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11 avril 2023

La Semaine sainte

La Semaine sainte pour les Nuls 

Peut-on faire comprendre à quelqu’un qui ignorerait tout de la religion chrétienne – je doute que ce « tout » existe – ce que les chrétiens revivent et reçoivent pendant la Semaine sainte ? Chez les catholiques, branche importante du christianisme, cette semaine est marquée par plusieurs cérémonies qui sont autant de jalons d’une marche, renouvelée chaque année, vers le dimanche de Pâques qui célèbre la résurrection du Christ, sommet de la vie chrétienne.

Louange de buis

Le prologue de cette Semaine, ou son acte zéro, est le dimanche des Rameaux, qui commémore l’entrée de Jésus à Jérusalem, saluée de palmes (en France, c’est souvent du buis) et d’hosannas joyeux. Mais la liturgie de ce dimanche pose aussi sur le seuil de cette semaine le long et douloureux récit de la Passion, comme un sommaire de ce qui va se dérouler pendant les jours suivants. Sans doute à cause de ces buis, qui sont bénis au début de la messe des Rameaux et que les fidèles, au nom d’une tradition multiséculaire, tiennent à rapporter chez eux pour les placer sur un crucifix ou près d’une photo de famille, voire sur une tombe, ce dimanche-là reste l’un des plus fréquentés de l’année, y compris par celleux qui ne mettent jamais les pieds à l’église le reste du temps. Moi qui ai vu mes grands-mères et mère honorer cette tradition, j’y ai rarement dérogé.

De l'huile à l'onction

Le premier acte se joue le mardi. Il est éminemment clérical. L’évêque rassemble autour de lui, dans sa cathédrale - à Orléans, Sainte-Croix - les prêtres de son diocèse, son « presbyterium », pour une messe dite « chrismale » parce qu’y sont bénites ou consacrées les huiles destinées à l’administration de différents sacrements tout au long de l’année, qui s’accompagnent chacun d’une onction, une croix huileuse tracée sur le front de l’oint•e : l’huile des malades destinée au sacrement des malades, qu’on appelait autrefois « l’extrême onction » (qui dans la pratique de ce sacrement, n’est plus aussi extrême) ; l’huile des catéchumènes, utilisée lors des étapes de préparation au baptême ; le saint Chrême, huile consacrée, est utilisée pour le baptême, pour la confirmation et pour la consécration des ministres ordonnées, diacres, prêtres et évêques. Ces huiles, mélange d’huile d’olive et de baume [1] , sont le signe visible du don de l’Esprit que dispensent ces sacrements. Pendant la messe chrismale, ces huiles sont apportées dans le chœur par les diacres. Elles sont contenues dans de grandes jarres d’étain puis après la messe seront réparties en petits flacons entre toutes les paroisses du diocèse.

L'autel et la table

Les choses vraiment sérieuses commencent avec le second acte : c’est le Jeudi saint. Est commémoré ce jour-là le dernier repas de Jésus avec ses disciples. C’est aussi l’entrée dans le « triduum pascal », ces trois jours qui ont changé le monde romain, et le monde tout court. Ce dernier repas, c’est la cène, dont les Italiens ont gardé le nom, « cena », pour désigner leur repas du soir, notre dîner (ou souper). C’est ce repas qui est rejoué, actualisé, à chaque messe en mémoire de Jésus – « vous ferez cela en mémoire de moi » - au cours duquel le pain et le vin sont changés en corps et sang du Christ. Christ est alors « l’agneau de Dieu », celui qui « enlève les péchés du monde ». L’agneau mâle est une référence à des rites sacrificiels du Premier testament : celui d’Abraham, mis à l’épreuve par Yahvé (Genèse 22) et celui des Hébreux, à la veille de leur sortie d’Égypte et de leur libération de l'esclavage, guidés par Moïse (Exode 12). Les paroles prononcées par Jésus et rapportées par les évangiles sont prononcées par le prêtre au cours de la consécration, moment-clé de la grande prière eucharistique par laquelle les chrétiens rendent grâce – c’est le sens du mot grec eucharistie - paroles performatives qui font ce qu'elles disent « prenez et mangez en tous, ceci est mon corps livré pour vous » puis « prenez et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ». Les participants à la messe sont alors constitués comme « invité•es au repas de noces de l’Agneau », référence tirée du livre de l’Apocalypse selon saint Jean, où l’Agneau est une figure centrale.

Du partage au sacrifice

Des quatre évangiles, celui de Jean est le seul qui ne rapporte pas ce qui est devenu la consécration dans le rite chrétien de la messe. Il lui substitue une autre séquence, ce même Jeudi saint, au cours de laquelle Jésus lave les pieds de ses disciples, contre l’avis de Pierre qui s’insurge par trois fois de voir son maître s’abaisser ainsi devant lui et les onze autres. C’est pourquoi, au cours de la messe du Jeudi saint, le prêtre rejoue ce « lavement des pieds » avec une douzaine de paroissien•nes. En l’occurrence, c’est l’évêque d'Orléans, Jacques Blaquart qui a renouvelé ce geste, jeudi, dans l’église Saint-Paterne, lavant trois pieds droits sur douze (et laissant les autres à un diacre). Au total le Jeudi saint renvoie à deux valeurs, celle du sacrifice et celle du partage car dans le christianisme, l’autel du sacrifice est aussi, indissociablement, la table du repas. 

Après son repas, Jésus entraîne ses disciples au jardin du mont des Oliviers pour prier. Mais ses disciples, inconscients de l’imminence du danger qui menace leur maître, ne parviennent pas à veiller avec lui, s’endorment et le laissent quasiment seul face à son destin qui va s’enchaîner dans la nuit et au matin du vendredi : arrestation, procès et jugement expéditifs, et, dans l’après-midi, crucifixion, à la veille du sabbat juif. 

Une présence adorable

Aussi, après la messe qui commémore la cène et le lavement des pieds, une nuit d’adoration est proposée aux fidèles, dans l’église qui reste ouverte à cet effet. Est proposé à l’attention des fidèles le Saint-Sacrement un ciboire repose cette présence cachée sous forme d'hosties consacrées. D'où le terme de « reposoir ». 

Un chemin vers la mort

Le Vendredi saint, troisième acte de la semaine sainte, commémore la mort du Christ en croix. La cérémonie emblématique de ce jour est le « chemin de croix », un chemin qui est matérialisé dans toutes les églises, tout autour de la nef centrale, soit par une suite de croix numérotées, généralement en chiffres romains, de I à XIV (nombre fixé par le pape Clément XII au XVIIIème siècle), soit par des peintures ou des bas-reliefs représentant les étapes de ce chemin, depuis le jugement jusqu’à la mise au tombeau. Ce chemin de croix a souvent lieu à 15 h, l’heure estimée de la mort de Jésus : « vers la neuvième heure » telle que la rapportent les évangiles de Matthieu, Marc et Luc, au terme d’une agonie de trois heures qui débute à la « sixième heure ». Ce chemin peut être pratiqué à l’intérieur de l’église ou à l’extérieur, au cours d’une procession. L’origine de ce chemin de croix remonte aux célébrations du Vendredi saint instaurées au XIIIème siècle par les chrétiens de Jérusalem, et singulièrement les Franciscains, disciples de Saint François d’Assise, qui serait « l’inventeur » de ce rituel. 

Concrètement, ce chemin  de croix, qui ne fait pas l’objet d’un rite aussi fixé - hors la liste des stations [2] - que celui de la messe, se déroule ainsi : un célébrant, prêtre ou laïc, s’arrête devant chaque « station » - qui porte bien son nom - du chemin, énonce le titre de chaque action qui s’y déroule et l’explicite, récite une prière enrichie généralement d’un chant. Paul Claudel, parmi d’autres artistes, a rédigé un poème pour chaque station. Vendredi, à 15 h, dans l’église Notre-Dame des Miracles, les chrétien•nes présent•es ont refait ce chemin circulaire, à la suite de trois laïcs qui le conduisaient, longeant les murs de la nef, tandis que des prêtres alentour recevaient la confession des pénitents du jour. Car le Vendredi saint, soulignant que Jésus est mort à cause de nos péchés dont il est venu nous sauver par sa mort et sa résurrection, est le moment propice pour demander pardon à Dieu, ce qui pour un catholique passe par la confession, sacrement délivré par le seul prêtre.

Le jour oublié

Le Samedi saint, en apparence, est un jour creux comme le creux du rocher évidé où, nous disent les évangiles, a été déposé Jésus, le creux qui épouse son cadavre enfermé à jamais d’une « lourde pierre » dans les ténèbres d’un tombeau et promis à retourner en poussière. Jour de tristesse, de non-événement, comme si rien ne se passait alors que peut-être, c’est là que tout a fermenté, qui a tout fait remonter et ressurgir. « Il sent déjà », disait Marthe à Jésus à propos de son frère Lazare mort et enterré depuis quatre jours et qui va sortir de la tombe à l’appel de son ami, tel un mort-vivant. Jour de déception que ce samedi. Après la tragédie, l'incompréhension, Oui, sans doute que ce samedi-là, tous sont déçus, amers que Celui pour lequel ils ont tout quitté les lâche au bord de la route, alors que, tout de même, s’il l’avait voulu, il aurait bien pu… Un Celui qui en perd temporairement sa majuscule. A-t-il entendu le « sauve-toi toi-même ! » des soldats romains qui gardaient le Golgotha, l’ultime invitation d’un monde qui s’était dérobé à lui, sur lequel il allait fermer les yeux, d’un grand cri ? Pourquoi s’est-il laissé faire comme un voleur, un bandit, un séditieux, lui qui a pourtant protesté au mont des Oliviers, quand on est venu l’arrêter : « Suis-je un brigand que vous vous soyez mis en campagne avec des glaives et des bâtons ? » [3]  Samedi saint, le monde est devenu incompréhensible, inexplicable, dénué de tout sens. C’est un présent qui semble avoir aboli tout ce qui a précédé au point d’obérer tout avenir. 

Un samedi sans fin ?

Mais n’est-ce pas là que nous nous trouvons aujourd’hui, là où le cours du temps universel nous a stockés ? « Nous ne savons plus croire » écrit Camille Riquier. N’est-ce pas là pourtant que nous devrions nous tenir pour pouvoir reprendre une histoire qui serait authentique, en acceptant de vivre une vie qui ne serait pas perpétuellement « co-aperçue » (mitsehen) [4]  dans la confortable interprétation de la mort que nous offre la résurrection du Christ et sa réplication en notre faveur, cette main tendue in extremis par Dieu au bord du néant ? Que célébrer en cet impossible samedi où a peut-être mûri le déni de la mort ? Comment pourrait-on le réintégrer dans ce triduum qui, comme les mousquetaires, sont quatre ? Jeudi, vendredi, samedi, dimanche : si je compte bien, il y a quatre jours et non trois. Quelle manœuvre a aboli le samedi, l’a transformé en point aveugle, en jour saint oublié, quel est le sens de ce jour que l’on saute au point qu’il semble n’avoir jamais existé, si ce n’est pour une descente aux enfers, rattrapée de justesse par un des credo ?  « Descendit ad inferos ». Est-ce que par hasard notre monde ne serait pas resté coincé dans un long samedi en enfer ? « Un jour je te décevrai et ce jour-là j’aurai besoin de toi » (Desnos). N'est-ce pas en ce long samedi où son Fils est tenu en échec que Dieu son Père a besoin de nous ?

Vers la lumière de Pâques

Puis vient la vigile, le samedi soir. Acte 4, qui débute à 21 h  à la cathédrale Saint-Croix d’Orléans. Moment nocturne. Nous sommes plongés dans la nuit qui n’est plus celle ensommeillée et effrayée du jeudi au vendredi, réveillée par les voix du traitre et des soldats et agitée par le cliquetis des glaives. Non, c’est la nuit encore inquiète et muette, apeurée, dans l’attente d’un jour nouveau encore incertain. Nuit de genèse qui se rassérène peu à peu à la voix  qui puise depuis le commencement dans les Écritures, dans le façonnement souterrain d’un nouveau commencement. Nuit interminable et impatiente de lectures, de psaumes chantés, de prières dites dans le froid de l’église. Nuit qui croise un feu auquel des cierges s’allument qui propagent leur flamme à d’autres et c’est tout un peuple qui entre dans le ventre de la cathédrale et va voyager jusqu’au bout de cette nuit la plus longue pour arriver au matin de Pâques. À ce feu s'allumera aussi chaque cierge pascal destiné à faire luire la résurrection du Christ dans chaque église, gravé de l'Alpha et de l'Oméga [5]. 


Le soleil victorieux

Que la lumière soit : le double récit de la Création (Genèse 1-2) envoie son écho lumineux jusque dans la cathédrale où les grands luminaires s’allument enfin pour cet office de la lumière et le retour des alléluias que le Carême avait suspendus. Juste avant la communion, l’évêque nous invitera à nous donner le rituel baiser de paix d’une autre façon, par un autre échange : - « Il est ressuscité ! » - « Il est vraiment ressuscité ! », un adverbe pour conforter la foi reçue de l’autre en la sienne propre, qui met la vérité en ordre de marche. Nous sortons dans la nuit. C’est déjà dimanche, Pâques, le jour de la résurrection et tout à l’heure, à 7 h 14, le soleil invaincu se lèvera sur une célébration œcuménique au Campo Santo, rassemblant catholiques, protestants et évangéliques.



[1] En Orient, la composition des huiles est plus élaborée, avec adjonction de myrrhe, cinnamome, roseau aromatique, cannelle…

[2] Toutefois, en son temps, le pape Jean Paul II a modifié le contenu de certaines stations au motif que celui-ci ne pouvait pas s'appuyer sur un épisode relaté par les évangiles mais sur des traditions plus tardives.

[3] Lc 22,52

[4] Selon la remarque de Heidegger dans Sein und Zeit : « Die in der christlichen Theologie ausgearbeitete Anthropologie hat immer schon – von Paulus an bis zu Calvins meditatio futurae vitae – bei der Interpretation des « Lebens » den Tod mitgesehen. » (SZ, § 49 p. 249) (ce qui peut être traduit : « L'anthropologie élaborée dans la théologie chrétienne a toujours vu la mort à travers l'interprétation de la "vie" - de Paul à la meditatio futurae vitae de Calvin »)

[5] « Je suis l'Alpha et l'Oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin » (Apocalypse 22, 13)



23 février 2023

Mercredi des Cendres 2033

 



 

LIBÉRACTION du 3 mars 2033

 

De notre correspondant local à Aurelianis Cenabum Kyllian Massue (mercredi 2 mars 2033)

 

C’est en pleine semaine, de façon plutôt inhabituelle, que la secte catholique organisait mercredi soir une de ses réunions publiques [1] périodiques dans le dernier bâtiment qui lui est affecté, prêté par la ville, dénommé « église sinpaterne » [2] par celleux qui la fréquentent. 

Vers 20 h, plus d’une centaine de ses adhérents du « cœur de ville » avaient bravé une soirée un peu chaude (42,5° C), à peine rafraîchie par les brumisateurs municipaux, pour se rassembler autour de leurs animateurs, des hommes d’âge mûr, certains vêtus de longues tuniques blanches barrées d’écharpes colorées. Trois semblaient adjoints [3] à deux autres de plus haut rang [4] qui étaient habillés, eux, de robes violettes. 

L’un des deux hommes en violet dirigeait apparemment la réunion. Après quelques paroles d’accueil, il s’est saisi d’une branche de buis desséchée – en mentionnant des « rameaux [5] » de l’an passé - et l’a enflammée à une bougie avant de la plonger dans une cuve d’acier qui contenait d’autres rameaux du même bois. Une belle flamme s’est élevée pendant quelques minutes pendant que plusieurs intervenants se succédaient pour lire à voix haute ou chanter des textes tirés des livres de la secte. Une fumée a succédé qui montait vers les voûtes de pierre grise et emplissait la salle d’une odeur de feu de bois. 

L’assemblée répondait sporadiquement à l’animateur de la réunion selon des formules apparemment connues de tous. Une feuille verte mise à disposition des participants contenaient les textes des chants et de certaines formules récitées en commun. Les adhérents étaient tour à tour debout, assis, certains même agenouillés ou inclinés, dans une certaine confusion qui reflétait soit une impréparation soit simplement un manque de discipline. Dans l’ensemble les visages étaient graves, sinon tristes et les chants parlaient beaucoup de « pardon », de « pitié » ou de « pénitence », des mots anciens qui ne sont plus guère employés de nos jours. 

À un moment, les animateurs se sont dirigés vers l’allée centrale et tous les spectateurs ont quitté leur rang pour se présenter devant eux. Chaque animateur portait une coupe contenant la cendre des buis qui venaient d’être consumés. Il marquait avec son pouce le front des personnes en lui apposant deux traits, un vertical et un horizontal [6], tout en prononçant la même jaculation, répétée : « convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle ! [7] ». A la fin, tout le monde, revenu à sa place, portait une marque grise, conservée jusqu’à la fin de la réunion. 

L’animateur principal a prononcé un long discours qu’il a lu, les yeux baissés sur son papier [8], écouté en silence par l’assistance. Puis la réunion s’est poursuivie autour d’une grande table de pierre [9] où évoluaient les adjoints, ajustant des tissus, apportant des petits flacons et des sortes d’assiettes et de coupes dorées pendant que l’animateur en chef prononçait à nouveau un long discours [10], multipliant les gestes, mains jointes ou bras ouverts selon les moments, le tout entrecoupé de chants brefs et de formulettes auxquelles répondaient plus ou moins timidement l’assemblée. On a mentionné les morts et les « diacres [11] et leurs épouses », car certains animateurs sont mariés. 

Vers la fin de la réunion, une nouvelle file d’attente s’est formée dans l’allée centrale : chacun allait recevoir des animateurs un petit disque rigide [12], de couleur beige ou blanche, que ceux-ci déposaient dans la main, ou parfois sur une langue tirée [13], en disant : « le corps du criste » [14], auquel l’assistant répondait « amène » [15] avant de le mastiquer et de se rasseoir. 

A la fin de la réunion qui avait duré une bonne heure, les animateurs se sont dirigés vers la sortie du bâtiment, où ils ont salué les personnes qui s’en allaient, seules ou en petits groupes. L’un d’eux a déploré l’absence de leur superviseur [16] qui selon lui aurait dû être présent pour soutenir la secte. Celle-ci a en effet pâti récemment du départ d’un de ses animateurs, de moins en moins nombreux. L’assistance s’est dispersée en silence dans les rues désertes.

K.M.

 

NDLR : Nous avions envoyé un jeune stagiaire de notre rédaction pour couvrir cette messe du Mercredi des Cendres. Il était peu au fait des us et coutumes de la secte. Mais nous avons voulu conserver la fraîcheur de son reportage. D’où les notes ci-dessous destinées à éclairer nos lecteurices sur la terminologie exacte employée par les sectateurs catholiques.



[1] Réunion que la secte nomme « messe »

[2] L’orthographe exacte est « Saint-Paterne ». Pour la secte catholique, un « saint » – il y a aussi des saintes,  - est un membre particulièrement honorable, qui s’est distingué dans le passé par ses vertus et sa piété.

[3] Il s’agit de « diacres », des auxiliaires qui déchargent les « prêtres » de tâches subalternes.

[4] Ce sont les « prêtres » selon la dénomination de la secte catholique (majoritairement des ♂).

[5] Par métonymie, ces rameaux désignent aussi une fête annuelle de la secte, les « Rameaux », qui reste la plus fréquentée (avec les obsèques).

[6] Il s’agit d’un « signe de croix », croix qui renvoie au supplice qui fut infligé par les Romains il y a deux mille ans au fondateur de la secte.

[7] La « bonne nouvelle » est la traduction en français d’un mot d’origine grecque, « évangile » par lequel la secte catholique désigne le livre qui conte le récit de son fondateur, Jésus encore dit « Christ », mort il y aura exactement 2000 ans cette année (le 7 avril 33, à Jérusalem, à l’époque capitale d’une colonie romaine orientale, aujourd'hui de la Panabramie)

[8] Selon le contexte et l’orientation donnée à ce discours – et celui qui le prononce - la secte parle de « prédication », de « sermon » ou « d’homélie »

[9] Nommée « autel », à ne pas confondre avec son homonyme « hôtel »; ce mot rappelle les pratiques sacrificielles d’anciennes religions qui se déroulaient sur une grande pierre.

[10] Il s’agit de la « prière eucharistique ». La « prière » est une demande adressée à Dieu. «Eucharistie » est un mot d’origine grecque qui signifie « rendre grâces » (ou plus simplement « remercier avec chaleur »).

[11] C’est le nom donné par les catholiques à ceux que notre reporter a nommés « adjoints » (cf. note 2 ci-dessus).

[12] Que les adeptes de la secte nomment « hostie », qui est pour elleux, sous les apparences de ce petit disque de pain sans levain, le corps même de leur fondateur, toujours vivant, dont ils se disent les « membres ».

[13] Certain·es adeptes répugnent à recevoir le « corps du Christ » dans leur main, qu’ils jugent impures. Ce comportement a toutefois été jugé risqué en période de pandémie.

[14] Il s’agit en fait du « Christ », sobriquet attribué au fondateur, « Jésus de Nazareth », du nom d’une ville de l'ancienne Palestine.

[15] Plus exactement « amen » qui est un mot d’origine hébraïque employé par la secte, qui se réclame encore de traditions plus anciennes venues de l’antiquité orientale. « Amen » peut se traduire selon les contextes par « je suis d’accord » ou « c’est certain ». D’autres mots d’origine hébraïque sont employés comme « hosanna » ou « alleluia » pour marquer l'enthousiasme.

[16] Il s’agit en fait de « l’évêque », chef local de la secte catholique ; ce mot vient effectivement d’un terme grec qui signifie « supervision ».

03 octobre 2021

L'Église dont le prince est un enfant

Sur la communication préventive de l’épiscopat


L’Église est en pleurs. L’Épouse du Christ a été trahie par de mauvais serviteurs. Son mascara fout le camp. Pire, ça se voit. Son message d’amour, son grand fleuve d’Amour, s’est laissé polluer par des affluents de stupre, petits (2 à 3 %, c’est peu et beaucoup à la fois) mais hautement toxiques. Aimez-vous les uns les autres, certes, mais surtout pas comme certains ont prétendu vous aimer. La puissance d’aimer a pu se travestir en amour du pouvoir, exercice d’une domination contrôlée sur les âmes et sur les corps, dominations spirituelle et sexuelle, l’une habillant l’autre, si l’on peut dire, pour que l’autre puisse à son heure déshabiller l’une. Moment de méditer Sade : « Il n’est point d’homme qui bande qui ne veuille être un despote ». Au fond, nihil sub sole novum, rien de nouveau sous le soleil.


Dans une Église faite sur mesure par des hommes pour des hommes, où la domination masculine demeure manifeste, aussi paternaliste (« Mon Père ») et pateline (« Mon fils, ma fille ») se fasse-t-elle, les crimes et dérives inventoriés par le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (CIASE), relèvent autant d’un système que des hommes et des femmes qui s’y sont engagés. Si leur origine en partie systémique n’exonère pas les personnes de leur responsabilité individuelle, il appartient désormais à l’institution Église de regarder en face ce système qu’elle maintient aujourd’hui, les caractéristiques de son organisation et de sa discipline internes, le style de relations humaines que celles-ci font prévaloir, qui ont pu favoriser les crimes commis en son sein. Plus généralement, c’est sans doute le coût que la fidélité du catholicisme à sa « Tradition » fait supporter à l’Évangile, ici et maintenant, qui est en jeu et menace sa survie.


Car dire « le passé est le passé, regardons l’avenir » ne va pas suffire. Garder les mêmes structures et les mêmes conceptions garantit que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Or c’est justement le poids spécifique de ce qui est englobé sous le terme Tradition dans l’Église catholique qui risque d’être la force d’inertie principale, si celle-ci fait sienne l’opportunisme de Tancredi dans Le guépard, le roman de Lampedusa : « il faut que tout change pour que rien ne change ». De ce point de vue, la communication développée ad intra ce dimanche par l’épiscopat avec la distribution à la sortie des messes d’un dépliant qui présente 11 mesures mises en place par l’épiscopat [1] avant même que les conclusions de la Ciase soient rendues publiques mardi, ad extra, laisse craindre qu’on demeure dans le cosmétique par peur de s’attaquer au systémique.



Le titre du dépliant pose déjà question : « Faire de l’Église une maison sûre ». L’Église n’est pas une « maison », elle est une « ekklesia », une assemblée ouverte au monde, à tous les vents. Nulle clôture ne l’entoure. Ce n’est pas une maison close sur elle-même, même si c’est peut-être de l’avoir trop été, close, qui a favorisé les crimes dénoncés aujourd’hui. Dans une institution largement vouée à la transmission et à l’éducation – elle n’est pas la seule dans notre pays - les « risques du métier » [2] devront toujours être courus et assumés par toute la communauté et au-delà, responsables, clercs et laïcs, hommes, femmes et enfants. L’Église est au monde, la vraie vie n’en est pas absente.


Le sur-titre du dépliant « Lutte contre la pédophilie » est aussi problématique. L’emploi du terme de « pédocriminalité » eût été plus judicieux que celui de « pédophilie », qui signifie littéralement « amour des enfants » et renvoie justement à cette zone grise de l’amour où la mauvaise foi des prédateurs abrite leur conscience. Pourquoi n’avoir pas repris l’intitulé bien plus large de la Ciase : « abus sexuels » ? Certes la cause des enfants est prioritaire, mais c’est bien la sexualité d’une façon plus large qui est en jeu, celle qui irrigue tous les êtres humains, la même qui inonde aujourd’hui l’Église catholique. La sexualité, comme l'eau, se glisse partout. L’Église catholique a toujours eu peur du mot « sexe ». 


Au chapitre de ce qu’on nomme le systémique, le regard que pose l’institution catholique sur la sexualité est sans doute le point aveugle de sa réflexion et sera à n’en pas douter la pierre d’achoppement de son action. Et ce d’autant plus que c’est un sujet dont elle ne cesse de s’emparer pour s’en dire « mère de sagesse » au nom de sa soi-disant compétence « anthropologique », qualificatif dont elle revêt désormais un mélange de raisons tirées davantage de la Tradition que de la science ou des Écritures. Jésus n’était pas obsédé par la sexualité si l’on en croit les évangiles. D’où vient que l’Église catholique en France en ait fait jusqu’à son cheval de bataille, en soutenant par exemple la Manif pour tous, donnant alors de nouvelles verges pour se faire battre ? Les livres d’André Paul, Éros enchaîné, d’abord, puis La famille chrétienne n’existe pas, ont tenté de l’expliquer naguère.


***


Tout ça c’est de la théorie. Mais en pratique ? Je voudrais compléter ce billet par trois témoignages personnels.


En 1968, j’entrai au séminaire Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux J’avais 18 ans, j’étais un jeune provincial puceau, idéaliste et candide qu’un aumônier que j’admirais avait propulsé là au sortir du bac. Je lui en saurai toujours gré. J’y ai rencontré des maîtres aussi admirables de dévouement et de compétences, et un séminariste qui fut pour moi le frère aîné que j’avais perdu cinq ans auparavant. Ce frère de remplacement est prêtre, lui, aujourd’hui, dans le cœur battant de Paris XVIIIe. Le sujet est celui-ci : je découvris, au bout de deux ans - quand j’en fus sorti, je devais me marier trois ans plus tard - qu’un certain nombre de condisciples de l’époque étaient homosexuels pratiquants. C’est l’un deux qui me décilla alors, car je n’avais été l’objet d’aucune « avance », que mon état de quasi-innocence à l’époque ne m’eût d’ailleurs pas même laissé percevoir. Pour autant, je n’affirme pas que je n’aurais pas goûté la chose dans le cas contraire. Je n’étais pas asexuel. Mais personne ne me dragua. J’étais trop beau, paraît-il. Rétrospectivement, je peux donc affirmer qu’un certain nombre de garçons aux tendances homosexuelles avérées, conscientes, envisageaient le sacerdoce et que ce n’était pas considéré comme « intrinsèquement désordonné » [3] par l’institution, du moins en apparence. À ma connaissance, pourtant, peu de ceux que j’ai connus y parvinrent. Comment ceux qui devinrent prêtres ont-ils vécu la chasteté ? À quel prix ? Je l’ignore.


J’ai été aussi animateur en aumônerie à plusieurs périodes de ma vie, jusqu’à un âge avancé. Au cours d’un pèlerinage, il m’arriva d’être témoin d’une situation qui me perturba. Nous faisions une journée de marche sur une portion du chemin de Compostelle. Un jeune aumônier qui nous accompagnait passa quasiment toute l’après-midi loin en arrière du groupe, avec un des lycéens. Première alerte. Ce tête-à-tête se poursuivit dans le car qui nous ramenait de nuit. À un moment même, le lycéen retira son ti-shirt et se fit masser le dos nu par ce jeune prêtre qui s’était assis à côté de lui pour le voyage du retour. J’étais à côté de ma responsable d’aumônerie et nous nous entreregardâmes sans rien dire mais en n’en pensant pas moins. Dans le car endormi, nous étions mal à l’aise comme devant un pelotage qui n’aurait pas dit son nom. Je ne sais plus qui de nous deux se décida à intervenir pour rompre ce manège, en s’adressant au garçon : « Tu ne vas pas bien ? » (Il semblait aller parfaitement bien). Le jeune prêtre nous répondit : « Je le masse car il a mal au dos » (Il avait donc mal au dos). Dont acte. Dans les jours qui suivirent, je jugeais avec ma responsable d’aumônerie qui avait été troublée elle aussi, que ce comportement du prêtre méritait au moins une réaction de notre part et une explication de la sienne. Nous le convoquâmes - non sans réticences de sa part car nous ne lui avions rien dit de précis sur le sens de cette convocation - à ce qui pouvait s’assimiler à une séance de « correction fraternelle » au sens de  Matthieu 18, 15-18. Je ne suis pas sûr qu’il admit sur le moment le bien-fondé de notre démarche. Il opposa une forme de déni à notre constat commun et ne parut même pas reconnaître, a minima, un comportement imprudent de sa part. De notre côté, nous étions embarrassés d’avoir dû nous ériger en « juges » d’un prêtre, fût-il plus jeune que nous. Nous fîmes part de nos doutes et de notre démarche à notre aumônier. L’affaire en resta là. J’espère qu’elle fut un avertissement salutaire pour l’intéressé, si nécessité il y avait eu.


Plus récemment, en 2018, pour un autre jeune prêtre [4], il n’y eut aucune espèce de salut. Dans le secteur paroissial où je venais d'arriver, il fut signalé à une cellule diocésaine « d’écoute des blessures » par des paroissiens pour des « comportements inadaptés ». Immédiatement suspendu par son évêque au moment de la rentrée qu’il avait soigneusement préparée, son dossier partit directement chez le procureur-adjoint de la République. Une enquête de gendarmerie fut diligentée et bien que les gendarmes aient signifié en personne à ce jeune prêtre qu’au final aucune charge ne pouvait être retenue contre lui, il fut retrouvé pendu quelques jours après dans son presbytère, rien ni personne ne l’ayant officiellement réhabilité dans son honneur ni réintégré à temps dans ses fonctions. Tout au plus aurait-il été question de le « déplacer ». Un mois auparavant, un autre jeune prêtre encore [5], d’un autre diocèse  s’était pendu lui aussi dans les combles de son église, signalé auparavant à l’évêché par la mère d’une jeune fille majeure après une « conduite inconvenante ». Dans les deux cas, la disproportion entre les faits et leurs conséquences dramatiques n’échappa à personne, d’autant que les vrais prédateurs, eux, se suicident rarement. Ces deux drames eurent pour effet, paradoxalement, de m'inciter à me réengager dans l'Église. Mais ces deux affaires signalent la difficulté, pour les catholiques de base comme pour leur hiérarchie, à gérer les questions sexuelles, qui tétanisent l’Église après l’avoir obsédée, prise qu’elle est entre un laxisme ancien qu’elle voudrait faire oublier et la volonté d’afficher une soi-disant « tolérance zéro », dans l'air du temps et aux effets parfois tout aussi dévastateurs.


Peut-être l’Église devrait-elle s’arrêter un instant pour revoir ses conceptions sur la vie sexuelle en méditant, après celle de Sade citée plus haut, la maxime célèbre de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » Lui faudra-t-il un Concile rien que pour ça, gérer Sade et Pascal ensemble ?

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[1] C'est la reprise d'une "Lettre aux catholiques", datée du 25 mars 2021, jour de l'Annonciation (sic).

[2] Je reprends volontairement ici le titre du beau film d’André Cayatte (1967), si bien servi par Jacques Brel en instituteur (faussement) accusé par une jeune élève.

[3] C’est ainsi que le § 2357 du catéchisme de l’Église catholique qualifie encore en 2021 « les actes d’homosexualité ».

[4] Pierre-Yves Fumery, du diocèse d’Orléans.

[5] Jean-Baptiste Sèbe, du diocèse de Rouen.

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Annexe : Le dépliant de l'épiscopat français distribué ce dimanche 3 octobre à la sortie des messes :








24 janvier 2020

Aujourd'hui, l'Apocalypse




Pourquoi l'Apocalypse est, selon André Paul, une Bonne nouvelle.


Avant de devenir un nom commun, synonyme de catastrophe majeure voire de fin du monde, l'Apocalypse avec majuscule est, en langue française, le nom propre du dernier livre de la Bible chrétienne. André Paul, « théologien libéral » et historien nous en propose une traduction nouvelle, « fidèle à son modèle antique mais  moderne dans sa forme littéraire » (10)*. A sa suite, mettant le texte « au travail », il lui fait tracer ce qu'il nomme « sept voies de lecture » ou «  d'accès » (65)  - et ajouterai-je de cheminement intérieur au texte - pour son lecteur, convaincu que le livre biblique est en capacité de délivrer, de son sein même et par lui-même, les clés de son interprétation. Derrière cet effacement apparent de notre auteur, se développe malgré tout son ample et savant commentaire, nourri de références intertestamentaires et historiques qu'il avait savamment défrichées et déchiffrées dans son livre précédent, Biblissimo, révélant le terreau dans lequel le texte s'enracine et comment ce texte a « travaillé » non seulement ses lecteurs mais aussi l'Histoire, et singulièrement au sein de l'Histoire, l’art et la politique, qui ont assuré à l'Apocalypse, et ce jusqu'à nos jours, une fécondité et donc une destinée esthético-idéologique hors du commun.


Lire ou relire ce texte, utilement enrichi par le traducteur de titres et de sous-titres qui permettent au lecteur de s'y repérer un tant soit peu, est une expérience peu commune d'immersion dans un monde de visions dont on saisit très vite en quoi elles sont effectivement la matrice visuelle et idéologique de productions artistiques – on songe aux gravures de Dürer - et de mouvements politiques - « millénaristes » de toutes sortes - aussi bien anciens que contemporains. Cette lecture, André Paul l'a voulue inaugurale. Il aurait pu la reléguer en annexe mais il voulait s'assurer que son lecteur « sache recevoir et pour ainsi dire ingérer, quelle qu'en soit la démesure et comme à l'état brut, tant ses images que ses sons » (84), dans une première lecture « naïve » en quelque sorte. Et notre auteur de soutenir, non sans quelque paradoxe au vu des quelque 300 pages de ce livre, que « la lecture de l'Apocalypse ne s'accommode ni du commentaire ni de l'allégorie ».

Placé à la fin de la Bible, l'Apocalypse est le répondant parfait, au sens liturgique de ce mot, du premier livre, celui de la Genèse, qui serait l'alpha alors que le dernier serait l'oméga, accomplissant les Écritures dans la figure centrale de l'Agneau, avatar ultime de Jésus de Nazareth. Cette dernière transfiguration du Fils de l'homme en animal, pour symbolique qu'elle soit, a une « fonction cardinale et structurante » (137), nous explique l'auteur, non seulement pour l'économie littéraire du livre, mais pour la foi chrétienne elle-même. D'ailleurs, nous rappelle-t-il dès les premières lignes, apocalypse signifie révélation en grec et c'est bien la connivence profonde de l'Apocalypse avec l'évangile, autre mot grec simplement translittéré en français, qu'André Paul s'attache à montrer et démontrer dans son ouvrage, affirmant même « l'équivalence entre Révélation et Évangile » (72), entre apocalypse et bonne nouvelle, autrement dit.

Aujourd'hui l'Apocalypse est aussi l'occasion pour André Paul de revenir à des thèmes – singulièrement ceux de la rupture et du mythe chrétiens - qu'il n'a cessé de vouloir reprendre et approfondir de livre en livre, depuis une cinquantaine d'années.

Il y a bien une « rupture doctrinale produite et signifiée par le livre de l’Apocalypse » (67), rupture d'avec les contextes tant mythologique que judaïque de cette œuvre. Parce que Jean de Patmos est bien autre chose qu'un simple voyant ou visionnaire, « il y a rupture avec le schéma courant de la production apocalyptique » (98) de l'époque qui se contente le plus souvent de transposer les conditions terrestres des humains. A cette rupture disons culturelle, il faut ajouter une rupture religieuse d'avec le judaïsme contemporain qu'André Paul repère dans la destitution symbolique du Temple, présente aussi dans l'évangile de Jean - «mais lui parlait du temple de son corps » (Jean 2, 21) - et dans l'institution du « jour du Seigneur » à la place du sabbat.

Quant au « mythe chrétien », dont il entend « promouvoir la réalité et la pertinence »(68), André Paul lui consacre une ample et remarquable conclusion – la pointe du livre en fait - dans laquelle il développe comme jamais ce qu'il entend par là. Il n'est pas étonnant que ce soit le livre de l'Apocalypse qui lui ait fourni le support idéal à cette nouvelle démonstration, laquelle confère un sens nouveau à un « au-delà » chrétien.

Pour notre auteur, parler de mythe à propos de la chose chrétienne, ce n'est pas s'inscrire dans une entreprise, qu'elle soit hostile ou non, de démythification (ou de dėmythologisation à la manière d'un Bultmann), qui viserait à distinguer dans les Écritures ce que l’on peut à la rigueur croire, en vertu de quelque historicité dûment contrôlable et contrôlée, de ce qui relève de légendes dépassées. C'est au contraire une approche qui entend restituer au texte son intégrité et au mythe qu’il porte sa force pleinement performative, que tend au contraire à dissoudre toute autre approche interprétative-allégorique. Qu'est-ce qu'un mythe ? André Paul en propose plusieurs définitions illustrées.

C'est d'abord un récit – c’est le sens du muthos grec - en forme de drame narratif destiné à « jouer et signifier une origine », par exemple l'origine des sexes chez Platon, dans les deux schémas – contradictoires – que le philosophe en livre respectivement dans le Banquet et dans le Timée.

Le mythe peut servir aussi à porter un « diagnostic anthropologique sur le Mal, la souffrance et la mort », leur imaginant une sortie par le haut, dans un monde recréé, un au-delà. Plutôt que de préconiser un retour à l'origine, le mythe va alors proposer « un rendez-vous avec la fin » (272), en quoi, souligne notre auteur, le mythe est « subversif ou révolutionnaire ».

C’est chez Plutarque, « grand collecteur de mythes et de traditions grecques » qu'André Paul trouve l'articulation qu'il recherche entre muthos et logos, qui étaye, pour cet auteur latin, Grec d'origine, toute theologia. Et d'avancer une analogie : le mythe serait à l'écriture ce que la fête est à la société et à la vie, cette expérience qui transcende les conditions ordinaires de celles-ci.

Dans l'Apocalypse précise André Paul, le récit assumerait à la fois la fonction ordinaire du mythe, mise en forme du drame de l'Histoire, et la sortie vers un au-delà de celle-ci, délivrée du mythe par la fusion des deux cités, chères à saint Augustin, la terrestre et la céleste. Cette « sortie », qui n'est pas sans rappeler la formule de Marcel Gauchet pour qui la religion chrétienne est « la religion de la sortie de la religion », l'Apocalypse en serait donc, pour notre auteur, le plus éloquent des manifestes, un manifeste performatif appelant l'humanité à passer de l'existence à la Vie. Ce passage a un coût dont Jésus-Christ-Agneau a payé le prix, celui d'une pédagogie dramatique de l'existence instaurée par lui (278), nommée « Passion » par les chrétiens.

En révélant ces ressources de la vie, cachées depuis la fondation du monde, l'Apocalypse nous appelle donc à nous libérer, par la foi et dans l'hupomonè, « persévérance confiante dans l'épreuve » (277), des obsessions de la survie. Cet appel, à lui seul, ne suffirait-il pas à prouver l'actualité du livre d'André Paul, dont cette courte recension ne saurait bien évidemment dire l'entière richesse ?

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Aujourd'hui l'Apocalypse – André Paul – Les éditions du Cerf – parution : 9 janvier 2020 (308 pages, 22 €)

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* les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination de la présente édition.

02 mars 2016

Croire aujourd'hui dans la résurrection

Du vide narratif au mythe nécessaire




"Je crois en la résurrection de la chair"

Par l’une des dernières formulations de leur « credo », les chrétiens réaffirment chaque dimanche leur foi en la « résurrection de la chair », façon crue de dire « corps » et d’opposer une sorte de déni à l’irréversible corruptibilité de celui-ci. Qu’est-ce à dire aujourd’hui ? Les siècles passés n’ont pas manqué d’artistes, peintres, poètes ou romanciers, pour illustrer la foi en la chose, de manière parfois fort « réaliste ». Le grand théologien protestant du XXème siècle, Rudolf Bultmann, l’homme de la « démythologisation » des évangiles, a définitivement ruiné d’une phrase ces représentations en écrivant un jour à son ami Karl Jaspers : « personne ne peut croire qu’un cadavre puisse redevenir vivant et sortir de son tombeau ».

Que reste-t-il de la résurrection aujourd'hui...

... celle de Jésus dit Christ, et la nôtre, promise à tout homme au dernier jour ? Est-elle encore connaissable, représentable ? Peut-on encore y croire et de quelle façon ? André Paul, à sa manière d’historien, interroge le « quoi » et le « comment » de cette Foi. Il retrace dans Croire aujourd’hui dans la résurrection (Salvator, 2016) l’évolution, dans l’aire gréco-sémitique, d’une croyance à laquelle Jésus, le fondateur du christianisme, et Paul de Tarse, son premier théologien, ont donné un sens radicalement nouveau. En conclusion de son livre, André Paul expose cette rupture en quelques pages denses et stimulantes, qui dérouteront certains mais donneront à d’autres, sinon des preuves, du moins, peut-être, de nouvelles « raisons de croire », expression dont la tradition chrétienne n’a jamais considéré qu’elle fût un oxymore. Et de réinventer un langage pour dire le « corps ressuscité », sachant qu’à l’encontre de Bultmann, André Paul voit dans le mythe « un moyen princier de connaissance ». Généalogie – ou archéologie - d’une croyance en huit chapitres.

Avertissement : Cette présentation détaillée n’est sans doute pas exempte d’erreurs ou d’approximations, s’agissant d’un livre de quelques 180 pages. On y reporte évidemment le lecteur, dont on n’a voulu ici que susciter l’intérêt pour l’œuvre originale. Les chiffres entre crochets renvoient au chapitres et ceux entre parenthèses aux pages du livre. Cette présentation est suivie d'un court essai de critique appuyé sur un texte de Jean-Pierre Vernant, Raisons du mythe.

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Le rêve d'une autre vie

Pour les anthropologues, l’apparition de sépultures serait la marque certaine de l’hominisation. Ce souci du séjour des morts est sans doute, pour l’homme antique, la trace du « rêve d’une autre vie » [1] qui s’esquisse pour lui, tantôt dans l’en-deçà de ce qu’il commence à nommer dieu, tantôt vers un au-delà de la mort. Les vicissitudes de la vie ici-bas le portent déjà à espérer un jugement dernier, « restaurateur du bon ordre des choses » (28).

L'âme immortelle

Dans notre aire culturelle, les Grecs vont être « les inventeurs et les promoteurs de l’âme immortelle » [2], que les « courants hellénisés de la société judaïque ancienne » (52) vont emprunter et de ce fait « homologuer ». Mais le système de l’âme, qui emporte avec lui l’idée d’immortalité, détermine celle-ci à « des fuites obligées de toute forme de corps » (53). Il va donc s’avérer un jour, Jésus et Paul de Tarse le souligneront, spirituellement et doctrinalement incompatible avec ce moment de la Genèse : « le cri de Dieu face au corps de l’homme qu’il vient de créer : ‘Voilà qui est bien !’ »

La mort, fin ou départ ?

Présentant et commentant un écrit intertestamentaire, Le testament d’Abraham, André Paul y lit l’approche d’une autre conception de la mort, considérée non plus dans sa « fatalité » mais dans sa « nécessité » [3], « comme un ‘départ’ qui redonne la vie », écrit-t-il (68). Le principe de cette transformation de la vie, c’est l’esprit.

Âme versus esprit (psuchè et pneuma)

Contrairement à l’âme qui n’a de cesse de fuir le corps, « l’esprit ne quitte rien ». André Paul répète cette belle formule à plusieurs reprises (77, 84), lorsqu’il considère « l’empreinte de la personne vivifiée dans l’esprit » [4]. La rûah hébraïque, relayée par le pneuma grec prépare la venue d’un autre « système de pensée de représentations et de doctrines », que notre auteur juge inconciliable avec le système de l’âme, ce qu’il résume dans une analogie bien frappée : « l’esprit est donc à la résurrection, ce que l’âme est à l’immortalité » (84).

De la résurrection collective à l'individuelle

Dans l’Ancien testament, la vision d’Ezéchiel, où des ossements desséchés (Ez 35, 1-12) reprennent vie collectivement – il s’agit alors de « toute la maison d’Israël » - en une sorte de « re-création » (100), est une étape dans l’acheminement vers une croyance en « la résurrection individuelle du corps » [5]. Va en témoigner la version grecque du livre de Job qui, à la différence de l’hébraïque, porte peut-être « l’empreinte encore précoce de la doctrine chrétienne » (98) naissante. On sait que la question de la résurrection restait controversée parmi les contemporains de Jésus : les évangiles témoignent de discussions sur ce sujet avec les Sadducéens, « ces gens qui disent qu’il n’y a pas de résurrection » (Marc 12, 18).

Un corps en quête de forme

Affirmer la résurrection du corps, c’est se mettre « en quête d’une forme pour le corps ressuscité » [6]. De nouveaux textes jalonnent cette recherche du comment de la résurrection, ravivée par les questions du qui, du quoi et du quand. André Paul puise dans la riche littérature dite apocalyptique pour y prélever les jalons et les formules de cette quête. Tour à tour, dans le livre de Daniel, le IIème livre de Baruch, le livre des Jubilés s’esquissent les grands traits de la résurrection, collective et individuelle : la purification du monde par le feu ou par les eaux d’un déluge, l’éveil pour la vie éternelle, le tri des élus et leur jugement, le rôle des astres et de la lumière, la place des anges.

Comme des anges ?

La figure de l’ange tient une place particulière dans cette archéologie de la résurrection : en est-elle le modèle précurseur ? [7] L’ange a traditionnellement trois rôles : chanter la louange de Dieu, lui servir de messager et endosser parfois le rôle de guerrier à son service. Les Chants pour le sacrifice du sabbat, retrouvés parmi les manuscrits de la mer Morte, constituent « un appel à la louange divine adressée aux anges, ministres sacerdotaux de la liturgie céleste », rituel au cours duquel se jouait sans doute une forme d’identification des fidèles à ces figures célestes. Pourtant, purs esprits dénués de corps, leur état ne peut offrir aux hommes que « le mirage des corps ressuscités ». Jésus de Nazareth va d’ailleurs offrir une autre vision de la nature angélique. Sa prédication est centrée sur l’annonce du « Royaume des cieux [qui] est là », annonce assortie de paraboles et de guérisons, avec ou sans rituel. En quoi consiste ce Royaume ? « La formule est grandiose mais pour ainsi dire vide » (133). Le Royaume est déjà là mais il advient aussi, à une échéance non déterminée. Il y a l’idée d’un passage de ce monde-ci dans un autre. Dans la controverse avec les Sadducéens sur la résurrection, devant le piège tendu, Jésus affirme que ceux mis à part pour la résurrection ne prennent ni homme ni femme ; bien plus, « ils ne peuvent plus mourir car ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu étant fils de la résurrection ». « Pareils », c’est-à-dire semblables d’aspect mais différents de nature dans une forme d’indifférenciation sexuelle, après le temps du sexe. C’est le temps du genre « oméga », que va confirmer le soma pneumatikon de saint Paul.

La mort n'est pas la séparation de l'âme et du corps

C’est en effet dans saint Paul que se trouve la première théologie du « corps ressuscité ou ‘dissout dans l’esprit’ » selon la traduction qu’en donne André Paul [8]. La résurrection, en tant qu'événement et processus, n’est pas à proprement décrite dans les évangiles : le tombeau est vide. L’évangile de Luc évite le mot résurrection, lui préférant le registre de la vie et du vivant. Dans l’optique de Jésus et de Paul, qui deviendra l’optique chrétienne, « la mort ne consiste pas dans la séparation de l’âme et du corps » (153). Et si l’on ressuscite, ce n’est pas en vue de ne pas mourir, mais pour « vivre autrement ».

Reprises conclusives

C’est dans la conclusion de son livre qu’André Paul réarticule sa présentation de la foi en la résurrection autour des notions de « mythe, rêve ou utopie ».

Le mythe, inspirateur du rêve

La mort a été conçue très tôt, non comme la fin de la vie, mais comme un passage vers autre chose, autre chose dont la description évolua au cours des siècles. La résurrection du corps, de la personne entière, implique de reconsidérer la mort : 1°/ dans sa nécessité 2°/ comme un commencement et non une fin. Non pas selon le schème de l’immortalité (de l’âme voire du corps dans l’utopie transhumaniste) mais selon celui de la transfiguration. Dans ces conditions, le mythe est « nécessaire », comme « l’inspirateur du rêve authentique de l’au-delà ». (158)

Les Grecs établirent une solide doctrine de l’immortalité de l’âme (psuchè), garante d’une continuité de la vie, sans avant ni après la mort, dont le scandale était estompé, voire escamoté.

Restait dans l’orbe sémitique une sorte de regret du corps : pouvait-on admettre que l’homme fût voué à la disparition alors qu’il avait été créé « à l’image de Dieu » ?

L’idée de résurrection, d’abord du corps social puis du corps individuel, s’est frayé son chemin, résurrection réservée d’abord aux « justes » puis étendue à tous. (159)

A cette résurrection, Jésus de Nazareth proposa un cadre, le « royaume des cieux », « cadre mythique, grandiose mais vide » (161), qu’il revint à Paul de Tarse, son premier théologien, non de remplir mais de transformer « en espace ouvert à l’infini. »

Le corps attiré par l'esprit et dissous en lui (soma pneumatikon)

Pour André Paul, c’est la formule du soma pneumatikon de 1 Co 15, 44, qu’il traduit par « corps dissous dans l’esprit » (et non « corps spirituel », dans la traduction de la Bible de Jérusalem), qui inscrit la vision dans un énoncé, développé quand saint Paul ajoute que notre corps psychique, « corps de misère » sera « conformé à son [du Christ] corps de gloire » (to somati tès doxès autou) (Phi 3, 20-21). A noter qu’André Paul lui-même avance une autre formule qui explicite la "dissolution" : « corps attiré par l’esprit, qui l’absorbe entièrement pour finalement y subsister à jamais. » (167)

La résurrection chrétienne : une pensée révolutionnaire

Pour lui, le mythe est « une réserve illimitée de vérité », en quoi il mérite la valeur qu’il convient de lui attribuer. C’est l’espérance de l’homme qui est constitutive de cette réserve et de son caractère illimité. André Paul glisse ici une citation de Northrop Frye qui suggère que tout pensée révolutionnaire naît de la pulsion qui nous réveille et nous sort du sentiment que « la vie est un songe » (162). Le mythe de la résurrection serait donc cette pensée révolutionnaire ?

Le mythe fait parler l’histoire, non pas juste, mais vrai (162), formule-clé qu’André Paul répète dans ses ouvrages depuis plusieurs années. Le mythe révèle les « trésors celés » de la réalité. Mais l’être ressuscité échappe à tout cadre, rendant vaine « toute représentation a priori ». Ne peut-on objecter une forme d’aporie dans cette révélation qui ne serait pas représentable ? Qu'est-ce qu'une révélation qui échapperait à la représentation ? La question du mythe est reprise dans la partie critique de cette présentation.

Le soulèvement du corps

La foi, qu’André Paul distingue de la Foi, système des croyances extérieur à l’individu, échappe à l’ordre des certitudes, sinon elle ne serait pas la foi. Et de proposer une nouvelle définition de la résurrection comme « soulèvement (anastasis) du corps dans l’attente de sa revanche ultime. » (163)

André Paul souligne que « l’au-delà » n’est au-delà de rien. En langue chrétienne, c’est le « royaume de dieu » proclamé par Jésus de Nazareth. Il y a un muthos fondateur de la résurrection, conjuguant un « vide objectif » (pas de corps ressuscité) et un « vide narratif » (pas de récit de la résurrection) : la tâche du croyant, dit André Paul est de « s’auto-personnaliser » et de « s’auto-prophétiser » (163) ce muthos pour inscrire son propre corps dissous dans l’esprit (soma pneumatikon), construction pour après la mort, dans la série illimitée des ressuscités « dont le modèle unique sera toujours un tombeau sans corps et un récit (de la résurrection) sans scène ni personnages, sans paroles ni actions. » (164)

La réinvention du corps ressuscité

Cette construction – et non reconstruction – doit renoncer à l’idée du « corps reconstitué à l’identique », à « des représentations du corps ressuscité virant au fétichisme. » (164)

Comment inventer ce corps dissous dans l’esprit qui échappe à la vue ? La première voie est celle du culte : l’art fait s’exprimer les doctrines investies dans le rite. Il se produit une anagogie collective, qui entraîne les participants vers « la personne glorifiée du Christ ressuscité. » (165)

La culture en général, la théologie, la philosophie et l’art sont d’autres médiations de cette « invention » du corps ressuscité.

Le dogme est un médiateur, lui aussi, en tant que « vision transformée en formule ».

La crémation libère du fétichisme

La crémation et la dispersion des cendres qui lui est associée reflètent davantage, par l’espace qu’elles libèrent, l’idée d’un corps « ressuscité » au lieu de celle d’une « dépouille mortelle » dans l’attente d’une « réanimation », illustrée par maints tombeaux entrouverts d’où sortent des morts-vivants… Le rituel des obsèques chrétiennes est sans doute encore trop pris par l’idée, dualiste, grecque, d’un corps privé de son âme et qui doit « reposer en paix » en attendant de la recouvrer. (166).

Un double défi : la désertification religieuse et le transhumanisme

Dans sa conclusion, André Paul consacre deux paragraphes à la désertification religieuse et à l’utopie transhumaniste, qui défient l’une et l’autre la foi en la résurrection. La première voit « l’empire de la Foi » (168) diminuer, même si celui-ci s’étend dans la culture, où son esprit s’est disséminé bien au-delà des strictes enceintes religieuses. Ce retrait de la Foi réduit évidemment les possibilités, la probabilité même, d’un acte personnel de foi. La seconde mise sur l’immortalité, voulant pour ainsi dire effacer le corps et la mort qui lui est consubstantielle. André Paul évoque à propos du mouvement transhumaniste une paradoxale haine du corps, source de souffrance, semblable à celles que manifestaient les gnostiques des premiers siècles.

A l'école optimiste de la mort

Reste le mythe, qui sollicite la vie en incitant au « rêve ». « Le mythe profite à la foi » dit Plutarque. Le mythe nous incite à inventer la vie face à son irréparable faillite : la mort. A condition de ne pas esquiver cette mort, mais plutôt, dit André Paul, de se « mettre à son école ». L’école de la mort a son « pédagogue » : Jésus de Nazareth, pour qui la mort est le partenaire obligé de la vie. Les répliques de l’un et l’autre forment la trame et le drame de celle-ci. C’est sans doute à ce prix – accepter d’entrer dans « le sentiment tragique de la vie » (titre du livre de Miguel Unamuno) – que la résurrection « en cette vie, [elle] est déjà une réalité possible » (178) : c’est le « génie de la foi » de nous proposer d’y accéder dès maintenant. En rappelant « qu’il n’y a de perception ou d’intelligence possible de la ‘résurrection’ que dans la foi, la foi chrétienne bien sûr. » (167)

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Il n'y a plus d'après...

En refermant le livre d’André Paul, il m’est revenu les premiers mots d'une chanson nostalgique de Juliette Gréco : « Il n’y a plus d’après… ». Il nous faut donc tout simplement cesser d’imaginer qu’il y a une seconde vie, pour penser à l’autre vie qui nous est prodiguée dès maintenant. Non pas « penser », d’ailleurs, mais la vivre.

Les récits d'apparition : un point aveugle ?

Il n’échappera pas à tout chrétien qu’André Paul, dans sa présentation de la foi en la résurrection, fait une quasi-impasse sur les récits d’apparition (trois courtes allusions p. 143, 145, 154-155). A leur propos, on ne peut pourtant guère parler de « vide narratif » dans les évangiles, mais plutôt de trop-plein. Pourtant ces récits, certains spectaculaires, « gore » pourrait-on même dire quand le Christ apparu invite Thomas à mettre son doigt dans ses plaies (Jean 20, 24-29), forment un ensemble, aussi éloquent que le vide du tombeau semble muet : n’affirment-ils pas l’aptitude du Christ à entrer désormais en relation personnelle avec tout homme en tout point de l’univers, en tout temps de l’Histoire ? Ne faudrait-il pas plutôt alors parler d’une « foi à tombeau ouvert », plutôt qu’édifiée sur un vide ?

Il ne sert en effet à rien de dire « Jésus est ressuscité » si on ne peut pas dire « Le Christ est vivant ». André Paul rappelle d’ailleurs que cette formulation par la vie a la préférence de Luc, sans doute parce que l’évangéliste est déjà projeté dans les actes des apôtres quand il compose sa vie de Jésus. A ce titre, le post-pascal dans les évangiles présente trois traits importants : l’apparition du Christ est à son initiative, divine donc ; la reconnaissance d’une présence ne vaut pas identification immédiate du maître par ses disciples : il y a un processus plus ou moins long ; enfin cette « rencontre », dans sa concrétude et parfois son prosaïsme (Jean 21, 1-14, par exemple), n’arrache pas les disciples au temps présent, comme une vision extatique dont la transfiguration au mont Thabor reste le modèle, mais les constitue instantanément témoins et envoyés en mission, pour dire : « Il est vivant ».

Pour quelqu’un qui table avant tout sur le mythe, la tardiveté de ces récits - par rapport à ceux de la Passion dont la plupart des exégètes s’accordent pour dire qu’ils constituent le cœur le plus ancien, originel, des évangiles - ne peut constituer une pierre d’achoppement à sa démonstration. Si le mythe est porteur de vérité, les apparitions post-pascales ne sont-elles pas à mettre au même rang que la découverte du tombeau vide, ni plus ni moins ?

Mythe contre raison

Reste le terme même de « mythe ». Il est au coeur de la présentation que fait André Paul de la résurrection « aujourd’hui », c’en est même le moteur conceptuel. Or, aux oreilles de nos contemporains comme déjà à celles des Grecs dont nous sommes les héritiers, il continue à résonner comme le mot « fable », sens qu’il prenait déjà sans doute dans la deuxième épître de Pierre (2 P 1, 16). Affirmer qu’il peut être un « moyen princier de connaissance » en appelle à quelques explications. Invoquer par deux fois l’autorité de Plutarque – « le mythe profite à la foi » - ne saurait suffire, d’autant qu’entre « foi » et « connaissance », il y a à l’évidence un abîme épistémologique.

Le divorce précoce entre muthos et logos

Dans Raisons du mythe (in Mythe et société en Grèce ancienne), Jean-Pierre Vernant dresse une généalogie précise du mot. Le mythique, à l’origine, se définit par ce qui n’est pas lui, selon une double opposition au réel – le mythe est une fiction – et au rationnel – le mythe est absurde. Quoique désignant au départ une parole proférée, de l’ordre du legein donc, muthos et logos vont progressivement se trouver opposés au fil d’un certain nombre de transformations historiques que retrace Vernant. Il y a d’abord, écrit-il, une « divergence fonctionnelle entre parole et écrit » : alors que la narration orale du muthos vise à déclencher dans le public un processus de communion affective, selon différents genres (poésie, tragédie, rhétorique, sophistique), le logos, écrit, qui renonce au dramatique et au merveilleux, entend agir sur l’esprit par d’autres voies que l’imitation (mimesis) ou la participation émotionnelle (sumpatheia) : il vise à exposer le vrai en ne faisant appel qu’à l’intelligence du lecteur. C’est ainsi que l’historien Thucydide va repousser le merveilleux. Il ne s’agit plus d’émouvoir ou de charmer un auditoire, mais de « l’instruire avec des actes et des discours vrais ». Platon assimilera le muthos à un « conte de bonne femme » (Gorgias, 527 a4). Aristote, dans la Métaphysique, critique Hésiode le « théologien », c’est-à-dire à l’époque « l’auteur de mythes concernant les dieux », demandant que l’on se tourne « du côté de ceux qui raisonnent par voie de la démonstration. » A ce moment, dit Vernant, entre muthos et logos, le langage ne passe plus, le divorce semble consommé. Et ajoute-t-il, « choisir un type de langage, c’est bien désormais donner congé à l’autre ».

Retour en grâce du mythe ?

Dans une seconde étape, le mythe va se faire légende, littéralement "ce qui doit être lu", car les récits qu’il inspire se veulent « exemplaires d’action ou de conduite proposée à l’imitation des hommes. » C’est comme si le mythe rentrait en grâce, non parce qu’il se rapproche de la vérité, mais pour des raisons "fonctionnelles". Les poètes tragiques, continue Vernant, organisent une confrontation entre le passé mythique et le présent de la cité. Le mythe apporte alors des réponses sans formuler les problèmes en cause. Alors que dans la tragédie, la reprise de traditions mythiques va contribuer à poser des questions sans réponse, des problèmes irrésolus (et peut-être insolubles).

Le mythe en arrive alors à trouver comme une position d’équilibre, entre non sens et allégorie, comme s’il avait une « fonction de vérité », vérité qui ne serait pas « formulée directement ». Peut-être parce qu'elle ne peut pas l'être ? Pour Platon même, qui revient sur le mépris exprimé dans le Gorgias, le mythe a la capacité d’exprimer ce qui est en deçà ou au-delà du langage proprement philosophique. Comment par exemple évoquer la part d’irrationnel du devenir, si ce n’est à travers le langage du mythe ? Concernant les dieux ou la naissance du monde, ne faut-il pas se contenter d’une « fable vraisemblable » ? La République, elle, se termine par un quasi-éloge du mythe : « […] Et c’est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu ; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi. » (La République, Platon, X/621d).

A ce point de la réflexion de Vernant – et de Platon – ne recroise-t-on pas la conviction exprimée par André Paul à propos du mythe, qui "parle vrai" et celle de Plutarque, "le mythe profite à la foi" ?

L'homme ne peut se passer du mythe

A ce stade, ajoute Vernant, la tentation est grande, tout en admettant que le mythe puisse être porteur de vérité, de juger qu’il dit les choses maladroitement et de réintégrer son discours dans celui, rationnel, de la philosophie pour l’y faire disparaître. C’est sans compter que le mythe pourrait bien faire de la résistance. Schelling juge qu’il n’est en rien allégorique mais « tautégorique » : « La mythologie […] n’a pas d’autre sens que celui qu’elle exprime. […] Vu la nécessité avec laquelle naît également sa forme, elle est entièrement propre, c’est-à-dire qu’il faut la comprendre telle qu’elle s’exprime, et non comme si elle pensait une chose et en disait une autre. La mythologie n’est pas allégorique : elle est tautégorique. Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement ; au lieu d’être une chose et d’en signifier une autre, ils ne signifient que ce qu’ils sont » (cité par Todorov dans Théories du symbole). En bref, le mythe dit ce qu’il dit, tel Yahvé énonçant à Moïse : « Je suis Celui qui suis » (Exode 3,14). Dès lors si le mythe ne dit pas autre chose, il faut aussi admettre que ce qu’il dit ne peut pas être dit autrement. Et s’interroger non seulement sur ce qu’il dit mais « sur le rapport entre le sens dont il est porteur et la façon [indépassable ?] dont il le dit. »

Dans un court passage de son Ontologie du tragique et question de Dieu (Presses universitaires de l’IPC, 2015), Henri Mongis plaide aussi d’une certaine façon pour cette ouverture au mythe comme autre du logos : « le voilement de l’essence et de l’être lui-même appelle le jeu de l’imagination éveillant l’intellect et l’empêchant de se crisper sur ses concepts. Veiller sur le langage, comme l’a profondément pensé Heidegger, n’est pas le tenir en état de sujétion. Orgueilleuse sagesse serait celle qui voudrait éliminer la diversité des langues, des modi dicendi. » (p. 433)

Mythes et rites, quelle alliance ?

Une autre chose manquera peut-être au lecteur dans le livre d’André Paul sur la résurrection. C’est encore Vernant qui le suggère. Le mythe supporte souvent un rituel. Pour en rendre raison, il importe donc de trouver le rituel auquel il est associé et par rapport auquel il peut même être considéré comme second. Ce avec quoi André Paul, qui a considéré un moment que la religion chrétienne était une religion du culte (à la différence selon lui de l’islam, religion du livre et du judaïsme, religion du texte), serait sans doute d’accord. Si l’on met l’accent sur les émotions et les affects, le rituel est toujours premier puisque c’est lui qui permet de déployer ceux-ci. Dans le cas de la résurrection, il aurait été intéressant d’étayer le mythe de la résurrection sur les rites du baptême et de l’eucharistie (la « messe » répétition de la Cène) qui tout à la fois précèdent le mythe dans les évangiles et l’entretiennent dans l’histoire présente des hommes.


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