12 juillet 2024

Rushdie, encore et toujours




« Il était essentiel que j'écrive ce livre : une manière d'accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l'art. »

Le 12 août 2022, Rushdie s'apprête à donner une conférence à Chautauqua, dans le nord de l'Etat de New York sur l'importance d'assurer la sécurité des écrivains, lorsqu'un jeune, l'Ange de la Mort, sort des rangs et se jette sur lui, un couteau à la main. Pendant 27 secondes il le poignarde à 15 reprises. Salman Rushdie, contre tous les pronostics, est resté en vie et a pu écrire Knife, Le couteau en français.

Quelle intelligence indomptable ! À aucun moment Rushdie n'autorise son lecteur à le considérer comme une victime. Il est toujours en vie, de ce qu'il nomme cette « seconde chance dans la vie » qu'il entend consacrer résolument « à l'amour et à l'écriture ».

D'ailleurs si son premier chapitre, intitulé « Le couteau » est consacré à l'attentat, le second, comme un pansement immédiat s'impose : sa rencontre, cinq ans auparavant, avec la poétesse africaine-américaine Rachel Eliza Griffiths, dans des circonstances hautement comiques, rencontre grâce à laquelle l'attentat demeurera à jamais comme une brève incise (incision?) dans une histoire d'amour qu'il n'a pas interrompue. Au contraire.

Il est évident que l'amour d'Eliza, l'Ange de la Vie, le récit que Salman Rushdie en fait, écrasent les misérables circonstances de l'assaut qu'il a subi à Chautauqua. Mais il décrit admirablement son combat pour vivre. Vivre, c'est l'injonction qu'il a entendue, chuchotée à son oreille alors qu'il gisait à terre, ensanglanté, et plus tard pendant les longues journées d'hospitalisation, dont dix-huit jours de soins intensifs, « dix-huit des plus longs jours de ma vie ».

Rushdie imagine l'échange qu'il aurait pu avoir avec son agresseur, qu'il préfère nommer « A ». Il revient évidemment à différents moments de son existence et aux conséquences que la fatwa de Khomeiny a eues sur elle après la publication des Versets sataniques. Son livre est ainsi fait d'allers et retours incessants entre sa vie passée et l'attaque qui a tout ravivé.

Il consacre six pages (pp. 235-240), qu'il veut définitives pour lui (« je n'y reviendrai plus »), à la religion, encadrées par deux affirmations : «  Je ne suis pas croyant » et au terme de son argumentation : « Mon athéisme demeure intact ». Il distingue soigneusement « la croyance privée », qui ne regarde personne d'autre que l'intéressé·e,·de « l'idéologie politisée dans la sphère publique ». Pour lui, les croyants relèvent d'une enfance de l'humanité dans laquelle ils sont restés (il n'est pas loin alors de la théorie des trois âges d'Auguste Comte). Le plus intéressant, c'est ce qu'il reconnaît in fine : « je me suis aperçu que d'une certaine façon j'avais été plus influencé par le monde chrétien que je ne le pensais ». Cette influence, il la reconnaît dans des citations de la Bible, de saint Paul notamment, qui lui échappent et jalonnent son œuvre. Tout cela a « profondément cheminé » en lui. Mais ajoute-t-il, « rien de tout cela ne fait de moi un croyant ». Sait-il à quel point, peut-être, ce dialogue perpétuel avec la religion, fait de lui, à son corps défendant, cet homme éminemment vivant ?

Le couteau – Salman Rushdie – 2024 – Gallimard, collection "Du monde entier" (269 pages, 23 €)

Voir aussi son interview sur CBS Morning, où il est reçu en compagnie de sa femme, Rachel Eliza Griffiths.

11 juillet 2024

Merci Macron !

Mirabeau devant Dreux-Brézé le 23 juin 1789 


Pour François Ruffin



Plutôt que de pester ou gémir devant la Lettre du président Emmanuel Macron aux Français et d'y voir l'ultime manœuvre dilatoire d'un autocrate en bout de course, je propose d'y reconnaître l'invitation, encore implicite, à ouvrir immédiatement un chantier, à conduire pendant l'expédition des affaires courantes et les JO : l'élaboration de la Constitution de la VIème République, qui, seule, mettra fin à la crise de régime en cours. Prendre au mot le président.

Si on lit bien cette lettre, Emmanuel Macron :
1/ reconnaît la défaite de sa majorité (qui n'en était déjà plus une depuis 2022) en recevant la "demande claire de changement et de partage du pouvoir" qui s'est exprimée dans le résultat des élections ;
2/ définit les "forces politiques", légitimes, auxquelles il s'adresse comme celles qui ont formé le "front républicain" qui a refusé que l'extrême droite arrive au pouvoir, autrement dit tout l'hémicycle hormis le RN (incluant donc l'ensemble des composantes du Nouveau Front Populaire 2024, LFI compris, contrairement à la rhétorique préélectorale antérieure du pouvoir en place qui refusait les "extrêmes", cf. le "ni ni" d'un Édouard Philippe)
3/ invite ces "forces politiques" de l'arc républicain bâtir "une majorité solide, nécessairement plurielle" [je souligne] sous l'égide du front républicain qui les a élues, toutes voix mêlées par le jeu des désistements et des reports. Faut-il rappeler ici que des LR, des Modem, des Renaissance, doivent leur élection à des électeurs du Nouveau Front Populaire 2024; et qu'inversement des députés du Nouveau Front Populaire 2024 doivent leur élection à des électeurs de droite ? Ce métissage électoral doit déboucher sur celui des programmes et "l'invention d'une nouvelle culture politique française".
4/ Ce "en même temps" républicain auquel aurait conduit le dernier scrutin accomplirait donc "l'esprit de dépassement" des clivages partisans que le président a toujours "appelé de ses vœux".
CQFD ?

Nous sommes donc vraiment à un moment-clé de la République : la fin de la Vème, provoquée par cette dissolution et son résultat. La Constitution de 1958 upgradée en 1962 a donné tout ce qu'elle pouvait donner, y compris l'utopie macroniste qui s'est cristallisée dans la formule du « en même temps », formule qu'elle ne pouvait pourtant pas porter entièrement, encore tributaire de la loi majoritaire et du parti unique, dont l'ultime incarnation française aura été « En Marche », progressivement défaite.

En dissolvant l'Assemblée nationale au soir des élections européennes, le président a ouvert, « à l'insu de son plein gré », une nouvelle ère politique dont le premier acte ne peut être que l'élaboration de la Constitution d'une VIème République, capable de supporter la nouvelle donne de la démocratie française : la fin de la monarchie républicaine, le gouvernement par l'accord des minorités, la République des idées. Merci Macron !

Finie la politique comme religion dogmatique, finis les totems de la gauche comme de la droite, lourds et inamovibles : l'égalité formelle, l'âge de la retraite, le SMIC, l'ISF, les nationalisations, etc. versus la libre entreprise, les « lois » du marché, la critique de « l'assistanat », etc.. Place à l'agilité des idées face à un monde mobile et saisissable, à ces idées qui peuvent emporter l'adhésion au-delà des anciens clivages partisans et de leurs œillères.

Finis aussi les partis majoritaires exerçant leur hégémonie : en récusant le RN, les électeurs ont non seulement écarté l'extrême-droite paranoïaque, antisémite, antimusulmane, xénophobe, athée, homophobe, nationaliste et antieuropéenne, mais aussi et surtout le fantasme obsolète du parti majoritaire voire unique, voie directe vers le totalitarisme fascisant dont les incarnations ne manquent pas de par le monde. Place aux formations politiques multiples innervées non seulement par les corporatismes mais aussi par les mouvements et les idées servant le bien commun. C'est autour de ces communs que la discussion politique, citoyenne, doit se nouer, ce que quelques grands débats citoyens ont tenté d'esquisser, dont des référendums auraient dû appuyer les conclusions. Le lobbying doit y être accueilli aussi : mieux vaut qu'il énonce et défende ses intérêts économiques privés au grand jour que dans le secret des alcôves ou des dîners en ville (l'un n'excluant pas l'autre, la lutte des classes n'est pas morte).

Le seul enjeu de la période qui vient de s'ouvrir : que l'actuel Parlement, RN compris cette fois, prenne le président au mot - n'avait-il pas intitulé son manifeste de candidat, Révolution ? - et se mue, profitant de sa récréation forcée, en assemblée constituante qui accouchera de la Constitution de la VIème République et la soumettra à référendum au peuple français. Chiche ?

10 juillet 2024

Quelques leçons d'un scrutin



 Quelle qu'ait été l'intention du président de la République en dissolvant l'Assemblée nationale, il s'agit maintenant de prendre en compte la volonté du peuple telle qu'elle s'est exprimée à travers les urnes, d'admettre l'intelligence politique à l’œuvre dans son vote :

1. Le peuple français a rejeté clairement la perspective que le Rassemblement national ait la majorité pour gouverner seul ;
en faisant de lui le premier parti de l'Assemblée nationale (hors coalition), il a cependant souhaité qu'il participe à l'élaboration de la loi ;
le « front républicain » justement constitué pour « faire barrage » à cette majorité ne doit pas se muer à l'Assemblée en une sorte de cordon sanitaire autour des députes d'extrême-droite qui les exclurait de la vie législative et avec eux, ceux qui les ont élus.
2. Le peuple français a rejeté non moins clairement l'idée, fortement entamée depuis 2022, qu'une majorité gouverne à elle seule, au détriment des minorités, en envoyant trois « blocs » à l'AN dont aucun ne peut prétendre gouverner sans les autres ; les votes du 30 juin et du 7 juillet tordent clairement le bras à cette idée.
3. Le vote de ces élections en appelle aux compromis, sur le modèle des démocraties nordiques dont le feuilleton Borgen a offert la représentation. Mais avons-nous une Birgitte Nyborg ? Nous raisonnons en France autour de "totems" de gauche (l'égalité, la retraite, le SMIC, l'ISF, les nationalisations, etc.) et de droite (libre entreprise, « lois » du marché, critique de « l'assistanat », etc.) selon des pensées assez binaires dans lesquelles le compromis a du mal à se glisser. La vie politique française consistait jusqu'ici à défaire ce que l'autre avait fait, "l'autre" étant alternativement "de gauche" et "de droite". J'avais cru que Macron nous sortirait de ce dilemme, dans sa voie centriste du « en même temps » dont il avait fait sa marque, sociale-démocrate. La suppression de l'ISF a été son péché originel. Il n'a pas vu quel lourd symbole il maniait là (à moins qu'il n'ait simplement payé son tribut à ceux qui l'avaient aidé à mener son raid éclair sur la République, comme beaucoup l'ont affirmé).
4. La question des minorités et les questions minoritaires doivent rentrer dans le jeu. Le slogan lancé par André Laignel : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires » est devenu insupportable. Il est l'indice de ce qui a miné la démocratie elle-même et en a changé certaines en « démocratures ».
5. La « monarchie républicaine » mise en place en 1962 par l'élection du président de la République au suffrage universel, greffée sur la Constitution de 1958, n'aura pas résisté au « raid » opéré sur elle en 2017 par un inconnu nommé Macron, ni à la réélection de celui-ci en 2022. Emmanuel Macron aura sans doute été le dernier président de la Vème République.
6. L'heure est sans doute venue de passer à la VIème République par une Constituante qui tirera les leçons de la Vème et des aspirations des minorités à être entendues, tout en conservant ses contre-pouvoirs qui ont fait leur preuve : bicaméralisme, un Conseil d'État juge de la conformité des décrets à la loi ; un Conseil constitutionnel, juge de la conformité des lois à la Constitution.

Edmund Husserl

  Avertissement : cette présentation de la philosophie d'Edmund Husserl provient de notes que j'ai prises pendant le cours donné par...