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22 janvier 2025

Vers la joie

 


Est-on jamais libre de vivre à sa guise, comme ce jeune homme qu'enviait Proust, se laissant dériver entre le ciel et l'eau, couché au fond de sa barque ? Il faudrait pour cela s'échapper à l'âpre réalité. Laurence Tardieu a perdu « le chemin du temps », elle vit sous « un monde flottant dans un tissu de soie qu'en élevant le bras j'aurais pu toucher ». Cette image, qui veut traduire la proximité de la mort, revient tel un leitmotiv et l'autrice la combat de toutes ses forces au début de son témoignage, d'un autre conseil qu'elle donne à l'écrivain qui tente de renaître en elle : « Revenons aux faits, seulement aux faits ». Comme pour raisonner sa plume qui tantôt divague tantôt s'est asséchée. 

Depuis le 17 mars 2020, exactement, lorsque le services des urgences de l'hôpital pédiatrique Robert Debré a diagnostiqué chez son fils Adam, quatre ans et demi, une « leucémie aiguë myéloblastique ». La médecine a l'art de fabriquer des syntagmes mortifères, comme autant de déclarations de guerre. Sur le champ de bataille qui s'ouvre, chaque date, chaque chiffre, le nombre de globules blancs refabriqués par Adam après une greffe de moëlle osseuse (cent dix, Adam peut remercier sa grande sœur), le nombre de jours passés à l'hôpital (cent cinquante huit), font l'objet d'un relevé soigneux, méticuleux, comme si les nombres étaient la dernière assurance que pouvait donner la réalité de sa consistance, pour pouvoir y greffer un espoir. Cet espoir renaît après la guerre, mais il semble alors que tout est changé pour les survivants, au nombre desquels se compte la mère, au côté de son fils. Est-ce d'avoir vu la mort de près à travers Adam ? 

La narratrice n'est pas certaine de pouvoir encore faire l'écrivaine, de cette écriture dont elle pense, contrairement à Duras, qu'elle « sauve ». Faire le récit de ce passage, de cette épreuve, va relancer la machine à écrire, un moment interrompu par « l'événement ». Laurence Tardieu tourne autour de lui, avance, revient en arrière : c'est que le temps, qui était linéaire « avant » est devenu cyclique « après ». Dans la bataille, le couple que formait la narratrice avec « le père de ses enfants » s'est rompu et cette rupture, curieusement, est expédiée en quelques phrases dans le prologue du livre, comme un simple dégât collatéral. Dieu, lui, a droit à une simple interjection, « Oh, mon Dieu » en guise de merci. Une page s'est tournée, une autre vie a commencé.

Vers la joie - Laurence Tardieu - Robert Laffont (173 pages, 19 €)

02 mars 2024

Frère(s) : d'Olivier à Christian

 

Dimanche 3 mars

Je me réveille en pensant à mon frère. J’ai acheté hier pour 3 € à Emmaüs Olivier, le livre que Jérôme Garcin a consacré - le mot pour une fois n’est pas usurpé - à son frère jumeau, tué à l’été 1962 par un chauffard qui ne s’est pas arrêté. Olivier comme Jérôme avait 5 ans et demi. Et je l’ai lu dans la soirée avant de m’endormir. Je ne l’ai pas lâché. Il y a des livres qui vous font de l’œil et curieusement semblent attendre leur heure pour vous laisser les pénétrer, à moins que ce ne soit eux qui s’emparent de vous. Qui sait ? Tout à coup, il m’est revenu que j’avais dû lire une critique de ce livre dans Télérama à sa sortie. Rêvais-je ? Dans le gros classeur où j’ai accumulé ce que pourrais appeler « ma Recherche » sur mon frère Christian, je viens de retrouver l’article en question, que j’avais soigneusement découpé à l’époque dans le numéro 3187 du 9 février 2011. La date a son importance. Je venais de « prendre ma retraite » comme on dit. J’avais enterré ma mère le 3 janvier précédent à l’issue d’une messe d’obsèques célébrée à l’Abbaye aux Dames, à Saintes. Après la mort de mon père à l’été 2002, j’étais donc complètement, totalement, orphelin d’une mère qui avait été veuve pendant 9 ans.

Il n’y a pas de mot pour se dire veuf ou orphelin d’un frère. Ce n’est pas une situation identifiée par l’état civil. Parce qu’elle n’emporte aucune sorte de droit mais juste un devoir de mémoire, si on peut nommer devoir un genre d’obsession qui vous accompagne toute votre vie et dont témoigne, après et avant d’autres, Jérôme Garcin. Comme il n’y a pas de mot, vous n’en parlez pas à vos proches. Votre conjoint vous a adopté avec ce déficit en vous, ce trou fait à l’emporte-pièce dans votre histoire et vous êtes tous les deux passés à autre chose, la vie, amoureuse, professionnelle, familiale. Vous vous êtes distrait de ce chagrin sans oublier. Vos enfants qui naissent savent eux aussi qu’il y a eu un drame, qu’ils découvrent peu à peu chez leurs grands-parents : ce portrait à 18 ans, une photo faite pour le permis de conduire, un peu raide, c’est tout ce qu’ils sauront pendant longtemps de leur oncle, mort quand leur père avait 12 ans et demi. Puisqu’on vous le dit, il n’y a pas de mots. Les parents non plus, qui ont perdu un enfant, n’en ont pas.

Voilà, il n’y a que ce seul mot : « perdu ». Comme on perd sa casquette dans un train, son portable sur la plage ou son chat qui s’est enfui ? Et il n’y a pas de service d’objets trouvés où l’on pourrait espérer retrouver un frère, un fils perdu. Il n’y a que dans l’évangile, celui de Luc relu et commenté hier, que le berger retrouve la brebis perdue, la femme la drachme perdue, le père le fils perdu. Et tous se réjouissent. Dans la vie, il est rare que votre père vous annonce cette bonne nouvelle : « ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. » (Lc 15, 32)

L’article de Télérama est dans un classeur à vues. Il faudrait que je relise mon journal pour savoir si c’est la recension du livre de Garcin qui m’a ouvert cette perspective dans le temps libre que la retraite m'offrait : poursuivre mon enquête et en faire un livre, de ces livres qui délivrent ceux qui les écrivent et montrent le chemin à d’autres qui cherchent eux aussi une forme de délivrance par l’écriture. Pour contredire cet état de choses : « il n’y a pas de mot » et les trouver, les mots en question, faute de recouvrer celui qu’on a perdu. Pour contredire Duras qui affirmait, catégorique : « écrire ne sauve de rien » comme si elle avait voulu se réserver ce salut-là, par les Lettres, griffonnées sur un manuscrit ou affichées sur un écran où le curseur qui clignote semble dire : « je t’attends ». Disons qu’écrire ne sauve pas de tout mais que tenter de recomposer l’être disparu auquel on s’adresse déjà depuis si longtemps, de son for intérieur, pour en retrouver la figure et l’âme, proposables à d’autres, n'est sûrement pas une entreprise totalement vaine. Jusqu'ici, je n'ai fait qu'interroger les survivants, recenser les témoignages, racler ma mémoire, écrire sans but précis. Il semblait perdu et je l’ai retrouvé. Un peu. Pourrai-je le dire un jour, dans une fraternité d’écriture, pour un livre cénotaphe qui lui redonnerait un corps de mots, ressuscité ?


Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...