Une messe sur le temps présent
C’est à une messe que le dernier roman de M. Ferrari nous invite. Le plus beau et le plus fort passage du livre est le chapitre 6, au milieu d'un livre qui en compte 12. C’est le moment auquel l’oncle et parrain d’Antonia aurait voulu échapper, la raison pour laquelle il a résisté quand sa sœur lui a intimé l’ordre de célébrer la messe d’obsèques de sa fille, la raison pour laquelle il a cédé et se retrouve devant tout un village, toute une île. Juste après l’évangile, on le sait, dans l’ordinaire de la messe, fût-il ce toujours extraordinaire qu’est une messe d’obsèques, le prêtre qui, jusqu’ici, n’a fait que réciter des formules saintes et convenues d’avance, prend la parole, celle qui lui a été confiée par le Christ lui-même le jour de son ordination, quand il gisait « étendu à plat ventre […] sur le dallage glacé de la cathédrale d’Ajaccio », mourant en droit et en fait à toute chose pour renaître tout à tous, selon la formule de l’apôtre Paul.
Ce moment du sermon – ou de l’homélie pour faire plus savant - c’est le moment des figures libres, au milieu des imposées de la liturgie, celui d’où devraient surgir des paroles neuves, comme si le Christ était là en personne et nous parlait. Celui pourtant où tant de catholiques, moi le premier, s’endorment ou rêvent distraitement à autre chose, au poulet qu’il ne faudra pas trop cuire à midi ai-je bien pensé à acheter une salade à ce bel homme tiens je ne l’ai jamais vu à l’église au lundi qui va nous rejeter dans la routine à cette jolie fille que l’on aperçoit sporadiquement entre deux piliers quand même il fait chaud mais sa robe n’est-elle pas un peu courte dans ce lieu et qu’on se promet de mieux regarder quand elle défilera avec les autres pour aller communier car elle semble avoir, vue d’ici et si mal, de bien jolies jambes, etc. Ce moment de prédication, M. Ferrari en fait, à travers les hésitations et les angoisses qu’il inflige à son prêtre, une formidable méditation sur la mort et sur ce qu’on peut en dire ou pas. Car demeure toujours cette certitude devant le cercueil, qu’a exprimée Blaise Pascal dans les termes les plus crus, que le mort, « on lui met de la terre sur la tête et c’est fini à jamais. » A quoi servirait d’être romancier, philosophe ou poète si on ne se coltinait avec la mort ? M. Ferrari, qui est un peu tout cela, nous le fait comprendre avec éclat dans ce livre où jamais la vie et ses enjeux n’ont été si présents.
Le si mal-nommé fidèle qui assiste à la messe, au lieu de s’y livrer avec tout son corps comme le fait son Seigneur, n’est pas le seul distrait. Le roman de M. Ferrari, qui n’est donc qu’une longue cérémonie d’obsèques serait pour le lecteur, le croyant encore plus que l’incroyant, ennuyeux comme une messe s’il n’était aussi cette somme de distractions, celles qui s’emparent invinciblement du célébrant, l’oncle et parrain d’Antonia, et que nous rapporte l’auteur, pour raconter les trente-huit années de la vie écourtée de sa filleule si chérie, juste éclairée à cet instant par la lueur des cierges. Comme le fidèle distrait, mais là c’est le célébrant, nous quittons régulièrement la messe pour de longues analepses bien plus intéressantes puis nous revenons au présent, réveillés par un coup de pied de la morte, car c’est bien Antonia dont on vient d’évoquer la jeunesse, les amours, les photographies, les aventures de photo-journaliste, bref la Vie, et c’est la même Antonia la Morte qui gît là dans son cercueil et qu’il faut faire passer, confier à Dieu une fois pour toutes et qui se rappelle à nous, pour que nous fassions jusqu'au bout ce qu'il y a à faire, le prêtre et nous, ses lecteurs.
Si l’oncle et parrain d’Antonia, le prêtre, celui dont le nom n’est jamais prononcé, est déchiré, entre deuil et espoir, c’est aussi parce qu’il est à l’origine de la vocation d’Antonia, à laquelle il a offert un appareil photo pour ses 14 ans. Ce cadeau fera qu’Antonia se retrouvera plus tard dans un journal local à photographier des inepties avant, quelques années plus tard, de fixer sur des pellicules qui ne seront jamais développées les atrocités du conflit yougoslave. Antonia aura alors abouti à l’idée que « l’existence de la photographie était évidemment injustifiable » car il n’y a que « deux catégories de photos professionnelles : celles qui n’auraient pas dû exister et celles qui méritaient de disparaître. » (189) Mais, ne sachant rien faire d’autre, elle continuera ce métier impossible en photographiant des mariages, jusqu’au dernier qui lui coûtera indirectement la vie.
Se glissant dans la pensée du prêtre, M. Ferrari prend bien soin de distinguer les images des photographies. Dans une église, « le regard ne s’appuie sur les images que pour les traverser et saisir, au-delà d’elles, le mystère éternel et sans cesse renouvelé de la Passion » (108). Peu importe en cela la laideur plastique de certaines statues ou autres chemins de Croix. Mais la photographie, elle, « ne dit rien de l’éternité, elle se complait dans l’éphémère, atteste de l’irréversible et renvoie tout au néant. » (108) M. Ferrari frappe dur : « sur les photographies, les vivants mêmes sont transformés en cadavres parce qu’à chaque fois que se déclenche l’obturateur, la mort est déjà passée. » (109). M. Ferrari n’est pas iconoclaste mais photoclaste. Aux tirages qui auraient pu orner chacun de ses chapitres, il a d’ailleurs préféré leurs légendes, comme pour affirmer la supériorité de l’écrit sur la vulgarité des photos. Il n’a concédé à son éditeur que la photographie de couverture, un autochrome du début du XXème siècle, qui semble avoir été pris hier sur une plage corse, vraie-fausse Antonia du roman.
Le hasard a voulu que quelques jours avant de lire À son image, je relise L’agneau, de François Mauriac. Soixante-quatre années les séparent. En littérature moderne, ce n’est pas rien. Tout s’est accéléré même si les Lettres, c’est leur privilège, vivent hors le temps du monde. Pourtant, je n’ai pu empêcher que ces deux livres s’unissent et se confrontent dans mon esprit. Après tout, n’avais-je pas affaire, dans l’un et l’autre cas, aux œuvres de deux grands écrivains catholiques ? J’emploie à dessein cette formule surannée parce que M. Ferrari lui redonne, comme François Mauriac en son temps, et avec le même culot, une éclatante modernité, dans la lignée d’autres imprécateurs chrétiens comme Bloy et Bernanos. Comme si la violence de ceux-ci, mâtinée du goût pour l’understatement du Bordelais, étaient passées dans le Corse philosophe écrivain. Aurait-il lu M. Ferrari, Jean-Paul Sartre en eût-il tiré la même conclusion qu’à propos de Mauriac ? «… les auteurs chrétiens, par la nature de leur croyance, sont le mieux disposés à écrire des romans : l’homme de la religion est libre. »
Il y a chez Mauriac et M. Ferrari le même attachement à leur milieu et pays d’origine, la Gironde pour l’un et la Corse pour l’autre. Et c’est la même sainte et impitoyable colère qui s’empare d’eux pour fustiger les dérèglements de sociétés fermées sur elles-mêmes – et pour cette raison en voie de dégénérescence - la bourgeoisie bordelaise pour François Mauriac, les Corses en proie au nationalisme insulaire et endogame pour M. Ferrari. À son image dresse au passage – ce n’est pas son but premier - un tableau cruellement comique des nationalistes, notamment en suivant la longue relation amoureuse entre Antonia et Pascal B., l’un des leaders du mouvement indépendantiste, jusqu’à son dénouement.
Un autre trait mauriacien surgit sous la plume de M. Ferrari. Avant d’être appelé au sacerdoce dans des conditions très soudaines qui sont également racontées, le futur prêtre vivait en concubinage « avec Damienne T, une veuve de dix ans son aînée ». Qu’il ait dû l’abandonner après l’avoir si mal aimée, elle et son fils, reste douloureux. M. Ferrari fait alors un commentaire que n’aurait pas renié Mauriac : « comme si la grâce ne pouvait être obtenue qu’au prix exorbitant d’un péché indélébile » (34)
Au final, la plus forte leçon chrétienne d’À son image est sans doute celle-ci, qu’aurait sûrement aussi approuvée Mauriac, soit deux idées qui n’en font qu’une : que c’est en mourant ou que c’est aux morts qu’on peut le mieux dire je t’aime, alors même que tout semble indiquer, dans un cas comme dans l’autre, qu’il est trop tard. Mais pour Antonia et son parrain, pour la filleule et le prêtre, c’est bien leur Heure. J’ai pensé d’ailleurs, en refermant À son image que ce mot « heure », qui est le dernier de Belle du Seigneur d'Albert Cohen, n’était pas très éloigné de la chute que M. Ferrari donne à son livre, bouclant sur les premières pages : « … Antonia se lève parce qu’il est temps de partir. »
À son image - Jérôme Ferrari - Actes Sud (222 pages, 19 €)
En complément, on lira avec intérêt l'entretien avec Jérôme Ferrari paru dans Le Monde des Livres du 7 septembre 2018. M. Ferrari y fait profession d'incroyance : "Il est sûr que je ne suis pas croyant" mais fait sienne l'expression de Michel de Certeau qu'on lui propose : "écriture croyante", à laquelle il est sans doute parvenu, dit-il, via l'émotion esthétique éprouvée à l'occasion de messes d'enterrement corses.