03 octobre 2021

L'Église dont le prince est un enfant

Sur la communication préventive de l’épiscopat


L’Église est en pleurs. L’Épouse du Christ a été trahie par de mauvais serviteurs. Son mascara fout le camp. Pire, ça se voit. Son message d’amour, son grand fleuve d’Amour, s’est laissé polluer par des affluents de stupre, petits (2 à 3 %, c’est peu et beaucoup à la fois) mais hautement toxiques. Aimez-vous les uns les autres, certes, mais surtout pas comme certains ont prétendu vous aimer. La puissance d’aimer a pu se travestir en amour du pouvoir, exercice d’une domination contrôlée sur les âmes et sur les corps, dominations spirituelle et sexuelle, l’une habillant l’autre, si l’on peut dire, pour que l’autre puisse à son heure déshabiller l’une. Moment de méditer Sade : « Il n’est point d’homme qui bande qui ne veuille être un despote ». Au fond, nihil sub sole novum, rien de nouveau sous le soleil.


Dans une Église faite sur mesure par des hommes pour des hommes, où la domination masculine demeure manifeste, aussi paternaliste (« Mon Père ») et pateline (« Mon fils, ma fille ») se fasse-t-elle, les crimes et dérives inventoriés par le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (CIASE), relèvent autant d’un système que des hommes et des femmes qui s’y sont engagés. Si leur origine en partie systémique n’exonère pas les personnes de leur responsabilité individuelle, il appartient désormais à l’institution Église de regarder en face ce système qu’elle maintient aujourd’hui, les caractéristiques de son organisation et de sa discipline internes, le style de relations humaines que celles-ci font prévaloir, qui ont pu favoriser les crimes commis en son sein. Plus généralement, c’est sans doute le coût que la fidélité du catholicisme à sa « Tradition » fait supporter à l’Évangile, ici et maintenant, qui est en jeu et menace sa survie.


Car dire « le passé est le passé, regardons l’avenir » ne va pas suffire. Garder les mêmes structures et les mêmes conceptions garantit que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Or c’est justement le poids spécifique de ce qui est englobé sous le terme Tradition dans l’Église catholique qui risque d’être la force d’inertie principale, si celle-ci fait sienne l’opportunisme de Tancredi dans Le guépard, le roman de Lampedusa : « il faut que tout change pour que rien ne change ». De ce point de vue, la communication développée ad intra ce dimanche par l’épiscopat avec la distribution à la sortie des messes d’un dépliant qui présente 11 mesures mises en place par l’épiscopat [1] avant même que les conclusions de la Ciase soient rendues publiques mardi, ad extra, laisse craindre qu’on demeure dans le cosmétique par peur de s’attaquer au systémique.



Le titre du dépliant pose déjà question : « Faire de l’Église une maison sûre ». L’Église n’est pas une « maison », elle est une « ekklesia », une assemblée ouverte au monde, à tous les vents. Nulle clôture ne l’entoure. Ce n’est pas une maison close sur elle-même, même si c’est peut-être de l’avoir trop été, close, qui a favorisé les crimes dénoncés aujourd’hui. Dans une institution largement vouée à la transmission et à l’éducation – elle n’est pas la seule dans notre pays - les « risques du métier » [2] devront toujours être courus et assumés par toute la communauté et au-delà, responsables, clercs et laïcs, hommes, femmes et enfants. L’Église est au monde, la vraie vie n’en est pas absente.


Le sur-titre du dépliant « Lutte contre la pédophilie » est aussi problématique. L’emploi du terme de « pédocriminalité » eût été plus judicieux que celui de « pédophilie », qui signifie littéralement « amour des enfants » et renvoie justement à cette zone grise de l’amour où la mauvaise foi des prédateurs abrite leur conscience. Pourquoi n’avoir pas repris l’intitulé bien plus large de la Ciase : « abus sexuels » ? Certes la cause des enfants est prioritaire, mais c’est bien la sexualité d’une façon plus large qui est en jeu, celle qui irrigue tous les êtres humains, la même qui inonde aujourd’hui l’Église catholique. La sexualité, comme l'eau, se glisse partout. L’Église catholique a toujours eu peur du mot « sexe ». 


Au chapitre de ce qu’on nomme le systémique, le regard que pose l’institution catholique sur la sexualité est sans doute le point aveugle de sa réflexion et sera à n’en pas douter la pierre d’achoppement de son action. Et ce d’autant plus que c’est un sujet dont elle ne cesse de s’emparer pour s’en dire « mère de sagesse » au nom de sa soi-disant compétence « anthropologique », qualificatif dont elle revêt désormais un mélange de raisons tirées davantage de la Tradition que de la science ou des Écritures. Jésus n’était pas obsédé par la sexualité si l’on en croit les évangiles. D’où vient que l’Église catholique en France en ait fait jusqu’à son cheval de bataille, en soutenant par exemple la Manif pour tous, donnant alors de nouvelles verges pour se faire battre ? Les livres d’André Paul, Éros enchaîné, d’abord, puis La famille chrétienne n’existe pas, ont tenté de l’expliquer naguère.


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Tout ça c’est de la théorie. Mais en pratique ? Je voudrais compléter ce billet par trois témoignages personnels.


En 1968, j’entrai au séminaire Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux J’avais 18 ans, j’étais un jeune provincial puceau, idéaliste et candide qu’un aumônier que j’admirais avait propulsé là au sortir du bac. Je lui en saurai toujours gré. J’y ai rencontré des maîtres aussi admirables de dévouement et de compétences, et un séminariste qui fut pour moi le frère aîné que j’avais perdu cinq ans auparavant. Ce frère de remplacement est prêtre, lui, aujourd’hui, dans le cœur battant de Paris XVIIIe. Le sujet est celui-ci : je découvris, au bout de deux ans - quand j’en fus sorti, je devais me marier trois ans plus tard - qu’un certain nombre de condisciples de l’époque étaient homosexuels pratiquants. C’est l’un deux qui me décilla alors, car je n’avais été l’objet d’aucune « avance », que mon état de quasi-innocence à l’époque ne m’eût d’ailleurs pas même laissé percevoir. Pour autant, je n’affirme pas que je n’aurais pas goûté la chose dans le cas contraire. Je n’étais pas asexuel. Mais personne ne me dragua. J’étais trop beau, paraît-il. Rétrospectivement, je peux donc affirmer qu’un certain nombre de garçons aux tendances homosexuelles avérées, conscientes, envisageaient le sacerdoce et que ce n’était pas considéré comme « intrinsèquement désordonné » [3] par l’institution, du moins en apparence. À ma connaissance, pourtant, peu de ceux que j’ai connus y parvinrent. Comment ceux qui devinrent prêtres ont-ils vécu la chasteté ? À quel prix ? Je l’ignore.


J’ai été aussi animateur en aumônerie à plusieurs périodes de ma vie, jusqu’à un âge avancé. Au cours d’un pèlerinage, il m’arriva d’être témoin d’une situation qui me perturba. Nous faisions une journée de marche sur une portion du chemin de Compostelle. Un jeune aumônier qui nous accompagnait passa quasiment toute l’après-midi loin en arrière du groupe, avec un des lycéens. Première alerte. Ce tête-à-tête se poursuivit dans le car qui nous ramenait de nuit. À un moment même, le lycéen retira son ti-shirt et se fit masser le dos nu par ce jeune prêtre qui s’était assis à côté de lui pour le voyage du retour. J’étais à côté de ma responsable d’aumônerie et nous nous entreregardâmes sans rien dire mais en n’en pensant pas moins. Dans le car endormi, nous étions mal à l’aise comme devant un pelotage qui n’aurait pas dit son nom. Je ne sais plus qui de nous deux se décida à intervenir pour rompre ce manège, en s’adressant au garçon : « Tu ne vas pas bien ? » (Il semblait aller parfaitement bien). Le jeune prêtre nous répondit : « Je le masse car il a mal au dos » (Il avait donc mal au dos). Dont acte. Dans les jours qui suivirent, je jugeais avec ma responsable d’aumônerie qui avait été troublée elle aussi, que ce comportement du prêtre méritait au moins une réaction de notre part et une explication de la sienne. Nous le convoquâmes - non sans réticences de sa part car nous ne lui avions rien dit de précis sur le sens de cette convocation - à ce qui pouvait s’assimiler à une séance de « correction fraternelle » au sens de  Matthieu 18, 15-18. Je ne suis pas sûr qu’il admit sur le moment le bien-fondé de notre démarche. Il opposa une forme de déni à notre constat commun et ne parut même pas reconnaître, a minima, un comportement imprudent de sa part. De notre côté, nous étions embarrassés d’avoir dû nous ériger en « juges » d’un prêtre, fût-il plus jeune que nous. Nous fîmes part de nos doutes et de notre démarche à notre aumônier. L’affaire en resta là. J’espère qu’elle fut un avertissement salutaire pour l’intéressé, si nécessité il y avait eu.


Plus récemment, en 2018, pour un autre jeune prêtre [4], il n’y eut aucune espèce de salut. Dans le secteur paroissial où je venais d'arriver, il fut signalé à une cellule diocésaine « d’écoute des blessures » par des paroissiens pour des « comportements inadaptés ». Immédiatement suspendu par son évêque au moment de la rentrée qu’il avait soigneusement préparée, son dossier partit directement chez le procureur-adjoint de la République. Une enquête de gendarmerie fut diligentée et bien que les gendarmes aient signifié en personne à ce jeune prêtre qu’au final aucune charge ne pouvait être retenue contre lui, il fut retrouvé pendu quelques jours après dans son presbytère, rien ni personne ne l’ayant officiellement réhabilité dans son honneur ni réintégré à temps dans ses fonctions. Tout au plus aurait-il été question de le « déplacer ». Un mois auparavant, un autre jeune prêtre encore [5], d’un autre diocèse  s’était pendu lui aussi dans les combles de son église, signalé auparavant à l’évêché par la mère d’une jeune fille majeure après une « conduite inconvenante ». Dans les deux cas, la disproportion entre les faits et leurs conséquences dramatiques n’échappa à personne, d’autant que les vrais prédateurs, eux, se suicident rarement. Ces deux drames eurent pour effet, paradoxalement, de m'inciter à me réengager dans l'Église. Mais ces deux affaires signalent la difficulté, pour les catholiques de base comme pour leur hiérarchie, à gérer les questions sexuelles, qui tétanisent l’Église après l’avoir obsédée, prise qu’elle est entre un laxisme ancien qu’elle voudrait faire oublier et la volonté d’afficher une soi-disant « tolérance zéro », dans l'air du temps et aux effets parfois tout aussi dévastateurs.


Peut-être l’Église devrait-elle s’arrêter un instant pour revoir ses conceptions sur la vie sexuelle en méditant, après celle de Sade citée plus haut, la maxime célèbre de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » Lui faudra-t-il un Concile rien que pour ça, gérer Sade et Pascal ensemble ?

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[1] C'est la reprise d'une "Lettre aux catholiques", datée du 25 mars 2021, jour de l'Annonciation (sic).

[2] Je reprends volontairement ici le titre du beau film d’André Cayatte (1967), si bien servi par Jacques Brel en instituteur (faussement) accusé par une jeune élève.

[3] C’est ainsi que le § 2357 du catéchisme de l’Église catholique qualifie encore en 2021 « les actes d’homosexualité ».

[4] Pierre-Yves Fumery, du diocèse d’Orléans.

[5] Jean-Baptiste Sèbe, du diocèse de Rouen.

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Annexe : Le dépliant de l'épiscopat français distribué ce dimanche 3 octobre à la sortie des messes :








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