à l’âge des regrets et se dit peut-être comme Ferré qu’il ‘faudrait pouvoir faire marche arrière/comme on l’fait pour danser l’tango ♫’. Oui, Sérotonine ressemble à un tango, gai et tragique à la fois. On rit souvent chez Houellebecq, un rire fréquemment empathique, au profit des autres et aux dépens de soi. Et on se retient de pleurer, par pudeur. « Mais pourquoi m’entraîner dans ces scènes passées, comme dit l’autre, je veux rêver et non pleurer ajoutait-il, comme si on avait le choix… » (181). Le passé est ce qui aspire Florent dans sa spirale dépressive. Et de s’interroger : pourquoi finalement tout à foiré ? Pourquoi est-ce que je me retrouve seul, au terme du parcours, puisque terme il semble y avoir ? Et peut-on, dans ces conditions, continuer à danser jusqu’au bout ?

Mais aussi : que serait un roman de sexe et d’amour sans l’ombre fraîche de la mort ? La mort est le vrai autre, chez Houellebecq. La si belle mort désirée des parents de Florent, hommage à l’euthanasie qui couronne le seul couple durable de Sérotonine, couple d’un autre âge sans doute mais pourquoi ne serait-il pas encore possible, celui-là ? Plus gravement, la mort des paysans français programmée par Bruxelles. Florent-Claude a été un de ces experts qui défendaient l’agriculture nationale dans le combat perdu d’avance des économies rurales livrées par la CE aux compétitivités comparées. Il retrouve Aymeric d’Harcourt-Olonde, un ami et condisciple d’Agro qui s’est lancé dans l’élevage laitier sur les terres du château familial, en Normandie. A la première visite de Florent, Aymeric, défenseur suranné de la traite à la main, a encore la foi dans son métier, dans ses vaches et dans sa femme. A la seconde, tout est bien différent… La fin des quotas laitiers décrétée par les eurocrates met les producteurs à genoux, les uns après les autres. La qualité du lait, le bien-être des animaux ? On s’en fout en haut lieu. L’agriculture est dé-naturée. Dans la campagne, les suicides se multiplient, dans le silence assourdissant des politiques. Sur ce sujet, Houellebecq retrouve la figure de l’écrivain engagé, aux côtés de son narrateur, qui va assister impuissant à la chute héroïque de son ami.

Il y a de la noirceur chez Houellebecq, du désenchan-tement, mais aussi une énorme lucidité dont on lui sait gré car elle entretient au tréfonds d’elle-même un exercice d’espérance. On laissera au lecteur le plaisir de découvrir les deux dernières pages de Sérotonine, splendides à bien des égards. Est-ce Florent-Claude Labrouste ou Michel Houellebecq qui donne cette magistrale leçon sur le bonheur, la mort, l’amour et Dieu même, convoqué en son fils agacé par l'endurcissement des cœurs ? Oui, ces deux dernières pages sont étonnantes au point de ressembler à un ajout, dans un évangile qui aurait omis  la résurrection (comme celui selon saint Marc) et qu'une autre main aurait complété. C’est pourtant bien Houellebecq qui s’y révèle moraliste et mystique, à nu, jetant en quelques lignes une couleur nouvelle sur les pages qui ont précédé, comme pour tout sauver, in extremis, de l’impuissance et du naufrage. Est-ce encore possible ?

"Il semblerait que oui."

PS : Écouter Le mystère Houellebecq dans Répliques, l'émission d'Alain Finkielkraut sur France Culture (2 février 2019)

11 janvier 2015

Soumission

  


       Soumission, de Michel Houellebecq, est l'histoire d'une conversion, celle de François, le héros du roman, qui se raconte, au dernier chapitre du livre, engagé encore au conditionnel dans les ultimes étapes d'une adhésion opportuniste à l'islam, devenu sinon première religion de France du moins soutien du parti dominant, après l'élection, en 2022, d'un président musulman. Authentique ouvrage de spiritualité pour notre temps (mais oui !), pimenté des intermèdes érotiques dont il semblerait que l'auteur ait besoin pour relancer son écriture et ne pas s'endormir sur son clavier, c'est tout aussi indiscutablement un récit de politique fiction dans une France identifiable à quelques personnages de la société du spectacle, Bayrou, Pujadas, etc. - certains férocement caricaturés - projetés dans ce futur proche avec d'autres, de pure invention ceux-ci.

François est un universitaire quadragénaire qui a consacré une thèse - et sept ans de sa jeunesse - à Huysmans, un écrivain naturaliste de la deuxième moitié du XIXème qui s'est converti, lui, au catholicisme. Le parcours de François fait donc écho à celui de l'homme qu'il connaît le mieux puisqu'il a tout lu de lui, et qui l'accompagne tout au long du roman.

On sait aussi, grâce à l'interview donnée par Michel Houellebecq à Sylvain Bourmeau que l'auteur lui-même a évolué sur la question de Dieu. Avant, "il avait l'impression d'être athée", maintenant "pas vraiment" mais "vraiment agnostique". Son athéisme, précise-t-il, "n'a pas vraiment résisté à la succession de morts que j'ai connue". Dans l'ordre, son chien et ses parents.

        Ces trois conversions, celle d'un écrivain oublié, celle d'un personnage de fiction et celle, encore work in progress, de son créateur, constitueraient donc la matrice qui a engendré Soumission.

Que ce livre soit sorti le jour même où la rédaction de Charlie Hebdo était massacrée par deux frères (sans majuscule) musulmans auto-revendiqués et où son auteur faisait la couverture de l'hebdomadaire satirique en question, n'est sans doute qu'une fâcheuse coïncidence car quoiqu'en aient dit certains, Edwy Plenel par exemple, Houellebecq n'est ni plus ni moins islamocritique qu'une caricature de Mahomet. Certes, on peut lui reprocher de jouer massivement dans ce roman avec une hypothèse politico-religieuse qui fait peur dans certaines chaumières, qui fait l'essentiel du fonds de commerce du Front national, chez nous et ailleurs, et qu'il avoue lui-même être "peu vraisemblable" dans l'interview citée : la prise du pouvoir en France par un parti musulman. Mais n'est-ce pas le droit voire le devoir d'un écrivain - et c'est sans doute la forme très particulière de l'engagement de Houellebecq en littérature - de pousser la fiction au plus près de nos fantaisies et de nos fantasmes, aussi absurdes qu'inavoués, pour les débusquer ? Jusqu'à agiter malicieusement le chiffon chiite d'un ayatollah longtemps nourri sur notre sol : "Si l'islam n'est pas politique, il n'est rien" (Khomeyni)(223)

Pour cette raison, je créditerais volontiers Houellebecq de cette "honnêteté anormale" (43) que la jeune amante de François, la juive Myriam, lui attribue. Ou, en termes sartriens, d'absence totale de mauvaise foi. Disant cela, je n'exclus pas que notre auteur soit aussi un malin et sache tirer tous les bénéfices d'une observation aiguë du monde contemporain et de ses travers pour s'assurer un succès de librairie, au besoin en scandalisant les bien-pensants de tout poil ou en surfant sur la connerie profonde. Mais ce sont sans doute les jaloux de ce succès qui l'accuseront d'avoir eu des mauvaises intentions en convertissant François à l'islam plutôt qu'au catholicisme, ce qui était son intention initiale.

Soumission est le livre d'un héros triste et peu à peu arraisonné par l'ennui, qui ressemble peut-être à son auteur. Mais plein d'humour aussi, tantôt vachard tantôt dans l'autodérision. Le narrateur assiste impuissant à la fin d'une époque et ne sait pas encore quelle place il aura dans celle qui commence. N'est-ce pas notre situation à nous, lecteurs ? Cette fin risque aussi de le priver de la seule femme qu'il aime, Myriam la déjà nommée, une de ses jeunes étudiantes (soit vingt ans de moins que lui). Avis aux femmes, l'amour pour Houellebecq ne se paie pas de mots. "L'amour chez l'homme n'est rien d'autre que la reconnaissance pour le plaisir donné" (39). Cette définition crue, sans fards, relève de la même "honnêteté anormale" qui a dû séduire Myriam, laquelle, pour le plus grand bonheur des deux, aime prodiguer à François de généreuses fellations, dont le bénéficiaire sait lui être reconnaissant. Cet amour, toutefois, ne suffira pas à la retenir, en quoi il aura montré ses limites masculines, sinon misogynes.

A Rocamadour où, ayant fui Paris, il passe quelque temps à l'hôtel, François est "catalogué : un célibataire, un célibataire un peu cultivé, un peu triste, sans grandes distractions" (165). C'est qu'il est aussi hanté par la vieillissement qui vient. Il sait que son corps va le lâcher progressivement, mais compte bien que sa bite fasse partie du dernier carré (99) et qu'in fine les plaisirs de la chère prennent le relais de ceux de la chair, si du moins il arrive à trouver la femme pot-au-feu "capable de se transformer en fille", idéal conjugal qu'avait imaginé Huysmans à l'âge de 28 ans, pour son premier roman...(97) Féministes s'abstenir ! Dans le sanctuaire, François passe de longues heures devant la statue "étrange" de la Vierge noire, devant ce mystérieux enfant Jésus, qui n'est déjà plus un enfant, mais "le roi du monde" (166). A Rocamadour, l'athéisme de François est sur le point de céder, un moment bercé ou forcé par la poésie insistante de Péguy. Mais le miracle n'a pas lieu. Et "définitivement déserté par l'Esprit", François redescend "tristement" [encore] les marches en direction du parking." (170)

C'est le tournant du livre. La trajectoire de François s'écarte définitivement de celle de Huysmans. Côté politique fiction invraisemblable, la Sorbonne a été rachetée par l'Arabie saoudite, comme un vulgaire club sportif parisien. Il faut dire que le Ministère de l'Education nationale a été "concédé" à la Fraternité musulmane, le parti du président Ben Abbès, par l'UMP-PS réunis pour faire barrage au FN. Robert Rediger, un universitaire qui a toujours tenu des positions pro-musulmanes, vient de se convertir et a pris la présidence de la prestigieuse université. Et François va pour la première fois se sentir désirable (249) quand celui-ci lui propose un poste très bien payé, et la perspective d'avoir comme Rediger "une épouse de quarante ans pour la cuisine, une de quinze ans pour d'autres choses..." (262) moyennant une simple formalité : sa conversion à l'islam. La rencontre avec Rediger est l'acmé du livre. C'est là que se déploie un long plaidoyer pour la religion musulmane et que le livre trouve son titre par la bouche de Rediger. "Il y a pour moi un rapport entre l'absolue soumission de la femme à l'homme, telle que la décrit Histoire d'O, et la soumission de l'homme à Dieu, tel que l'envisage l'islam." (260)

C'est en lisant un petit livre prosélyte de Rediger, Dix questions sur l'islam, que François achève de faire son choix en faveur d'une collaboration au régime, qu'il avait jusque là  rejetée. Rediger y a glissé une critique du christianisme, largement inspirée du premier Nietzsche et donc un peu éventée. Et il présente sérieusement l'islam comme "une chance historique pour le réarmement moral et familial de l'Europe", à vrai dire la seule chance : retrouver une "culture traditionnelle, encore marquée par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux anciens" (276). En somme, une véritable restauration, formellement très proche de celle à laquelle aspire l'extrême-droite française, ce qui ne laisse pas d'être troublant.

Avec ce livre, qui se lit d'une traite, Houellebecq ne fait pas seulement bouger les lignes. Il les dynamite, il les fait exploser. Il fouaille les pensées et les désirs les plus secrets et les plus immondes de son lecteur, les met à nu et lui demande, sans suggérer aucune réponse ni prendre parti lui-même : et toi, que veux-tu, comment te positionnes-tu, que décides-tu ? Son désenchantement nous décape au point de rendre dérisoire le prêt-à-porter politique, moral et religieux qui nous est proposé ad nauseam. Moyennant quoi, dans une optique très anarchiste ou situationniste, il nous invite à tout rejeter et à tout réinventer, sur les décombres de nos croyances apeurées et de nos idéologies exténuées.


L'omelette du parti Renaissance

 Avec ce tract pondu cette nuit à 2 h 39 dans les boîtes à lettres électroniques, les équipes du parti Renaissance ont atteint ce qu'on ...