Dans Le tournant théologique de la phénoménologie française (1990), Dominique Janicaud s'interrogeait sur les raisons qui ont fait que nombre de ténors de ce courant philosophique - la phénoménologie - se sont tournés à un moment de leur vie intellectuelle vers la théologie, vers Dieu. À la suite du juif Emmanuel Levinas, Michel Henry (1922-2002) une fois sa carrière universitaire achevée à Montpellier, a consacré toute la fin de sa vie et de son oeuvre à confronter la phénoménologie aux évangiles, et singulièrement à celui de saint Jean, et particulièrement au célèbre prologue d'où surgit cette déclaration fracassante : "le Verbe s'est fait chair". Jésus premier phénoménologue ? Les titres de ses trois derniers livres sont éloquents : C'est moi la Vérité (1996), sous-titré Pour une philosophie du christianisme, Incarnation (2000), sous-titré Une philosophie de la chair et enfin Paroles du Christ (2002), au titre le plus explicitement chrétien, dont il a relu les épreuves peu avant sa mort.
Philosophe, Michel Henry est également auteur de quatre romans, autant d'échappées littéraires au cœur de son oeuvre* de phénoménologue. L'un des plus chrétiennement inspiré est sans doute Le fils du roi, paru en 1981, période à laquelle, après avoir analysé l'oeuvre de Marx, Henry entamait celle de Freud, ce qui allait donner en 1985, Généalogie de la psychanalyse.
Est-ce la raison pour laquelle Le fils du roi est un voyage au cœur d'un asile psychiatrique où un certain José a été interné. De quoi souffre José ? Il prétend rien moins que d'être "le fils du roi" et c'est cette douce dinguerie qui lui a valu son séjour en psychiatrie. Rien de bien méchant pourtant. Mais dans son hôpital, José se fait rapidement des ami·e·s qui gravitent autour de lui et manifestent rapidement un mieux-être individuel et collectif qui étonne le médecin-chef et les personnels soignants de l'HP. Plus grave, l'aura qui entoure peu à peu José, l'autorité que prennent les propos qu'il tient à ses "disciples", commencent à saper celles du médecin-chef et de quelques assistants. L'institution psychiatrique pourra-t-elle tolérer cette dérive qui ressemble à une prise de pouvoir ou devra-t-elle briser José pour sauver la face ?
C'est ce que raconte Le fils du roi, sorte de fanfiction des évangiles en milieu psychiatrique. C'est souvent d'une pertinence drôle, dans la caricature des personnels dits "soignants", mais aussi dramatique. La fable est transparente : si Jésus revenait aujourd'hui, il ne serait peut-être pas crucifié mais il finirait ses jours dans un asile. Sauf à accepter de vivre dans la duplicité, cette duplicité de l'apparaître qu'Henry a théorisée à partir de son expérience de la clandestinité au cœur de la Résistance, à savoir l'opposition entre la visibilité du monde et le caractère invisible de la manifestation de la vie. On n'est pas obligé d'avoir lu les évangiles ni d'être croyant pour comprendre cette fable et l'interpréter. Même si ça peut aider ! En arrière-plan, la phénoménologie du concept de Vie que déploie Henry dans toute son oeuvre philosophique est omniprésente. Ce n'est pas l'être qui a été "oublié" par les humains et les philosophes, c'est la Vie.
Roman à clés, Le fils du roi revisite tous les personnages des évangiles nantis de pseudos que le lecteur se fera un jeu de démasquer : Jean le Baptiste, Judas, Jean le disciple que Jésus aimait, Marie-Madeleine l'amoureuse éperdue de son maître... José devient le roi de cet asile que sa présence transforme en Cour des Miracles, car de vrais miracles finissent par s'y produire, par la grâce de son antipsychiatre en chef.
Le fils du roi - Michel Henry - Gallimard - 1981 (235 pages - épuisé)
Nota : Trois romans de Michel Henry, dont Le fils du roi, ont été réunis en un volume paru aux Belles Lettres
* La vie, l'oeuvre et la pensée de Michel Henry font l'objet d'un livre aussi clair que passionnant de Paul Audi, Michel Henry (Les Belles Lettres, 2006)