André Paul, l'impertinent bibliste, entre cœur et marges de l’Église catholique.
J’ai rencontré André Paul à l’automne 1969. J’étais alors séminariste, étudiant au grand séminaire Saint-Sulpice, à Issy-les-Moulineaux, en deuxième
année. De courtes mais denses sessions d’initiation à l’exégèse du Nouveau
Testament nous furent proposées, insérées au sein de notre emploi du temps
habituel. Je fus immédiatement séduit par ce jeune enseignant de 36 ans au
verbe haut et précis, où le Sud-ouest chantait encore. C’étaient des travaux
dirigés, en groupes et non un enseignement magistral. Je crois que nous étions
presque tous subjugués par la nouveauté de son discours sur les évangiles, qui
tranchait sur celui des autres professeurs, Sulpiciens comme lui, et sur tout ce que nous avions entendu jusqu’alors
sur la Bible. Lorsque je repense à cette époque, c’est un verset au tout début
de l’évangile de Marc qui me vient, toutes révérences gardées : « et l’on était vivement frappé de son
enseignement car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme
les scribes. » (Mc 1, 22). L’autorité mise en œuvre, c’était celle des
Écritures elles-mêmes, en quelque sorte auto-déployée par la pédagogie d’un
enseignant inspiré. Avec le recul, je sais que c’est André Paul qui m’a appris
à lire, savoir précieux pour la vie
entière. Je lui avais marqué ma gratitude à l'occasion de la cérémonie au cours de laquelle son ami Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg, lui avait remis la médaille d'officier des Arts et des Lettres.
Si j’ai quitté rapidement le séminaire pour me marier et
faire toute ma carrière à l’Insee, si André Paul a quitté les Sulpiciens et l'état sacerdotal pour rompre
l’impasse existentielle où il se trouvait au terme d'une « seconde adolescence », se marier lui aussi et poursuivre
une double et brillante carrière d’éditeur religieux et de savant théologien et historien,
son véritable ethos, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. À l’hiver 2007,
André Paul m’avait demandé de l’aider à mettre en forme ses souvenirs. Des
entretiens à Paris que j’enregistrai et transcrivis, plus quelques jours passés
ensemble au monastère du Mesnil Saint Loup, aboutirent à un matériau
biographique d’environ 180 pages que je lui remis, renonçant sur le moment à
composer une « vie d’André Paul », vie qui était d’ailleurs loin d’être
achevée, dans un style qui, étant le mien, aurait sûrement trahi l’homme qui
avait le sien, tout autre.
On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Seize années
et quelques livres plus tard, André a décidé de nous donner son « André
Paul par lui-même », ce Paysan de la Rive droite, qu’il est
à la fois resté et devenu, dont il m’a fait l’amitié comme pour ses livres
précédents de pouvoir suivre la composition chapitre après chapitre, proposant chacun d’eux
à cette lecture, dont il m’avait
enseigné les principes, d'un texte dont je connaissais la voix.
***
Ce qui frappe d’abord dans cette chronique, c’est la
précision des noms, des lieux et des dates. Archiviste de lui-même, André Paul semble
n’avoir rien oublié de ces neuf dernières décennies, depuis sa prime enfance
pyrénéenne. La variété des personnes côtoyées, amis comme adversaires, se
reflète dans l’index des personnalités citées qui aimeront ou appréhenderont de
s’y retrouver. La table des matières a été elle aussi soignée et les intitulés
des dix chapitres et plus encore des sous-chapitres ne manqueront pas d’aiguiser
la curiosité et d’orienter la lecture au moment d’ouvrir le livre.
« Mordante », cette chronique l’est à plus d’un
titre. L’un de ses fils rouges est sans doute la polémique constante que notre impertinent bibliste a entretenue avec les milieux qu’il a fréquentés et l’époque – les époques
devrait-on dire – qu’il a traversées, depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’à
nos jours, en passant par Vatican II, mai 68, jusqu’à la Manif pour tous :
polémiques intellectuelles, savantes, éthiques voire ethniques qui sont comme les parties
immergées, les sous-textes des livres qu’il n’a cessé d’écrire comme auteur et
de produire comme éditeur dans le monde catholique. Les conditions de
production et de réception de ces livres et des thèses qu’ils défendent sont
ici éclairées des plus vives lumières. Elles disent, comme le rappelle Danièle
Hervieu-Léger sur la 4ème de couverture, le prix qu’il faut payer pour qu’existe « la pensée critique au sein de l’Église
romaine ». Cet éclairage ne pourra qu’inciter soit à découvrir soit à
relire les textes les plus marquants d’André Paul .
Un autre fil rouge, qui trouve un écho particulier dans l’actualité, dans ce qu’on appelle désormais « la
crise des abus » dans l’Eglise catholique, c’est l’inventaire qui est
dressé des « maladies sexuelles de la foi ». Pour cet inventaire qui
commence avec sa propre vie d’enfant puis de séminariste, André Paul n’adopte
pas la position de surplomb à laquelle il cède parfois dans les disciplines qu’il
maîtrise. Il décrit son propre cheminement, la rencontre de maîtres au
comportement ambigu, revient sur la première grande crise du célibat sacerdotal
des années 70 avec le mouvement contestataire
de prêtres « Échanges et dialogues », provoquée selon lui par la mise
en œuvre de décisions conciliaires trop peu maîtrisées. Il évoque à partir de
sa brève expérience de confesseur au cœur du VIème arrondissement de Paris l’état
de misère sexuelle dans laquelle l’Église maintient ses fidèles, rappelle qu’Humanae vitae, l’encyclique sur la
contraception publiée par Paul VI a été rédigée par un certain Karol Wojtyla… S'il retrouve du mordant, c'est pour dénoncer les « détournements protégés »
de « la règle sacrée du célibat » dont il a été le témoin, par une
hiérarchie soucieuse de conserver coûte que coûte au sein de l’Église ses « meilleurs »
éléments, l’hypocrisie et la duplicité dans ce domaine étant le prix à payer par
le système catholique. Et ce prix est élevé. Là encore, les faits que rapportent André Paul
inciteront à relire un de ses maîtres-livres, Éros enchaîné. Il y critique le procréationnisme pythagoricien, corps étranger introduit dans la philosophie chrétienne par Clément d’Alexandrie, position
étrangère selon Paul à l’évangile et qui entend imposer que la procréation et
non le plaisir soit le seul but autorisé de l’activité sexuelle, à laquelle
celle-ci doit rester intrinsèquement ordonnée.
Revisiter l’histoire de l’Église catholique depuis la guerre
n’incite pas notre auteur à un grand optimisme quant à l’avenir du
catholicisme. De la Rive droite bourgeoise dont il a fait sa retraite, il
théorise une Église de petits restes urbains encore privilégiés et tentés par
un narcissisme mortifère. Mais, en une conclusion nullement crépusculaire, il ne renonce pas à espérer un
nouveau prophétisme, ni
réformateur ni restaurateur, que le « souffle de l’Esprit »
ferait renaître. Dont acte.
Ce livre percutant, itinéraire singulier d’un homme
singulier, se lit comme un roman - la formule n'est pas usurpée - à cheval comme son auteur sur deux siècles. Inclassable, André
Paul agacera autant qu’il intéressera « tradis » et « progressistes »,
déjouant en permanence le « prêt-à-penser » des uns et des autres,
comme l’ont fait tous ses livres depuis le premier, L’évangile de l’Enfance selon saint Matthieu, publié en 1968 et
toujours au catalogue des éditions du Cerf.
Paysan de la Rive droite - 1933-2023. La mordante chronique d'un théologien libre – André Paul – paru le 6 juillet 2023 - Cerf, collection Patrimoines – 298 pages – 34 €