29 août 2018

En nous beaucoup d'hommes respirent



 Marie-Aude Murail, une mémoire en quête.

Avec ce livre, Marie-Aude Murail refait, une trentaine d'années après Passage (1985) et Voici Lou (1986) publiés chez Pierre-Marcel Favre, une excursion hors de l'édition jeunesse, proposant à ses lecteurs de visiter avec elle l'histoire de ses ancêtres - et la sienne - telle qu'elle a pu la réécrire à partir de riches archives familiales reçues en 2010 à la mort de son père, le peintre et poète Gérard Murail.

Pour celle qui a commencé à vivre de sa plume en écrivant ce qu’on n’appelait pas encore de la romance, trois histoires d'amour ont naturellement émergé des paquets de lettres enrubannés, des journaux intimes, des photos qu'elle a soigneusement inventoriés, classés, lus et commentés pendant plusieurs mois, entre 2012 et 2013. Histoire d'amour de Raoul et Cécile, ses grands-parents maternels, dont elle a retrouvé les journaux de leur rencontre, qu'ils avaient écrits en parallèle ; histoire d'amour de ses propres parents – tabou à vaincre - à travers la correspondance qu'ils ont échangée au cours de l'année 1945, parce qu'ils avaient été séparés juste après s'être croisés à l'académie Duncan. Enfin son histoire d'amour avec Pierre, commencée au début de l'année 1972, alors qu'elle n'a pas encore 18 ans et relue 45 ans plus tard.

Le gros manuscrit, truffé de document scannés, qu'elle avait tiré de ce voyage dans son passé, a dormi quatre années dans un tiroir. Publiera, publiera pas ? En 2017, Julia Pavlowitch, éditrice à L'Iconoclaste,  se rend à Orléans pour rencontrer Marie-Aude, dont elle apprécie les livres pour la jeunesse. Elle vient de faire écrire un autre auteur jeunesse, Timothée de Fombelle. Marie-Aude lui ouvre son tiroir. Peu après cette "visitation", Julia Pavlowitch revient avec Sophie de Sivry, la patronne de la maison d'édition. Marie-Aude décide alors de leur livrer son manuscrit original en feuilleton, pour ne pas les accabler, pour voir si elles auront envie de lire la suite. L'enthousiasme, tout professionnel mais non feint, de ses deux lectrices, qui y voient d'ores et déjà un livre, l'incite à retravailler son manuscrit, l'élaguant, resserrant (sur 425 pages !), veillant à ne fâcher ni les vivants ni les morts, suivant ou pas les conseils et avis de ses éditrices

L'Iconoclaste va effectuer de son côté un impressionnant travail coordonné par Marie Baird-Smith : la maquette est complexe, car le livre est presque aussi richement illustré que le manuscrit original. Mais L’Iconoclaste a déjà démontré qu’il maîtrisait parfaitement la production de ce type de livre. L'impression sera achevée le 14 juin 2018. Il est en librairie ce 29 août. C'est un beau livre, à s'offrir et à offrir.

En nous beaucoup d’hommes respirent est le produit d’un conflit surmonté, non pas entre une autrice et ses éditrices, mais entre une autrice et une lectrice, qui sont ici une seule et même personne. Toute à sa découverte émerveillée, la lectrice déroule le contenu qui sort de son « coffret magique » et se rappelle de temps à autre qu’elle est en train d’écrire le roman des origines familiales. Plutôt qu’un conflit, il s’agit plutôt d’une concurrence entre ce qui a été écrit et ce qui est en train de s’écrire. Trouver le juste équilibre entre les deux, faire en sorte que l’archive n’éteigne pas la voix présente de l’auteure, qui se retrouverait enfouie sous les voix du passé. D’où l'avertissement de Pierre, le mari de l’auteure qui lit de temps à autre par-dessus son épaule, devant le risque d’effacement de la mémorialiste, toujours envisageable en optant pour un récit à focalisation zéro, avertissement que consigne Marie-Aude dès le début : « le personnage principal, c’est toi, il ne faut pas qu’on perde ta voix ».

Une deuxième difficulté de l’exercice, mais ç’en est aussi un moteur à l’instar du « conflit » précédent, résultait de la confrontation entre les matériaux du passé et la mémoire de l’auteure. Celle-ci ne se penche pas sur des archives anonymes, extérieures à elle, comme le ferait une chercheuse, mais sur le passé de sa propre famille, déjà présent en elle sous la forme d’un « roman familial » intime et partagé. La manuscrit naît et se développe sur cette confrontation entre une mémoire plus ou moins vive et des documents qui tantôt la corroborent tantôt la démentent - avec une zone grise d’incertitude entre ces deux situations tranchées - y compris quand il s’agit de textes produits par l’auteure elle-même des années auparavant, qu’elle a « oubliés » et auxquels elle se heurte : singulièrement, son journal intime tenu à 18 ans. Qui est cette fille ?!

Force est d’ajouter à ces deux difficultés un constat, qui va constituer un court moment une difficulté pour les éditrices : ce manuscrit touche à l’intime, représenté ici par cette « maman » omniprésente que l’on devine penchée au-dessus de sa fille en train de trier ses lettres d’amour et de s’enthousiasmer devant elles. Pour l’essentiel, Marie-Aude a écrit ce texte en dialogue avec sa mère, morte en 1995 mais bien vivante, mais aussi pour ses enfants et petits-enfants, et singulièrement pour sa fille. D’où ce « maman », incontournable, qui n’est pas puéril, mais « technique » oserait-on dire, et consubstantiel à la nature justement intime du manuscrit. En quelque sorte, « maman » est la première lectrice avant quiconque, lectrice de cet opus en cours, côte à côte, face à face et peut-être corps à corps. Et c’est la seule « maman » de ce récit : toutes les autres sont des « mères ».  « Maman » est resté.

Dernière remarque. La difficulté d’une telle entreprise saute aux yeux dès qu’on énumère ses composants : documents multiples, mémoires mortes et vives - ROM versus RAM dirait un informaticien - rencontres interagissant avec les mémoires et les matériaux, le tout sur un siècle… Le manuscrit était gros de plusieurs livres qui ne sont pas tous ici réalisés dans leur plénitude mais dont les trames tissées ensemble se montrent et s’effacent à tour de rôle – ici l’art de la conteuse n’est pas pour rien dans l’harmonie croisée de ces mouvements de flux et de reflux - livres dont les personnages se recoupent et désormais ne font qu’un sous nos fronts de lecteur :

- Le livre des amours est le premier qui ait sauté au cou de l’autrice. C'est le vrai générateur des autres. C’est autour de ces histoires d’amour que tous s’articulent : Isaac & Blanche, mais surtout : Cécile & Raoul, Maïté & Gérard, Marie-Aude & Pierre, prénoms entrelacés ici par l’esperluette ;

- le livre de l’inventaire et de la mémoire entend faire revivre au lecteur le chemin suivi par l’écrivain et lui faire réaliser les mêmes manipulations, les mêmes enquêtes et les mêmes voyages, les mêmes étonnements et les mêmes découvertes, y compris le dialogue associé avec Pierre, compagnon et parfois auxiliaire de ce chemin, dont il a été tantôt le simple témoin tantôt l’un des protagonistes ;

- le livre de l’enfance et de la jeunesse voudrait puiser à la source des vies achevées et des vies encore exposées ;

- le livre des guerres retrace deux drôles de guerre, celle de Raoul en 1914, anti-héros parce qu’artiste et amoureux, celle de Norbert errant de 1940 à 1945 en soldat perdu d’une France défaite, guerres vécues de loin ou de près par Cécile, tour à tour fiancée et mère d’hommes égarés dans des corps armés puis désarmés qu’ils ne reconnaissent plus.

Il y a bien d’autres livres dans cette sorte de bible familiale. Celui des morts et des agonies, celui des femmes et celui des hommes pris séparément chacun dans leur histoire, celui des mères et du souci. Celui surtout des secrets, des questions avec ou sans réponse, des vies ratées ou réussies, vies encore des enfants qui ne sont pas nés. L'auteure n'avait qu'un regret au terme de son parcours, celui d'avoir dû tailler trop durement dans le livre du père qui s'y était esquissé.

En paraphrasant le Sartre de la fin des Mots, En nous beaucoup d’hommes respirent est un livre, fait de tous ces livres et qui les vaut tous et que vaut n’importe lequel. Et surtout ne renie aucun de ceux déjà écrits. Parce qu'elle en a distillé des extraits au fil de ses rencontres avec les collégiens et lycéens de France et d'ailleurs, Marie-Aude Murail a acquis progressivement la conviction qu’il pourrait être lu par toutes les générations, celle d'abord qui a grandi depuis trente ans avec ses textes destinés à la jeunesse, mais aussi toutes les autres. Sans cette conviction, qu’elle allait rencontrer d’une autre manière ceux qui lisaient déjà en 1989 Le hollandais sans peine, qu’à vrai dire elle n’a jamais perdus, elle n’aurait pu conduire ce projet à bien, qui l’a menée des jeunes Italiens de Cuneo jusqu’à son nouveau havre de Bonny-sur-Loire.


En nous beaucoup d'hommes respirent - Marie-Aude Murail - 29 août 2018 - L'Iconoclaste (425 pages, 20 €)

Ce livre est paru au Livre de Poche, en édition intégrale - octobre 2020 (375 pages, 8,20 €)




11 mars 2018

Vers une police populaire du livre et des créateurs ?



 Pour Anne Guillard et ses Pipelettes


Apparemment l’incident est clos. Un docu-fiction sur la puberté destiné à la jeunesse, On a chopé la puberté, a été publié début février par l'éditeur Milan, parallèlement à un excellent hors-série du magazine Julie, plus "sérieux", sur le même thème. Un groupe Facebook, La rage de l'utérus, l’a dénoncé comme « sexiste » en affichant quelques pages dûment choisies. Une jeune femme indignée a lancé une pétition qui a recueilli en trois jours quelque 150 000 signatures grâce au relais étonnant d’une blogueuse-dessinatrice-féministe Emma, disposant, également sur Facebook, d’une "communauté" d'environ 280 000 "suiveurs et suiveuses". Devant cette mobilisation, sorte de "flash mob", l’éditeur Pascal Ruffenach (Bayard-Milan) a capitulé sans combattre et a « tranché », sans en informer l'illustratrice : l’exploitation du livre a été interrompue en toute illégalité. Le site de pétitions change.org peut afficher : VICTOIRE. Face à cette reddition sans conditions de son éditeur, l’autrice-illustratrice du livre, se sentant lâchée, en a tiré la conclusion qu’elle devait poser ses crayons et renoncer aux personnages qu’elle avait créés. Adieu les Pipelettes. Ou, pour ne pas perdre espoir, au revoir...

En dehors de quelques voix solitaires, personne ne semble s’être ému de ce qui constitue pourtant un véritable séisme culturel, annonciateur de répliques à venir si aucune réaction d'ensemble, officielle, du monde de l’édition, éditeurs, sociétés d’auteurs, libraires, bibliothécaires mais aussi de tout·e citoyen·ne intéressé·e par la culture et l’éducation - et pourquoi pas des acteurs politiques - n’émerge dans les jours à venir (mais par pitié, pas de pétitions).

Les journalistes français, toujours aussi ignorants voire dédaigneux, à quelques exceptions près, de ce qu’est la littérature pour la jeunesse (LJ) aujourd’hui, se contentent de quelques clichés. Ainsi, dans un article du Monde du 8 mars, l’un d’eux peut laisser titrer sans vergogne : « La littérature jeunesse diffuse souvent les clichés filles-garçons ». Pour cela, il appuie exclusivement son propos sur une éditrice qui a fait de la lutte contre « les clichés sexistes » son fonds de commerce. Dont acte. Mais comment peut-il lui laisser énoncer cette conclusion aberrante sur la LJ française : « Ce qui est dommageable, c’est le manque de variété » (sic).

Les « gens-de-lettres » n’ont pas pipé mot. Sans doute attendent-ils que leur ministre de tutelle donne le la. Et, après tout, ils n’ont besoin des écrivains jeunesse que pour équilibrer les comptes de leurs éditeurs. Ne faisons pas de vagues qui contrarieraient la légitime émotion populaire.

Les éditeurs baissent la tête. Ils ont dû sentir le vent du boulet. Mais c'est tombé chez le confrère.

Restent les auteurs, autrices, illustrateurs, illustratrices pour la jeunesse. Beaucoup sont interloqué·e·s, certain·e·s atterré·e·s, voire tétanisé·e·s. Même s’ils ont généralement confiance dans leurs éditeurs, comment ne pourraient-ils pas redouter d’être lâchés à leur tour par l’un d’eux dans les mêmes circonstances, parce qu’ils auront négligé une minorité invisible, oublié de réviser leur Butler et dessiné une jupe trop courte – on s’inquiète pour l’avenir des Martine – ou insulté involontairement quelque religion ? Hop, une pétition et au trou. La Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, seule, a apporté son soutien à Anne Guillard.

Il faut souvent regarder vers l’Ouest pour deviner ce qui nous attend. Les romanciers américains écrivent désormais sous le contrôle de « sensitivity readers » engagés par les éditeurs, parfois par les auteurs eux-mêmes, qui rectifient préventivement dans les textes tout ce qui dépasse et pourrait fâcher tel ou tel groupe de lecteurs. En décembre 2017, le New-York Times a publié sur ce phénomène un article d'Alexandra Alter très inquiétant pour tout créateur qui se respecte.

Le salon du livre de Paris ouvre ses portes vendredi prochain. Peut-on espérer de notre ministre de la Culture, encore récemment éditrice, une parole forte sur ce qui est devenu "l’affaire Milan" ?

Complément dans le quotidien La Croix des 17-18 mars : Regards de Geneviève Jurgensen.



11 février 2018

L'esprit de mon clocher



Pour H. et E.

 "La lampe du corps, c'est l'oeil" (Matthieu 6, 22)

En arrivant seul dans ma cuisine orléanaise, ce matin, pour préparer mon petit déjeuner, j’ai repensé à Hélène et Edwige que j’avais rejointes cette semaine, seules dans leur église pour une adoration silencieuse. Tous les mercredis, elles sont, avec d’autres parfois, les minces ferments de la foi d’ici : alentour, 28 clochers, autant d’esprits ! Depuis la rue principale de Bonny-sur-Loire, déserte, j’avais marché, un peu hésitant, vers le froid où me laisse a priori le Saint Sacrement. Mais éclairés de l’intérieur, les vitraux s’avançaient à ma rencontre comme une promesse de chaleur, comme un cadeau de Noël en retard, encore emballé dans sa lumière. J’avais hâté le pas.

C’est en repensant à ces deux flammes fidèles que je fais un simple signe de croix, en ce début de journée, comme me l’a enseigné un jour un frère de la Fraternité monastique de Jérusalem qui est à Paris : au matin, juste né, déplier sa nuit aux quatre coins de l’horizon et le soir, allongé, presque mort, replier son jour sur le cœur du monde. Mon « Au nom du Père… » matinal résonne, pour moi seul peut-être, qui sait ? comme si je le prononçais pour la première fois. « Au nom de », qu’est-ce à dire ? Il me semble aujourd’hui, je ne sais pourquoi, que chaque formule, polie au risque d’être usée, a besoin d’être revue, revisitée, comme jadis Marie visita sa cousine Elisabeth. Re-visitation des vieux mots transmis.

Depuis quelques jours, je pense d’ailleurs à une lecture phénoménologique du verset de Matthieu (6, 22) : « la lampe du corps, c’est l’œil ». Je devrais dire phénoméno-logique, car je rêve aussi depuis longtemps à une « Logique de Jésus ». Radicale, « racinale ». Mais ce semestre, Emmanuel Falque a placé le corps au centre de son cours de Master II à la Catho de Paris, dans les pas de Merleau-Ponty et de Sartre, ces frères ennemis. Un corps foyer brûlant. Un corps qui me fait de l’œil ce dimanche, grâce à l’évangéliste.

Retrouver la « première fois » de nos mots et de nos gestes, c’est tenter de revenir à l’in-fans en nous, à ce premier âge de l’enfant sans parole, quand celle-ci nous frappait, sans défense, puisque nous étions alors contraints de l’écouter sans pouvoir y répondre, sans pouvoir de rien, d’ailleurs. De la matrice, nous n’étions pas encore « sortis ». Encore un écho de Jésus quittant Capharnaüm : « c’est pour cela que je suis sorti » (Marc 1, 38), du sein du Père, lui (Jean 1, 18). De cette aube de notre vie, pleine de promesses faites sur nous, nous n’avons aucun souvenir énonçable, en dehors de quelques images fugitives, brouillons de scènes à demi-cachées par le brouillard du temps. Cette limite des mots à laquelle nous nous sommes heurtés pendant un an ou deux de tout notre corps avant de la vaincre, dans un formidable effort, elle s’oppose maintenant à ce que nous remontions le cours de notre vie en deçà d’elle, jusqu’à ce chaos primitif classé définitivement secret défense dans un passé immémoriel. Cette limite a toutes sortes de noms simples ou savants : silence, secret inavouable, péché, inconscient, oubli, étance, refoulement, fantômes, déni, aphasie, deuil, naissance, mort, etc. Tous les masques de notre finitude.

C’est pourtant cet in-fans qui est déjà dans le royaume de Dieu, nous dit Jésus, en le poussant au milieu de nous, royaume d’enfance sans paroles, nuit lumineuse, juste avant que les mots ne nous plongent dans leur « obscure clarté »:


"Rêvant de retourner d'où je viens temps immense
Qui posait des oiseaux aux branches de mes cils
Lieu si profond nommé enfance" *


Recommencer la foi est aussi impossible que de remonter ce fleuve du temps. D’ailleurs Jésus nous a prévenus : ce n’est pas que nous n’avons plus la foi, c’est que nous ne l’avons pas encore (Luc 18, 8). La limite est devant nous, pas derrière. Au fond, nous chrétiens n’avons rien abandonné ou renié, nous avons tout au plus renoncé, aveugles avançant paresseusement dans une ombre qui ne peut pas nous gêner mais attend, au choix : une guérison, une clarté. « Je choisis tout » aurait dit la petite Thérèse.

Dans ce verset de Matthieu, tiré du célèbre « sermon sur la montagne », il est question de lumière pour nos corps. Est-ce la lumière extérieure, qui nous est nécessaire pour marcher dans le monde, pour y conduire nos affaires, y faire nos rencontres, et pour cela « voir clair » ? Ou bien la lumière du dedans, celle qui dissipe les pensées obscures, met nos sens en éveil et avec eux le sens de nos sens, nos re-sentis ? Pourtant, nulle abstraction dans ce verset : « La lampe du corps, c’est l’œil ». Il s’agit du corps et pas d’autre chose éthérée, esprit, âme ou conscience. Non, le corps seul, épais et opaque, ce familier inconnu.

« Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière ». Laissons « sain » aux moralistes, qui abondent. Que signifie ici « tout entier » ? Qu’il ne s’agit pas seulement de la lumière qui entoure le corps, celle que nous allumons en pleine nuit pour dissiper un cauchemar, celle du jour où nous plongeons chaque matin. C’est aussi la lumière intérieure, celle qui combat les ténèbres en nous. Le corps a un dedans et un dehors, une peau et une chair. Nos vessies sont aussi des lanternes.

Il faut donc ici faire un sort à l’image de l’œil comme lampe. Ce n’est pas une métaphore. Nous pensions jusqu’ici que l’œil simplement « voyait » ce qu’il y a à voir. Qu’il était donc dépendant de la lumière « ambiante », du jour et de la nuit, de la lampe. Eh bien non, bonne nouvelle, l’œil est une lampe, source de lumière. Ce n’est pas la lumière qui frappe l’œil, mais l’œil qui frappe le monde de sa lumière. Renversement du regard, constitutif du monde, du visible comme de l’invisible. De l’œil dépend que le monde soit dans la lumière ou dans les ténèbres. Le soleil ne suffit pas. Et Jésus nous avertit : « si donc la lumière qui est en toi – celle qui éclaire notre corps comme une lampe sous un abat-jour – est ténèbres, quelles ténèbres ce sera ! » (6, 23). Il y aurait donc le risque d’une ténèbre plus obscure encore que la nuit du monde, c’est celle qui peut venir jusqu’en nous, dans l’intérieur du corps, ténèbre singulière de l’être humain dans cet envers du monde que nous sommes, capable de plonger le monde lui-même dans une ténèbre plus sombre encore, un envers du jour que nul ne peut imaginer puisqu’aucune image d’aucune espèce de monde ne peut plus s’y former.

Cet œil éteint, cet œil de ténèbres, Jésus nous dit ailleurs qu’il vaudrait mieux pour nous l’arracher que de le conserver, s’il est l’œil de l’intention (Mt 5, 29), lorsque par exemple « je regarde une femme pour la désirer » (Mt 5, 28) et non pour laisser son œil éclairer mon propre corps. L’œil qui éclaire toute chose, c’est l’œil qui attend sans intention, c’est l’œil pur d’avant la conscience, d’avant cette conscience intentionnelle, toujours déjà conscience-de-quelque-chose et lourde d’arrière-pensées. C’est sans doute un œil intérieur, qui regarde chaque organe d’un « même œil » et puise dans ce corps égalitaire et dans la solidarité des chairs, l’élan pour être au monde, en vérité, ce regard équidistant sur chaque chose et chaque être, un regard en deçà du jugement de ce qui est bon, bien ou beau, un œil en deçà de toute valeur, puisque nous sommes « le sel de la Terre » et que rien d’autre sur Terre que notre corps ne peut donner saveur à la Terre.


* in Pauvreté, poème de Gérard Murail (inédit)


28 octobre 2017

La Métamorphose



 Hier soir, invitée au 11ème festival organisé par le théâtre de l’Escabeau (à Briare, Loiret), la compagnie La Clique d’Arsène jouait une Métamorphose "librement adaptée" mais bien fascinante. Qu’arrive-t-il réellement à Gregor Samsa, cet employé modèle, soutien appliqué d’une famille enfermée sur elle-même, papa, maman et Grete, la petite sœur feu follet ? Pourquoi est-il plus fatigué ce soir-là que les autres ? Faisait-il vraiment beau comme il le dit à sa mère en lui faisant le compte rendu aussi laconique qu’invariable de sa journée ordinaire ? Ou n’avait-il pas plu, au vu de son imperméable mastic mouillé et de sa tête humide ?

C’est une danse silencieuse de Grete qui nous cueille au seuil de ce soir particulier, Grete femme-enfant fine et souple en robe blanche, jouant à faire évoluer des avions de papier entre table et chaises, dessus dessous, au son d’une musique circulaire qui nous pénètre lentement. Par moments, la musique s’arrête, Grete se fige, la mère aussi, qui est entrée à sa manière dans la même danse, celle de l’attente du retour de Gregor, leur seul lien avec le monde extérieur.

Et Gregor est là, que Grete salue en lui sautant au cou, solaire. Leurs jeux d’enfants préservés suffiront-ils à prévenir la cassure qui s’annonce ? D’étranges forces grondantes, intérieures ou extérieures on ne sait, se manifestent quand Gregor se déshabille pour aller se coucher. Les frissons de la métamorphose parcourent déjà chaque muscle, chaque tendon de son dos qui se tord sous la lampe.

Le lendemain matin, pour la première fois, Gregor ne se lève pas. Pour la première fois, il rate le train de 7 h. La mère, le père, la soeur s’émeuvent de ce dérèglement subit qui les menace tous. Et de fait, le bras nu d’un supérieur hiérarchique anonyme vient tancer à domicile le coupable et sa famille, qui cache comme elle peut la vérité. L’horreur suscitée par la transformation de Gregor devient un secret domestique ruminé dans un étrange mélange d’amour et de dégoût, de passion et de fascination.

Dès lors, la mère et la sœur s’emparent de la pièce, font parler tantôt le père, hors scène, tantôt le métamorphosé, nourrissant leurs voix et leurs gestes de l’innommable qui a envahi leurs vies mais qui est encore un fils, un frère : du vivant tassé dans un coin sombre de la scène où il remue à peine.

Lorsque les trois acteurs reviennent travestis en sous-locataires moustachus et survoltés, c’est une scène burlesque qui troue le cours du drame d’un interlude comique.

Est-ce l’ombre portée de la métamorphose de Grégor Samsa ? C’est en tout cas un vrai et fort théâtre des corps que la mise en scène de Frédérique Antelme impose, servi par trois superbes acteur et actrices : corps-passion de Grégor, corps aérien de Grete, corps massif de la mère. Romans Suarez Pazos et ses mouvements tectoniques, Mathilde Chabot (sur l'affiche), tantôt par la danse, tantôt par les mille nuances d’un visage étonnamment juvénil et expressif, Françoise Le Meur, en mère impuissante et déchirée, portent de bout en bout un texte pourtant minimaliste. Et l’on saisit une fois de plus combien le théâtre reste un moment de vie irremplaçable quand il est, au-delà des mots, cette sculpture totale et mouvante de corps, de sons et de lumières.


04 octobre 2017

Les Assises de la littérature jeunesse

Une première reconnaissance ?




Succès

Le grand amphi de la BnF était plein ce lundi 2 octobre 2017 pour ces premières Assises de la littérature jeunesse. Les 450 inscriptions correspondant à la jauge de la salle avaient été atteintes en deux jours ! L’entière gratuité de la manifestation, incluant café et viennoiseries d'accueil, y était sans doute pour quelque chose : merci donc au Syndicat national de l’édition et à la Sofia, merci à la BnF, qui nous recevait, en la personne de sa directrice Laurence Engel. Et merci à Thierry Magnier, l’éditeur à l’initiative de ce premier rendez-vous.

Fausses notes

Avant même de commencer, la dernière phrase du programme de la journée m’avait agacé : « comment toujours mieux travailler ensemble au service de nos futurs [c’est moi qui souligne] grands lecteurs ? ». Ce n’était pas plus simple d’écrire « au service de nos jeunes lecteurs » ? Ne sont-ils pas dès maintenant aussi importants ? Ne sont-ils que des adultes en puissance ? Il me revient une phrase que le regretté François Nourissier avait lancé naguère à Marie-Aude, gentiment, sûrement sans penser à mal, mais qui l’avait (un peu) gonflée : « Vous préparez mes futurs lecteurs ».

Françoise Nyssen, inscrite au programme, s’était fait représenter un quart d’heure par son directeur chargé du livre et de la lecture, au débit de mitraillette, qui aura eu quand même un mot pour « la situation économique et sociale des auteurs ». Pourquoi pas ? Sans doute la ministre se préparait-elle au défilé de la Fashion Week inscrit à son agenda en fin d’après-midi ? L’an dernier, Audrey Azoulay avait fait une visite remarquée au salon de Montreuil, où l’on n’avait pas vu de ministre de la Culture depuis lurette (Albanel ?). Mme Nyssen y sera-t-elle fin novembre ? Et ira-t-elle le 12 octobre prochain à l’Institut de France pour assister à la « cérémonie de mobilisation » (sic) autour du livre et de la lecture organisée par son collègue de l’Education (dont il n’a pas été question non plus) ?

Atelier d’écriture en langue de bois

Prenez les morceaux de phrases suivants et faites une phrase complète : « il faut se féliciter… », « créer les conditions d’un dialogue sérieux », « il est particulièrement important… », « renforcer le dialogue pour en consolider le dynamisme ». Nicolas Georges, Pierre Dutilleul, Vincent Montagne étaient venus couver la petite poule aux œufs d’or de la littérature jeunesse avec les éléments de langage des managers. Ils ont fait le job.

Le « moment 10 % »

… mais quand Samantha Bailly, l’actuelle présidente de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, a fait remarquer que la « prise de risque » était aussi du côté de l’auteur et pas seulement de l’éditeur, une autre petite musique, celle des auteurs, s’est fait entendre. François Place l’a jouée lui aussi, sans misérabilisme, en racontant qu’il avait dû un jour aller voir son banquier pour lui dire que « soit il vendait sa maison soit il avait une bourse du CNL ». Peu après, Jeanne Benameur, récusant elle aussi par avance toute chouignerie sur son sort, délibérément assumé quand elle a quitté l’enseignement à 48 ans – « mon temps est à vivre, il n’est pas vendre » - a bien noté que pour Place, il n’avait jamais été question de renoncer à son projet artistique sur vingt ans, qui menaçait pourtant de le ruiner… Vie d’artiste pas morte. Depuis la salle, Valentine Goby envoie alors un Scud sur la différence de pourcentage entre littérature jeunesse et littérature vieillesse, injustifiée et injustifiable. Thierry Magnier se défend timidement en ressortant l’éternel argument de l’album « qui coûte plus cher », mais ne répond pas sur le roman. De la salle encore, Carole Trebor, ex-présidente de la Charte, envoie alors un second Scud. C’est vraiment LE sujet du jour. J’ai cru entendre dans le courant de la journée que le SNE allait inviter la Charte à en discuter… A suivre. S’il se confirmait que l’école des loisirs s’apprête à rémunérer tous les grands formats à 10, 11 et 12 % (droits progressifs), quel.le que soit l’auteur.e, les autres maisons auraient-elles d’autre choix que celui de s’aligner sur la plus vertueuse d’entre elles ?

Surproduction ?

Pierre Dutilleul (SNE) a présenté les chiffres florissants du secteur Jeunesse de l’édition qui avaient été distribués à l’entrée aux participants. Avec 5,2 % de croissance et 16521 titres publiés, le marché de l’édition jeunesse se porte plutôt bien. Trop bien ? M. Dutilleul emploiera même le terme d’industrie, que plus tard Emmanuelle Beulque, co-fondatrice de Sarbacane, récusera : « je ne suis pas une industrie, je ne suis pas florissante ». Il n’empêche, la même affirmera qu’être éditeur, c’est (aussi) « créer de l’emploi ». Horizon légitime pour une maison qui se crée et veut s’affirmer. Mais à chaque étape, la question du partage entre les salaires payés aux gens de la maison, les « insiders » et les auteur.e.s, les « outsiders », doit être posée, comme l’est dans n’importe quelle entreprise celle du partage profits/salaires. Un exemple : en presse, la pige payée aux auteurs de J'aime Lire m'a toujours semblée minimaliste au regard du chiffre d'affaires mensuel du magazine et de la masse salariale des rédactions pour le moins étoffées de Bayard Presse.

Où sont les imprimeurs ? Et les distributeurs ?

Grands oubliés de la fameuse chaîne du livre croquée par Gilles Bachelet en temps réel, unissant le chat-éditeur et la souris-auteur.e, ils sont très loin, en Chine nous dit-on, où apparemment sont partis les savoir-faire les plus manuels comme les plus sophistiqués : découpe au laser, livres animés et animables (pop up). Pourquoi l’imprimerie française, qui avait un pôle d’excellence (trop ?) traditionnelle avec l’Imprimerie nationale, n’a-t-elle pas su évoluer, s’adapter ? On aurait aimé entendre les derniers imprimeurs français et le syndicat du Livre sur ces questions.

Il manquait sur la scène d’autres maillons. Une table ronde était consacrée à la Diffusion/Distribution. Mais aucun représentant des grands géants distributeurs n’étant présent, Interforum, Volumen, Hachette, on a surtout évoqué la diffusion. Etonné tout de même d’apprendre que les 85 magasins Cultura vendent à eux seuls un livre jeunesse sur 10. Il faudra peut-être aussi inviter un jour l'ogre Amazon, dont les éditeurs prennent tous les jours la température sans s'en vanter.

Émotions

… quand Jo Hoestlandt conclut son intervention avec l’histoire d’une petite fille du Nord, une Rom qui préfère la lettre C à la lettre O, la main légère sur l’épaule aux embrassades possessives.

… quand la voix de Thierry Magnier se brise sur un bref salut à Robert Delpire.

Mentions spéciales

... à Amanda Spiegel, la libraire-gérante de Folies d’Encre à Montreuil : en fin de table ronde, au stade des questions, elle a su répondre (sans langue de bois, elle) à la délicate question du choix des livres – sur les 16000 nouveautés annuelles ! - mis en avant par un libraire : « c’est le règne de l’arbitraire et de l’heure qu’il est », a-t-elle déclaré sans ambages, sous l’assaut journalier des offices, des représentants des éditeurs et du rouleau-compresseur des plans de promotion (donc un peu de l’argent…). Grosse fatigue de la libraire.

... et à Brigitte Réauté, de la Dgesco : l’Education nationale est l’un des grands médiateurs du livre face aux élèves, aux enseignants et… aux parents. Consciente que « lire ne se conjugue pas à l’impératif », la direction générale de l’enseignement scolaire, bras armé du ministre, fait en sorte depuis quelques années, avec des hauts et des bas, que la littérature jeunesse « accompagne l’enseignement » et trouve sa place aux côtés de la « littérature patrimoniale ». Sans être prescriptives, les « listes d’ouvrages jeunesse recommandés », apparues en 2008, puis retirées, vont être remises en avant, de sorte que les collégiens puissent s’ouvrir légitimement à différents genres et sortir du Colonel Chabert et des Misérables (excellentes lectures au demeurant).

Rendez-vous pris

Pour Thierry Magnier, il n’y a pas de doute. Devant le plein succès de ces premières assises, il y aura d’autres éditions. Les sujets non abordés ou simplement effleurés lors de cette première ne manquent pas pour en nourrir les programmes à venir.


 

22 novembre 2016

Sur Emmanuel Macron





Avertissement : j'ai rassemblé ici tout ce que j'ai écrit sur Emmanuel Macron, depuis qu'un certain Denis Robert a attiré mon attention sur le premier documentaire de France 3 consacré au futur président, La stratégie du météore.

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Une vie de transgressions ? (22 novembre 2016)


Je n'avais pas vu hier soir le documentaire de France 3 (désormais disponible pour 1,99 € après l'avoir été sur YouTube) sur le "météore" Macron. C'est un post bizarrement séduit du journaliste Denis Robert qui m'a d'abord fait réagir : Denis Robert avait parlé d'Arlequin, j'ai commencé par rectifier et j'ai continué.

"Harlequin", Denis Robert... Je n'ai pas encore vu le documentaire mais ce que vous en dites et votre empathie manifeste me laisse penser que ce morceau de "plan de com" n'est peut-être pas si foireux que ça. Les strates du "spectacle" (au sens de Debord) se déposent en nous et ce qui en subsiste produit des effets durables parfois bien différents de ceux que nous avons immédiatement perçus. Il y a en Macron bien des singularités qui se télescopent et qui forment déjà un récit fascinant, à mon avis fort éloigné des formatages de la collection Harlequin : car des jeunes adolescents amoureux de leur professeur de français, il y en a certes des milliers. Beaucoup moins les épousent. Des jeunes philosophes, il y en a des centaines : ceux que Paul Ricoeur a crédités dans un de ses derniers ouvrages (La mémoire, l'histoire, l'oubli) sont bien moins nombreux. Des jeunes banquiers ambitieux, ça ne manque pas ; combien ont abandonné le fric pour se mettre au service d'un président de gauche (du moins réputé tel) ? Un homme (j'embrasse les femmes aussi) est un ensemble de singularités. J'ai tendance à penser que leur exhibition n'est obscène que lorsque celles-ci ont été fabriquées de toutes pièces. Ce qui n'est pas le cas ici, je pense, même si nous assistons bien, par ailleurs, au processus, bien contemporain, de fabrication d'un candidat par la société du spectacle, sur lequel pèse effectivement ce risque permanent d'obscénité. Mais qui y échappe aujourd'hui ? Et peut-on reprocher à ce jeune homme d'être pressé... par amour (ou par l'amour) ? A un homme d'avoir une femme avec lui, dans l'ombre ou dans la lumière ? Moi, ça me rassure plutôt. Un homme seul est en mauvaise compagnie."

Puis, je me suis décidé à aller voir par moi-même et j'y ai donc passé 82 minutes de ma vie, pour écrire ensuite ce qui suit, en réponse d'abord à un post qui avait collé une grille psy sommaire sur ce portrait :

Je viens de visionner ce documentaire, ce que je n'avais pas encore fait quand j'ai écrit mon post précédent. Je ne crois pas que Macron soit un "petit garçon" qui "couche avec sa mère", même si je reconnais qu'il est tentant d'appliquer cette grille de lecture psychanalytique sur la situation. Ce n'est possible qu'en s'asseyant sur la singularité d'une personne. L'intéressé suggère d'ailleurs lui-même cette interprétation au moment de sa rencontre avec Houellebecq quand il évoque la "transgression" comme éventuel point commun avec l'écrivain. La différence est que l'un est dans l'action et l'autre dans la fiction... Mais le documentaire m'a confirmé dans ce que je relevais comme des "singularités" de Macron, car elles sont effectivement autant de transgressions (qu'il n'a pas recherché pour elles-mêmes, affirme-t-il) des usages communs du monde, usages qui sont aussi pour lui un autre nom des "blocages" de la société française.

D'où l'accent aussi qu'il met sur le désir de liberté - et la liberté de son désir  - source commune pour la gauche libertaire et la droite libérale. A noter que Macron ne veut pas renier l'une au profit de l'autre, c'est sans doute l'origine de son ni gauche ni droite que suspectent évidemment la droite coincée à la Fillon et la gauche idéologue réunies. La "société bloquée", ce n'est pas une nouveauté, le sociologue Michel Crozier en a esquissé l'inventaire dans le livre du même nom, publié deux ans après les "événements" de mai 68. On en est toujours au même point. Macron veut donc logiquement repartir de là, de cet os bien français sur lequel beaucoup d'autres se sont cassés les dents. Ces "blocages", on peut encore choisir de les lire comme des "protections" (des salariés contre le capital, en gros) mais comme il est manifeste que dans la mondialisation, rien ne protègera plus quiconque de quoi que ce soit, du moins à terme, ce ne sont plus souvent que des "résistances" (pour le coup au sens psychanalytique du terme) de la société, si du moins on peut voir celle-ci comme un "sujet", au changement.

Evidemment, on est en face avec ce documentaire d'un très bon "story-telling" sur un homme dont la vie apparaît, comme le dit le commentaire "nourrie d'idéalisme et ponctuée de transgressions". Quand le patron de Rothschild explique que Macron a appris chez lui "à raconter des... une histoire" (il s'est repris car raconter DES histoires et raconter UNE histoire n'a pas le même sens) aux actionnaires de Pfizer racheté par Nestlé et que le reporter lui demande s'il ne s'agit pas là de techniques transposables en politique, il répond, hésitant "techniques... pas de manipulation de l'opinion, mais de... un petit peu" (CQFD). Mais tous les hommes politiques en sont là, le "conteur" le plus doué sur le marché politique actuel étant sans doute Mélenchon.

Les mécanismes de la société du spectacle fonctionnent dans tous les sens : quand, à Lunel, Macron lâche "la meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler", il passe en boucle dans la lessiveuse "spectaculaire" (au sens de Debord) avide de ces petites phrases, mais la réponse qu'il oppose à celles et ceux qui se sont fait exister sur les réseaux, un peu pathétiquement, en commentant cette citation jusqu'à l'exténuer est tout aussi imparable : "si j'étais dans le mépris de classe, je n'irais pas au contact" (sous entendu, je serais resté confortablement dans ma banque au lieu de me faire chier avec des connards - ce qu'il ne dit pas évidemment car il est bien élevé). On peut préférer ce Macron-là, politique, qui prend des œufs et des horions, au banquier qu'aucun manifestant n'est jamais allé embêter.

Pour finir sur ma bonne ville d'Orléans et sur le 8 mai 2016, le portrait qu'il trace de Jeanne d'Arc, d'un trait : "elle était un rêve fou, elle s'impose comme une évidence", renvoie sans doute autant à son parcours amoureux, à sa femme Brigitte, qu'à la présidence qu'il convoite sans doute désormais avec la même force de désir. Politique et amour ont partie liée, comme Sade l'écrivait : "Il n'est point d'homme qui ne veuille être un despote quand il bande". Cette jeunesse et ce désir sonnent de façon authentique. Tant pis pour les jaloux - drôle de revirement d'Attali en cours de documentaire - les envieux, les aigris, les débandés. Ils ne peuvent ni aimer ni faire de politique tant qu'ils garderont ces poses.

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Élyséez-moi (9 février 2017)


Le "moment Macron"



« Tout homme désire être le témoin de sa propre vie. Devant tous. »[1]



Si vous n'aviez pas eu le temps de lire ce livre, en voici le résumé détaillé...

Il faut avoir un sacré culot pour proposer aux Français, en 2017, un livre politique intitulé Révolution. Même Mélenchon n’a pas osé. Surtout quand son auteur, avec des accents gaulliens ou mendésiens, ses références (37)*, s’érige en initiateur unique et hors partis du mouvement qui doit conduire la France à ce grand changement, allant jusqu’à lui donner ses propres initiales : « En Marche ! ». Avec ce titre si chargé d’histoire, le simili-bandeau inamovible de la couverture ajoute l’accent guerrier sans lequel il n’est ni révolution ni même politique : « C’est notre combat pour la France ». N’allez pas chercher une introduction ou un résumé sur la quatrième de couverture : c’est le portrait pleine page d’Emmanuel Macron, jeune, beau et souriant, qui saute aux yeux des lecteurs comme pour leur demander : « Élyséez-moi ! » Je serais libraire, j’aurais empilé ce livre à l’envers. Le leader d'En Marche ! a fait l’objet d’une telle couverture médiatique, que son premier-né est désormais parfaitement identifiable sur sa seule photo.


Bien élevé, Emmanuel Macron commence par se présenter. Ce que je suis (I) brosse un rapide tableau de ses origines familiales, d’où émerge une grand-mère de cœur, enseignante qui lui a « appris à travailler » (13) « Je crois au travail » (139) est un article fondamental de son credo. S’ensuivent de riches années de formation, la rencontre précoce, à 17 ans, avec celle qui allait devenir sa femme, Brigitte, une enseignante de français et de théâtre dans son lycée d’Amiens, de 20 ans son aînée, un parcours dans l’enseignement supérieur chahuté par cet amour naissant et qui s’entête – en échec au concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure, en philosophe à Nanterre, croisant l’un des plus grands, Paul Ricœur au soir de sa vie, Sciences Po, l’ENA. Itinéraire d’un enfant gâté mais pas pourri. Inspecteur des finances, il va « décortiquer les mécanismes multiples qui font la vie de l’État et de ses agents » (23), pendant quatre ans et demi. Rapporteur général-adjoint de la Commission présidée par Jacques Attali, auquel Nicolas Sarkozy avait confié la « libération de la croissance française », il y fait les bonnes rencontres qui vont lui permettre de rejoindre la banque d’affaires Rothschild. Faisant le tour de la question du « privé » en quatre années, il y gagne bien sa vie « sans avoir fait une fortune qui me dispenserait de travailler » (25), tient-il à préciser. Il décide en 2012 de « retrouver le service de l’État » (26). La suite, tantôt racontée, tantôt justifiée, est mieux connue tant la vie publique de l’intéressé va rapidement accrocher la lumière des médias, jusqu’à sa démission du ministère de l’Économie le 30 août 2016 et sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle, dont Révolution est le manifeste.

Le livre pourrait être résumé en trois lignes. Macron y balaye d’un revers de main nos « passions tristes » (34, 57) et nos discours déclinistes. Il aime la France, sa seule « allégeance » (30) et voit en elle des énergies et des volontés qui ne demandent qu’une chose : être libérées, au service d’une « vision » pour le pays.


En explicitant  ce que je crois (II), Macron veut surtout situer d’où il parle et à qui. Tout son livre est ponctué de « je crois », « je ne crois pas ». Il n’estime pas faire partie « d’un système politique qui [dit-il] ne m’a jamais véritablement reconnu pour l’un des siens » (33) Il ne peut pourtant ni se plaindre ni s’étonner de cette non-reconnaissance, puisqu’il avoue juste après que s’il a « décidé de défier les règles de la vie politique », c’est qu’il ne les a « jamais acceptées ». Transgressif en politique comme il a été transgressif en amour ? S’il croit « dans la démocratie », c’est dans la démocratie directe, l’adresse au peuple sans intermédiaire. Une posture bien gaullienne. « C’est bien mon ambition de m’adresser directement à mes concitoyens et de les inviter à s’engager à leur tour. » Et ce ne sont pas les « petites griseries » du pouvoir qui l’attirent, lui, mais « l’action et la réalisation [qui] comptent seules. » (35) Lui qui chante la « grandeur » de la démocratie élective, n’a jamais été élu. Il fera donc ses classes électorales directement avec… la présidentielle. Dans sa quarantième année.

Ni à gauche ni à droite : Macron refuse d’être « enfermé dans des clivages d’un autre temps. » Mais veut bien se voir traiter simultanément de « libéral » et « d’homme de gauche. » (38-39) Si gauche et droite n’ont plus de sens, c’est que l’une et l’autre apparaissent divisées en leur sein même sur les grandes questions de l’époque : rapport au travail, environnement, Europe, économie numérique, protection des libertés individuelles, etc. « Notre République se trouve aujourd’hui prise dans les rets des jeux d’appareils. » (40) et « nos partis politiques sont morts de ne plus s’être confrontés au réel ». Au passage, il dénonce évidemment les primaires, inventées pour désigner un chef et masquer les conflits internes derrière une façade uniforme, dans un contexte où plus personne ne rassemble d’emblée et où les idées divisent les partis au lieu de les nourrir.


En racontant ce que nous sommes (III), Macron entend redéfinir la place de l’État dans la France d’aujourd’hui, vivante comme une langue et une géographie d’enfance, et le périmètre souhaitable de ses interventions, qui est un des fils rouges qui court tout au long de ces 268 pages. Ce faisant, et quoiqu’il pense d’un distinguo qu’il réfute, il trace bien, à partir de ce rôle de l’État, une des frontières qui sépare la droite de la gauche, ne serait-ce qu’au prix d’un nouveau ni-ni. « Pour les uns, l’État doit pouvoir tout faire y compris dépenser l’argent qu’il n’a pas. Pour les autres, c’est de l’État que vient tout le mal et le briser serait la solution. En vérité, il n’en est rien. » (48). Et de justifier l’État par… la République, qui « tisse notre projet commun » autour de lui et qui est « notre effort collectif », « jamais achevé », « pour nous rendre libres ». La liberté, autre fil rouge, avec celui du travail, de Révolution.


Cet effort est confronté à la grande transformation (IV) du monde qu’un mot, source de tous les fantasmes et toutes les peurs, résume : mondialisation. Celle-ci crée une « interdépendance entre les nations, les entreprises, les centres de recherche » irréversible (54), dont on ne peut prétendre pouvoir sortir : « ce serait mentir » (55). L’un des avatars de la mondialisation, c’est l’essor de la finance internationale, qui n’est pas un mal en soi. Macron invite à faire preuve de « discernement » : « lutter contre la finance sans finalité [sinon purement spéculative] et encourager la finance qui permet d’investir » (56). L’autre fruit ou support de la mondialisation, c’est « le développement d’Internet et du numérique », qui imprime des changements majeurs aux métiers, clivant progressivement le marché du travail entre emplois peu ou très qualifiés, vraie menace pour la classe moyenne et les salariés. En positif, le numérique a engendré une organisation du monde « profondément décentralisée, où chacun peut jouer un rôle et reprend du pouvoir. La multitude reprend forme car chacun peut avoir sa place », d’où un double « défi » pour notre civilisation : la mondialisation va de pair avec une individualisation. Ce double processus « affaiblit toutes les formes classiques d’organisation intermédiaire de la société et en particulier l’État. Elle le déborde de toute part » (61). Concomitamment à cet affaiblissement, apparaissent des risques nouveaux, partagés à l’échelle de la planète : environnemental, géopolitique, terroriste, religieux. « L’État se voit sommé d’éliminer tout risque. C’est une promesse qu’il ne peut tenir »(63). Ou plutôt une attente à laquelle il ne peut répondre. Après celui des partis, Macron annonce le dépérissement du capitalisme, car cette grande transformation du monde le condamne ; il est parvenu à « un stade final » où « par ses excès, [il] manifeste son incapacité à durer véritablement ». La liste des dits excès est longue : « financiarisation de l’économie, inégalités, destruction environnementale » accompagnés de processus qui en aggravent les conséquences : « augmentation inexorable de la population mondiale, migrations géopolitiques et environnementales, transformation numérique » (64). Et d’en appeler à une nouvelle « Renaissance en Occident », soit une « réinvention des organisations sociales, politiques, imaginaires et artistiques » analogue à celle du XVIème siècle. Pour ne pas disparaître.

Mais pour l’heure, la France semble « à l’arrêt » et, fait plus grave, « le système s’est organisé pour protéger l’ordre existant » (66). Depuis trente ans, la classe politique n’a rien su inventer d’autre que des « droits sans contenus » (ex : le droit au logement opposable) et un « surcroît de dépense publique » pour suppléer à la « « croissance défaillante » : 170 Mds d’euros en cinq ans sous le précédent quinquennat » (i.e. Sarkozy-Fillon).

Ce n’est pas la France que nous voulons  (V). Et d’évoquer en modèle historique la « conversion » économique de Venise quand la chute de Constantinople lui barre la route de la soie. Et une Histoire française en laquelle on peut puiser des raisons d’espérer, une « énergie ». Il y a par exemple une passion française ancienne, « réelle, sincère, de l’égalité ». Nous ne sommes pas semblables, mais « égaux en droits ».Mais cette égalité ne doit pas être confondue avec un « égalitarisme qui fait que le succès d’autrui devient une offense insupportable » (71). Dans ce cadre, Macron en appelle à un développement de l’innovation dans un modèle décentralisé par la révolution numérique.


Pour  investir dans notre avenir  (VI), il faut « renouer avec le rêve productif », car sans production il n’y a pas de « modèle social ». Revenant donc sur l’intervention de l’État, il renvoie dos-à-dos les partisans de la « relance » et ceux de la « rigueur ». Certes il faut poursuivre la réduction des dépenses publiques : réformer l’APL qui bénéficie plus aux propriétaires qu’aux allocataires, freiner l’augmentation des dépenses de fonctionnement notamment quand celles-ci croissent davantage que les transferts de compétence qui les justifieraient, baisser le plafond d’indemnisation du chômage (à 6000 € actuellement !). Mais il faut aussi investir. S’agissant des domaines où « l’action publique peut faire mieux mais où personne ne peut faire sans elle, Macron en cite quatre : l’école, la santé, la transition énergétique, le déploiement de la fibre numérique jusque dans les territoires les plus enclavés. Il n’y a pas d’investissement possible pour les entreprises sans stabilité du cadre juridique et baisse des charges qui pèsent sur le travail. Au passage, Macro fait l’éloge de l’échec : « celui qui échoue, c’est avant tout celui qui a tenté » et qui de ce fait « a accumulé de l’expérience » (86). Et fustige la rente et l’investissement immobilier… Dans ce contexte voulu d’innovation, l’État doit jouer plusieurs rôles : faire respecter les règles de la concurrence ; être le garant du long terme (incluant la stabilité juridique déjà invoquée) ; dans le cadre de l’Union européenne, lutter contre « la concurrence déloyale des pays étrangers ». Et il est intervenant direct dans des secteurs « qui ne peuvent être abandonnés au seul jeu du marché (90) : les programmes militaires liés à la Défense, le secteur des matières premières et de l’énergie.


On doit produire en France et sauver la planète  (VII). Avec la COP21, la France a pris avec succès une initiative internationale en faveur du climat. Il faut maintenant donner aux partenaires économiques « le signal d’une grande mobilisation nationale au service des technologies vertes. » (101) et élever des champions de clean tech pour promouvoir une « économie circulaire qui ne rejette rien mais recycle tout » (100). C’est dans les villes que doit être développée en priorité cette transformation écologique, sans oublier les campagnes, avec la perspective de la nouvelle politique agricole commune (PAC 2020).


Dans le chapitre Éduquer tous nos enfants (VIII), Macron reprend le constat le plus connu et le plus inquiétant fait sur notre système éducatif : « un cinquième [20 %] des élèves quitte l’école primaire sans savoir lire, écrire ni compter. » (108). Il propose de dédoubler les classes dans les CP dépendant de réseaux d’éducation prioritaire et d’améliorer la médecine scolaire de prévention, afin de détecter de façon précoce les troubles de la vue, de l’ouïe ou d’autres pathologies Il dénonce la « fausse réforme » des rythmes scolaires, le bricolage autour de la formation des maîtres (supprimée, réintroduite…). Il plaide pour une scolarisation précoce, une reconsidération de la carte scolaire pour désenclaver les « quartiers difficiles ». Sur les deux autres sujets qu’il évoque, l’orientation et l’Université, il note que l’Education nationale tend à méconnaître l’enseignement professionnel, méconnaissance « allant jusqu’à la résistance ». (113) Quant à l’Université, c’est en lui laissant davantage d’autonomie qu’elle se développera, à condition que les « conservateurs » arrêtent de crier, devant ce mot, à « la rupture de l’égalité républicaine ». Il faut au contraire rompre cette égalité factice de traitement et « faire plus pour ceux qui ont moins. » (116). Il faut aussi que le ministère arrête de « dire à plus d’un million de fonctionnaire ce qu’ils doivent faire dans les moindres détails » : fin de l’inflation des textes, des circulaires, etc. « La Révolution à l’École est possible. » (119)


Pouvoir vivre de son travail  (IX) : pour Macron, hors du travail, point de salut. C’est par lui que l’homme s’émancipe. C’est cette émancipation par le travail, et non le bonheur, que peut promettre la politique. Sachant que le plein-emploi ne peut suffire à redonner la confiance à un pays qui renoncerait par ailleurs à l’égalité : le Brexit au Royaume-Uni, l’élection de Trump aux États-Unis, pays de plein emploi, en ont administré la preuve. Le marché du travail est malade à tous les étages et injuste : « il favorise les statuts et paralyse la mobilité » (121), les insiders au détriment des outsiders (les jeunes) Le principe de qualification ne doit pas bloquer celui qui dispose de l’expérience mais non du diplôme pour créer son entreprise. L’apprentissage doit être « déverrouillé ». La rupture doit elle aussi être moins coûteuse : il faut instaurer un plancher et un plafond pour les dommages et intérêts versés aux Prud’hommes. Il faut diminuer le coût du travail en ne faisant plus reposer la protection sociale sur les seuls revenus du travail mais aussi sur l’impôt (repris p.150), en substituant une logique de solidarité à une logique d’assurance : la réduction des cotisations salariales et celles des indépendants augmentera les salaires nets « sans détériorer la compétitivité ou l’emploi. ». Il faut cesser de fixer la durée du travail et d’autres règles de droit du travail de façon uniforme, en laissant « aux accords de branche et d’entreprise la possibilité de déroger à la loi par accord majoritaire.» L’exemple des Chantiers navals de Saint-Nazaire a montré qu’un accord prévoyant un chômage partiel avait permis de sauver l’entreprise. « Les syndicats qui bloquaient la négociation nationale », « opposés à ce type de réforme par idéologie », avait approuvé « l’accord d’entreprise »(126). Le politique ne peut promettre la « sécurité de l’emploi ». Mais il peut faire que l’on puisse évoluer d’un métier à l’autre et que l’on soit protégé face à la perte d’emploi. Pour cela, il faut simplifier les démarches pour l’obtention d’une formation et « ouvrir les droits à l’assurance chômage aux démissionnaires, pour les accompagner dans une démarche de formation et de requalification. » (131) ; l’ouvrir aussi aux indépendants, commerçants et artisans. Sur ce volet indemnisation, Macron ne croit pas à la dégressivité des allocations-chômage comme incitation à la recherche et à la reprise du travail. Il propose d’autres principes : « au bout d’un certain temps de chômage, qui ne se forme pas n’est pas indemnisé ; à l’issue de la formation, qui n’accepte pas « une offre d’emploi raisonnable n’est plus indemnisé. » (132)


Comment  faire plus pour ceux qui ont moins  (X), formule déjà employée au chapitre consacré à l’éducation (116) ? Notre attachement à l’égalité est ce qui nous distingue des sociétés anglo-saxonnes. Or, « l’uniformité - de droits, d’accès, de règles, d’aides – ne signifie plus l’égalité. L’enjeu, c’est de « fournir à chacun ce dont il a besoin » (136). Macron retrouve là une formule célèbre, celle des Actes des apôtres [2] reprise par les socialistes de l’utopie et par Marx. Le rôle de l’État doit changer radicalement. Macron propose la notion d’ « investisseur social ». On ne peut ni traiter les pauvres d’assistés, dans le but de les culpabiliser, comme le fait la droite, ni se contenter de leur verser quelques prestations sans plus se préoccuper d’eux. « Nous devons solidarité, assistance et considération aux plus fragiles. » Il faut aussi « durcir notre réponse face aux discriminations » : selon le sexe et selon les origines, principalement (141-142), en systématisant les politiques de testing, notamment. En matière de santé, le maître-mot est prévention. Sur la protection sociale, l’État doit reprendre la main sur la gestion du système, ce qui écartera les partenaires sociaux de celle-ci ou du moins modifiera les équilibres de la gouvernance actuelle (gros débats en vue avec les syndicats !)


Le « rêve français » a toujours été un rêve d’unification (qui s’est mué en centralisation…). Mais il faut sans doute y renoncer, car « notre pays se fragmente sous nos yeux ». Il faut  réconcilier les France  (XI). La France comme tous les pays du monde doit faire face à la « métropolisation » de son territoire. 50 % du PIB français est produit dans une quinzaine de métropoles. Il s’ensuit que 80 % des populations les plus modestes vivent dans la « France périphérique » [3] . Il faut renoncer au rêve d’une France uniforme. La première question à résoudre est celle du logement : la priorité n’est pas d’accroître la réglementation mais de « construire des logements » (157), « là où nos concitoyens l’attendent », c’est-à-dire dans les « zones tendues » que sont l’Île-de-France, la Côte d’Azur [4] et quelques autres grandes métropoles. L’État doit intervenir par des « procédures d’exception », accélérées, libérant le foncier. Seul cet effort libérera la tension sur les prix et pourra amorcer la décroissance « des aides publiques massives octroyées ces dernières années » (158), dont le montant s’est accru sous l’effet de la spéculation immobilière. Dans les villes moyennes dont les cœurs se vident « parce qu’on a laissé se constituer dans leur périphérie des centres commerciaux trop importants », il faut « conforter la ville-centre ».

On peut aussi « revivifier les territoires de la France périphérique » : Besançon l’a fait quand son industrie horlogère a été balayée par le quartz ; il y a aujourd’hui plus d’emplois industriels qu’à l’époque des « Lip ». Ce ne sont pas les emplois qu’il faut préserver mais les salariés, avec leurs compétences, au besoin augmentées.

Que faire enfin de la France de la ruralité ? Pour la dizaine de départements qui perdent chaque année des habitants, Emmanuel Macron préconise une « approche différenciée », et non seulement « des règles produites de manière uniforme par l’État » : des infrastructures de transport, numériques, des services publics maintenus. Et bien sûr, pour les paysans, redonner à leurs productions le « juste prix qui permet à la fois de vivre et d’investir » (164) et d’assurer le maintien de ceux qu’on a parfois désignés comme des « conservateurs de l’espace rural ».

Les territoires d’Outre-mer sont évoqués parmi ces « France » qui doivent faire l’objet de politiques adaptées.

En conclusion de ce chapitre, quelques propositions pour poursuivre la réforme territoriale. Dans les métropoles, articuler le couple Région-métropoles et l’on pourrait dans ces zones se passer du département. Qui, au contraire, pourrait jouer un rôle plus important dans les zones rurales, quitte à les regrouper. Emmanuel Macron croit dans ces domaines aux expérimentations, à l’expertise des « acteurs de terrain » (167).

Vouloir la France (XII), c’est le chapitre où sont abordées la question de l’islam en France, celles de la laïcité et de l’immigration. En affirmant que « la France est une volonté » (169), Emmanuel Macron récuse autant l’idée d’une identité française figée que le recours à l’autorité ou à la force pour affirmer cette identité, même s’il convient que le « feu identitaire » pourrait fracturer le pays et lui faire courir « le risque d’une guerre civile » (170). Contre ceux « qui tiennent boutique de nos angoisses collectives » (sans citer explicitement le FN) il réaffirme que « la laïcité est une liberté avant d’être un interdit », laïcité évoquée comme « l’un des principes fondateurs de la République ». Pour cette laïcité, « on ne négocie pas les principes élémentaires de la civilité » [5] , ni « l’égalité entre les hommes et les femmes » ; elle est un « refus sans appel de l’antisémitisme, du racisme, de la stigmatisation des origines » (172) ; il réitère un peu plus loin « l’égalité entre les hommes et les femmes », « la liberté de conscience et de culte, y compris la liberté de ne pas croire » (182). Ce disant, il se retrouve sans doute plus proche d’une laïcité inclusive que d’une exclusive. Les lignes consacrées à la lutte contre le salafisme son extrêmement fermes ; il propose que l’État appuie sur le terrain les associations déjà en lutte (174), dans ces quartiers « que nous avons trop souvent délaissés » où même, dit-il, nous avons d’une certaine façon « assigné à résidence leurs habitants. » (175). La culture et le passé, « début de notre avenir » (177) ont un rôle essentiel à jouer dans la construction de cette volonté française. « Notre culture, c’est ce qui nous rassemble » affirme-t-il dans un élan sans doute un peu optimisme. Pour autant, s’« il ne revient pas à la politique de donner un sens à la vie » (177), à chaque vie, les Français seront malheureux « s’ils renoncent à faire vivre un espace politique qui les dépasse, celui de la cité. » (178). Ce chapitre se conclut sur des vues claires et fermes sur l’immigration. Vue généreuse car l’immigration y est présentée comme un « enrichissement, une nécessité profonde » mais vues fermes sur les conditions de mise en œuvre d’une véritable politique de l’asile : réduire la durée de traitement des dossiers à « deux ou trois mois maximum » et reconduire à la frontière les personnes qui sont déboutées de ce droit. Pour mettre fin au scandale des morts en Méditerranée, il propose de traiter les demandes d’asile au plus près des zones de conflit, dans les pays limitrophes et de refondre « l’absurde système de Dublin ».


Protéger les Français (XIII) revient sur le contexte de la France. Il fustige la « foire aux propositions » des politiques, faites soi-disant pour rassurer les Français contre le terrorisme : « les menus des cantines scolaires, la longueur des tenues vestimentaires, les modalités d’acquisition et de retrait de la nationalité française. » (184) Un pays comme le nôtre ne peut pas se réassurer « en reniant les lois qui le fondent ni leur esprit. » La déchéance de la nationalité pas plus que l’enfermement de tous les fichiers S ne sont des solutions et il propose de sortir de l’état d’urgence. Il faut reconstruire un renseignement territorial pleinement opérant et créer une « cellule centrale de traitement des données de masse de renseignement » (à l’instar de ce que font Britanniques et Américains), restaurer la police de proximité créée par Jospin et Chevènement (+ 10 000 fonctionnaires de police). La crédibilité de la réponse pénale s’effondre quand on est sûr que le parquet ne requiert plus de mandat de dépôt quand la peine de prison est inférieure à 2 ans. Il faut redonner du sens au prononcé de la peine, en faisant relever certaines infractions de la simple contravention et non plus du tribunal (exemples du vol, de l’usage et de la détention de cannabis). Il faut aussi assurer une forme de stabilité juridique, en cessant de légiférer en réponse à telle ou telle actualité dramatique. Emmanuel Macron propose une loi-cadre quinquennale sur toutes ces questions. Il ne veut pas revenir au service militaire obligatoire pour tous mais propose la création d’une « réserve opérationnelle » de 30 000 à 50 000 jeunes, hommes et femmes.

Maîtriser notre destin (XIV) passe par l’Europe. La mondialisation est un fait, nous sommes liés les uns aux autres, et la France a « une vocation universelle » (199) et une « voix » (198). Notre langue est parlée par 275 millions de personnes de par le monde et depuis le Brexit, nous sommes désormais le seul représentant de l’Union européenne au Conseil de sécurité de l’ONU. Nous disposons de l’arme nucléaire, nous pouvons « projeter des forces à travers le monde » (199) mais nos interventions doivent « s’inscrire dans le cadre de mandats de l’ONU » et aussi dans un cadre européen, en « dialogue stratégique indispensable avec l’Allemagne ». Ces interventions doivent tenir compte de la réalité des peuples et non de « nos intérêts directs de marchands d’armes » qui nous font soutenir « des régimes dictatoriaux et inefficaces, absolument contraires à nos valeurs. » (201) Emmanuel Macron propose d’ailleurs de faire évaluer par le Parlement vingt ans d’opérations militaires, à froid, hors de la passion ou de l’émotion du moment. Lancer des opérations militaires « lorsqu’aucune option politique n’existe sur le terrain » est pour le moins risqué, comme l’a montré l’affaire libyenne. La suite du chapitre est consacré à une ample revue de politique étrangère autour de trois axes : 1°/ la sécurité extérieure 2°/ l’ensemble de nos relations commerciales économiques et culturelles avec le monde extérieur et 3°/ un « nouvel humanisme à penser », résumé en fin de chapitre : « civiliser par tous les moyens cette mondialisation ». Nous devons cultiver notre relation historique avec les pays arabes et singulièrement le Maghreb, il faut garder la Turquie arrimée à l’Europe, rester vigilant avec Israël (« la politique de colonisation est une faute »), continuer à jouer un rôle de stabilisation en Afrique, face au terrorisme, en lien avec l’Union européenne (formation militaire). Il faut « refonder notre relation avec la Russie », stabiliser la relation avec l’Ukraine quitte à mettre entre parenthèses la question de la Crimée et lever progressivement les sanctions. L’Amérique d’Obama s’est réorientée vers l’Asie, désengagée au Proche et Moyen Orient : la relation de l’Europe avec les États-Unis doit être réévaluée, surtout avec l’élection de Trump. Construire une stratégie diplomatique et militaire de l’Europe à dix ans est essentielle. Le maintien des bourses, des centres culturels et des écoles à l’étranger est encore plus important que celui de nos postes diplomatiques (212). Emmanuel Macron relève que le capitalisme mondial produit plus d’inégalités qu’il n’en a jamais créées dans les pays développés et reprend l’hypothèse (déjà émise p. 64) que ce capitalisme là, en raison même de ses excès, est peut-être « en train de vivre ses dernières étapes. »( 217) Le renforcement d’une régulation internationale est essentiel, contre les financements opaques, en encadrant les rémunérations des dirigeants financiers, etc. Il faut construire sur dix ou quinze ans une « convergence fiscale pour l’impôt sur les sociétés » (218) et faire renégocier tous les accords nationaux avec les paradis fiscaux.


Pour arriver à cela, il est essentiel de refonder l’Europe (XV) en cessant de faire (ou laisser) croire qu’elle est la source de tous nos maux. L’Europe est jeune mais le projet des pères fondateurs, de paix, de prospérité et de liberté, s’est perdu, par manque de vision, dans les traités et les procédures. Aujourd’hui, l’austérité n’est pas un projet et la réduction des déficits publics ne constitue pas une ambition politique. Les États n’ont nommé, délibérément, que des dirigeants faibles à la tête de l’Union européenne et une commission à 28 membres ne peut pas fonctionner. Nostalgie de l’âge Delors… Il y a eu une vraie coupure en 2005 avec le non au référendum sur l’Europe, « devenue trop libérale et éloignée de nos valeurs ». Et les défenseurs de l’Europe, après ce traumatisme, n’ont pas su revenir sur le terrain du débat et des idées. Les valeurs n’ont pas été rappelées aux Grecs, quand il s’est agi de les sauver, ni aux Hongrois et en février 2016, nous avons cédé au chantage du Royaume-Uni en lui offrant « une Europe à la carte » (227). Le Brexit, qui a vu un débat public où se cumulaient « l’arrogance des experts et les mensonges des démagogues » n’est pas une crise britannique mais une crise européenne : tous les scrutins allemands, italiens, autrichiens, les dérives hongroises et polonaises, témoignent d’une fracture entre partisans de l’ouverture et tenants de la fermeture. Il faut « renouer avec le désir d’Europe », avec la philosophie d’un Jacques Delors (229), en travaillant avec l’Allemagne, l’Italie et quelques autres. Pour Emmanuel Macron, les vrais souverainistes sont pro-européens, sauf à confondre souverainisme et nationalisme. La vraie souveraineté des nations ne peut être reconquise qu’au niveau de l’Europe. Ainsi, la vraie protection des États ne peut être assurée par un retour aux frontières nationales. En économie, c’est aussi au niveau européen que les mesures anti-dumping doivent être prises, de façon aussi rapide et puissante qu’aux États-Unis. Il faut lancer un budget de la zone euro finançant les investissements communs et aidant les régions en difficulté. Il faut donc un ministre des Finances de la zone euro, contrôlé démocratiquement une fois par mois par un Parlement de la zone euro. Un plan d’investissement européen doit être déployé (fibre, énergies renouvelables, stockages d’énergie, éducation formation et recherche), qui sera sorti des objectifs de dette et de déficit du pacte de stabilité et de croissance. Il faut retrouver la confiance de l’Allemagne en reprenant les réformes de fond sur lesquelles nous nous étions engagés avec elle, et l’agenda de réduction des dépenses publiques. Il faut que quelques États européens aillent ensemble plus loin en matière de convergence fiscale, sociale et énergétique, formant un cœur de la zone euro. Emmanuel Macron propose en 2017, après les élections allemandes, de lancer des conventions démocratiques autour de l’Europe, pendant six à dix mois, pour relancer le projet européen, élaborant des projets qu’un membre ne pourra pas bloquer s’il ne souhaite pas s’y associer.

Emmanuel Macron ambitionne de rendre le pouvoir à ceux qui font (XVI). A cet effet, l’urgence n’est pas de réformer les institutions comme le souhaitent ceux qui prônent une VIème République, même si on peut réfléchir à la « durée du mandat présidentiel, à la réduction du nombre de parlementaires ou à la réforme de telle ou telle assemblée. »( 245). C’est la pratique des institutions existantes qu’il faut modifier : conditions de la représentativité, mode de scrutin, lutte contre le « bavardage législatif » et « l’instabilité des règles ». Les parlementaires doivent davantage ressembler au pays (catégories sociales, parité). Il faut introduire la proportionnelle quitte à faire entrer le FN : il vaut mieux combattre ses idées que l’empêcher d’être représenté. Limiter le non-cumul des mandats est une bonne chose, même si « le non cumul des indemnités eût été suffisant. » (247) Mais le plus important est le non-cumul dans le temps : la politique doit être une mission, non une profession. De toute façon, plutôt que d’interdire, il faut encourager de nouvelles personnes à se lancer. Les partis d’apparatchiks doivent se transformer pour que « la société s’empare du politique » (249) Emmanuel Macron salue la haute fonction publique, sélectionnée sur concours et non cooptée comme l’élite des partis. Mais l’État doit être capable d’attirer des talents aux plus hauts postes et pour cela mieux les payer tout en allégeant les protections dont bénéficient les corps administratifs. Il faut restaurer le principe de responsabilité. Après l’engagement en Libye, les Britanniques ont mis en place une commission d’enquête, ce que nous n’avons pas fait. La nomination de ministres devrait être entourée de précautions (absence d’inscription au volet B2 du casier judiciaire), audition du ministre avant nomination par la commission compétente du Parlement. On ne peut pas exercer de responsabilité politique lorsque la probité personnelle est mise en cause.

Qui gouverne aujourd’hui ? L’Europe, les partis, les marchés, les sondages, la rue… ? Les gouvernants et au premier chef le président de la République et le Premier ministre doivent prendre le temps d’expliquer plutôt que de « faire de la communication » (255) Et il faut dire, pour gouverner clairement, « ce sur quoi on n’a pas prise », « ce sur quoi on n’a pas les moyens d’agir. »

En finir avec le bavardage législatif implique de considérer enfin que la rédaction d’un texte n’est pas la finalité de l’action administrative. Il s’agit de réaliser des projets et non d’édicter des normes. Il faut revoir les procédures d’adoption des lois qui prend parfois un an, et autant pour les décrets d’application. Emmanuel Macron réclame l’évaluation systématique des lois, deux ans après leur vote et même d’instaurer « une clause d’abrogation automatique en l’absence d’évaluation probante. » (256) Ce qui semble un peu contradictoire avec le souhait de stabilité des lois et des textes qu’il émet juste après .

Emmanuel Macron plaide pour une nouvelle étape de la déconcentration rendant le pouvoir aux services de terrain. Et aussi pour une réforme de l’actuel statut de la Fonction publique.

La démocratie « ce ne sont pas des citoyens passifs qui délèguent à leurs responsables politiques la gestion de la nation. » La fin du chapitre est un éloge des militants associatifs et des bénévoles de toutes sortes qui incarnent « la volonté de servir » (261) « plutôt que subir ».

Chacun d’entre nous est le fruit de son histoire, conclut Emmanuel Macron, en appelant à rêver à nouveau, comme le firent les Révolutionnaires.


Ecrit avec un lyrisme contenu, ce livre est la bouteille à la mer d’un promeneur pressé de retrouver à sa suite ceux qui l’auront repêchée. La question que Staline posait à propos du Vatican peut s’appliquer à Macron : « Combien de divisions ? » Hors partis, quasiment hors sol, il est pour l’heure un promeneur solitaire dans le monde « spectaculaire » des médias. Son pouvoir d’attraction, de séduction politique, est indéniable. Ses meetings font le plein. Beaucoup de citoyens ont déjà cliqué sur ses pages Facebook, mais un clic vaut-il engagement ? De toute façon, qu’il fasse 0,3 % ou 20 % au premier tour des présidentielles, qu’il dure ou qu’il fasse « pschitt » comme le prédit l’acide Attali, Emmanuel Macron restera à jamais, dans l’histoire politique française, « ce marcheur français qui partit d’un si bon pas. » [6]


* les chiffres romains entre parenthèses renvoient aux chapitres et les chiffres arabes à la pagination de Révolution (chez XO, 268 pages, 24 novembre 2016). Ceux entre crochets aux quelques notes ci-dessous.

 

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Notes :

1. Sartre, cité par Madeleine Chapsal in Oser écrire 

2. « On distribuait alors à chacun selon ses besoins » (Ac 4,35)

3. Titre d’un livre du géographe Christophe Guilluy (2014).

4. On le voit, curieusement, Emmanuel Macron ne cherche à contrarier ni le mégalopolisme parisien ni l’héliotropisme français. L’aménagement du territoire volontariste des années soixante, comme celui des villes nouvelles un peu plus tard, n’est plus de saison. Pragmatisme ou écho de sa phrase : "pour gouverner clairement, il faut dire ce sur quoi on n'a pas prise." (p. 255)

5. Sans doute fait-il là allusion au fait qu’un homme doit accepter de serrer la main d’une femme...

6. Cf. Charles Péguy écrivant à propos de Descartes : "ce cavalier français qui partit d'un si bon pas"

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Macron par lui-même (20 avril 2017)


Un pari raisonné




Le 1, hebdomadaire dirigé par Eric Fottorino a rassemblé une série d’articles publiés depuis 2015 dans ses colonnes, sur ou par Emmanuel Macron. La 4ème de couverture indique que, dans ces quelque 120 pages, Macron « se livre à mots découverts ». De tels mots, « découverts », existent-ils ? Pour moi, c’est la dernière lecture politique de Macron avant de voter, dimanche prochain, même si tant de choses se diront encore sur lui et sur les autres candidats d’ici au 23 avril et qu’au fond, tout se joue dans l’isoloir, le jour J. Et, surtout, dernière exploration de la ou des raisons qui font que pour moi, qui ai 66 ans*, Macron est ma première véritable émotion politique et le sera jusqu’au moment où je jetterai mon bulletin dans l’urne. Mais peut-on en politique parier sur une émotion ressentie comme vraie, au point de la considérer comme une raison suffisante ?


Donc, encore lire et réfléchir. Et discuter d’ici là, sans « se laisser intimider par la brutalité du moment » [référence à celle subie par Ricœur à Nanterre en 1968] (36) [1].


Dans la première interview (8/7/2015, 9 mois avant le lancement d’En Marche !), Macron revient sur sa rencontre avec Paul Ricoeur, le philosophe de l’herméneutique , c’est-à-dire de l’interprétation. Il lui attribue le mérite de l’avoir « rééduqué sur le plan philosophique », de l’avoir fait repartir de zéro après une formation classique, scolaire et universitaire et un DEA consacré à Hegel. Ricœur lui a appris deux choses : savoir lire un texte et qu’il n’est nul besoin pour cela d’être un expert. Soit dit en passant, c’est le propre du phénoménologue qu’est aussi Ricœur que de revenir « aux choses mêmes » à partir de la façon dont il les perçoit et non du point de vue des théories qu’on lui en propose. Origine du pragmatisme macronien ?

Il y a chez Ricœur, précise Macron, une « philosophie délibérative », c’est-à-dire une réflexion sur les conditions de production des idées conduisant à l’action, affranchie à la fois de la relation de pouvoir et des risques de la discussion permanente conduisant à « contrarier la prise de décision ». Pour Macron, il faut conjuguer une « très grande transparence horizontale nécessaire à la délibération » et « des rapports plus verticaux nécessaires à la décision. » (24) : pour passer entre deux écueils, « l’autoritarisme » (du 49.3 ?) et « l’inaction politique » (le quinquennat qui s’achève ?). La politique a besoin d’idéologie, éclairant le réel, à égale distance de ce qui serait une « vérité unique » et d’un « relativisme absolu ». Ni-ni bien macronien.

Or, pense Macron, les partis souffrent aujourd’hui d’un déficit d’idées, d’idéologie politique. Comment rehausser la politique au niveau de la pensée ? Être d’un parti ne peut se réduire à avoir sa carte, payer sa cotisation et suivre tel ou tel homme. L’abandon des idées a ouvert le champ des malentendus au sein des partis, devenus des auberges espagnoles. Fuyant les idées, les politiques se sont tournés vers les valeurs, dans un rapport émotionnel aux situations, suiviste des opinions. Symptôme de ce renoncement aux idées : la réduction de l’État à ses fonctions régaliennes, en dehors desquelles il n’est plus pensé, notamment à droite.

Sur la démocratie, dont le processus même et les procédés sont remis en cause aujourd’hui (l’abstention est une des marques de cette contestation), Macron note qu’on ne la connaît que par ses incarnations, nécessairement imparfaites et transitoires. En France, la République est cette incarnation qui peut susciter l’adhésion via ses représentations symboliques et son imaginaire. En dehors de ses incarnations, la démocratie en elle-même ne serait désirable que pour ceux qui en sont privés. Sinon elle est vouée à une forme d’incomplétude : « elle ne se suffit pas à elle-même ». Macron pense d’ailleurs - avec d’autres - que l’interrogation récurrente en France sur la forme présidentielle a ses racines dans un événement traumatique de son histoire, la mort du Roi, « que le peuple français n’a pas voulu », affirme-t-il. Il y aurait donc une névrose politique française instituée par la Terreur. Le vide créé ne s’est comblé qu’épisodiquement, sous Napoléon ou De Gaulle. On attend du président qu’il occupe ce siège vide. La restauration que propose Macron, « en gardant l’équilibre délibératif », c’est « un peu plus de verticalité » : « proposer des idées », en roi-philosophe. Tout pouvoir vient d’en-haut (en grec : anothen) de la transcendance des idées, de leur supériorité originaire. On entrevoit là la critique implicite du quinquennat qui s’achève. La « présidence normale » de François Hollande ne pouvait satisfaire le besoin français récurrent de voir la souveraineté du peuple se réincarner dans un roi (ou une reine) symbolique. Mais ce que veut restaurer Macron, ce n’est pas tant le pouvoir d’un homme - il se défend autant que Mélanchon de « l’omni-présidence », de la « monarchie présidentielle » - que la souveraineté des idées en politique. Soit pour la France « une République plus contractuelle et plus européenne, inscrite dans la mondialisation, avec des formes de régulation » correspondant à notre histoire et à nos souhaits collectifs (34).

Il n’empêche que c’est bien ce « siège vide » [du Roi] qu’il vise, comme tous les autres. Mais il paraît être le candidat le plus au clair avec cette question. Moins ambigü en tout cas qu'un Mélenchon dont on ne sait plus trop, au final, s'il se retirera dès qu'il sera élu comme il s'y est d'abord engagé, laissant travailler ses "constituants", ou s'il reconsidérera la "monarchie présidentielle" comme un "mal nécessaire", se maintenant à son poste (et pour combien de temps ?)

La seconde interview, intitulée « Il est urgent de réconcilier les France » est datée du 13 septembre 2016, donc après la démission du ministère de l’Économie et du gouvernement, mais alors que Macron n’a pas encore officiellement déclaré sa candidature à l’élection présidentielle, même si tout le monde politique s’y attend.

A ce moment-là, Macron entend faire advenir une nouvelle offre politique, autour de l’idée fédératrice de « progressisme » (41). Il y a une alternative dans notre système politique, qui ne se réduit pas à l’alternance de la droite et de la gauche.

Reprenant le vieux thème de la « société bloquée » qu’avait lancé Crozier en 1970, Macron dénonce des maux français bien connus, sources de son immobilisme : le corporatisme, la résistance au changement des corps intermédiaires et le système politique lui-même, autant de phénomènes qui défendent ceux qui sont dans le système, les insiders, au détriment des outsiders. Pour Macron, les nœuds gordiens du pays ont trait au travail, à l’argent, à l’innovation, à la mondialisation, à l’Europe et aux inégalités. La France est partagée entre les gagnants et les perdants de la mondialisation, lesquels se replient dans le fait religieux ou identitaire.

L’enjeu pour la société française est de retrouver de la mobilité, de libérer les accès : c’est là le « cœur de la politique ». « Toutes les politiques d’accès, donc de libération, sont des politiques de justice sociale » (45), sachant que pour Macron, « l’égalitarisme est une promesse intenable. » On ne résout pas (seulement) les inégalités a posteriori par des mesures fiscales compensatrices de redistribution mais (aussi et surtout) en se battant pour offrir l’égalité a priori, au stade des opportunités et des accès. C’est pourquoi la rente d’innovation doit être préférée à la rente de situation. Accumuler en innovant ne doit plus être un tabou. D’où l’accent mis aussi sur l’éducation.

La question qu’esquive Macron, cependant, c’est celle que pose la richesse accumulée jusqu’au stade où elle constitue en elle-même une rente de situation, fermée et contrôlée par le « réseautage » des riches, ne servant qu’à eux, que les Pinçon-Charlot ont bien mis en évidence dans le cas français. On sait bien que notre fiscalité épargne les patrimoines et taxe bien plus lourdement les revenus du travail. « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ». Je ne sais pas comment Macron commenterait cette déclaration du milliardaire américain Warren Buffet, qui introduit le livre des Pinçon-Charlot, consacré au quinquennat de Nicolas Sarkozy [2].

Il y a d’autres textes dans ce court livre. Deux hommages rendus par Macron, l’un à Michel Rocard, « homme libre », et l’autre à Henry Hermand. Dans un entretien inédit, intitulé « Je n’envisage pas ma vie sans les livres », Macron paye son tribut à sa grand-mère, qui l’initia à la littérature, celle qui « nous rend disponibles à l’émotion du monde » (82). Est-ce la raison pour laquelle ses références semblent classiques, pour ne pas dire anciennes ? Ou bien parce qu’il préfère encore relire que lire ? (85) Peu d’auteurs réellement contemporains sont cités, hormis Quignard. Et aucune femme (m'a fait remarquer la mienne). Mais il s’est vécu lui-même écrivain, à l’adolescence et il peut donc conclure ainsi cette confession : « la culture est le seul horizon valable de notre existence », lui qui en scrute aujourd’hui un tout autre.

Quatre courts textes concluent cet ouvrage.

Eric Fottorino cite abondamment un discours prononcé en janvier 2017 à la Humboldt Universität où Macron redit son attachement au « couple » franco-allemand. Il parcourt rapidement le programme du candidat, avec un préjugé plutôt favorable.

Marc Lambron, à sa manière piquante, voit en Macron non pas un « ludion » mais un « hybride » : « des poumons de philosophe, des cordes vocales d’énarque, des jambes de courtier et un cœur de webmaster. » (117) Pas étonnant qu’une telle chimère attire autant qu’elle n’effraie.

Plus critique, Natacha Polony craint que Macron ne « réduise l’existence humaine au déploiement d’une performance individuelle » (121) et qu’au fond, derrière sa soumission au fait de la mondialisation, il n’ait la même position que Margaret Thatcher face au capitalisme : « il n’y a pas d’alternative ».(122).

Cette critique est sans doute injuste car Macron exprime au moins à deux reprises dans son livre Révolution [3] son scepticisme vis-à-vis du capitalisme : pour lui ; la grande transformation du monde le condamne. Le capitalisme est parvenu à « un stade final » où « par ses excès, [il] manifeste son incapacité à durer véritablement ». La liste des dits excès qu’il énumère est longue : « financiarisation de l’économie, inégalités, destruction environnementale » accompagnés de processus qui en aggravent les conséquences : « augmentation inexorable de la population mondiale, migrations géopolitiques et environnementales, transformation numérique » . Et d’en appeler à une nouvelle « Renaissance en Occident », soit une « réinvention des organisations sociales, politiques, imaginaires et artistiques » analogue à celle du XVIème siècle.

Vincent Martigny rediscute en final le rêve de Macron qui est de substituer une société de mobilité à la société de « places » qui est la nôtre. Mais il redoute que ne persiste en France un « cens caché », celui qui fait que ce ne sont pas les outsiders qui votent. Sur quoi son rêve pourrait se briser le 23 avril, si nous n’étions pas suffisamment nombreux à le partager.


* Je me dois de rapporter ici une anecdote de campagne. Assurant un jour un "kiosque" pour Macron sur la voie publique, un quidam auquel je tendais le programme me lança : "Vous n'avez pas honte à votre âge de tracter pour ce petit merdeux !" (sic). Il s'éloigna puis revint sur ses pas. Je m'attendais à une agression : il me raconta sa vie, pendant une demi-heure... Je suis un piètre militant. Je le fus de façon éphémère.


1. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination du livre.

2. Le président des riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot; 2010, Zones, La découverte.

3. Révolution, p. 64. Cf supra. 


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Macron l'incompris (9 juillet 2017)


Réussir ou être rien ?


Une phrase de Macron a tourné en boucle sur les réseaux, évidemment extraite de son contexte, soigneusement détourée par tous ceux qui voulaient avoir une nouvelle occasion de crier « oh ! » ou « ah ! ». « Vous croisez des gens qui réussissent et d’autres qui ne sont rien ». Rares sont les commentateurs qui ont réussi à se hisser à la hauteur du propos. Ce fut instantanément le haro : « ça y est, le banquier tape encore sur les pauvres gens » fut l’opinion la plus unanimement partagée. Le mépris pour les « sans-dents » était de retour. Alors que Macron, qui se trouvait dans l’ancienne gare Freyssinet, devenue pépinière de start-up par la grâce (et l’argent) de Xavier Niel, s’était simplement saisi du mot gare, comme allégorie du passage, du brassage et du partage pour improviser un message à l'usage de tous ceux qui allaient avoir la chance d’apprendre là et en seraient redevables aux autres.

Relisons ce qu’il a dit, pour restituer la « petite phrase » dans son contexte. Verbatim :

« Tout ce que l’État porte, vous le partagez : la capacité à faire réussir chacune et chacun […]. Ne pensez pas une seconde que si demain vous réussissez vos investissements, votre start up, la chose est faite. Non. Parce que vous aurez appris dans une gare et une gare c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où on passe. Parce que c’est un lieu qu’on partage. Parce que la planète où nous sommes aujourd’hui, parce que cette ville, parce que notre pays, parce que notre continent, ce sont des lieux où nous passons et si nous oublions cela en voulant accumuler dans un coin, on oublie d’où on vient et où on va. »

C’est donc la gare Freyssinet qui a soufflé à Macron ce vieux thème philosophique : « la vie n’est qu’un passage ». Dans ces conditions, il est inutile « d’accumuler dans un coin » pour tenter d'oublier « d’où on vient et où on va », cet inconnu par essence. Les créateurs de start-up doivent s’en souvenir eux aussi. Ils doivent déployer la même intelligence que l’État, « la capacité à faire réussir chacune et chacun. » Macron veut désarrimer les Français de leur obsession patrimoniale, de leurs bas de laine, de leurs retrait(e)s. Refaire circuler l’argent de l’énergie et l’énergie de l’argent. Et c’est un thème qu’il déclinera ad libitum pendant cinq ans, n’en doutons pas. Seuls s’en étonneront encore ceux qui n’ont pas lu Révolution.

Et par ailleurs, qui n’a pas éprouvé dans une gare ce sentiment de n’être rien, justement, ballotté dans ce mouvement de fourmilière, ayant quitté la sécurité d’un lieu de départ et n’ayant pas recouvré celle du lieu d’arrivée ? Il suffisait de retrouver en soi, un instant, ce sentiment de déréliction mais aussi d'ouverture totale à l'inattendu, à l'inouï, pour entendre le mot de Macron. Nous ne pouvons réussir qu’à la condition d’admettre que nous sommes des êtres de passage, perpétuellement entre un avant et un après, un ici et un là-bas. En somme, des riens en transit. Lost in translation. Notre gare, aujourd'hui, c'est le monde. Car le monde est devenu une gare. C'est vertigineux, mais c'est ainsi. Nous y sommes – fondamentalement - des passants. Seuls y réussissent ceux qui ont cette double conviction : d’être rien, d’être des passants. Des perdus et des pas-perdus. Mais il faut avoir pris le temps de l’apprendre, de le comprendre, de l'admettre. Pas sûr que les enseignements de M. Niel y suffisent… Mais relire l'évangile reste une bonne introduction, éclairante, aux paradoxes de la vie. Par exemple : "Le vent souffle où il veut et tu en entends le bruit. Mais tu ne sais d'où il vient ni où il va" (Jean 3, 8). "Qui chercher à épargner sa vie la perdra, et qui la perdra la conservera." (Luc 17,33). Etc.
 

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Épilogue ?

Depuis quatre ans, je n'ai pas écrit d'autres textes à propos d'Emmanuel Macron, après avoir scruté, voire brièvement accompagné, son irrésistible ascension. Comme tous les présidents avant lui, son image victorieuse au soir des élections s'est érodée et brouillée à l'épreuve que constitue l'exercice du pouvoir présidentiel sous la Vème République, en France. L'élection de 2022 est incertaine.






Edmund Husserl

  Avertissement : cette présentation de la philosophie d'Edmund Husserl provient de notes que j'ai prises pendant le cours donné par...