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18 octobre 2023

Sacerdoce



« Qu’êtes-vous allés voir au cinéma ? »

Deux salles combles hier soir au Grand Club, le cinéma flambant neuf de Gien (45) et un gérant aux anges, c’est le cas de le dire, pour l’avant-première du film Sacerdoce qui sort aujourd’hui 18 octobre 2023 en France dans quelque 150 salles. 



Ce documentaire retrace quelques moments de la vie de quatre prêtres quadragénaires, trois en France et un aux Philippines. Le tout sous l’œil d’un cinquième, François Potez, sorte de sage plus âgé, rompu à la vidéo, qui est la voix off de ses jeunes confrères, commentant, soulignant, ce qui est montré.

À la fin de la projection, nous avions la chance d’avoir un des quatre mousquetaires, Paul Bénézit, le « champion cycliste », régional de l’étape en quelque sorte, pour répondre aux questions de la salle. Comme il s’était déjà fait interpeller par une paroissienne âgée sur l’air de « tiens, voilà la vedette ! » il a tenu à nous préciser : « je ne suis ni acteur, ni star, ni – pour les moins jeunes – vedette. Je ne joue pas ! ».

Ce qui nous renvoyait nous, constitués volontairement spectateurs d’un film où évoluait « le Père Paul » que nous côtoyons en chair et en os dans la vie réelle, à la question que Jésus adresse à la foule après avoir répondu aux disciples de Jean le Baptiste venus de sa part lui demander : « Es-tu celui qui vient ou en attendons-nous un second ? » (Matthieu 11, 3). 

Cette question est celle qui s’adresse à tout spectateur du monde. « Qu’êtes-vous allés contempler au désert ? » demande Jésus aux foules qui ont afflué au Jourdain pour se faire baptiser par Jean. Et nous, qu’étions nous venus contempler hier soir au cinéma ? Des hommes d’exception sûrement, cette exception du prêtre, « visible tant il est à part » commente François Potez, exception au sein de ce que Vatican II a défini comme le « sacerdoce commun des fidèles », de tous les chrétiens baptisés, hommes, femmes et enfants.

Et nous avions bien envie de redire à propos de ces quatre prêtres ce que dit Jésus à propos de Jean le Baptiste : « il ne s’est pas levé parmi les enfants des femmes de plus grand que Jean le Baptiste » (Matthieu 11, 11) cette fameuse question « du plus grand » qui revient à plusieurs reprises dans les évangiles et que Jésus récuse à chaque fois mais qu’il reprend ici à son compte. Qui est la question commune de la « star » ou de la « vedette » qui se pose à quiconque se retrouve projeté sur un écran. 

Car ils sont admirables, beaux mêmes, tous les quatre, chacun à sa manière, ces jeunes prêtres filmés en action : Gaspard Craplet, le montagnard, emmenant une dizaine de garçons à sa suite vers « trois sommets, physique, fraternel et spirituel » ; Antoine Reneaut, sillonnant l'Ariège, quinze semaines par an, pour rouvrir toutes les petites églises, allant à la rencontre, porte à porte, de tous les cœurs, assoupis ou non, croyants ou non ; Matthieu Dauchez, le « Versaillais », arpentant dans sa soutane blanche immaculée les bidonvilles de Manille à la recherche des enfants jetés à la rue par la misère, les coups, l’inceste ; Paul Bénézit, le seul prêtre « normal », en paroisse, entre villes et villages, normal mais… champion de France cycliste du clergé en 2022 et chasseur, adepte du tir à l’arc !

Oui admirables, dirait Jésus, mais il ajouterait sans doute comme dans le passage cité, à propos de chacun des quatre: « mais le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui ». C’est ce que Paul Bénézit nous a redit à plusieurs reprises : « je ne suis pas dans ce film pour me montrer mais pour montrer le Christ qui est ma vie ».

Sacerdoce a été voulu en 2019 par un laïc, Émile Duport, chef d’une entreprise de communication, qui souhaitait restaurer l’image du prêtre entachée aux yeux du public par les crimes de quelques-uns. C’était l’époque de l’affaire Preynat à Lyon, qui allait aussi emporter le cardinal Barbarin dans sa tourmente, et du film Grâce à Dieu, de François Ozon, qui enfonçait le clou dans la soutane. Clous qui allaient se multiplier dramatiquement à la publication le 5 octobre 2021 du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, présidée par Jean-Marc Sauvé. « Écharde dans la chair », selon le mot de saint Paul, mais cette fois dans la chair de l’Église elle-même.

L’urgence de cette restauration était partagée. Le documentaire a été pré-financé très vite par quelque 900 donateurs à hauteur de 120 000 €, premier tour de piste qui a permis que d’autres financements soient trouvés et que le réalisateur, Damien Boyer, un chrétien évangélique, mène cette aventure au bout, comme il s’en est expliqué dans une interview donnée au magazine Famille chrétienne.

Ce documentaire ne pouvait esquiver « la crise des abus ». « Ce n'est pas parce qu'il y a des traitres dans une armée qu'elle doit déposer les armes ! », lance crânement Matthieu le Versaillais, du fond de son bidonville. Il y a ainsi une longue séquence, un face à face entre une femme abusée par un prêtre dans son enfance et le « Père Paul ». Cette femme explique très bien son drame intime : avoir perdu la confiance, indispensable pour refaire le pas de la foi, dont elle est indissociable. Mais aussi son espérance, en face d’un prêtre, de voir cette confiance un jour restaurée, malgré la blessure et la cicatrice, définitives. 

L’autre question, qui n’est pas au centre du film mais n'est évidemment pas oubliée non plus, c’est celle du célibat consacré, auquel les prêtres catholiques sont toujours tenus. Si les quatre prêtres l’évoquent, ne niant ni les tentations, ni la « blessure affective » pour l'un, ou les « frustrations » pour un autre, qu’un tel engagement peut engendrer, tous le vivent, hic et nunc, comme la condition pour être « tout à tous », sans préférence ni exclusive et comme une vraie liberté de leur vie donnée au monde et à Dieu. CQFD.

Ce documentaire est remarquablement bien monté, rythmé, sans longueurs. Le fait qu'il n'y ait pas à proprement parler d'acteurs, s'agissant d'un documentaire, n'exclut pas qu'il y ait parfois des séquences soigneusement mises en scène comme celle d'où est tirée l'affiche : la caméra tourne autour de Paul Bénézit, en soutane, seul au milieu d'un champ moissonné, au soleil couchant. 

Les cinq portraits se répondent et les images sont très belles, alternance de visages en gros plan et de vues aériennes qui donne sa respiration au film, spirituelle et cinématographique.  

On ne peut que lui souhaiter un beau succès en salles et à l'international.

Sacerdoce - un film documentaire de Damien Boyer - sortie le 18 octobre 2023 - durée : 1 h 30.


08 juillet 2023

Paysan de la Rive droite

 



André Paul, l'impertinent bibliste, entre cœur et marges de l’Église catholique.


J’ai rencontré André Paul à l’automne 1969. J’étais alors séminariste, étudiant au grand séminaire Saint-Sulpice, à Issy-les-Moulineaux, en deuxième année. De courtes mais denses sessions d’initiation à l’exégèse du Nouveau Testament nous furent proposées, insérées au sein de notre emploi du temps habituel. Je fus immédiatement séduit par ce jeune enseignant de 36 ans au verbe haut et précis, où le Sud-ouest chantait encore. C’étaient des travaux dirigés, en groupes et non un enseignement magistral. Je crois que nous étions presque tous subjugués par la nouveauté de son discours sur les évangiles, qui tranchait sur celui des autres professeurs, Sulpiciens comme lui, et sur  tout ce que nous avions entendu jusqu’alors sur la Bible. Lorsque je repense à cette époque, c’est un verset au tout début de l’évangile de Marc qui me vient, toutes révérences gardées : « et l’on était vivement frappé de son enseignement car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. » (Mc 1, 22). L’autorité mise en œuvre, c’était celle des Écritures elles-mêmes, en quelque sorte auto-déployée par la pédagogie d’un enseignant inspiré. Avec le recul, je sais que c’est André Paul qui m’a appris à lire, savoir précieux pour la vie entière. Je lui avais marqué ma gratitude à l'occasion de la cérémonie au cours de laquelle son ami Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg, lui avait remis la médaille d'officier des Arts et des Lettres.

Si j’ai quitté rapidement le séminaire pour me marier et faire toute ma carrière à l’Insee, si André Paul a quitté les Sulpiciens et l'état sacerdotal pour rompre l’impasse existentielle où il se trouvait au terme d'une « seconde adolescence », se marier lui aussi et poursuivre une double et brillante carrière d’éditeur religieux et de savant théologien et historien, son véritable ethos, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. À l’hiver 2007, André Paul m’avait demandé de l’aider à mettre en forme ses souvenirs. Des entretiens à Paris que j’enregistrai et transcrivis, plus quelques jours passés ensemble au monastère du Mesnil Saint Loup, aboutirent à un matériau biographique d’environ 180 pages que je lui remis, renonçant sur le moment à composer une « vie d’André Paul », vie qui était d’ailleurs loin d’être achevée, dans un style qui, étant le mien, aurait sûrement trahi l’homme qui avait le sien, tout autre.

On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Seize années et quelques livres plus tard, André a décidé de nous donner son « André Paul par lui-même », ce  Paysan de la Rive droite, qu’il est à la fois resté et devenu, dont il m’a fait l’amitié comme pour ses livres précédents de pouvoir suivre la composition chapitre après chapitre, proposant chacun d’eux à cette lecture, dont il m’avait enseigné les principes, d'un texte dont je connaissais la voix.

***

Ce qui frappe d’abord dans cette chronique, c’est la précision des noms, des lieux et des dates. Archiviste de lui-même, André Paul semble n’avoir rien oublié de ces neuf dernières décennies, depuis sa prime enfance pyrénéenne. La variété des personnes côtoyées, amis comme adversaires, se reflète dans l’index des personnalités citées qui aimeront ou appréhenderont de s’y retrouver. La table des matières a été elle aussi soignée et les intitulés des dix chapitres et plus encore des sous-chapitres ne manqueront pas d’aiguiser la curiosité et d’orienter la lecture au moment d’ouvrir le livre.

« Mordante », cette chronique l’est à plus d’un titre. L’un de ses fils rouges est sans doute la polémique constante que notre impertinent bibliste [1] a entretenue avec les milieux qu’il a fréquentés et l’époque – les époques devrait-on dire – qu’il a traversées, depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours, en passant par Vatican II, mai 68, jusqu’à la Manif pour tous : polémiques intellectuelles, savantes, éthiques voire ethniques qui sont comme les parties immergées, les sous-textes des livres qu’il n’a cessé d’écrire comme auteur et de produire comme éditeur dans le monde catholique. Les conditions de production et de réception de ces livres et des thèses qu’ils défendent sont ici éclairées des plus vives lumières. Elles disent, comme le rappelle Danièle Hervieu-Léger sur la 4ème de couverture,  le prix qu’il faut payer pour qu’existe « la pensée critique au sein de l’Église romaine ». Cet éclairage ne pourra qu’inciter soit à découvrir soit à relire les textes les plus marquants d’André Paul [2].

Un autre fil rouge, qui trouve un écho particulier dans l’actualité,  dans ce qu’on appelle désormais « la crise des abus » dans l’Eglise catholique, c’est l’inventaire qui est dressé des « maladies sexuelles de la foi ». Pour cet inventaire qui commence avec sa propre vie d’enfant puis de séminariste, André Paul n’adopte pas la position de surplomb à laquelle il cède parfois dans les disciplines qu’il maîtrise. Il décrit son propre cheminement, la rencontre de maîtres au comportement ambigu, revient sur la première grande crise du célibat sacerdotal des années 70 avec le mouvement  contestataire de prêtres « Échanges et dialogues », provoquée selon lui par la mise en œuvre de décisions conciliaires trop peu maîtrisées. Il évoque à partir de sa brève expérience de confesseur au cœur du VIème arrondissement de Paris l’état de misère sexuelle dans laquelle l’Église maintient ses fidèles, rappelle qu’Humanae vitae, l’encyclique sur la contraception publiée par Paul VI a été rédigée par un certain Karol Wojtyla… S'il retrouve du mordant, c'est pour dénoncer les « détournements protégés » de « la règle sacrée du célibat » dont il a été le témoin, par une hiérarchie soucieuse de conserver coûte que coûte au sein de l’Église ses « meilleurs » éléments, l’hypocrisie et la duplicité dans ce domaine étant le prix à payer par le système catholique. Et ce prix est élevé.  Là encore, les faits que rapportent André Paul inciteront à relire un de ses maîtres-livres, Éros enchaîné. Il y critique le procréationnisme pythagoricien, corps étranger introduit dans la philosophie chrétienne par Clément d’Alexandrie, position étrangère selon Paul à l’évangile et qui entend imposer que la procréation et non le plaisir soit le seul but autorisé de l’activité sexuelle, à laquelle celle-ci doit rester intrinsèquement ordonnée.

Revisiter l’histoire de l’Église catholique depuis la guerre n’incite pas notre auteur à un grand optimisme quant à l’avenir du catholicisme. De la Rive droite bourgeoise dont il a fait sa retraite, il théorise une Église de petits restes urbains encore privilégiés et tentés par un narcissisme mortifère. Mais, en une conclusion nullement crépusculaire, il ne renonce pas à espérer un nouveau prophétisme, ni réformateur ni restaurateur, que le « souffle de l’Esprit » ferait renaître. Dont acte.

Ce livre percutant, itinéraire singulier d’un homme singulier, se lit comme un roman - la formule n'est pas usurpée - à cheval comme son auteur sur deux siècles. Inclassable, André Paul agacera autant qu’il intéressera « tradis » et « progressistes », déjouant en permanence le « prêt-à-penser » des uns et des autres, comme l’ont fait tous ses livres depuis le premier, L’évangile de l’Enfance selon saint Matthieu, publié en 1968 et toujours au catalogue des éditions du Cerf.

Paysan de la Rive droite - 1933-2023. La mordante chronique d'un théologien libre – André Paul – paru le 6 juillet 2023 - Cerf, collection Patrimoines – 298 pages – 34 €




[1] L'impertinence biblique (1974) est le titre d'un petit livre - publié sans imprimatur - qui valut à son auteur quelque purgatoire à la faculté de théologie de la Catho de Paris et fut comme l'amorce pour lui d'une nouvelle étape de sa vie.

[2] On en trouvera une liste quasi exhaustive sur la page Wikipédia que je lui ai ouverte en 2008 et qui se complète depuis, et bien sûr à la fin du livre.

20 novembre 2022

"La faute de l'abbé Ricard"


Assemblée plénière des évêques de France à Lourdes (8 novembre 2022)


"Méfiez-vous de votre dévotion à la Vierge" [Frère Archangias à l'abbé Mouret]

in La faute de l'abbé Mouret, Émile Zola



L'exemple vient d'en haut

Après l'aveu (tardif) du cardinal Ricard, et ceux à venir puisque l'épiscopat a semble-t-il choisi le genre du feuilleton pour ses révélations (il y a déjà eu Mgr Santier puis Mgr Grallet), ce n'est pas l'Eglise catholique qui est en crise mais la voix de sa hiérarchie, son autorité, du fait de la disqualification de certains de ses membres, de plus en plus haut placés. Ce qu'a dû reconnaître Mgr Éric de Moulins-Beaufort dans le discours de clôture de l'assemblée des évêques à Lourdes, le 8 novembre dernier, qu'on écoutera avec profit (33 mn 45). 

« La faute de l'abbé Ricard », pour ancienne qu'elle soit et en dépit de la prescription qui découle de cette ancienneté, a rejailli sur le cardinal qu'il est devenu, sur la légitimité de son parcours et même sur le corps auquel il appartient du fait de sa carrière – pour le pékin de base, le plus haut « grade » juste en-dessous de pape - jusqu'à ruisseler sur l'ensemble de l'institution ecclésiale. Certes, en conscience, aucun  catholique ne devrait pouvoir lui jeter « la première pierre » - qui en tout état de cause ne vaudra jamais réparation pour la présumée victime - mais ceux qui ne tirent pas pour eux-mêmes la leçon de l'évangile dit de la femme adultère [1], par ignorance, pharisaïsme ou simple anticléricalisme, n'y manqueront pas. Ce qui est indéniable, c’est que l’Église catholique est entrée dans une nouvelle phase dans laquelle, qu’elle l’ait voulu ou non, elle se « donne en spectacle », comme on dit, elle « scandalise » par le haut, rebond prévisible des révélations faites par le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase) publié le 5 octobre 2021.

Appeler un chat un chat

A la lecture des aveux des « coupables », on est soi-même embarrassé par des tournures qui ressemblent plus à des éléments de langage fournis par un communicant qu'à des propos sincères. Même si la pudeur et le souci de protéger celle de la victime anonyme, seule à pouvoir se reconnaître, peut expliquer des expressions aussi vagues et stéréotypées que « gestes inappropriés » ou « comportements déplacés », on aimerait des précisions qui situerait la faute en question, puisque faute est avouée, entre un faux-pas ponctuel et sans lendemain et un acte relevant du Code pénal, qui connaît lui-même des gradations. Tant qu’à nous faire voyeurs, autant qu’on sache ce qu’il y a à voir ; tout ne peut pas être mis sur le même plan ! Car enfin, un geste peut être « déplacé » au regard du statut conféré à un prêtre du fait de son ordination, sans qu'il constitue pour autant une « agression » notamment vis-à-vis d’une personne majeure, dans une situation de séduction pas toujours prévisible. Mais ce « déplacé »  peut aussi renvoyer à la « surprise », qui est un des éléments retenus par le Code pénal pour qualifier un viol (« violence, menace, contrainte ou surprise »). Et certains gestes venant d'un prêtre peuvent a priori surprendre une femme (ou un homme) qui ne s'y attend pas de la part d'un homme « consacré », célibataire réputé tenu à une continence parfaite et perpétuelle (sans toutefois qu’il ait fait vœu de chasteté comme un religieux).

 C'est l'intention qui compte

Ce qui doit être pris en considération surtout, c'est l'intention. Le Christ ne condamne pas le désir en lui-même. Il peut m’arriver de désirer une femme ou un homme - car le désir n'est jamais hors jeu dans une relation - sans commettre l'adultère (si je suis marié, ou elle ou lui, ou tenu par d'autres vœux). Mais, dit précisément l'évangile à l'attention des hommes, je ne dois pas regarder une femme pour la désirer [2], dans l'intention d’attiser mon désir sur elle. C'est l'intention qui règle tout, faisant de l'autre un sujet ou un objet (sachant que tout un chacun peut aussi désirer être un objet pour l'autre à un moment d'une relation, mais c'est une autre histoire !). L’évangile le dit clairement, en des termes quasi-phénoménologiques : « la lampe du corps, c’est l’œil » [3]. L’œil qui regarde pour désirer, c'est l’œil pornographe [4]. Après, si je suis un homme et si je bande, il m'appartient de savoir ce que je fais de cet état, de ce signal que m’envoie mon corps, en me rappelant l'avertissement de Brassens : « la bandaison papa, ça ne se commande pas » et celui de Sade : « il n'est nul homme qui bande qui ne veuille être un despote. ». Même commentaire si je suis une femme qui sait aussi bien quelles sont les manifestations corporelles de son désir, le corps mentant rarement, et sur le « despotisme féminin » capable d’emprunter d'autres voies que le masculin.

Un système « clérical-impérial », misogyne et anti-homosexuel

Donc, on ne lapide personne mais ce qui est probable, en revanche, c'est qu'un nombre croissant de catholiques se sente maintenant fondé, comme a commencé à le faire la Ciase, à amplifier sa critique d’un système « clérical-impérial » (tel que le définit Danièle Hervieu-Léger), de surcroît misogyne et condamnant l'homosexualité (ce qui est paradoxal quand on sait désormais que le corps des clercs catholiques abrite en son sein une proportion d’homosexuels, conscients ou non de l’être, supérieure à la moyenne dans la population générale [5] ).

La sacralisation du prêtre

Rappelons les grands traits de ce système. Il place dans le monde, nommés sur un territoire donné, la paroisse [6] , des hommes plus ou moins jeunes en exigeant d’eux tous, uniformément, sans considération de leur ethos individuel, d'y vivre quasiment comme des moines (sans pour autant faire les mêmes vœux), donc comme n'étant pas du monde, ainsi qu’en a décidé au XIème siècle le grand pape Grégoire VII [7] parce qu’il était moine lui-même et voulait réformer et assainir l'Église (avant que Luther ne débarque quatre siècles plus tard…). L’instauration de la règle du célibat s'est accompagnée d'une sacralisation du prêtre censée préserver contre toute tentation les engagements déduits de son ordination. Cette sacralisation, combinaison indissoluble de la « mise à part » et de la « continence », a produit un effet de levier formidable pour donner aux clercs un pouvoir quasi-absolu sur l’ensemble des baptisé•es relevant de leur juridiction territoriale, et en particulier sur les femmes, exclues du service des sacrements (mais non des tâches multiples dans les églises, à l’instar des religieuses). 

L'emprise de la confession

Parmi ces sacrements, celui de pénitence a sans doute créé le plus d'occasions d’emprise du clerc-confesseur sur ses pénitent•es, compte tenu de l'importance singulière prise dans la confession auriculaire par l’aveu personnel – et dans certains cas, par la recherche obsédée, inquisitoriale de cet aveu - des péchés commis contre le sixième commandement, étendu, alors qu'il ne concerne en théorie que l'adultère, à l'ensemble des comportements sexuels. Les « stripconfessions » de l’abbé Santier ou les pelotages pseudo-psychanalytiques de l’abbé Anatrella relèvent bien de cette obsession du « peccati carne » que fouaillaient encore naguère les prêtres italiens de Rome [8]. 

L'Église « experte en humanité »

Dans ces conditions, si des leaders de l'Église catholique peuvent être soupçonnés de duplicité, de vies  parallèles, qu'ils auraient pris soin de cloisonner et qui  s'affranchiraient des principes affichés par eux, la hiérarchie catholique peut-elle continuer à se poser dans son ensemble, au-dessus du « peuple de Dieu », sans ironie ou cynisme, en « experte en humanité » dans la lignée du discours de Paul VI à l’Onu en octobre 1965 ?

De la loi naturelle trangressée à la rupture anthropologique

Esquivant désormais le registre doctrinal-moralisant traditionnel, issu d’une lecture largement extensive des dix commandements, principalement du « tu ne tueras pas » et, on l’a dit, du « tu ne commettras pas d'adultère », l'Eglise catholique « qui est en France » a cru pouvoir dans la période récente, après les batailles perdues contre la pilule (1967) et l'interruption volontaire de grossesse (dépénalisée en 1975), critiquer diverses innovations sociétales - mariage pour tous, droit à mourir dans la dignité, droit à l'enfant par tous moyens existants, revendications existentielles de minorités très agissantes LGBTQ+, etc. – les présentant  comme des « ruptures anthropologiques ». Il s'agit là d'une terminologie modernisée  qui se veut  elle-même en rupture, plus ou  moins cosmétique, avec l'ancien discours doctrinal plus rigide fondé sur la « loi naturelle »  (invoquée par l’encyclique Humanae vitae en 1968 pour condamner la pilule contraceptive) et le « péché » (qui consiste à  transgresser cette loi).  C’est tenter d'affirmer une essence de l'homme déconnectée de conceptions religieuses, pour la partager avec tous et y reprendre pied en tant qu'autorité morale, alors qu'il est vraisemblable que l'Eglise catholique ne puisse plus désormais prétendre s'adresser qu'à ses fidèles, comme le pense Mme Hervieu-Léger.

Le catholicisme, « une contre-culture » ?

S’il est une idéologie qui pourrait signifier aujourd'hui cette « rupture anthropologique », c'est bien le transhumanisme. Celui-ci vise en effet un au-delà de l'humain, à travers diverses possibilités « d'augmentations » psycho-physiologiques, repoussant, avec la figure de « l’homme augmenté » aussi bien la finitude posée par l'être-pour-la-mort heideggerien que la vie éternelle offerte à tous via la résurrection chrétienne. En affirmant que le transhumanisme ne serait rien d'autre qu'un avatar du capitalisme qui poursuit son œuvre amorale destructrice de l'humanité et de la planète via la science et la technique [9], des courants catholiques ont endossé des positions objectivement anti-capitalistes, entendant même se poser comme les hérauts (héros ?) d'une « contre-culture » au sens où Jean Paul II avait caractérisé la culture dominante du monde contemporain comme « culture de mort ». Le désormais saint pape reprenait alors une condamnation du monde (kosmoV) certes présente dans la tradition johannique, mais sans les nuances que l'évangéliste  prête à Jésus, pour qui le « monde » reste une réalité ambivalente, tantôt positive-sauvée (« je ne Te demande pas de les retirer du monde ») tantôt infernale et irréparable, car conduite par le « Prince de ce monde » ( « prenez courage, j'ai vaincu le monde » i.e. le Mal en langue laïque).

Plus jamais

Ces courants catholiques  sont liés autant à la mouvance traditionaliste qu'à la charismatique voire à  la féministe – des alliances objectives apparaissent entre eux – et revendiquent un esprit de « résistance » typique des positionnements minoritaires, qu'ils soient émergents ou déclinants. Les catholiques « conciliaires » (en gros, les « boomers ») regardent avec perplexité ces courants s'emparer d’une partie de l'épiscopat, qui, de son côté, se réjouit de cette attitude de « résistant » qui contribue à  l'affirmation d'une identité catholique renouvelée dans le contexte de ce que Mme Hervieu-Léger nomme « l'exculturation » du catholicisme, i.e. son expulsion hors de la culture commune et dominante. Cette culture, ces nouveaux catholiques peuvent, comme les « anciens », revendiquer d’y participer en y mêlant  leur voix, au besoin dissonante mais réduite à présent à n'être qu'une parmi d'autres, sans plus jamais pouvoir prétendre à détenir la vérité. 

Les dégâts de la Manif pour tous

À noter que si le populisme consiste à suivre le peuple (et non à le précéder, Mussolini l’avait bien compris ainsi), les évêques dans leur ensemble ont eu un comportement qu'on peut qualifier de populiste au moment de la Manif pour tous, en bénissant les autocars qui partaient vers Paris pour une croisade d'un autre genre. Pour beaucoup de jeunes catholiques progressistes, l'hostilité manifestée alors contre l'homosexualité et par là contre les  homosexuel•les a constitué aussi un moment de rupture avec l'institution catholique, attirant leur attention sur des paragraphes terriblement obsolètes du Catéchisme de l’Église catholique (entre autres, § 2357 à 2359) promulgué en 1992 par Jean Paul II. 


***

Vers l'implosion, avec ou sans point d'interrogation ?

Quelle première leçon tirer de cette crise des abus sexuels au sein de l’Église catholique ? Tout ce qui y concerne la sexualité devrait y être mis à  jour d'urgence voire purement et simplement expurgé du catéchisme.  Ces leçons de morale composent une doctrine d'une autre époque qui n’a plus rien à faire mélangée aux dogmes intangibles de la foi, dont elles corrompent la lecture contemporaine. La crise en cours crée les conditions d’une réforme qui viendra nécessairement. Interrogée par Emmanuel Laurentin, Danièle Hervieu-Léger révélait l’autre jour sur France Culture que le titre initial de son livre coécrit avec Jean-Louis Schlegel, Vers l’implosion ? [10] ne comportait pas de point d’interrogation, lequel avait été ajouté par l’éditeur…


PS : Ces considérations font écho à celles que m'avait déjà inspiré en octobre dernier une communication épiscopale à destination des fidèles. Cf. L'Église dont le prince est un enfant.

______________________

Notes :

[1] Jean 8, 1-11

[2] Matthieu 5, 28 (Sur l'œil, je renvoie ici à mon billet du 11 février 2018.)

[3] Matthieu 6, 22

[4] Œil pornographe malheureusement surentraîné aujourd’hui, dès le plus jeune âge.

[5] Séminariste moi-même à Saint-Sulpice dans les années 68-70, et quoique étant alors un adolescent provincial et peu déniaisé, j’avais compris a posteriori, affranchi par l’un ou l’autre, que nombre de mes condisciples parisiens étaient homosexuels – pratiquants. Ils se reconnaissaient entre eux d'une question : "Est-il de la paroisse ?".

[6] Paroisse qui peut comprendre aujourd’hui en milieu rural 10,  30,  40 clochers...

[7] pape de 1073 à 1085.

[8] Je dois l’anecdote à Lucien Monteix, curé de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement à Paris 3ème, qui se souvenait au début des années 70, de terribles confesseurs romains répétant « peccati carrrne, peccati carrrne ? » à leurs pénitents pour les pousser à ce qui semblait être l’aveu suprême.

[9] Science et technique elles-mêmes critiquées de longue date par les philosophes de l’école de Francfort (Habermas et alii)

[10] Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme – Danièle Hervieu-Léger, Jean-Louis Schlegel – mai 2022 – Seuil (387 pages, 23,50 €)



27 septembre 2014

Éros enchaîné

Une généalogie des maladies religieuses du sexe




Dès les premiers chapitres de son encyclique Deus caritas est (Dieu est amour), Benoît XVI citait en 2005 le philosophe du nihilisme : « Selon Friedrich Nietzsche, le christianisme aurait donné du venin à boire à l’éros qui, si en vérité il n’en est pas mort, en serait venu à dégénérer en vice. Le philosophe allemand exprimait de la sorte une perception très répandue : l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? » (§ 3)

Reprenant à nouveaux frais l’interrogation du pape émérite, et proposant d’autres réponses, ce n’est pas un poison que dénonce André Paul dans son nouveau livre, mais des chaînes, qu’il entend bien briser. Il commence d’ailleurs par une manière de « coming out » personnel. Non que ce savant bibliste et historien nous dévoile soudainement quelque orientation tenue jusqu’ici secrète ! Mais que de façon plus forte et plus signifiante, avec les premières pages de son livre consacrées à des « ouvertures » inédites sur ses années d’apprentissage, il nous offre à lire l’itinéraire singulier d’un homme qui, de son propre aveu, est né paganus au XIXème siècle pour être projeté catholicus au XXIème, a porté lui-même les chaînes dont son enfance pyrénéenne et sa formation ecclésiastique ont recouvert son propre éros, et a peut-être découvert, dans un intense désir d’études longuement et jamais assouvi, les prémices d’un exercice de ce sexe et de ce genre « oméga » dont son livre se fait l’étonnant annonceur, aussi troublant que pertinent pour notre époque.

Car cette mise en bouche autobiographique, qui brosse aussi le portrait de temps en partie révolus - ah, le « tout sexuel » obsessionnel de la confession ! - est suivie d’une rigoureuse déconstruction historique de la morale sexuelle catholique, menée avec le souci pédagogique de ne jamais perdre le lecteur. Au fil d’un inventaire érudit mais toujours accessible, André Paul nous guide du code de Hammurabi au catéchisme de Jean Paul II, en passant par Platon, par les relais du juif alexandrin Philon, contemporain de Jésus, et du chrétien Clément, évêque de la même ville un siècle plus tard, qui fut le forgeron en chef des fameuses chaînes. En effet, depuis Clément qui a radicalisé les thèses de Philon, "l'Église romaine est restée alignée sur le procréationnisme pythagoricien" de ce dernier, pour lequel les relations sexuelles n'étaient justifiées qu'en vue de la reproduction. Ces chaînes seront encore alourdies lorsque le concile de Trente, en 1563, scellera après de longs débats l'indissolubilité du mariage et avec elle, le code sexuel des catholiques jusqu'à nos jours.

Parallèlement à ce décryptage historique, André Paul se livre à une exégèse serrée des textes du Nouveau Testament qui traitent du mariage et des relations de genre (eros n’est pas un mot du vocabulaire grec des évangiles ou des épîtres). Au passage, il dédouane de façon convaincante, au nez et à la barbe de la Tradition, aussi bien Jésus de Nazareth, le fondateur du christianisme, que Paul de Tarse, son premier théologien, des accusations portées contre le christianisme, religion de l’amour qui aurait trahi son thème central.

Ce double parcours critique, historique et biblique, conduit André Paul à proposer d’autres réponses aux questions de l’indissolubilité du mariage, de l’homosexualité et plus généralement du genre, sans nouveau dogmatisme, sans démagogie de la pensée non plus. Relecteur attentif du Banquet et du Timée, il envisage les fortunes diverses de l'androgyne et du deuxième sexe dans notre culture. Incomparable dompteur des mythes qui tissent celle-ci, il sait les faire parler vrai, de façon neuve et simple, du corps et de son avenir, jusqu'à cette utopie d'un sexe "omega" : le seul sexe vraiment humain ?

Celleux que les chaînes d’Éros ont blessés durablement dans leur chair, avec ou sans Dieu, trouveront peut-être dans ce livre de quoi s’en délivrer et, pourquoi pas, de quoi en rire avant d’en guérir. Car c’est une vraie bonne nouvelle que nous annonce André Paul : non, entre Dieu et le sexe, il n'y a pas à choisir. On n'en attendait pas moins d'un Dieu qui a voulu s'incarner.

 


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