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27 mai 2025

La Charte a cinquante ans !






 « Ti-Jean, Ti-Jean, te voilà bien mal pris
Parce que tu chantes sans permis
As-tu ta carte ? Fais-tu partie de la charte ?
Tu vois bien, mon Ti-Jean Latour
Faut qu'tu comparaisses à la Cour
Apprends que pour d'venir artiste
Faut d'abord passer par la liste des approuvés... »

Contumace, Félix Leclerc


Ce lundi 26 mai 2025, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse fêtait ses 50 ans (1) d'existence à Montreuil, dans les locaux de la Bibliothèque Robert Desnos privatisée pour la circonstance. J'y étais, pour représenter Marie-Aude Murail, retenue de longue date à Courbevoie, au titre aussi de services rendus à la Charte dans les années 2000, quand je tins le site des inscriptions de l'association, voyant passer maints jeunes créateurs et créatrices aujourd'hui reconnus. 

De 13 h à minuit, tables rondes, apéro, buffet dînatoire, dance floor et même... tournoi de baby-foot se sont succédés, impeccablement organisés, dans la joie et la bonne humeur (mention spéciale à Isabelle !), nonobstant quelques nuages noirs qui passèrent parfois au-dessus de débats passionnés. 

***

Cet anniversaire de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ne pouvait être fêté sans la participation d’un de ceux qui avait présidé à sa naissance, en 1975, dans une « auberge bretonne », bien réelle quoique devenue mythique, j'ai nommé Christian Grenier. Aux côtés d'Henriette Zoughebi, venue en voisine puisque « mère » du Salon du livre et de la presse jeunesse installé à Montreuil, lui depuis 40 ans, documents à l’appui, Christian Grenier a évoqué avec humour la révolte de trois écrivains - William Camus, Pierre Pelot et lui-même - soi-disant « invités », à qui on avait voulu faire payer leur dîner ! Le rappel de ce moment fondateur, de l'embryon de statut associatif griffonné dans une chambre d'hôtel, soulignait qu’il y avait, à l’origine de tout progrès de la condition des artistes, le simple courage de quelques-uns, de dire « non » à un abus, à une injustice. Ce combat, comme d’autres au plan sociétal, n’est jamais gagné et doit être repris par chaque génération.1 C'était sans doute la principale leçon du jour.

Au fil des années, la Charte a su porter bien des revendications. Sa réussite la plus emblématique reste aujourd’hui d’avoir lancé dès sa naissance un « tarif de la Charte » adopté progressivement par tous les acteurs culturels souhaitant inviter un auteur ou un illustrateur, tarif dûment révisé lors de chaque assemblée générale de l’association.

La Charte est devenue aussi un partenaire incontournable des pouvoirs publics et des éditeurs, au plan social et culturel, même si elle ne s’est jamais muée en syndicat. Elle a accompagné le développement de la littérature jeunesse, qui s’est affirmée comme le secteur le plus dynamique de l’édition française. Chaque grande maison, Gallimard, Seuil, Actes Sud, Pocket, etc. s'est dotée au fil des années de collections spécialisées dédiées à la jeunesse tandis qu’un « pure player » comme l’école des loisirs confirmait sa politique exigeante d’auteurs et d’illustrateurs, gage d’une qualité française exportée avec succès.

C'est adossés à la Charte que beaucoup de créateurs ont aussi trouvé le courage de négocier avec leurs éditeurs des droits d’auteur progressivement alignés sur ceux de la littérature dite générale (qui l’est sans doute bien moins que la littérature jeunesse !), même si cet objectif est loin d’être atteint, comme s’il y avait encore un plafond de verre pour la LJ.

La perspective de l’arrivée au pouvoir en France de l’extrême-droite, qui ne cesse de se préciser depuis le choc de l’élection présidentielle de 2002, a été évoquée à plusieurs reprises. Le RN n’aime pas la culture et celle-ci le lui rend bien. En dépit de tous ses efforts de rhabillage, son nom reste associé non seulement au racisme et à la xénophobie, à la haine de l'intelligence, mais aussi à un ordre moral qui recourt volontiers à la censure de la création, singulièrement envers la littérature jeunesse. On se souvient peut-être du livre de Mme Monchaux dont le titre résumait à lui seul le jugement porté par l'extrême-droite sur ce pan des Lettres : Écrits pour nuire. Jugement que la droite dite républicaine partage sporadiquement en usant notamment de la loi de 1949 comme d'une loi de censure (ce qu'elle n'est pas), arguant avec plus ou moins de mauvaise foi de son souci de préserver la jeunesse2Heureusement, tout affirmait dans la salle que ce combat politique, civilisationnel même, contre la fascisation des esprits, était loin d'être plié.

Une idée noire sourdait cependant du débat. Puisque le « danger » pour l'extrême-droite vient des créateurs, la perspective nouvelle offerte par l’Intelligence artificielle, évoquée elle aussi dans une table ronde animée par Éric Pessan, de pouvoir les remplacer par des processeurs plus dociles ne pointait-elle pas un autre risque : celui de créer une alliance objective entre ceux qui détestent la culture et ceux qui vont proposer des produits de synthèse plus contrôlables, des ersatz issus du pillage des œuvres d’artistes, vivants ou morts (les vivants se sentent davantage concernés) ? Le rapprochement des patrons de la Silicon Valley avec Donald T. n'annonce-t-il pas clairement cette future alliance ?

Autre questionnement. À ses débuts, la Charte avait posé des règles d’admission à ses membres postulants : être publié à compte d’éditeur, être parrainé par deux ou trois auteurs illustrateurs. Avec le temps, ces deux règles ont été abandonnées. La croissance numérique de l’association et celle corrélative de ses ressources et de sa légitimité s’en sont trouvées favorisées, son poids dans diverses négociations aussi, mais à l’heure où les auteurices – mais aussi les libraires, les bibliothécaires - s’interrogent sur une surproduction qui semble corrélée avec une baisse de la qualité des « produits », à l’heure aussi où des auteurices à compte d'eux-mêmes se sont introduits sur les salons avec des comportements s’apparentant parfois à ceux de camelots3, il est permis de regretter qu’aucune autre régulation que celle du marché ne contienne l’expansion de la production. Celle-ci semble plus que jamais s’autoriser d’elle-même, avec la complicité de la puissante machinerie américaine de l’autoédition et de la vente par correspondance. A contrario de cette évolution, une illustratrice a exprimé tout le bien qu’elle avait ressenti à l’époque, désormais révolue, d’être reconnue par des pairs dans sa qualité d’autrice jeunesse - pairs qui avaient lu ses premiers livres - et dans la foulée d'être adoubée par la Charte.

Bien d'autres sujets ont été abordés, qui feront sûrement l'objet de restitutions par La Charte.

Puis-je conclure, en toute immodestie, que le tournoi de baby-foot a été remporté haut la main par la « team Robert » que je constituai avec ma fille Constance Robert-Murail (bien plus aguerrie que moi dans cette discipline sportive) ? Et merci à Sylvie Dodeller pour ce quart d'heure de célébrité instagrammé...





1 Le travail récent de Coline Pierré et Martin Page, par exemple, en est un autre témoignage (Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Monstrograph, 2018)

2 Cf. le sort fait en juillet 2023 par un ministre de l’Intérieur au livre de Manu Causse, Bien trop petit. Dieu merci, la censure en France vaut encore promotion des biens culturels visés, qu’il s’agisse de livres, de spectacles, des fesses de Polnareff ou de toute autre création de l’esprit.

3 J’ai été témoin direct lors d'un salon (Lire à Limoges pour ne pas le nommer) de ce genre de comportement. Un tel auteur, à compte de lui-même, installé providentiellement à côté d’une autrice bien connue, racolait sans vergogne dans la file d’attente ininterrompue de sa voisine, se présentant sans complexe comme le créateur d’un nouvel Harry Potter. Audaces fortuna juvat 😂.

14 juillet 2023

La méthode Bulle




Avec Marie-Aude Murail, une méthode d'apprentissage de la lecture pour réconcilier les tenants de la syllabique et de la globale et... permettre aux enfants d'apprendre à lire !


Début 2008, une "bulle" éclate. "Bulle", c'est le nom d'une méthode de lecture destinée au cours préparatoire. Elle a été élaborée par Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, Marie-Aude Murail, écrivain pour la jeunesse et Christine Thiéblemont, professeur des écoles à l'école Guillaume Apollinaire d'Orléans. Elle est éditée par Bordas, illustrée par Frédéric Joos.

La méthode se compose pour l'essentiel d'un manuel de lecture et de deux cahiers d'exercices destinés au élèves ainsi que d'un livre du maître détaillant la méthode pas à pas.

Dans le livret Mon écrivain préféré (pp. 28-34) consacré à Marie-Aude Murail et réédité en 2007 par l'école des loisirs (disponible gratuitement et en ligne), Sophie Chérer a raconté la collaboration exceptionnelle entre une autrice et une institutrice, épaulées par une conseillère pédagogique, qui a abouti à l'édition de cette méthode dont la diffusion n'a cessé de progresser depuis sa sortie, dans l'environnement très concurrentiel de l'édition scolaire.

Les éditions Bordas ont mis en place un site de ressources dédié à la méthode Bulle. Dans deux vidéos, Marie-Aude Murail redit l'intérêt qu'elle attache à la lecture à voix haute, intrinsèquement liée à la méthode Bulle et explique comment elle a conçu le roman épistolaire qui sert de support progressif (43 lettres pour 43 sons) à chaque leçon.

Marie-Aude s'est également expliquée sur cette aventure dans un long entretien réalisé en avril 2008 par Cécile Roumiguière pour le compte de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, repris ici :

1/ Marie-Aude, tu viens de publier "Bulle CP cycle 2, méthode de lecture", chez Bordas. Un auteur jeunesse qui signe une méthode de lecture, voilà qui n'est pas commun ! Pourquoi t'être lancée dans cette aventure ?

Mon intérêt pour l’apprentissage de la lecture et son versant tragique, l’illettrisme, remonte aux temps lointains où on m’envoyait évangéliser les ZEP ( = zone d’éducation prioritaire). À force de rencontrer des jeunes qui me déclaraient ne pas aimer lire, ne pas voir à quoi je servais, ne pas comprendre ce que j’écrivais, j’ai été amenée à réfléchir sérieusement à la lisibilité. J’ai lu un article à l’époque qui disait que le principal obstacle à la lecture, c’est le texte ! J’ai voulu être l’écrivain de ceux qui ne lisent pas, sans me rendre compte que, littérairement parlant, c’est du suicide. Bien sûr, nous sommes tous très heureux et flattés quand un enfant nous dit en nous montrant notre livre : « C’est le premier que j’arrive à finir », mais faut-il pour autant renoncer à notre culture, à nos références, à la complexité d’une intrigue, à la richesse du lexique, à la subtilité de l’analyse, etc. ? J’ai en quelque sorte repris ma liberté par rapport au non-lecteur et écrit des romans qui demandent au contraire des compétences. Mais le problème de l’illettrisme m’était resté en travers de la gorge et il y a cinq ans, j’ai eu la chance de rencontrer une maîtresse de Cours préparatoire passionnée de pédagogie et de littérature de jeunesse. C’est en l’écoutant jour après jour me raconter sa classe (elle venait chez moi après l’école) que j’ai découvert premièrement que la vie d’un CP est la plus fabuleuse matière romanesque qui soit (et j’en ai fait entre autres le roman « Vive la République ! ») deuxièmement que le CP est une petite fabrique de lecteurs et que c’est là, là et non au collège, qu’il me fallait intervenir.

2/ Tu as écrit "Bulle" avec Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, et Christine Thiéblemont, enseignante de CP. Comment s'est articulé votre travail à trois ?

Nous avons d’abord travaillé en tandem, Christine et moi, sans savoir que nous aboutirions à une méthode, sans même y penser une seconde. Notre premier challenge, c’était de transformer une classe de bébés en accros de la lecture et de l’objet livre. Nous avons tout tenté, depuis la lecture quotidienne à voix haute en passant par la visite de l’écrivain dans la classe et le livre dédicacé en récompense des efforts fournis. J’ai sollicité mes éditeurs, Bayard et l’école des loisirs, pour pouvoir déverser des livres sur tous ces petits élèves… Le livre est devenu pour chacun d’eux un objet ardemment désiré, qu’on emmène en récré, qu’on se vante de posséder, qu’on caresse de la main sous le pupitre. Puis, pour amadouer une classe d’irréductibles hyperactifs, nous avons fait croire à l’existence réelle d’un personnage de fiction, ma petite Espionne (publiée en série chez Bayard). Christine lisait en classe ses aventures publiées et moi, j’écrivais à la main des lettres de l’Espionne aux enfants du CP, lettres que ma fille illustrait naïvement. Cette année-là, les enfants ont bouclé d’eux-mêmes leur programme au mois de mai. Christine n’avait jamais vu ça. Mais comme nous sommes tombées la même année sur un petit garçon qui n’arrivait pas à comprendre la base de la lecture, à savoir le b-a ba, et que nous aimions cet enfant et voulions le « sauver », nous avons décidé l’année suivante d’inventer une méthode sur mesure pour lui, une méthode qui associerait l’imaginaire et l’apprentissage syllabique. Nous avons fait valider notre démarche par l’Inspection et nous avons été rejointes par une conseillère pédagogique, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, Patricia Bucheton-Langlois. C’est elle qui nous a permis de transformer notre expérience de terrain en une méthode publiable. Et publiée chez Bordas.

3/ Globale, semi-globale, syllabique… comment se situe cette méthode ? Peux-tu nous décrire son principe ?

J’étais au départ, et compte tenu des difficultés repérées dans la classe de Christine, une fervente de la syllabique (avant que monsieur de Robien n’en parle, je précise !). La syllabique, c’est ce que Christine appelle joliment « le secret honteux pour apprendre à lire », c’est-à-dire quelque chose que les enseignants savent bien qu’ils doivent faire pour aider les enfants, mais qu’ils ont souvent fait en cachette de l’institution. Notre « Tata Sara a un rat. » qui ouvre le manuel « Bulle » provoque les moqueries de ceux qui n’ont pas lu le mode d’emploi de notre méthode et de ceux qui n’ont jamais eu vingt-six mômes de six-sept ans en face d’eux, avec pour mission redoutable de leur éviter l’échec scolaire d’entrée de jeu. Christine et Patricia ont tout de même tempéré mon jusqu’au-boutisme syllabique. Pour écrire des phrases qui aient un sens dès le départ, il fallait accepter quelques mots-outils. Il y en a une trentaine à mémoriser sur toute l’année. C’est peu et cela ne trompe pas l’enfant sur ce qu’est véritablement l’apprentissage de la lecture : non pas une récitation de phrases apprises par cœur, mais un corps-à-corps avec la combinatoire. Par ailleurs, ce que nous voulions éviter en nous appuyant sur la syllabique, c’était de faire s’entraîner l’enfant sur des phrases qui n’évoqueraient rien pour lui : « je fagote du chêne. » (méthode Boscher) ou « le père a pêché une loche. » (méthode Léo et Léa).

4/ Pourquoi le choix de la correspondance littéraire comme fil rouge de l’apprentissage ?

Précisément pour donner du sens aux phrases, au départ minimalistes, que les enfants vont déchiffrer dans leur manuel. J’ai écrit au « je », celui d’un petit Milo du CM1, 43 lettres que l’enseignant va lire tout au long de l’année à raison de deux lettres par semaine en moyenne. Selon son tempérament, le maître peut utiliser la correspondance « à plat » en la présentant implicitement comme une fiction, ou en « 3D » en la faisant sortir, sous enveloppe, d’une boîte à lettres installée dans la classe. À chaque lettre de Milo correspond un son nouveau, très présent dans la lettre, mais j’ai fait en sorte que même une certaine densité de mots en « f » ou en « tion » n’altère pas l’écoute et ne nuise pas au sens. J’aime les contraintes et le jeu sur le langage. Je me suis donc plutôt amusée en rédigeant ce roman épistolaire qui d’un côté raconte la vie quotidienne d’un petit garçon et de l’autre entraîne les enfants du CP dans un univers de féerie. Les textes que l’enfant déchiffre dans son manuel sont tirés des aventures de Milo. Au début, ce ne sont que de lointains échos : « Où est Bulle ? Sur le sol ? Sur le mur ? Milo se dit : « Une fée, c’est si petit. » (leçon 12) Puis, ce sont des résumés complets de la lettre. Mais dès le début, les enfants ont en tête toute une histoire avec des personnages, des rebondissements, une attente. Cette façon de procéder permet de donner une profondeur de champ à des phrases plates, les seules qui conviennent aux débutants. Elle corrige ce qu’il y a de décevant pour un apprenti lecteur dans une méthode syllabique : l’absence de sens et de contenu. En lisant les phrases dans son manuel voire en les retravaillant à la maison, l’enfant garde en tête les péripéties de la lettre entendues lors de la lecture à voix haute.

5/ Le manuel de l'élève est illustré par Frédéric Joos, l'illustration est-elle pensée comme un soutien, un guide, pour l'apprenti lecteur ?

Les illustrations de Joos viennent en renfort de l’imagination de l’apprenti lecteur. Nous voulions pour ce manuel un illustrateur, un vrai, de littérature de jeunesse. Et la chance a voulu que l’illustrateur de l’Espionne soit disponible et que ses essais aient convaincu l’éditeur Bordas. Il y avait une forte contrainte pour Frédéric. Ses dessins ne doivent rien apporter au texte, je veux dire par là que si l’enfant doit déchiffrer « Tata Sara a un rat. », il doit voir sur l’image tata Sara et le rat. Rien d’autre. Mais rien n’empêche que tata ait un look sympa et le rat une bonne bouille. Frédéric a légèrement modifié sa façon de faire, son dessin est plus « ligne claire » que d’habitude, mais il en parlerait mieux que moi…

6/ Vous vous appuyez beaucoup sur la lecture à voix haute par l'enseignant, en quoi cela te semble-t-il un élément moteur de l'apprentissage de la lecture ?

Il faut être clair : sans la lecture à voix haute, la méthode « Bulle » ne fonctionne pas. Les enseignants qui ne veulent pas faire ce qu’ils exigent des enfants, à savoir lire à voix haute, n’utiliseront donc pas cette méthode. La lecture d’une lettre de Milo prend entre une minute et demie et deux minutes. Évidemment, nous espérons un investissement plus important de la part de l’enseignant ! J’ai introduit une thématique dans chaque lettre de Milo : la rentrée scolaire, le sentiment amoureux, l’Afrique, la vie au temps des grands-parents, le monde des fées, les pirates, la fratrie, etc. Pour chaque thématique, nous proposons à l’enseignant un minimum de trois livres, album, premier roman, documentaire, classés par ordre de difficulté. Nous avons ainsi établi une bibliothèque de plus de 170 titres tous testés en CP. Nous n’avons oublié ni les comptines, ni la poésie, ni la bande dessinée, ni ces livres « de bébé » que les enfants peuvent lire très tôt tout seuls dans le coin-bibliothèque. Dans le livre du maître, nous avons prévu deux paragraphes intitulés : « Lire à voix haute, pourquoi ? » et « Lire à voix haute, comment ? » Cela fait vingt-cinq ans que je prône la lecture à voix haute, pour la maternelle comme pour le lycée. Daniel Pennac l’a fait, Alexandre Jardin, en lançant l’association « Lire et faire lire », l’a fait, les chartistes le font quand, pendant les animations, ils prennent un de leurs livres et le lisent à voix haute devant les jeunes. Lire à voix haute, c’est partager une culture, faire la meilleure des explications de texte, transmettre des émotions, montrer notre plaisir à lire, et c’est donner à l’enfant du cours préparatoire le désir d’entrer dans les livres à son tour, donc de faire tous les efforts nécessaires pour savoir lire.

7/ "Bulle" propose des exercices pour une pédagogie différenciée, peux-tu nous préciser ce qu'ils recouvrent ?

Le point de départ de notre méthode, ce fut un petit garçon en difficulté, presque en perdition, car être en échec scolaire peut vous amener à jouer les caïds à la récré et à rejeter le système scolaire, puis la société… La pédagogie différenciée s’adresse à environ 20 % d’une classe de CP à des niveaux divers. Il y a donc un chapitre dans le livre du maître qui est consacré à des exercices de pédagogie différenciée, travail sur la combinatoire, sur le séquençage des mots ou des phrases par exemple. Ces exercices ont été concoctés par Patricia Bucheton. Christine s’est davantage intéressée aux méthodes pour aider les enfants à se concentrer quand on leur lit une histoire, les aider à saisir le sens d’un album, à le résumer ou à le lire aux autres, à s’interroger sur l’implicite du texte ou sur la structure du conte. Ce sont à la fois des exercices pour l’enfant et des conseils pour l’enseignant.

8/ "Bulle", ce sont aussi des évaluations en fin de séquence, des pistes d'écriture, des thématiques, des débats… est-ce que les enseignants peuvent y trouver de quoi s'approprier la méthode ou bien doit-on suivre la méthode pas à pas ?

Dans le livre du maître (qui sera aussi consultable sur le site www.bordas-bulle.fr jusqu’en décembre [2008]), les enseignants trouveront le déroulé de chaque séquence pédagogique, 43 fiches-guides pour les 43 sons, plus quelques fiches dites « à la loupe » pour vaincre les principales difficultés du décodage. Nous indiquons pour chaque séquence, qui dure de deux à trois jours, des plages de lecture à voix haute, et d’autres pour débattre sur la thématique, travailler sur le vocabulaire, prolonger les thématiques par de l’expression écrite etc., avec le contenu de chacune de ces séances. Mais nous précisons bien à l’enseignant que cette profusion de propositions doit lui permettre de faire son propre parcours, notamment culturel, et de le varier d’une année sur l’autre pour éviter la monotonie. Nous fournissons aussi des banques de mots et d’exercices, des évaluations, bref nous dégageons le terrain à l’enseignant pour lui éviter de perdre du temps et lui permettre de garder son énergie pour le plus important : ce qui se passe dans la classe.

9/ "Bulle" fait référence à 170 œuvres de littérature jeunesse. À l'heure où certains ne jurent que par les "classiques", n'est-ce pas un magnifique pied de nez à tous les donneurs de leçons qui méconnaissent à la fois la littérature jeunesse et le terrain ?

Attention, « Bulle » honore aussi les classiques ! Nous avons toute une littérature de jeunesse patrimoniale qu’il est essentiel de transmettre. Du reste, pour moi, il faut une couche de contes pour pouvoir y planter la littérature de jeunesse contemporaine, autrement ça ne prend pas… Donc, vive Cendrillon avec les illustrations de Gustave Doré et vive le délectable Barbe-Bleue illustré par Marie Diaz ! Mais il nous a paru tout aussi essentiel de mettre entre les mains des CP les albums de Claude Ponti, Yvan Pommaux, Grégoire Solotareff, Mario Ramos, Gilles Bachelet, Philippe Dumas, Philippe Corentin, Leo Leonni, Tomi Ungerer, Maurice Sendak, etc. et des romans première lecture que nous avons testés un par un et dont nous savons qu’ils résistent même aux enfants turbulents. Nous allons continuer à lire de la littérature de jeunesse, Christine et moi, et nous actualiserons notre bibliothèque sur le site de Bordas. Si vous avez des livres ou des albums sur les différentes thématiques que nous proposons et qu’ils vous semblent convenir à la comprenette d’un six-sept ans, signalez-les nous !

10/ Votre méthode marie lecture et culture, en quoi cela est-il essentiel pour toi ?

Au cours d’une enquête sur la lecture, on avait demandé aux enfants : « À quoi ça sert d’apprendre à lire ? », la majorité avait répondu : « à savoir lire ». C’était donc un exercice qui se mordait la queue. Or, on apprend à lire pour une seule raison valable : entrer dans les livres et y tracer sa propre route. Livre et libre, je l’ai toujours dit. Notre méthode prône la transmission culturelle massive, la seule arme valable pour les temps présents. Les enfants de la classe de Christine ont l’an dernier entendu 120 histoires, répertoriées dans leur cahier de lecteur. Christine est - ce que je suis aussi - une jusqu’au-boutiste… Chaque enseignant adaptera la méthode à sa façon de voir les choses, à sa classe et à ses priorités.

11/ L'apprentissage de la lecture est un passage majeur de la vie. En ces temps pédagogiques troublés, cette méthode me semble un acte politique fort. Qu'en penses-tu ?

Nous avons des convictions, ce ne sont pas des certitudes. Mais nous pensons que cela vaut la peine de les faire connaître. Nous pensons qu’on peut conjuguer la syllabique et le sens, la rigueur de l’apprentissage et la richesse de l’imaginaire, la transmission du patrimoine et la découverte de la création contemporaine. Nous avons surtout voulu œuvrer dans l’intérêt général des enfants, et c’est curieusement une phrase écrite vers 1850 par une certaine George Sand qui nous a servi de ligne de conduite : « N’est-il donc pas possible d’établir un système où les intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des intelligences d’élite ? » Voilà pourquoi tout en fournissant de quoi nourrir les enfants les plus éveillés, nous avons opté pour une méthode progressive tenant compte des difficultés les plus courantes de l’apprentissage de la lecture, pour un manuel de lecture très ligne claire, un livre du maître sans jargon, une littérature de jeunesse de qualité mais dépourvue de tout snobisme. Tous les enfants doivent savoir lire et il ne tient qu’à nous que tous les enfants, qui aiment entendre des histoires, aiment aussi lire des livres.

recueilli par Cécile Roumiguière (avril 2008)



“Bulle CP”, méthode de lecture, de Marie-Aude Murail, Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, éditions Bordas.

Manuel de l'élève 9,95 € ; Les lettres 12 € ; Cahier d'exercice nº 1 et nº 2 : 5,50 € chacun ; Livre du maître 16 € ; Affichettes de mots référents 35 €.

04 octobre 2015

Qu'est-il arrivé à Christophe Honoré ?

Sur la littérature jeunesse

Qu’est-il arrivé à Christophe Honoré, "écrivain et cinéaste", entré dans la carrière artistique qui est la sienne par la porte du roman pour la jeunesse ? Celui qui préside depuis le 8 septembre aux destinées du Centre de promotion du livre jeunesse en Seine-Saint-Denis, lequel chapeaute le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, vient de produire à un mois d’intervalle, dans le Monde des livres, deux critiques assassines de jeunes auteures pour la jeunesse qui ne méritaient sans doute ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Roland Barthes disait : « C’est l’insistance d’une conduite qui en livre la signification ». Or, M. Honoré insiste et signe, puisqu’il bénéficie dans un quotidien encore prestigieux d’une tribune, baptisée Jeunesse oblige, qui est sans doute méritée mais qui devrait l’inciter lui aussi à respecter quelques obligations. Jugez-en.

Le 3 septembre 2015, sous le titre Un roman vieillesse, notre écrivain-cinéaste-auteur jeunesse-critique-à-ses-heures démolit un premier roman, celui de Cécile Hennerolles, Vladimir et Clémence paru chez Grasset Jeunesse. Je devrais plutôt écrire : démolit Cécile Hennerolles elle-même, tant la critique se déploie surtout ad hominem (en l’occurrence ad mulierem). M. Honoré ne résiste pas au plaisir un peu sadique de mettre en scène pour nous la malheureuse auteure devant son ordinateur, s’exclamant « au terme de chaque nouvelle phrase saccagée » […] : «Et voilà le travail ! ». Il la décrit « persuadée que la convention, la médiocrité de son écriture était la marque d’une tradition », et qualifie en outre cette écriture de « miteuse ». Mme Hennerolles écrit « pauvre », avec « la modestie d’une écriture sans invention », car elle est convaincue que c’est ça, « bien écrire pour enfants ».

Après une telle exécution en règle, on se demande ce que notre auteure, taxée au passage « d’inconscience » et « d’ignorance » aurait dû faire pour s’épargner un tel déluge de compliments. Eh bien, elle aurait dû mener « les combats inévitables qu’un écrivain doit mener en littérature jeunesse ». Tadam ! Qu’est-ce à dire ? M. Honoré propose à l’auteur jeunesse une sorte de djihad (intérieur, rassurez-vous) : rien moins que « d’effacer l’enfant de sa tête » et surtout ne jamais tenter de « s’assurer d’être compris » (sic). Le souci d’être lisible, le fait d’assigner à son écriture un horizon de réception, nuiraient donc gravement à l’auteur jeunesse ? Ne peut-on à notre tour imaginer que le jeune Honoré a été abonné à la revue Tel Quel avant de l’être à Pomme d’Api ? La suite tendrait à le confirmer.

De cet enfant, M. Honoré a en effet une vision très précise. Ce n’est pas celui qui « bouge tout le temps » comme le prétendrait Mme Hennerolles, mais un enfant plongé dans « l’immobilité », « la solitude terrée, la torpeur exaltante », etc. Qu’il oppose à l’auteure sa propre vision, qui est peut-être tout simplement celle de l’enfant qu’il a été ou d’un qu’il connaît, passe encore, mais qu’il prétende que cette immobilité est une « qualité commune à toute enfance », n’est-ce pas vouloir ranger tous les enfants d'aujourd'hui, sans doute mis sous Ritaline, dans un même casier à bouteilles, le sien ?

Le 2 octobre, notre écrivain-cinéaste-auteur jeunesse-critique-à-ses-heures récidive dans la même tribune qu’il occupe toujours, cette fois sous le titre Menu enfant. Sa nouvelle victime, Alice Brière-Haquet (ciel, encore une femme !) semble avoir commis d’emblée un crime impardonnable : « la sortie simultanée de cinq livres en librairie ». Ce « genre de record » la disqualifierait aux yeux de notre critique, sans autre forme de procès. Ça ne peut arriver qu’à des auteurs jeunesse, ça, madame, pas à des écrivains, des vrais. Si M. Honoré admet la « sournoiserie » de cette distinction, c’est quand même le premier coup de hache qu’il abat sur notre malheureuse (bis) auteure. Vous ne pouvez pas être un écrivain, un vrai, si vous publiez cinq livres simultanément. Quand on connaît un tant soit peu les tours et détours de la production d’un livre, illustré de surcroît, et considérant que chacun d’eux n’a peut-être pas le volume d’un Belle du Seigneur, il peut arriver, oui, à un auteur jeunesse qui émarge à plusieurs maisons d’édition, parfois oui, par nécessité économique M. Honoré, de sortir simultanément plusieurs livres dont la mise en chantier et la réalisation ont pu s’étaler sur une, deux voire trois années. On appelle ça les hasards de la programmation. En faire le reproche à un auteur paraît complètement déplacé, surtout si c’est uniquement pour l’écarter sous ce prétexte de la catégorie, que dis-je, de la dignité, d’écrivain.

Mais attention, la hache va s’abattre à nouveau. Magnanime, notre critique veut bien retenir encore un instant son bras en accordant des circonstances atténuantes à sa nouvelle victime : c’est sûr, c’était un ouvrage de commande et une « nécessité » – il ne précise pas économique, ce serait trop vulgaire, mais le pense très fort - a « contraint » cette pauvre fille, un « pouvoir […] s’exerce sur cette auteure », celui de l’abominable Castor (poche). En bref, elle ne peut pas avoir écrit cette daube dans « un geste libre d’écriture ». On accordera à notre démolisseur en chef qu’il fait preuve là d’un zeste d’empathie, certes paternaliste, mais quand même. C’est ce qui explique sans doute que dans la suite de sa tribune, il s’oriente vers le livre plus que vers l’auteure. On est soulagé pour elle. C’est le livre qui est haché menu, et non Alice Brière-Haquet (qui a répondu ici) comme l’avait été Cécile Hennerolles un mois auparavant.

Qu’ai-je envie de dire à M. Honoré après avoir lu ses deux recensions ?

D’abord, que s’il ne veut pas accréditer « l’idée que le livre pour enfants est un sous-livre rédigé par des non-écrivains », idée contre laquelle il s’était vaillamment insurgé dans le Monde du 7 avril 2010 pour défendre la subvention du département de Seine-Saint-Denis au salon de Montreuil, il devrait utiliser sa tribune non pas à s’acharner sur de jeunes autrices dont il juge à tort ou à raison les ouvrages médiocres, mais à montrer au contraire quelles œuvres pour la jeunesse contemporaines relèvent de la littérature avec un grand L, et pourquoi. Ce serait beaucoup plus utile pour la cause qu’il veut défendre puisqu'il la préside désormais.

Ensuite, j’ai envie de lui écrire qu’il se trompe de cible. Ce n’est pas l’écrivain qui est responsable de la qualité d’un livre, c’est l’éditeur. L’écrivain écrit, l’éditeur édite. C’est celui-ci qui décide de publier ou non un texte. C’est lui qui décide de ce qui a de la valeur ou pas pour le public qu’il vise. S’il s’est trompé, cela ne peut-être imputé à l’auteur, même s’il est évidemment possible et même souhaitable d’entamer un dialogue critique avec ce dernier.

Enfin, je crois que lorsqu’on cumule les casquettes comme d’autres les mandats, il ne faut pas oublier ce qu’on a été, un jeune auteur, un débutant, qui peut avoir besoin d’encouragements plutôt que de coups. Et après tout, si on n’a pas aimé un livre, on n'est pas obligé d’en parler, sauf à vouloir faire, avec le petit pouvoir parisien qu’on s’est fabriqué, un « carton » sur quelqu’un, un petit de surcroît, qui ne pourra pas vous répondre et dont vous n’attendez aucun renvoi d’ascenseur.

Bien sûr, je vous cite encore, il y a sans doute une « masse de livres idiots [qui] fait barrage entre l’enfant et la vraie littérature ». Mais ce n’est pas une spécificité de la littérature pour la jeunesse, que je sache. Et dans ce domaine, il en faut pour tous les goûts, des livres qui se déplient, qui flottent dans la baignoire, il faut des « Petit Ours brun va sur son pot » autant que des Harry Potter, des abécédaires en carton et des « vrais » romans de l’école des loisirs. Qu’il y ait avec cette diversité le risque que du moins bon voire du médiocre se glisse dans ce qui est offert aux enfants et à tous ceux qui leur prescrivent les livres, c’est indéniable. Mais je pense vraiment que le devoir d’un critique est de montrer le meilleur, d’expliquer inlassablement pourquoi c’est le meilleur, plutôt que de s’acharner sur ce qu’on n’a pas aimé. D'inviter à la lecture, en somme.

Aussi, je crois ne pas être le seul à attendre votre troisième tribune avec vigilance, monsieur le président du CPLJ.

PS1 : Et merci à Clémentine Beauvais d'avoir attiré notre attention sur Jeunesse oblige.

PS2 : A lire aussi la réaction de Cécile Boulaire et de Vincent Cuvellier, auquel j'ai répondu.


Le coup du lapin

  Julia Pavlowitch, éditrice, continue d'agrandir sa "tribu" d'auteurices. A près Timothée de Fombelle et Marie-Aude Mura...