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05 septembre 2025

Le consultant

Blesser/Guérir
 "Les consultants sont comme les Juifs :
incapables d'expliquer ce qu'ils sont."

Simon Maïmonide


J'avais écouté David Naïm avec intérêt dans Les Matins de France Culture le 29 juillet dernier

Dans ma carrière administrative à l'Insee, j'ai croisé quelques consultant·es venu·es nous aider à rationaliser notre activité, à nous rendre plus productifs, etc. Leurs regards extérieurs nous aidaient parfois à percevoir les travers de nos organisations bureaucratiques ou de nos comportement managériaux que nous n'étions pas capables de voir par nous-mêmes. Ils mettaient aussi à l'épreuve nos volontés et nos capacités de changement... Et nous laissaient parfois sur une petite phrase. Je me souviens de l'une d'entre elles, Françoise Piotet, qui était professeur au CNAM et dont le leitmotiv était : "Dites-moi comment vous comptez, et je vous dirai comme vous êtes organisés".

J'étais d'autant plus intéressé par ce livre que mon fils a travaillé au début de sa carrière dans deux des "Big Four", comme on nomme les quatre grands cabinets anglo-saxons, Deloitte, Ernst & Young, PwC (PricewaterhouseCoopers) et KPMG. Et qu'une de ses filles au moins va suivre la même voie. J'ai donc acheté Le Consultant et l'ai lu.

Le personnage central - le consultant - se nomme Simon Maïmonide, oui, vous avez bien lu Maïmonide, comme le célèbre talmudiste du XIIe siècle, l'auteur du Guide des égarés, dont Simon lui-même ignorait tout avant que Dominique Martin, un ancien qui l'accueille dans son "placard" le deuxième jour, ne s'exclame devant son nom.

Nous allons suivre Simon sur vingt années, depuis son arrivée dans l'entreprise jusqu'à son intronisation comme Associé, la place la plus enviée juste avant celle de big boss, et le moment de sa disgrâce. Son rythme de vie ? C'est celui d'une chaussette dans une machine à laver qui finit rincée dans le tambour du capitalisme. Le premier couple qu'il forme avec Judith, rencontré à HEC, n'y résiste pas. Quand il se marie avec Céline, une enseignante, il va compter son propre salaire en "kiloprofs", ce qui a le don d'agacer l'étalon en question, qui, lui, résistera... 

Ces vingt années sont trépidantes. L'humour de l'auteur aussi. Ambitions, compétition, rivalités, évaluations de tous les instants sont l'ordinaire de ces employés payés comme des princes et essorés, on l'a dit, comme des chaussettes. 

Il y a un contrepoint intéressant, du point de vue de la dramaturgie, entre l'activité de Simon, en permanence au chevet du capitalisme, et celle de Céline son épouse, enseignante en REP+, au chevet de ses conséquences. 

David Naïm ne laisse pas non plus dans la poche de son héros le "judaïsme non pratiquant" de celui-ci qui ressurgit à intervalles réguliers dans ses conversations. La mort inattendue de son vieux chat, Sultan, qu'il n'a jamais aimé, incitera d'ailleurs Simon à revisiter le rituel juif des obsèques, en quête d'un kaddish peu... orthodoxe.

Ce roman vaut pour le bilan d'une vie qu'il tente de dresser après l'avoir racontée à bride abattue. Simon a-t-il réussi la sienne ? Il n'a pas de critère décisif de discernement pour en juger. Et sa vie n'est pas finie. Mais le livre se clôt sur une interrogation qui lui est faite par son ex-futur beau-père et qu'il emporte comme un viatique pour la suite : "Es-tu celui qui abîme le monde en espérant être pardonné ? Ou celui qui tente de le réparer ?"

Et si les deux faisaient la paire, comme le suggère le Talmud ?


En exergue au recueil de Gérard Murail, Blesser Guérir (1977)


Le consultant - David Naïm - éditions Goutte d'Or - 2025 (319 pages, 21 €)

28 avril 2025

La Gnose antique


Avec son nouveau livre, La Gnose antique, André Paul s'est attaqué à un sujet qui, pour avoir été amplement traité dans les siècles passés, a vu ses perspectives élargies avec les découvertes archéologiques de manuscrits écrits en copte faites dans la ville égyptienne de Nag Hammadi en décembre 1945, complétés à partir de 1947 par les manuscrits dits de la Mer morte. La révélation progressive du contenu de ces « apocryphes » - littéralement « écrits cachés » - a contribué à modifier la perception qu'on avait de la genèse des « Saintes Écritures », circonscrite depuis le IVe siècle dans un « canon » chrétien à jamais clos au sein d'un espace intertestamentaire qui allait se révéler bien plus riche qu'on ne l'avait reconnu.

La recherche historique s'est aussi libérée de catégories formatées par les dogmes catholiques qui, projetées sur les textes comme sur les faits historiques, avaient déformé le rapport à l'antiquité à force de pieux anachronismes. Pour André Paul, la lecture du livre de Pierre Vesperini, La philosophie antique (2021), a été le déclic qui l'a amené à repenser l'émergence du moment chrétien au cœur de l'antiquité gréco-judaïque en terme de philosophia et l'a conduit à écrire d'abord Le Christ avant Jésus, titre qui prenait l'exact contrepied du Jésus avant le Christ d'Armand Abécassis, puis, aujourd’hui, La Gnose antique.

Pour restituer les choses dans leur époque, s’en faire leur contemporain, André Paul fait le choix de ne pas traduire certains mots. Ainsi il garde le terme grec de ioudaioV (ioudaios) - habitant de Juda - pour éviter la charge historique qui pèse aujourd’hui sur le nom Juif ou son adjectif. Un lexique en fin d’ouvrage propose la traduction d’une quarantaine de ces termes laissés intentionnellement dans leur langue originale.

Gnose au singulier pourrait faire penser à un courant de pensée unifié. Mais il y en eut beaucoup de ces courants, connus d'abord par les écrits de Pères de l'Église, grecs et latins, qui s'employèrent à réfuter leurs thèses, avant que celles-ci ne soient redécouvertes au siècle dernier dans leurs versions originales. Ces écoles de pensée, « hairesis » en grec, allaient toutes devenir des « hérésies », contre lesquelles se constituèrent et s'affirmèrent progressivement les dogmes de l'Ekklesia chrétienne. Dispersés, minoritaires au regard d'une religion officielle répandue par l'empire romain devenu chrétien, ces courants gnostiques disparurent au profit des « solutions » procurées par la philosophia chrétienne aux problèmes qu'ils s'étaient posés.

André Paul montre qu'il y eut gnose avant, pendant et après l'émergence du christianismos, la philosophia Christou« vraies gnoses » avant que certaines ne soient déclarées « fausses ». Malgré la diversité des courants, le cœur de la gnose, on pourrait dire son kérygme ou noyau, réside dans l'affirmation selon laquelle Dieu n'avait pu créer le monde mauvais dans lequel devaient vivre les hommes ; ce monde avait été plutôt produit par un dieu subalterne, le demiourgos (démiurge), qui s'était en quelque sorte chargé du « sale boulot » dont pâtit depuis l’humanité.

L'auteur analyse ce qu'il nomme un « riche et fluctuant système » qui va déboucher sur « la quête sans frontières du Dieu unique », monos en grec, quête bien représentée par les travaux de Philon d'Alexandrie, le philosophe gréco-judaïque quasi-contemporain de Jésus auquel l'auteur consacre une large étude. La Gnose finira « vaincue par le dogme » que l'Ekklesia affirmera grâce à elle et contre elle. On est toujours surdéterminé par son adversaire, rappelle André Paul.

Avec l'invention du « péché originel », saint Augustin apportera une explication au problème du Mal, écartant la solution du démiurge proposée par les gnostiques et préservant l'unité et l'unicité du Dieu monos.

Il est difficile, d'une courte recension, de rendre compte de la richesse de l'ouvrage d'André Paul. Il se clôt sur un excursus qui reprend à nouveaux frais son sous-titre en montrant comment christianisme et judaïsme se sont construits dans une différence motrice jusqu'à la rupture, actée dès lors que l'héroïsation de la figure de Christos va consacrer, pour la jeune Ekklèsia Christou, la caducité de l'ancienne alliance.


La Gnose antique - De l'archéologie du christianisme à l'institution du judaïsme - André Paul - Cerf  - 20 mars 2025  (333 pages, 24 €)

08 juillet 2023

Paysan de la Rive droite

 



André Paul, l'impertinent bibliste, entre cœur et marges de l’Église catholique.


J’ai rencontré André Paul à l’automne 1969. J’étais alors séminariste, étudiant au grand séminaire Saint-Sulpice, à Issy-les-Moulineaux, en deuxième année. De courtes mais denses sessions d’initiation à l’exégèse du Nouveau Testament nous furent proposées, insérées au sein de notre emploi du temps habituel. Je fus immédiatement séduit par ce jeune enseignant de 36 ans au verbe haut et précis, où le Sud-ouest chantait encore. C’étaient des travaux dirigés, en groupes et non un enseignement magistral. Je crois que nous étions presque tous subjugués par la nouveauté de son discours sur les évangiles, qui tranchait sur celui des autres professeurs, Sulpiciens comme lui, et sur  tout ce que nous avions entendu jusqu’alors sur la Bible. Lorsque je repense à cette époque, c’est un verset au tout début de l’évangile de Marc qui me vient, toutes révérences gardées : « et l’on était vivement frappé de son enseignement car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. » (Mc 1, 22). L’autorité mise en œuvre, c’était celle des Écritures elles-mêmes, en quelque sorte auto-déployée par la pédagogie d’un enseignant inspiré. Avec le recul, je sais que c’est André Paul qui m’a appris à lire, savoir précieux pour la vie entière. Je lui avais marqué ma gratitude à l'occasion de la cérémonie au cours de laquelle son ami Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg, lui avait remis la médaille d'officier des Arts et des Lettres.

Si j’ai quitté rapidement le séminaire pour me marier et faire toute ma carrière à l’Insee, si André Paul a quitté les Sulpiciens et l'état sacerdotal pour rompre l’impasse existentielle où il se trouvait au terme d'une « seconde adolescence », se marier lui aussi et poursuivre une double et brillante carrière d’éditeur religieux et de savant théologien et historien, son véritable ethos, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. À l’hiver 2007, André Paul m’avait demandé de l’aider à mettre en forme ses souvenirs. Des entretiens à Paris que j’enregistrai et transcrivis, plus quelques jours passés ensemble au monastère du Mesnil Saint Loup, aboutirent à un matériau biographique d’environ 180 pages que je lui remis, renonçant sur le moment à composer une « vie d’André Paul », vie qui était d’ailleurs loin d’être achevée, dans un style qui, étant le mien, aurait sûrement trahi l’homme qui avait le sien, tout autre.

On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Seize années et quelques livres plus tard, André a décidé de nous donner son « André Paul par lui-même », ce  Paysan de la Rive droite, qu’il est à la fois resté et devenu, dont il m’a fait l’amitié comme pour ses livres précédents de pouvoir suivre la composition chapitre après chapitre, proposant chacun d’eux à cette lecture, dont il m’avait enseigné les principes, d'un texte dont je connaissais la voix.

***

Ce qui frappe d’abord dans cette chronique, c’est la précision des noms, des lieux et des dates. Archiviste de lui-même, André Paul semble n’avoir rien oublié de ces neuf dernières décennies, depuis sa prime enfance pyrénéenne. La variété des personnes côtoyées, amis comme adversaires, se reflète dans l’index des personnalités citées qui aimeront ou appréhenderont de s’y retrouver. La table des matières a été elle aussi soignée et les intitulés des dix chapitres et plus encore des sous-chapitres ne manqueront pas d’aiguiser la curiosité et d’orienter la lecture au moment d’ouvrir le livre.

« Mordante », cette chronique l’est à plus d’un titre. L’un de ses fils rouges est sans doute la polémique constante que notre impertinent bibliste [1] a entretenue avec les milieux qu’il a fréquentés et l’époque – les époques devrait-on dire – qu’il a traversées, depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours, en passant par Vatican II, mai 68, jusqu’à la Manif pour tous : polémiques intellectuelles, savantes, éthiques voire ethniques qui sont comme les parties immergées, les sous-textes des livres qu’il n’a cessé d’écrire comme auteur et de produire comme éditeur dans le monde catholique. Les conditions de production et de réception de ces livres et des thèses qu’ils défendent sont ici éclairées des plus vives lumières. Elles disent, comme le rappelle Danièle Hervieu-Léger sur la 4ème de couverture,  le prix qu’il faut payer pour qu’existe « la pensée critique au sein de l’Église romaine ». Cet éclairage ne pourra qu’inciter soit à découvrir soit à relire les textes les plus marquants d’André Paul [2].

Un autre fil rouge, qui trouve un écho particulier dans l’actualité,  dans ce qu’on appelle désormais « la crise des abus » dans l’Eglise catholique, c’est l’inventaire qui est dressé des « maladies sexuelles de la foi ». Pour cet inventaire qui commence avec sa propre vie d’enfant puis de séminariste, André Paul n’adopte pas la position de surplomb à laquelle il cède parfois dans les disciplines qu’il maîtrise. Il décrit son propre cheminement, la rencontre de maîtres au comportement ambigu, revient sur la première grande crise du célibat sacerdotal des années 70 avec le mouvement  contestataire de prêtres « Échanges et dialogues », provoquée selon lui par la mise en œuvre de décisions conciliaires trop peu maîtrisées. Il évoque à partir de sa brève expérience de confesseur au cœur du VIème arrondissement de Paris l’état de misère sexuelle dans laquelle l’Église maintient ses fidèles, rappelle qu’Humanae vitae, l’encyclique sur la contraception publiée par Paul VI a été rédigée par un certain Karol Wojtyla… S'il retrouve du mordant, c'est pour dénoncer les « détournements protégés » de « la règle sacrée du célibat » dont il a été le témoin, par une hiérarchie soucieuse de conserver coûte que coûte au sein de l’Église ses « meilleurs » éléments, l’hypocrisie et la duplicité dans ce domaine étant le prix à payer par le système catholique. Et ce prix est élevé.  Là encore, les faits que rapportent André Paul inciteront à relire un de ses maîtres-livres, Éros enchaîné. Il y critique le procréationnisme pythagoricien, corps étranger introduit dans la philosophie chrétienne par Clément d’Alexandrie, position étrangère selon Paul à l’évangile et qui entend imposer que la procréation et non le plaisir soit le seul but autorisé de l’activité sexuelle, à laquelle celle-ci doit rester intrinsèquement ordonnée.

Revisiter l’histoire de l’Église catholique depuis la guerre n’incite pas notre auteur à un grand optimisme quant à l’avenir du catholicisme. De la Rive droite bourgeoise dont il a fait sa retraite, il théorise une Église de petits restes urbains encore privilégiés et tentés par un narcissisme mortifère. Mais, en une conclusion nullement crépusculaire, il ne renonce pas à espérer un nouveau prophétisme, ni réformateur ni restaurateur, que le « souffle de l’Esprit » ferait renaître. Dont acte.

Ce livre percutant, itinéraire singulier d’un homme singulier, se lit comme un roman - la formule n'est pas usurpée - à cheval comme son auteur sur deux siècles. Inclassable, André Paul agacera autant qu’il intéressera « tradis » et « progressistes », déjouant en permanence le « prêt-à-penser » des uns et des autres, comme l’ont fait tous ses livres depuis le premier, L’évangile de l’Enfance selon saint Matthieu, publié en 1968 et toujours au catalogue des éditions du Cerf.

Paysan de la Rive droite - 1933-2023. La mordante chronique d'un théologien libre – André Paul – paru le 6 juillet 2023 - Cerf, collection Patrimoines – 298 pages – 34 €




[1] L'impertinence biblique (1974) est le titre d'un petit livre - publié sans imprimatur - qui valut à son auteur quelque purgatoire à la faculté de théologie de la Catho de Paris et fut comme l'amorce pour lui d'une nouvelle étape de sa vie.

[2] On en trouvera une liste quasi exhaustive sur la page Wikipédia que je lui ai ouverte en 2008 et qui se complète depuis, et bien sûr à la fin du livre.

Un sacré coeur !

Je me retrouvai hier* après-midi au cinéma Le Grand Club de Gien pour voir le film documentaire Sacré Cœur , de Sabrina et Steven Gunnell (a...