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25 janvier 2011

Hommage à André Paul




Mardi soir, 25 janvier 2011, André Paul recevait la médaille d'officier des Arts et des Lettres des mains de Mgr Joseph Doré au cours d'une cérémonie particulièrement émouvante dans les locaux des éditions du Cerf. André m'avait demandé de présenter ce soir-là ses idées à ses invités. Ce que je fis en ces termes :

 

Cher André,

Lorsque tu m’as invité il y a quelque temps à venir présenter ce soir  tes « idées principales » telles que je les avais condensées dans ta notice Wikipédia, j’ai dit oui étourdiment, sans l’ombre d’une hésitation, ne considérant pas un seul instant devant quel brillant aréopage j’allais devoir plancher. Je ressens à la fois comme un honneur et un devoir d’amitié d’essayer de m’acquitter de cette tâche que d’autres ici présents auraient été sûrement  plus qualifiés pour accomplir mais pour laquelle tu m’as amicalement commis d’office.

C’est d’ailleurs en m’interrogeant sur les origines et les destinées de notre amitié que j’ai cru trouver le fil de cette présentation et les quelques épingles nécessaires pour y accrocher tes idées. Je voudrais donc en guise de prologue revenir sur les circonstances de notre rencontre.

 

C’était  à Paris. Tu venais d’arriver d’Albi et tu étais déjà fort d’une thèse sur l’origine du Quaraïsme vers lequel t’avait orienté Jean Carmignac et du succès, qui ne s’est jamais démenti, de ton premier livre sur L’évangile de l’enfance selon Saint Matthieu. J’ai retrouvé les notes prises lors de la première session que tu animes sur le Nouveau Testament à Issy-les-Moulineaux, où je suis étudiant.  C’est précisément le 10 octobre 1969. Tu nous confrontes d’emblée au problème synoptique, avec le récit de la guérison des aveugles de Jéricho. Ce qui m’étonne, c’est la rigueur et l’efficacité d’un enseignement qui semble capable de faire de nous en quelques heures des exégètes du Nouveau Testament. Ce n’est pas un cours magistral : tu nous ouvres ta boîte à outils et nous nous en servons sans complexe. Il me semble alors que le miracle n’est plus sur la route de Jéricho mais dans la salle où, invités à « dévisager la surface narrative du texte » - je te cite -  nous retrouvons la dynamique des couches profondes qui l’animent ;  peu à peu l’ensemble des détails des évangiles se réorganisent en une totalité où chaque élément signifie. Mon admiration pour toi naît à ce moment et n’a jamais cessé depuis. Je suis aussi stupéfié que les gens de Capharnaüm après la guérison du possédé : « ti estin touto didachè kaine kat' exousian », excusez mon déplorable accent, mais il faut bien faire un peu de grec ce soir, soit dans la traduction de la Bible de Jérusalem : « Qu’est-ce que cela ? Un enseignement nouveau donné d’autorité ». (Mc 1, 27) Je crois bien que ce 10 octobre, c’est moi qui recouvre la vue. D’ailleurs, je m’engage, André, à en témoigner lorsque s’ouvrira ton procès en béatification.

 

En parlant d’admiration pour André, je ne veux pas, rassurez-vous, verser dans l’hagiographie. Mais je parle d’admiration en connaissance de cause. Un ami m’a démontré il y a fort longtemps qu’elle était la composante la plus certaine de l’amour et de l’amitié et le facteur le plus sûr de leur développement durable, comme on dit aujourd’hui. Que je sois encore ici 41 ans, 3 mois et 15 jours après ma rencontre avec toi, André, n’en est-elle pas la démonstration la plus éloquente ?

 

J’en viens à tes idées, donc. Depuis que tu m’as longuement raconté ta vie, lorsque nous projetions un livre en commun, je les vois solidement enracinées dans la « terre » où tu es né et que tu n’as jamais reniée quoique vivant aujourd’hui sous des apparences bourgeoises dans le XVIème arrondissement. Une terre nourricière. Il me semble que cette « conscience de racines », pour reprendre une expression de Gaston  Bachelard, supporte tous tes visages et qu’elle irrigue toutes tes contradictions, que tu assumes avec brio. Parce qu’à l’origine, la mort précoce de ton père t’a sorti brutalement du panthéon autarcique de ton enfance et t’a donné définitivement ce que tu nommes, avec Miguel de Unamuno, le « sentiment tragique de la vie »[1], tu n’as eu de cesse d’exprimer et de renouveler les propositions paradoxales de celle-ci. Jusqu’à rencontrer chez le fondateur du christianisme, comme en miroir, ce que tu appelleras une immortelle « pédagogie dramatique de la vie ». Drame et/ou tragédie. Il n’est pas fortuit pour moi que tu aies dédicacé ton premier livre polémique[2], L’impertinence biblique,  qui fut un livre de rupture, « à Thomas Paul, mon père mort ». Et d’ajouter : «  en des années cruellement belles et fécondement brèves, il sut nous apprendre à vivre sans douter ». J’y reviendrai.

 

Homme de la Bible tu fus, homme de la Bible tu es resté mais en opérant un déplacement considérable de point de vue. Je t’ai rencontré exégète, tu te revendiques aujourd’hui et depuis longtemps  historien. Peut-être l’as-tu toujours été.

Au milieu des années 70, tu te fais le promoteur d’un concept, que tu diras plus tard temporaire, celui  d’intertestament[3], qui envoyait la bible naviguer sur l’océan de l’intertextualité. Mais tu vas être  aussi un théoricien éloquent du Canon des Ecritures.

« Intertestament » pour exprimer la prodigieuse fécondité, hors de toute limite temporelle, sectaire ou confessionnelle, des écrits et traductions jaillis des judaïsmes alexandrin et palestinien au cours de ces quelques siècles qui entourent le point zéro du temps occidental. Tu te feras logiquement l’explorateur et l’éditeur des manuscrits de la mer Morte[4] dans la période récente.

Mais aussi « Canon », pour fixer à jamais le périmètre hors duquel il n’est point de Bible, délimitée pour toujours à l’intérieur du codex chrétien. C’est parce que cette Bible est finie qu’elle peut vivre dans l’Histoire. Tu auras à ce propos une de ces formules paradoxales dont tu as le secret et que relève Stanislas Breton dans son livre Ecriture et révélation : « l’histoire biblique, c’est la Bible achevée qui vit dans l’Histoire et donc toujours y commence. »

 

C’est encore dans le champ de l’Histoire que tu interviens dans un article de la revue Esprit[5], en juin 90 : tu présentes alors judaïsme et christianisme comme des « faux jumeaux ». Par la suite, tu n’as cessé de reprendre tes « leçons paradoxales »[6] sur les deux religions, défendant bec et ongles leurs « différences motrices ». Tu classes parmi ce que tu appelles les « déterminismes » de ta vie ta rencontre avec Joseph Moingt qui  te confie en 1972 le bulletin du judaïsme ancien dans la revue Recherches de sciences religieuses : de cet observatoire privilégié, tu as dépouillé  pendant quarante ans toute la production savante mondiale sur le judaïsme. C’est fort de ce savoir accumulé que tu montreras notamment  que le judaïsme rabbinique est postérieur à la naissance du christianisme, et que Jésus, le fondateur du christianisme, a instauré en personne la rupture avec la religion juive dans laquelle il avait été élevé. Ces thèses t’exposent à te voir qualifier - qualifications que tu reçois non sans cette gourmandise du polémiste toujours prêt à batailler - « d’apologète catholique » par les uns ou de « néo-marcionite » par les autres. Ce sont ces convictions qui t’ont amené aussi par le passé à ferrailler périodiquement et vigoureusement avec le défunt cardinal Lustiger.

 

Sortir la Bible du "ghetto clérical" : c’est le sens, que j’exprime brutalement, de la conclusion de ton  livre La Bible et l’Occident, conclusion que tu avais déjà préparée dans des conférences et des écrits antérieurs. Pour toi, la Bible fait partie intégrante du patrimoine littéraire, culturel, de l’humanité[7]. Tu en viendrais presque à regretter que l’encyclique Divino afflante spiritu, par laquelle Pie XII clôturait en 1943 la crise moderniste, en réouvrant la recherche biblique, ait fait retomber la Bible entre les mains des clercs. Car pour toi, aujourd’hui, la Bible appartient à tout homme qui doit pouvoir en prendre connaissance à l’Ecole dès l’enfance, au même titre qu’il y entend parler de la mythologie gréco-latine. Et cet enfant devenu grand, s’il le souhaite, doit pouvoir approfondir cette connaissance, comme c’est le cas dans la plupart des universités occidentales, à l’exception notable de l’Université française. Tu distingues en cela avec soin la  Bible de l’Ecriture. La première, enclose dans sa reliure, est destinée soit à l’étude soit au commerce. La seconde, supportée par des « livres » multiples, eux-mêmes défaits en morceaux choisis, est vouée au culte des religions chrétiennes. Avec cette distinction, tu retrouves les idées que tu défendais, aux plus beaux jours du structuralisme et de la sémiologie, sur la production de l’écrit par son lecteur : c’est l’usage du texte qui fonde sa nature et non quelque qualité intrinsèque de la chose écrite. Cette lutte contre le fétichisme du Livre est aussi celle-là même de la laïcité. Plaidoyer pour une approche laïque de la Bible.

 

J’ai évoqué ton livre sur Jésus. Tu y mets bas un siècle de méthode historico-critique, récusant avec force aussi bien la coupure entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi que l’entreprise associée de démythologisation d’un Bultmann et de ses successeurs. Pour toi, il n’y a pas d’opposition entre mythe et histoire et tu proposes  au contraire, revenant en deçà de cette dialectique, que tu juges  destructrice de la culture, de restaurer le mythe comme « moyen princier de connaissance »[8] - encore une de tes formules - de  l’homme Jésus et de son parcours. Au fond, pour toi, Jésus n’appartient pas aux croyants et c’est pourquoi tu proposes, dans ta conclusion qu’on puisse dire « l’immortelle leçon de Jésus Christ sur la vie »  « avec ou sans Dieu et « si c’est avec Dieu » pourquoi pas « avec aussi le Dieu des autres ». Tout se passe alors comme si tu entendais en quelque sorte laïciser le fondateur du christianisme, comme tu le fais avec la Bible, peut-être pour redonner à l’un et l’autre la dimension universelle qu’ils sont toujours menacés de perdre au sein de la seule religion chrétienne. En quoi tu rejoins peut-être par d’autres voies Marcel Gauchet, voyant dans celle-ci – selon sa formule fameuse – « la religion de la sortie de la religion. »

 

Il y a pourtant chez toi un indéracinable attachement au dogme chrétien. La religion chrétienne, avant tout catholique pour toi, est en effet moins une religion de l’amour qu’une doctrine. Nulle mièvrerie. Mais le dogme selon toi est une « vision transformée en formule ». Dans cette sorte d’alchimie, le germe du dogme est donc aussi, à l’origine, utopie, autre nom de la « vision ». Et l’opérateur historique de cette transformation n’est autre que le mythe. Ainsi, Jésus, Christ, logos fait chair[9], né d’une vierge, mort et ressuscité, en quoi se ramasse la foi chrétienne, est le mythe qui engendre l’histoire du christianisme. Sa « formule » est le Credo. C’est pourquoi le christianisme selon toi n’est pas une religion du Livre, mais une religion du culte. Où s’énonce un Credo de chair, aussi immuable que le Canon des Sacra Scriptura, et où se nouent les gestes essentiels que sont baptême et eucharistie. Ces formules et ces gestes offrent à tout homme une vie nouvelle, éternelle en fait, parce que prodiguée sans limitation dans les limites cultuelles à jamais fixées par son fondateur Jésus de Nazareth et par son premier théologien, Paul de Tarse. De la vision à la formule, l’espace ainsi dessiné est celui de l’apocalyptique, réservoir des visions et des utopies où puise la raison humaine et qui s’affirme bien comme la mère de toutes les théologies.

 

 

Je reviens à l’homme, au bien-nommé « André ». Chez toi, la raison raisonnante semble ne vivre qu’enlevée par un souffle lyrique, un chant d’écriture rude à l ‘accent « pyrénéen » qui emporte dans sa fougue les objections du contradicteur, sans craindre de déraper. Fidèle à la mémoire de ton père, tu vis apparemment « sans douter ». Dans ces conditions, la foi ne peut être autre chose que l’affirmation d’elle-même : croire c’est dire « je crois », à partir des racines qui alimentent à l’infini l’héritage chrétien vers son futur. Tu crois au Credo. L’historien que tu es aujourd’hui n’en dit pas plus.

 

Aussi, lorsque d’aventure tu écris à Dieu ou au Diable dans quelque lettre ouverte, tu laisses le premier dans un inaccessible infini auquel tu n’oses t’adresser quoique tu en connaisses tous les noms. En revanche, tu sais que tu côtoies depuis longtemps le second, depuis le jour où tu t’es engagé sur le chemin de connaissance sans fin qui est le tien. Et puisque Lucifer, le « porteur de lumière », est le partenaire obligé de tout savoir humain, tu ne crains pas en somme de lui proposer un pacte d’un nouveau genre pour forcer ensemble le mystère de l’Histoire et pouvoir peut-être, un jour prochain, tutoyer enfin autre chose que des idées. D’ici là, j’attends – nous attendons - avec impatience ton prochain livre.

 

 

[1] Titre d’un livre de Miguel de Unamuno.

[2] L’impertinence biblique, 1974.

[3] Dans le cahier Evangile n° 14, cité et commenté par Stanislas Breton in Ecriture et Révélation, 1979, p. 41.

[4] Cf. Les manuscrits de la Mer Morte et La Bible avant la Bible.

[5] Esprit, juin 1990.

[6] Leçons paradoxales sur les juifs et les chrétiens, 1992.

[7] Et l’homme créa la Bible, 2000.

[8] Jésus Christ, la rupture, p. 272, 2001.

[9] Ce que le philosophe Michel  Henry nomme « la proposition hallucinante de Jean » in Incarnation, une philosophie de la chair, p. 10.

 

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