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25 mars 2024

Miss Charity

À l'issue du spectacle, Marie-Aude Murail et Elsa Ritter
ont improvisé un bord de scène avec les spectatrices et spectateurs de tous âges.


 Adapter au théâtre le gros roman de Marie-Aude Murail paru en 2008 avait déjà tenté Céline Devalan qui en compagnie de Pascal et Vincent Reverte avait relevé le défi, présenté à la Noël 2013 dans le cadre du théâtre Essaïon. Peter, le lapin de Charity Tiddler aka Beatrix Potter était alors le partenaire à part entière de Charity, que jouait Céline Devalan.

Une deuxième actrice, Elsa Ritter, vient de s'attaquer à ce monument de la littérature jeunesse contemporaine. Avec l'idée de monter un seule-en-scène, elle a sollicité l'appui de Jean-Christophe Leforestier : elle lui a fait lire le livre et il a accepté, puis ils ont commencé à réfléchir en parallèle sur les « morceaux » à choisir dans ce gros récit peuplé de nombreux personnages hauts en couleur, illustres inconnus de fiction auxquels Marie-Aude Murail a mêlé quelques bien célèbres comme Bernard Shaw ou Oscar Wilde. Après quoi ils ont opéré un montage de ces morceaux choisis, réfléchissant parallèlement aux « objets » à utiliser et à la bande-son qui accompagne le spectacle. Se sont imposées aussi deux marionnettes, celle du lapin Peter et celles du duo de souris Miss Désirée et Miss Tutu, à la manipulation desquelles Elsa a été initiée par Jean-Christophe Leforestier. 

Jouant sur la voix et les attitudes corporelles, Elsa Ritter incarne avec force cette galerie de personnages qu’elle fait aussi dialoguer et dont l’identité nous devient familière au fil de la pièce divisée en deux parties (1 h et 1 h 15). Il y a aussi un format jeunesse qui dure… 35 mn ! La scène est divisée en plusieurs espaces grâce à un jeu de paravent, de portants et de draps blancs (effet d’ombres chinoises utilisé) suspendus, avec ou sans pince à linge, à des cordes tendues.  Des aquarelles de Leforestier illustrent le travail et les progrès de Charity dans le fameux "grossissement schématique des détails"... L’actrice disparaît sous une identité pour réapparaître sous une autre, nous laissant seuls-en-salle, en quelque sorte, nous le quatrième mur. Brefs moments de solitude qui permettent de réfléchir au fil de l'émotion et de le garder, dans l’attente de ce qui va ressortir de derrière le drap ou le paravent. 

Le résultat est saisissant, tant Elsa Ritter impose son jeu d'actrice, transformiste sans temps morts pour les besoins multipliés du roman. Un angle de la main, une courbure du corps, une mimique lui suffisent pour caractériser un personnage voire un animal : étonnant Petruchio, le corbeau apprivoisé de Charity, qui volète sur la scène en croassant "je suis un démon, pouët, pouët !" ; effrayante Tabitha, le nounou folle et pyromane de Charity, qui lui conte des histoires effroyables, etc. Ainsi se déploie peu à peu le roman d'apprentissage victorien de Marie-Aude Murail, qui recèle aussi l'étonnante histoire d'amour entre Charity et Kenneth, entrevue dès l'enfance et le jeu de snap dragon

Les lecteurices de Miss Charity verront, souvent avec une intense émotion, se matérialiser le récit de Marie-Aude Murail par la grâce de l'actrice ; quant à celleux qui n'ont pas encore lu le roman, nul doute qu'iels auront à cœur de percer les ellipses de la pièce qui en a été tirée, roman auquel même les silences de son adaptatrice et actrice rendent un hommage fervent.

(pièce vue samedi soir 23 mars 2024 à Arcueil, dans les locaux de L'Anis Gras - le lieu de l'Autre)

14 juillet 2023

La méthode Bulle




Avec Marie-Aude Murail, une méthode d'apprentissage de la lecture pour réconcilier les tenants de la syllabique et de la globale et... permettre aux enfants d'apprendre à lire !


Début 2008, une "bulle" éclate. "Bulle", c'est le nom d'une méthode de lecture destinée au cours préparatoire. Elle a été élaborée par Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, Marie-Aude Murail, écrivain pour la jeunesse et Christine Thiéblemont, professeur des écoles à l'école Guillaume Apollinaire d'Orléans. Elle est éditée par Bordas, illustrée par Frédéric Joos.

La méthode se compose pour l'essentiel d'un manuel de lecture et de deux cahiers d'exercices destinés au élèves ainsi que d'un livre du maître détaillant la méthode pas à pas.

Dans le livret Mon écrivain préféré (pp. 28-34) consacré à Marie-Aude Murail et réédité en 2007 par l'école des loisirs (disponible gratuitement et en ligne), Sophie Chérer a raconté la collaboration exceptionnelle entre une autrice et une institutrice, épaulées par une conseillère pédagogique, qui a abouti à l'édition de cette méthode dont la diffusion n'a cessé de progresser depuis sa sortie, dans l'environnement très concurrentiel de l'édition scolaire.

Les éditions Bordas ont mis en place un site de ressources dédié à la méthode Bulle. Dans deux vidéos, Marie-Aude Murail redit l'intérêt qu'elle attache à la lecture à voix haute, intrinsèquement liée à la méthode Bulle et explique comment elle a conçu le roman épistolaire qui sert de support progressif (43 lettres pour 43 sons) à chaque leçon.

Marie-Aude s'est également expliquée sur cette aventure dans un long entretien réalisé en avril 2008 par Cécile Roumiguière pour le compte de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, repris ici :

1/ Marie-Aude, tu viens de publier "Bulle CP cycle 2, méthode de lecture", chez Bordas. Un auteur jeunesse qui signe une méthode de lecture, voilà qui n'est pas commun ! Pourquoi t'être lancée dans cette aventure ?

Mon intérêt pour l’apprentissage de la lecture et son versant tragique, l’illettrisme, remonte aux temps lointains où on m’envoyait évangéliser les ZEP ( = zone d’éducation prioritaire). À force de rencontrer des jeunes qui me déclaraient ne pas aimer lire, ne pas voir à quoi je servais, ne pas comprendre ce que j’écrivais, j’ai été amenée à réfléchir sérieusement à la lisibilité. J’ai lu un article à l’époque qui disait que le principal obstacle à la lecture, c’est le texte ! J’ai voulu être l’écrivain de ceux qui ne lisent pas, sans me rendre compte que, littérairement parlant, c’est du suicide. Bien sûr, nous sommes tous très heureux et flattés quand un enfant nous dit en nous montrant notre livre : « C’est le premier que j’arrive à finir », mais faut-il pour autant renoncer à notre culture, à nos références, à la complexité d’une intrigue, à la richesse du lexique, à la subtilité de l’analyse, etc. ? J’ai en quelque sorte repris ma liberté par rapport au non-lecteur et écrit des romans qui demandent au contraire des compétences. Mais le problème de l’illettrisme m’était resté en travers de la gorge et il y a cinq ans, j’ai eu la chance de rencontrer une maîtresse de Cours préparatoire passionnée de pédagogie et de littérature de jeunesse. C’est en l’écoutant jour après jour me raconter sa classe (elle venait chez moi après l’école) que j’ai découvert premièrement que la vie d’un CP est la plus fabuleuse matière romanesque qui soit (et j’en ai fait entre autres le roman « Vive la République ! ») deuxièmement que le CP est une petite fabrique de lecteurs et que c’est là, là et non au collège, qu’il me fallait intervenir.

2/ Tu as écrit "Bulle" avec Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, et Christine Thiéblemont, enseignante de CP. Comment s'est articulé votre travail à trois ?

Nous avons d’abord travaillé en tandem, Christine et moi, sans savoir que nous aboutirions à une méthode, sans même y penser une seconde. Notre premier challenge, c’était de transformer une classe de bébés en accros de la lecture et de l’objet livre. Nous avons tout tenté, depuis la lecture quotidienne à voix haute en passant par la visite de l’écrivain dans la classe et le livre dédicacé en récompense des efforts fournis. J’ai sollicité mes éditeurs, Bayard et l’école des loisirs, pour pouvoir déverser des livres sur tous ces petits élèves… Le livre est devenu pour chacun d’eux un objet ardemment désiré, qu’on emmène en récré, qu’on se vante de posséder, qu’on caresse de la main sous le pupitre. Puis, pour amadouer une classe d’irréductibles hyperactifs, nous avons fait croire à l’existence réelle d’un personnage de fiction, ma petite Espionne (publiée en série chez Bayard). Christine lisait en classe ses aventures publiées et moi, j’écrivais à la main des lettres de l’Espionne aux enfants du CP, lettres que ma fille illustrait naïvement. Cette année-là, les enfants ont bouclé d’eux-mêmes leur programme au mois de mai. Christine n’avait jamais vu ça. Mais comme nous sommes tombées la même année sur un petit garçon qui n’arrivait pas à comprendre la base de la lecture, à savoir le b-a ba, et que nous aimions cet enfant et voulions le « sauver », nous avons décidé l’année suivante d’inventer une méthode sur mesure pour lui, une méthode qui associerait l’imaginaire et l’apprentissage syllabique. Nous avons fait valider notre démarche par l’Inspection et nous avons été rejointes par une conseillère pédagogique, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, Patricia Bucheton-Langlois. C’est elle qui nous a permis de transformer notre expérience de terrain en une méthode publiable. Et publiée chez Bordas.

3/ Globale, semi-globale, syllabique… comment se situe cette méthode ? Peux-tu nous décrire son principe ?

J’étais au départ, et compte tenu des difficultés repérées dans la classe de Christine, une fervente de la syllabique (avant que monsieur de Robien n’en parle, je précise !). La syllabique, c’est ce que Christine appelle joliment « le secret honteux pour apprendre à lire », c’est-à-dire quelque chose que les enseignants savent bien qu’ils doivent faire pour aider les enfants, mais qu’ils ont souvent fait en cachette de l’institution. Notre « Tata Sara a un rat. » qui ouvre le manuel « Bulle » provoque les moqueries de ceux qui n’ont pas lu le mode d’emploi de notre méthode et de ceux qui n’ont jamais eu vingt-six mômes de six-sept ans en face d’eux, avec pour mission redoutable de leur éviter l’échec scolaire d’entrée de jeu. Christine et Patricia ont tout de même tempéré mon jusqu’au-boutisme syllabique. Pour écrire des phrases qui aient un sens dès le départ, il fallait accepter quelques mots-outils. Il y en a une trentaine à mémoriser sur toute l’année. C’est peu et cela ne trompe pas l’enfant sur ce qu’est véritablement l’apprentissage de la lecture : non pas une récitation de phrases apprises par cœur, mais un corps-à-corps avec la combinatoire. Par ailleurs, ce que nous voulions éviter en nous appuyant sur la syllabique, c’était de faire s’entraîner l’enfant sur des phrases qui n’évoqueraient rien pour lui : « je fagote du chêne. » (méthode Boscher) ou « le père a pêché une loche. » (méthode Léo et Léa).

4/ Pourquoi le choix de la correspondance littéraire comme fil rouge de l’apprentissage ?

Précisément pour donner du sens aux phrases, au départ minimalistes, que les enfants vont déchiffrer dans leur manuel. J’ai écrit au « je », celui d’un petit Milo du CM1, 43 lettres que l’enseignant va lire tout au long de l’année à raison de deux lettres par semaine en moyenne. Selon son tempérament, le maître peut utiliser la correspondance « à plat » en la présentant implicitement comme une fiction, ou en « 3D » en la faisant sortir, sous enveloppe, d’une boîte à lettres installée dans la classe. À chaque lettre de Milo correspond un son nouveau, très présent dans la lettre, mais j’ai fait en sorte que même une certaine densité de mots en « f » ou en « tion » n’altère pas l’écoute et ne nuise pas au sens. J’aime les contraintes et le jeu sur le langage. Je me suis donc plutôt amusée en rédigeant ce roman épistolaire qui d’un côté raconte la vie quotidienne d’un petit garçon et de l’autre entraîne les enfants du CP dans un univers de féerie. Les textes que l’enfant déchiffre dans son manuel sont tirés des aventures de Milo. Au début, ce ne sont que de lointains échos : « Où est Bulle ? Sur le sol ? Sur le mur ? Milo se dit : « Une fée, c’est si petit. » (leçon 12) Puis, ce sont des résumés complets de la lettre. Mais dès le début, les enfants ont en tête toute une histoire avec des personnages, des rebondissements, une attente. Cette façon de procéder permet de donner une profondeur de champ à des phrases plates, les seules qui conviennent aux débutants. Elle corrige ce qu’il y a de décevant pour un apprenti lecteur dans une méthode syllabique : l’absence de sens et de contenu. En lisant les phrases dans son manuel voire en les retravaillant à la maison, l’enfant garde en tête les péripéties de la lettre entendues lors de la lecture à voix haute.

5/ Le manuel de l'élève est illustré par Frédéric Joos, l'illustration est-elle pensée comme un soutien, un guide, pour l'apprenti lecteur ?

Les illustrations de Joos viennent en renfort de l’imagination de l’apprenti lecteur. Nous voulions pour ce manuel un illustrateur, un vrai, de littérature de jeunesse. Et la chance a voulu que l’illustrateur de l’Espionne soit disponible et que ses essais aient convaincu l’éditeur Bordas. Il y avait une forte contrainte pour Frédéric. Ses dessins ne doivent rien apporter au texte, je veux dire par là que si l’enfant doit déchiffrer « Tata Sara a un rat. », il doit voir sur l’image tata Sara et le rat. Rien d’autre. Mais rien n’empêche que tata ait un look sympa et le rat une bonne bouille. Frédéric a légèrement modifié sa façon de faire, son dessin est plus « ligne claire » que d’habitude, mais il en parlerait mieux que moi…

6/ Vous vous appuyez beaucoup sur la lecture à voix haute par l'enseignant, en quoi cela te semble-t-il un élément moteur de l'apprentissage de la lecture ?

Il faut être clair : sans la lecture à voix haute, la méthode « Bulle » ne fonctionne pas. Les enseignants qui ne veulent pas faire ce qu’ils exigent des enfants, à savoir lire à voix haute, n’utiliseront donc pas cette méthode. La lecture d’une lettre de Milo prend entre une minute et demie et deux minutes. Évidemment, nous espérons un investissement plus important de la part de l’enseignant ! J’ai introduit une thématique dans chaque lettre de Milo : la rentrée scolaire, le sentiment amoureux, l’Afrique, la vie au temps des grands-parents, le monde des fées, les pirates, la fratrie, etc. Pour chaque thématique, nous proposons à l’enseignant un minimum de trois livres, album, premier roman, documentaire, classés par ordre de difficulté. Nous avons ainsi établi une bibliothèque de plus de 170 titres tous testés en CP. Nous n’avons oublié ni les comptines, ni la poésie, ni la bande dessinée, ni ces livres « de bébé » que les enfants peuvent lire très tôt tout seuls dans le coin-bibliothèque. Dans le livre du maître, nous avons prévu deux paragraphes intitulés : « Lire à voix haute, pourquoi ? » et « Lire à voix haute, comment ? » Cela fait vingt-cinq ans que je prône la lecture à voix haute, pour la maternelle comme pour le lycée. Daniel Pennac l’a fait, Alexandre Jardin, en lançant l’association « Lire et faire lire », l’a fait, les chartistes le font quand, pendant les animations, ils prennent un de leurs livres et le lisent à voix haute devant les jeunes. Lire à voix haute, c’est partager une culture, faire la meilleure des explications de texte, transmettre des émotions, montrer notre plaisir à lire, et c’est donner à l’enfant du cours préparatoire le désir d’entrer dans les livres à son tour, donc de faire tous les efforts nécessaires pour savoir lire.

7/ "Bulle" propose des exercices pour une pédagogie différenciée, peux-tu nous préciser ce qu'ils recouvrent ?

Le point de départ de notre méthode, ce fut un petit garçon en difficulté, presque en perdition, car être en échec scolaire peut vous amener à jouer les caïds à la récré et à rejeter le système scolaire, puis la société… La pédagogie différenciée s’adresse à environ 20 % d’une classe de CP à des niveaux divers. Il y a donc un chapitre dans le livre du maître qui est consacré à des exercices de pédagogie différenciée, travail sur la combinatoire, sur le séquençage des mots ou des phrases par exemple. Ces exercices ont été concoctés par Patricia Bucheton. Christine s’est davantage intéressée aux méthodes pour aider les enfants à se concentrer quand on leur lit une histoire, les aider à saisir le sens d’un album, à le résumer ou à le lire aux autres, à s’interroger sur l’implicite du texte ou sur la structure du conte. Ce sont à la fois des exercices pour l’enfant et des conseils pour l’enseignant.

8/ "Bulle", ce sont aussi des évaluations en fin de séquence, des pistes d'écriture, des thématiques, des débats… est-ce que les enseignants peuvent y trouver de quoi s'approprier la méthode ou bien doit-on suivre la méthode pas à pas ?

Dans le livre du maître (qui sera aussi consultable sur le site www.bordas-bulle.fr jusqu’en décembre [2008]), les enseignants trouveront le déroulé de chaque séquence pédagogique, 43 fiches-guides pour les 43 sons, plus quelques fiches dites « à la loupe » pour vaincre les principales difficultés du décodage. Nous indiquons pour chaque séquence, qui dure de deux à trois jours, des plages de lecture à voix haute, et d’autres pour débattre sur la thématique, travailler sur le vocabulaire, prolonger les thématiques par de l’expression écrite etc., avec le contenu de chacune de ces séances. Mais nous précisons bien à l’enseignant que cette profusion de propositions doit lui permettre de faire son propre parcours, notamment culturel, et de le varier d’une année sur l’autre pour éviter la monotonie. Nous fournissons aussi des banques de mots et d’exercices, des évaluations, bref nous dégageons le terrain à l’enseignant pour lui éviter de perdre du temps et lui permettre de garder son énergie pour le plus important : ce qui se passe dans la classe.

9/ "Bulle" fait référence à 170 œuvres de littérature jeunesse. À l'heure où certains ne jurent que par les "classiques", n'est-ce pas un magnifique pied de nez à tous les donneurs de leçons qui méconnaissent à la fois la littérature jeunesse et le terrain ?

Attention, « Bulle » honore aussi les classiques ! Nous avons toute une littérature de jeunesse patrimoniale qu’il est essentiel de transmettre. Du reste, pour moi, il faut une couche de contes pour pouvoir y planter la littérature de jeunesse contemporaine, autrement ça ne prend pas… Donc, vive Cendrillon avec les illustrations de Gustave Doré et vive le délectable Barbe-Bleue illustré par Marie Diaz ! Mais il nous a paru tout aussi essentiel de mettre entre les mains des CP les albums de Claude Ponti, Yvan Pommaux, Grégoire Solotareff, Mario Ramos, Gilles Bachelet, Philippe Dumas, Philippe Corentin, Leo Leonni, Tomi Ungerer, Maurice Sendak, etc. et des romans première lecture que nous avons testés un par un et dont nous savons qu’ils résistent même aux enfants turbulents. Nous allons continuer à lire de la littérature de jeunesse, Christine et moi, et nous actualiserons notre bibliothèque sur le site de Bordas. Si vous avez des livres ou des albums sur les différentes thématiques que nous proposons et qu’ils vous semblent convenir à la comprenette d’un six-sept ans, signalez-les nous !

10/ Votre méthode marie lecture et culture, en quoi cela est-il essentiel pour toi ?

Au cours d’une enquête sur la lecture, on avait demandé aux enfants : « À quoi ça sert d’apprendre à lire ? », la majorité avait répondu : « à savoir lire ». C’était donc un exercice qui se mordait la queue. Or, on apprend à lire pour une seule raison valable : entrer dans les livres et y tracer sa propre route. Livre et libre, je l’ai toujours dit. Notre méthode prône la transmission culturelle massive, la seule arme valable pour les temps présents. Les enfants de la classe de Christine ont l’an dernier entendu 120 histoires, répertoriées dans leur cahier de lecteur. Christine est - ce que je suis aussi - une jusqu’au-boutiste… Chaque enseignant adaptera la méthode à sa façon de voir les choses, à sa classe et à ses priorités.

11/ L'apprentissage de la lecture est un passage majeur de la vie. En ces temps pédagogiques troublés, cette méthode me semble un acte politique fort. Qu'en penses-tu ?

Nous avons des convictions, ce ne sont pas des certitudes. Mais nous pensons que cela vaut la peine de les faire connaître. Nous pensons qu’on peut conjuguer la syllabique et le sens, la rigueur de l’apprentissage et la richesse de l’imaginaire, la transmission du patrimoine et la découverte de la création contemporaine. Nous avons surtout voulu œuvrer dans l’intérêt général des enfants, et c’est curieusement une phrase écrite vers 1850 par une certaine George Sand qui nous a servi de ligne de conduite : « N’est-il donc pas possible d’établir un système où les intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des intelligences d’élite ? » Voilà pourquoi tout en fournissant de quoi nourrir les enfants les plus éveillés, nous avons opté pour une méthode progressive tenant compte des difficultés les plus courantes de l’apprentissage de la lecture, pour un manuel de lecture très ligne claire, un livre du maître sans jargon, une littérature de jeunesse de qualité mais dépourvue de tout snobisme. Tous les enfants doivent savoir lire et il ne tient qu’à nous que tous les enfants, qui aiment entendre des histoires, aiment aussi lire des livres.

recueilli par Cécile Roumiguière (avril 2008)



“Bulle CP”, méthode de lecture, de Marie-Aude Murail, Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, éditions Bordas.

Manuel de l'élève 9,95 € ; Les lettres 12 € ; Cahier d'exercice nº 1 et nº 2 : 5,50 € chacun ; Livre du maître 16 € ; Affichettes de mots référents 35 €.

29 août 2018

En nous beaucoup d'hommes respirent



 Marie-Aude Murail, une mémoire en quête.

Avec ce livre, Marie-Aude Murail refait, une trentaine d'années après Passage (1985) et Voici Lou (1986) publiés chez Pierre-Marcel Favre, une excursion hors de l'édition jeunesse, proposant à ses lecteurs de visiter avec elle l'histoire de ses ancêtres - et la sienne - telle qu'elle a pu la réécrire à partir de riches archives familiales reçues en 2010 à la mort de son père, le peintre et poète Gérard Murail.

Pour celle qui a commencé à vivre de sa plume en écrivant ce qu’on n’appelait pas encore de la romance, trois histoires d'amour ont naturellement émergé des paquets de lettres enrubannés, des journaux intimes, des photos qu'elle a soigneusement inventoriés, classés, lus et commentés pendant plusieurs mois, entre 2012 et 2013. Histoire d'amour de Raoul et Cécile, ses grands-parents maternels, dont elle a retrouvé les journaux de leur rencontre, qu'ils avaient écrits en parallèle ; histoire d'amour de ses propres parents – tabou à vaincre - à travers la correspondance qu'ils ont échangée au cours de l'année 1945, parce qu'ils avaient été séparés juste après s'être croisés à l'académie Duncan. Enfin son histoire d'amour avec Pierre, commencée au début de l'année 1972, alors qu'elle n'a pas encore 18 ans et relue 45 ans plus tard.

Le gros manuscrit, truffé de document scannés, qu'elle avait tiré de ce voyage dans son passé, a dormi quatre années dans un tiroir. Publiera, publiera pas ? En 2017, Julia Pavlowitch, éditrice à L'Iconoclaste,  se rend à Orléans pour rencontrer Marie-Aude, dont elle apprécie les livres pour la jeunesse. Elle vient de faire écrire un autre auteur jeunesse, Timothée de Fombelle. Marie-Aude lui ouvre son tiroir. Peu après cette "visitation", Julia Pavlowitch revient avec Sophie de Sivry, la patronne de la maison d'édition. Marie-Aude décide alors de leur livrer son manuscrit original en feuilleton, pour ne pas les accabler, pour voir si elles auront envie de lire la suite. L'enthousiasme, tout professionnel mais non feint, de ses deux lectrices, qui y voient d'ores et déjà un livre, l'incite à retravailler son manuscrit, l'élaguant, resserrant (sur 425 pages !), veillant à ne fâcher ni les vivants ni les morts, suivant ou pas les conseils et avis de ses éditrices

L'Iconoclaste va effectuer de son côté un impressionnant travail coordonné par Marie Baird-Smith : la maquette est complexe, car le livre est presque aussi richement illustré que le manuscrit original. Mais L’Iconoclaste a déjà démontré qu’il maîtrisait parfaitement la production de ce type de livre. L'impression sera achevée le 14 juin 2018. Il est en librairie ce 29 août. C'est un beau livre, à s'offrir et à offrir.

En nous beaucoup d’hommes respirent est le produit d’un conflit surmonté, non pas entre une autrice et ses éditrices, mais entre une autrice et une lectrice, qui sont ici une seule et même personne. Toute à sa découverte émerveillée, la lectrice déroule le contenu qui sort de son « coffret magique » et se rappelle de temps à autre qu’elle est en train d’écrire le roman des origines familiales. Plutôt qu’un conflit, il s’agit plutôt d’une concurrence entre ce qui a été écrit et ce qui est en train de s’écrire. Trouver le juste équilibre entre les deux, faire en sorte que l’archive n’éteigne pas la voix présente de l’auteure, qui se retrouverait enfouie sous les voix du passé. D’où l'avertissement de Pierre, le mari de l’auteure qui lit de temps à autre par-dessus son épaule, devant le risque d’effacement de la mémorialiste, toujours envisageable en optant pour un récit à focalisation zéro, avertissement que consigne Marie-Aude dès le début : « le personnage principal, c’est toi, il ne faut pas qu’on perde ta voix ».

Une deuxième difficulté de l’exercice, mais ç’en est aussi un moteur à l’instar du « conflit » précédent, résultait de la confrontation entre les matériaux du passé et la mémoire de l’auteure. Celle-ci ne se penche pas sur des archives anonymes, extérieures à elle, comme le ferait une chercheuse, mais sur le passé de sa propre famille, déjà présent en elle sous la forme d’un « roman familial » intime et partagé. La manuscrit naît et se développe sur cette confrontation entre une mémoire plus ou moins vive et des documents qui tantôt la corroborent tantôt la démentent - avec une zone grise d’incertitude entre ces deux situations tranchées - y compris quand il s’agit de textes produits par l’auteure elle-même des années auparavant, qu’elle a « oubliés » et auxquels elle se heurte : singulièrement, son journal intime tenu à 18 ans. Qui est cette fille ?!

Force est d’ajouter à ces deux difficultés un constat, qui va constituer un court moment une difficulté pour les éditrices : ce manuscrit touche à l’intime, représenté ici par cette « maman » omniprésente que l’on devine penchée au-dessus de sa fille en train de trier ses lettres d’amour et de s’enthousiasmer devant elles. Pour l’essentiel, Marie-Aude a écrit ce texte en dialogue avec sa mère, morte en 1995 mais bien vivante, mais aussi pour ses enfants et petits-enfants, et singulièrement pour sa fille. D’où ce « maman », incontournable, qui n’est pas puéril, mais « technique » oserait-on dire, et consubstantiel à la nature justement intime du manuscrit. En quelque sorte, « maman » est la première lectrice avant quiconque, lectrice de cet opus en cours, côte à côte, face à face et peut-être corps à corps. Et c’est la seule « maman » de ce récit : toutes les autres sont des « mères ».  « Maman » est resté.

Dernière remarque. La difficulté d’une telle entreprise saute aux yeux dès qu’on énumère ses composants : documents multiples, mémoires mortes et vives - ROM versus RAM dirait un informaticien - rencontres interagissant avec les mémoires et les matériaux, le tout sur un siècle… Le manuscrit était gros de plusieurs livres qui ne sont pas tous ici réalisés dans leur plénitude mais dont les trames tissées ensemble se montrent et s’effacent à tour de rôle – ici l’art de la conteuse n’est pas pour rien dans l’harmonie croisée de ces mouvements de flux et de reflux - livres dont les personnages se recoupent et désormais ne font qu’un sous nos fronts de lecteur :

- Le livre des amours est le premier qui ait sauté au cou de l’autrice. C'est le vrai générateur des autres. C’est autour de ces histoires d’amour que tous s’articulent : Isaac & Blanche, mais surtout : Cécile & Raoul, Maïté & Gérard, Marie-Aude & Pierre, prénoms entrelacés ici par l’esperluette ;

- le livre de l’inventaire et de la mémoire entend faire revivre au lecteur le chemin suivi par l’écrivain et lui faire réaliser les mêmes manipulations, les mêmes enquêtes et les mêmes voyages, les mêmes étonnements et les mêmes découvertes, y compris le dialogue associé avec Pierre, compagnon et parfois auxiliaire de ce chemin, dont il a été tantôt le simple témoin tantôt l’un des protagonistes ;

- le livre de l’enfance et de la jeunesse voudrait puiser à la source des vies achevées et des vies encore exposées ;

- le livre des guerres retrace deux drôles de guerre, celle de Raoul en 1914, anti-héros parce qu’artiste et amoureux, celle de Norbert errant de 1940 à 1945 en soldat perdu d’une France défaite, guerres vécues de loin ou de près par Cécile, tour à tour fiancée et mère d’hommes égarés dans des corps armés puis désarmés qu’ils ne reconnaissent plus.

Il y a bien d’autres livres dans cette sorte de bible familiale. Celui des morts et des agonies, celui des femmes et celui des hommes pris séparément chacun dans leur histoire, celui des mères et du souci. Celui surtout des secrets, des questions avec ou sans réponse, des vies ratées ou réussies, vies encore des enfants qui ne sont pas nés. L'auteure n'avait qu'un regret au terme de son parcours, celui d'avoir dû tailler trop durement dans le livre du père qui s'y était esquissé.

En paraphrasant le Sartre de la fin des Mots, En nous beaucoup d’hommes respirent est un livre, fait de tous ces livres et qui les vaut tous et que vaut n’importe lequel. Et surtout ne renie aucun de ceux déjà écrits. Parce qu'elle en a distillé des extraits au fil de ses rencontres avec les collégiens et lycéens de France et d'ailleurs, Marie-Aude Murail a acquis progressivement la conviction qu’il pourrait être lu par toutes les générations, celle d'abord qui a grandi depuis trente ans avec ses textes destinés à la jeunesse, mais aussi toutes les autres. Sans cette conviction, qu’elle allait rencontrer d’une autre manière ceux qui lisaient déjà en 1989 Le hollandais sans peine, qu’à vrai dire elle n’a jamais perdus, elle n’aurait pu conduire ce projet à bien, qui l’a menée des jeunes Italiens de Cuneo jusqu’à son nouveau havre de Bonny-sur-Loire.


En nous beaucoup d'hommes respirent - Marie-Aude Murail - 29 août 2018 - L'Iconoclaste (425 pages, 20 €)

Ce livre est paru au Livre de Poche, en édition intégrale - octobre 2020 (375 pages, 8,20 €)




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