02 mars 2016

Croire aujourd'hui dans la résurrection

Du vide narratif au mythe nécessaire




"Je crois en la résurrection de la chair"

Par l’une des dernières formulations de leur « credo », les chrétiens réaffirment chaque dimanche leur foi en la « résurrection de la chair », façon crue de dire « corps » et d’opposer une sorte de déni à l’irréversible corruptibilité de celui-ci. Qu’est-ce à dire aujourd’hui ? Les siècles passés n’ont pas manqué d’artistes, peintres, poètes ou romanciers, pour illustrer la foi en la chose, de manière parfois fort « réaliste ». Le grand théologien protestant du XXème siècle, Rudolf Bultmann, l’homme de la « démythologisation » des évangiles, a définitivement ruiné d’une phrase ces représentations en écrivant un jour à son ami Karl Jaspers : « personne ne peut croire qu’un cadavre puisse redevenir vivant et sortir de son tombeau ».

Que reste-t-il de la résurrection aujourd'hui...

... celle de Jésus dit Christ, et la nôtre, promise à tout homme au dernier jour ? Est-elle encore connaissable, représentable ? Peut-on encore y croire et de quelle façon ? André Paul, à sa manière d’historien, interroge le « quoi » et le « comment » de cette Foi. Il retrace dans Croire aujourd’hui dans la résurrection (Salvator, 2016) l’évolution, dans l’aire gréco-sémitique, d’une croyance à laquelle Jésus, le fondateur du christianisme, et Paul de Tarse, son premier théologien, ont donné un sens radicalement nouveau. En conclusion de son livre, André Paul expose cette rupture en quelques pages denses et stimulantes, qui dérouteront certains mais donneront à d’autres, sinon des preuves, du moins, peut-être, de nouvelles « raisons de croire », expression dont la tradition chrétienne n’a jamais considéré qu’elle fût un oxymore. Et de réinventer un langage pour dire le « corps ressuscité », sachant qu’à l’encontre de Bultmann, André Paul voit dans le mythe « un moyen princier de connaissance ». Généalogie – ou archéologie - d’une croyance en huit chapitres.

Avertissement : Cette présentation détaillée n’est sans doute pas exempte d’erreurs ou d’approximations, s’agissant d’un livre de quelques 180 pages. On y reporte évidemment le lecteur, dont on n’a voulu ici que susciter l’intérêt pour l’œuvre originale. Les chiffres entre crochets renvoient au chapitres et ceux entre parenthèses aux pages du livre. Cette présentation est suivie d'un court essai de critique appuyé sur un texte de Jean-Pierre Vernant, Raisons du mythe.

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Le rêve d'une autre vie

Pour les anthropologues, l’apparition de sépultures serait la marque certaine de l’hominisation. Ce souci du séjour des morts est sans doute, pour l’homme antique, la trace du « rêve d’une autre vie » [1] qui s’esquisse pour lui, tantôt dans l’en-deçà de ce qu’il commence à nommer dieu, tantôt vers un au-delà de la mort. Les vicissitudes de la vie ici-bas le portent déjà à espérer un jugement dernier, « restaurateur du bon ordre des choses » (28).

L'âme immortelle

Dans notre aire culturelle, les Grecs vont être « les inventeurs et les promoteurs de l’âme immortelle » [2], que les « courants hellénisés de la société judaïque ancienne » (52) vont emprunter et de ce fait « homologuer ». Mais le système de l’âme, qui emporte avec lui l’idée d’immortalité, détermine celle-ci à « des fuites obligées de toute forme de corps » (53). Il va donc s’avérer un jour, Jésus et Paul de Tarse le souligneront, spirituellement et doctrinalement incompatible avec ce moment de la Genèse : « le cri de Dieu face au corps de l’homme qu’il vient de créer : ‘Voilà qui est bien !’ »

La mort, fin ou départ ?

Présentant et commentant un écrit intertestamentaire, Le testament d’Abraham, André Paul y lit l’approche d’une autre conception de la mort, considérée non plus dans sa « fatalité » mais dans sa « nécessité » [3], « comme un ‘départ’ qui redonne la vie », écrit-t-il (68). Le principe de cette transformation de la vie, c’est l’esprit.

Âme versus esprit (psuchè et pneuma)

Contrairement à l’âme qui n’a de cesse de fuir le corps, « l’esprit ne quitte rien ». André Paul répète cette belle formule à plusieurs reprises (77, 84), lorsqu’il considère « l’empreinte de la personne vivifiée dans l’esprit » [4]. La rûah hébraïque, relayée par le pneuma grec prépare la venue d’un autre « système de pensée de représentations et de doctrines », que notre auteur juge inconciliable avec le système de l’âme, ce qu’il résume dans une analogie bien frappée : « l’esprit est donc à la résurrection, ce que l’âme est à l’immortalité » (84).

De la résurrection collective à l'individuelle

Dans l’Ancien testament, la vision d’Ezéchiel, où des ossements desséchés (Ez 35, 1-12) reprennent vie collectivement – il s’agit alors de « toute la maison d’Israël » - en une sorte de « re-création » (100), est une étape dans l’acheminement vers une croyance en « la résurrection individuelle du corps » [5]. Va en témoigner la version grecque du livre de Job qui, à la différence de l’hébraïque, porte peut-être « l’empreinte encore précoce de la doctrine chrétienne » (98) naissante. On sait que la question de la résurrection restait controversée parmi les contemporains de Jésus : les évangiles témoignent de discussions sur ce sujet avec les Sadducéens, « ces gens qui disent qu’il n’y a pas de résurrection » (Marc 12, 18).

Un corps en quête de forme

Affirmer la résurrection du corps, c’est se mettre « en quête d’une forme pour le corps ressuscité » [6]. De nouveaux textes jalonnent cette recherche du comment de la résurrection, ravivée par les questions du qui, du quoi et du quand. André Paul puise dans la riche littérature dite apocalyptique pour y prélever les jalons et les formules de cette quête. Tour à tour, dans le livre de Daniel, le IIème livre de Baruch, le livre des Jubilés s’esquissent les grands traits de la résurrection, collective et individuelle : la purification du monde par le feu ou par les eaux d’un déluge, l’éveil pour la vie éternelle, le tri des élus et leur jugement, le rôle des astres et de la lumière, la place des anges.

Comme des anges ?

La figure de l’ange tient une place particulière dans cette archéologie de la résurrection : en est-elle le modèle précurseur ? [7] L’ange a traditionnellement trois rôles : chanter la louange de Dieu, lui servir de messager et endosser parfois le rôle de guerrier à son service. Les Chants pour le sacrifice du sabbat, retrouvés parmi les manuscrits de la mer Morte, constituent « un appel à la louange divine adressée aux anges, ministres sacerdotaux de la liturgie céleste », rituel au cours duquel se jouait sans doute une forme d’identification des fidèles à ces figures célestes. Pourtant, purs esprits dénués de corps, leur état ne peut offrir aux hommes que « le mirage des corps ressuscités ». Jésus de Nazareth va d’ailleurs offrir une autre vision de la nature angélique. Sa prédication est centrée sur l’annonce du « Royaume des cieux [qui] est là », annonce assortie de paraboles et de guérisons, avec ou sans rituel. En quoi consiste ce Royaume ? « La formule est grandiose mais pour ainsi dire vide » (133). Le Royaume est déjà là mais il advient aussi, à une échéance non déterminée. Il y a l’idée d’un passage de ce monde-ci dans un autre. Dans la controverse avec les Sadducéens sur la résurrection, devant le piège tendu, Jésus affirme que ceux mis à part pour la résurrection ne prennent ni homme ni femme ; bien plus, « ils ne peuvent plus mourir car ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu étant fils de la résurrection ». « Pareils », c’est-à-dire semblables d’aspect mais différents de nature dans une forme d’indifférenciation sexuelle, après le temps du sexe. C’est le temps du genre « oméga », que va confirmer le soma pneumatikon de saint Paul.

La mort n'est pas la séparation de l'âme et du corps

C’est en effet dans saint Paul que se trouve la première théologie du « corps ressuscité ou ‘dissout dans l’esprit’ » selon la traduction qu’en donne André Paul [8]. La résurrection, en tant qu'événement et processus, n’est pas à proprement décrite dans les évangiles : le tombeau est vide. L’évangile de Luc évite le mot résurrection, lui préférant le registre de la vie et du vivant. Dans l’optique de Jésus et de Paul, qui deviendra l’optique chrétienne, « la mort ne consiste pas dans la séparation de l’âme et du corps » (153). Et si l’on ressuscite, ce n’est pas en vue de ne pas mourir, mais pour « vivre autrement ».

Reprises conclusives

C’est dans la conclusion de son livre qu’André Paul réarticule sa présentation de la foi en la résurrection autour des notions de « mythe, rêve ou utopie ».

Le mythe, inspirateur du rêve

La mort a été conçue très tôt, non comme la fin de la vie, mais comme un passage vers autre chose, autre chose dont la description évolua au cours des siècles. La résurrection du corps, de la personne entière, implique de reconsidérer la mort : 1°/ dans sa nécessité 2°/ comme un commencement et non une fin. Non pas selon le schème de l’immortalité (de l’âme voire du corps dans l’utopie transhumaniste) mais selon celui de la transfiguration. Dans ces conditions, le mythe est « nécessaire », comme « l’inspirateur du rêve authentique de l’au-delà ». (158)

Les Grecs établirent une solide doctrine de l’immortalité de l’âme (psuchè), garante d’une continuité de la vie, sans avant ni après la mort, dont le scandale était estompé, voire escamoté.

Restait dans l’orbe sémitique une sorte de regret du corps : pouvait-on admettre que l’homme fût voué à la disparition alors qu’il avait été créé « à l’image de Dieu » ?

L’idée de résurrection, d’abord du corps social puis du corps individuel, s’est frayé son chemin, résurrection réservée d’abord aux « justes » puis étendue à tous. (159)

A cette résurrection, Jésus de Nazareth proposa un cadre, le « royaume des cieux », « cadre mythique, grandiose mais vide » (161), qu’il revint à Paul de Tarse, son premier théologien, non de remplir mais de transformer « en espace ouvert à l’infini. »

Le corps attiré par l'esprit et dissous en lui (soma pneumatikon)

Pour André Paul, c’est la formule du soma pneumatikon de 1 Co 15, 44, qu’il traduit par « corps dissous dans l’esprit » (et non « corps spirituel », dans la traduction de la Bible de Jérusalem), qui inscrit la vision dans un énoncé, développé quand saint Paul ajoute que notre corps psychique, « corps de misère » sera « conformé à son [du Christ] corps de gloire » (to somati tès doxès autou) (Phi 3, 20-21). A noter qu’André Paul lui-même avance une autre formule qui explicite la "dissolution" : « corps attiré par l’esprit, qui l’absorbe entièrement pour finalement y subsister à jamais. » (167)

La résurrection chrétienne : une pensée révolutionnaire

Pour lui, le mythe est « une réserve illimitée de vérité », en quoi il mérite la valeur qu’il convient de lui attribuer. C’est l’espérance de l’homme qui est constitutive de cette réserve et de son caractère illimité. André Paul glisse ici une citation de Northrop Frye qui suggère que tout pensée révolutionnaire naît de la pulsion qui nous réveille et nous sort du sentiment que « la vie est un songe » (162). Le mythe de la résurrection serait donc cette pensée révolutionnaire ?

Le mythe fait parler l’histoire, non pas juste, mais vrai (162), formule-clé qu’André Paul répète dans ses ouvrages depuis plusieurs années. Le mythe révèle les « trésors celés » de la réalité. Mais l’être ressuscité échappe à tout cadre, rendant vaine « toute représentation a priori ». Ne peut-on objecter une forme d’aporie dans cette révélation qui ne serait pas représentable ? Qu'est-ce qu'une révélation qui échapperait à la représentation ? La question du mythe est reprise dans la partie critique de cette présentation.

Le soulèvement du corps

La foi, qu’André Paul distingue de la Foi, système des croyances extérieur à l’individu, échappe à l’ordre des certitudes, sinon elle ne serait pas la foi. Et de proposer une nouvelle définition de la résurrection comme « soulèvement (anastasis) du corps dans l’attente de sa revanche ultime. » (163)

André Paul souligne que « l’au-delà » n’est au-delà de rien. En langue chrétienne, c’est le « royaume de dieu » proclamé par Jésus de Nazareth. Il y a un muthos fondateur de la résurrection, conjuguant un « vide objectif » (pas de corps ressuscité) et un « vide narratif » (pas de récit de la résurrection) : la tâche du croyant, dit André Paul est de « s’auto-personnaliser » et de « s’auto-prophétiser » (163) ce muthos pour inscrire son propre corps dissous dans l’esprit (soma pneumatikon), construction pour après la mort, dans la série illimitée des ressuscités « dont le modèle unique sera toujours un tombeau sans corps et un récit (de la résurrection) sans scène ni personnages, sans paroles ni actions. » (164)

La réinvention du corps ressuscité

Cette construction – et non reconstruction – doit renoncer à l’idée du « corps reconstitué à l’identique », à « des représentations du corps ressuscité virant au fétichisme. » (164)

Comment inventer ce corps dissous dans l’esprit qui échappe à la vue ? La première voie est celle du culte : l’art fait s’exprimer les doctrines investies dans le rite. Il se produit une anagogie collective, qui entraîne les participants vers « la personne glorifiée du Christ ressuscité. » (165)

La culture en général, la théologie, la philosophie et l’art sont d’autres médiations de cette « invention » du corps ressuscité.

Le dogme est un médiateur, lui aussi, en tant que « vision transformée en formule ».

La crémation libère du fétichisme

La crémation et la dispersion des cendres qui lui est associée reflètent davantage, par l’espace qu’elles libèrent, l’idée d’un corps « ressuscité » au lieu de celle d’une « dépouille mortelle » dans l’attente d’une « réanimation », illustrée par maints tombeaux entrouverts d’où sortent des morts-vivants… Le rituel des obsèques chrétiennes est sans doute encore trop pris par l’idée, dualiste, grecque, d’un corps privé de son âme et qui doit « reposer en paix » en attendant de la recouvrer. (166).

Un double défi : la désertification religieuse et le transhumanisme

Dans sa conclusion, André Paul consacre deux paragraphes à la désertification religieuse et à l’utopie transhumaniste, qui défient l’une et l’autre la foi en la résurrection. La première voit « l’empire de la Foi » (168) diminuer, même si celui-ci s’étend dans la culture, où son esprit s’est disséminé bien au-delà des strictes enceintes religieuses. Ce retrait de la Foi réduit évidemment les possibilités, la probabilité même, d’un acte personnel de foi. La seconde mise sur l’immortalité, voulant pour ainsi dire effacer le corps et la mort qui lui est consubstantielle. André Paul évoque à propos du mouvement transhumaniste une paradoxale haine du corps, source de souffrance, semblable à celles que manifestaient les gnostiques des premiers siècles.

A l'école optimiste de la mort

Reste le mythe, qui sollicite la vie en incitant au « rêve ». « Le mythe profite à la foi » dit Plutarque. Le mythe nous incite à inventer la vie face à son irréparable faillite : la mort. A condition de ne pas esquiver cette mort, mais plutôt, dit André Paul, de se « mettre à son école ». L’école de la mort a son « pédagogue » : Jésus de Nazareth, pour qui la mort est le partenaire obligé de la vie. Les répliques de l’un et l’autre forment la trame et le drame de celle-ci. C’est sans doute à ce prix – accepter d’entrer dans « le sentiment tragique de la vie » (titre du livre de Miguel Unamuno) – que la résurrection « en cette vie, [elle] est déjà une réalité possible » (178) : c’est le « génie de la foi » de nous proposer d’y accéder dès maintenant. En rappelant « qu’il n’y a de perception ou d’intelligence possible de la ‘résurrection’ que dans la foi, la foi chrétienne bien sûr. » (167)

***

Il n'y a plus d'après...

En refermant le livre d’André Paul, il m’est revenu les premiers mots d'une chanson nostalgique de Juliette Gréco : « Il n’y a plus d’après… ». Il nous faut donc tout simplement cesser d’imaginer qu’il y a une seconde vie, pour penser à l’autre vie qui nous est prodiguée dès maintenant. Non pas « penser », d’ailleurs, mais la vivre.

Les récits d'apparition : un point aveugle ?

Il n’échappera pas à tout chrétien qu’André Paul, dans sa présentation de la foi en la résurrection, fait une quasi-impasse sur les récits d’apparition (trois courtes allusions p. 143, 145, 154-155). A leur propos, on ne peut pourtant guère parler de « vide narratif » dans les évangiles, mais plutôt de trop-plein. Pourtant ces récits, certains spectaculaires, « gore » pourrait-on même dire quand le Christ apparu invite Thomas à mettre son doigt dans ses plaies (Jean 20, 24-29), forment un ensemble, aussi éloquent que le vide du tombeau semble muet : n’affirment-ils pas l’aptitude du Christ à entrer désormais en relation personnelle avec tout homme en tout point de l’univers, en tout temps de l’Histoire ? Ne faudrait-il pas plutôt alors parler d’une « foi à tombeau ouvert », plutôt qu’édifiée sur un vide ?

Il ne sert en effet à rien de dire « Jésus est ressuscité » si on ne peut pas dire « Le Christ est vivant ». André Paul rappelle d’ailleurs que cette formulation par la vie a la préférence de Luc, sans doute parce que l’évangéliste est déjà projeté dans les actes des apôtres quand il compose sa vie de Jésus. A ce titre, le post-pascal dans les évangiles présente trois traits importants : l’apparition du Christ est à son initiative, divine donc ; la reconnaissance d’une présence ne vaut pas identification immédiate du maître par ses disciples : il y a un processus plus ou moins long ; enfin cette « rencontre », dans sa concrétude et parfois son prosaïsme (Jean 21, 1-14, par exemple), n’arrache pas les disciples au temps présent, comme une vision extatique dont la transfiguration au mont Thabor reste le modèle, mais les constitue instantanément témoins et envoyés en mission, pour dire : « Il est vivant ».

Pour quelqu’un qui table avant tout sur le mythe, la tardiveté de ces récits - par rapport à ceux de la Passion dont la plupart des exégètes s’accordent pour dire qu’ils constituent le cœur le plus ancien, originel, des évangiles - ne peut constituer une pierre d’achoppement à sa démonstration. Si le mythe est porteur de vérité, les apparitions post-pascales ne sont-elles pas à mettre au même rang que la découverte du tombeau vide, ni plus ni moins ?

Mythe contre raison

Reste le terme même de « mythe ». Il est au coeur de la présentation que fait André Paul de la résurrection « aujourd’hui », c’en est même le moteur conceptuel. Or, aux oreilles de nos contemporains comme déjà à celles des Grecs dont nous sommes les héritiers, il continue à résonner comme le mot « fable », sens qu’il prenait déjà sans doute dans la deuxième épître de Pierre (2 P 1, 16). Affirmer qu’il peut être un « moyen princier de connaissance » en appelle à quelques explications. Invoquer par deux fois l’autorité de Plutarque – « le mythe profite à la foi » - ne saurait suffire, d’autant qu’entre « foi » et « connaissance », il y a à l’évidence un abîme épistémologique.

Le divorce précoce entre muthos et logos

Dans Raisons du mythe (in Mythe et société en Grèce ancienne), Jean-Pierre Vernant dresse une généalogie précise du mot. Le mythique, à l’origine, se définit par ce qui n’est pas lui, selon une double opposition au réel – le mythe est une fiction – et au rationnel – le mythe est absurde. Quoique désignant au départ une parole proférée, de l’ordre du legein donc, muthos et logos vont progressivement se trouver opposés au fil d’un certain nombre de transformations historiques que retrace Vernant. Il y a d’abord, écrit-il, une « divergence fonctionnelle entre parole et écrit » : alors que la narration orale du muthos vise à déclencher dans le public un processus de communion affective, selon différents genres (poésie, tragédie, rhétorique, sophistique), le logos, écrit, qui renonce au dramatique et au merveilleux, entend agir sur l’esprit par d’autres voies que l’imitation (mimesis) ou la participation émotionnelle (sumpatheia) : il vise à exposer le vrai en ne faisant appel qu’à l’intelligence du lecteur. C’est ainsi que l’historien Thucydide va repousser le merveilleux. Il ne s’agit plus d’émouvoir ou de charmer un auditoire, mais de « l’instruire avec des actes et des discours vrais ». Platon assimilera le muthos à un « conte de bonne femme » (Gorgias, 527 a4). Aristote, dans la Métaphysique, critique Hésiode le « théologien », c’est-à-dire à l’époque « l’auteur de mythes concernant les dieux », demandant que l’on se tourne « du côté de ceux qui raisonnent par voie de la démonstration. » A ce moment, dit Vernant, entre muthos et logos, le langage ne passe plus, le divorce semble consommé. Et ajoute-t-il, « choisir un type de langage, c’est bien désormais donner congé à l’autre ».

Retour en grâce du mythe ?

Dans une seconde étape, le mythe va se faire légende, littéralement "ce qui doit être lu", car les récits qu’il inspire se veulent « exemplaires d’action ou de conduite proposée à l’imitation des hommes. » C’est comme si le mythe rentrait en grâce, non parce qu’il se rapproche de la vérité, mais pour des raisons "fonctionnelles". Les poètes tragiques, continue Vernant, organisent une confrontation entre le passé mythique et le présent de la cité. Le mythe apporte alors des réponses sans formuler les problèmes en cause. Alors que dans la tragédie, la reprise de traditions mythiques va contribuer à poser des questions sans réponse, des problèmes irrésolus (et peut-être insolubles).

Le mythe en arrive alors à trouver comme une position d’équilibre, entre non sens et allégorie, comme s’il avait une « fonction de vérité », vérité qui ne serait pas « formulée directement ». Peut-être parce qu'elle ne peut pas l'être ? Pour Platon même, qui revient sur le mépris exprimé dans le Gorgias, le mythe a la capacité d’exprimer ce qui est en deçà ou au-delà du langage proprement philosophique. Comment par exemple évoquer la part d’irrationnel du devenir, si ce n’est à travers le langage du mythe ? Concernant les dieux ou la naissance du monde, ne faut-il pas se contenter d’une « fable vraisemblable » ? La République, elle, se termine par un quasi-éloge du mythe : « […] Et c’est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu ; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi. » (La République, Platon, X/621d).

A ce point de la réflexion de Vernant – et de Platon – ne recroise-t-on pas la conviction exprimée par André Paul à propos du mythe, qui "parle vrai" et celle de Plutarque, "le mythe profite à la foi" ?

L'homme ne peut se passer du mythe

A ce stade, ajoute Vernant, la tentation est grande, tout en admettant que le mythe puisse être porteur de vérité, de juger qu’il dit les choses maladroitement et de réintégrer son discours dans celui, rationnel, de la philosophie pour l’y faire disparaître. C’est sans compter que le mythe pourrait bien faire de la résistance. Schelling juge qu’il n’est en rien allégorique mais « tautégorique » : « La mythologie […] n’a pas d’autre sens que celui qu’elle exprime. […] Vu la nécessité avec laquelle naît également sa forme, elle est entièrement propre, c’est-à-dire qu’il faut la comprendre telle qu’elle s’exprime, et non comme si elle pensait une chose et en disait une autre. La mythologie n’est pas allégorique : elle est tautégorique. Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement ; au lieu d’être une chose et d’en signifier une autre, ils ne signifient que ce qu’ils sont » (cité par Todorov dans Théories du symbole). En bref, le mythe dit ce qu’il dit, tel Yahvé énonçant à Moïse : « Je suis Celui qui suis » (Exode 3,14). Dès lors si le mythe ne dit pas autre chose, il faut aussi admettre que ce qu’il dit ne peut pas être dit autrement. Et s’interroger non seulement sur ce qu’il dit mais « sur le rapport entre le sens dont il est porteur et la façon [indépassable ?] dont il le dit. »

Dans un court passage de son Ontologie du tragique et question de Dieu (Presses universitaires de l’IPC, 2015), Henri Mongis plaide aussi d’une certaine façon pour cette ouverture au mythe comme autre du logos : « le voilement de l’essence et de l’être lui-même appelle le jeu de l’imagination éveillant l’intellect et l’empêchant de se crisper sur ses concepts. Veiller sur le langage, comme l’a profondément pensé Heidegger, n’est pas le tenir en état de sujétion. Orgueilleuse sagesse serait celle qui voudrait éliminer la diversité des langues, des modi dicendi. » (p. 433)

Mythes et rites, quelle alliance ?

Une autre chose manquera peut-être au lecteur dans le livre d’André Paul sur la résurrection. C’est encore Vernant qui le suggère. Le mythe supporte souvent un rituel. Pour en rendre raison, il importe donc de trouver le rituel auquel il est associé et par rapport auquel il peut même être considéré comme second. Ce avec quoi André Paul, qui a considéré un moment que la religion chrétienne était une religion du culte (à la différence selon lui de l’islam, religion du livre et du judaïsme, religion du texte), serait sans doute d’accord. Si l’on met l’accent sur les émotions et les affects, le rituel est toujours premier puisque c’est lui qui permet de déployer ceux-ci. Dans le cas de la résurrection, il aurait été intéressant d’étayer le mythe de la résurrection sur les rites du baptême et de l’eucharistie (la « messe » répétition de la Cène) qui tout à la fois précèdent le mythe dans les évangiles et l’entretiennent dans l’histoire présente des hommes.


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