Dimanche 3 mars
Je me réveille
en pensant à mon frère. J’ai acheté hier pour 3 € à Emmaüs Olivier, le
livre que Jérôme Garcin a consacré - le mot pour une fois n’est pas
usurpé - à son frère jumeau, tué à l’été 1962 par un chauffard qui ne s’est pas
arrêté. Olivier comme Jérôme avait 5 ans et demi. Et je l’ai lu dans la soirée avant de m’endormir. Je ne l’ai pas lâché.
Il y a des livres qui vous font de l’œil et curieusement semblent attendre leur
heure pour vous laisser les pénétrer, à moins que ce ne soit eux qui s’emparent
de vous. Qui sait ? Tout à coup, il m’est revenu que j’avais dû lire une
critique de ce livre dans Télérama à sa sortie. Rêvais-je ? Dans le gros classeur
où j’ai accumulé ce que pourrais appeler « ma Recherche » sur mon
frère Christian, je viens de retrouver l’article en question, que j’avais soigneusement
découpé à l’époque dans le numéro 3187 du 9 février 2011. La date a son
importance. Je venais de « prendre ma retraite » comme on dit. J’avais
enterré ma mère le 3 janvier précédent à l’issue d’une messe d’obsèques
célébrée à l’Abbaye aux Dames, à Saintes. Après la mort de mon père à l’été
2002, j’étais donc complètement, totalement, orphelin d’une mère qui avait été
veuve pendant 9 ans.
Il n’y a pas de
mot pour se dire veuf ou orphelin d’un frère. Ce n’est pas une situation
identifiée par l’état civil. Parce qu’elle n’emporte aucune sorte de droit mais
juste un devoir de mémoire, si on peut nommer devoir un genre d’obsession qui
vous accompagne toute votre vie et dont témoigne, après et avant d’autres, Jérôme
Garcin. Comme il n’y a pas de mot, vous n’en parlez pas à vos proches. Votre conjoint
vous a adopté avec ce déficit en vous, ce trou fait à l’emporte-pièce dans
votre histoire et vous êtes tous les deux passés à autre chose, la vie, amoureuse,
professionnelle, familiale. Vous vous êtes distrait de ce chagrin sans oublier.
Vos enfants qui naissent savent eux aussi qu’il y a eu un drame, qu’ils
découvrent peu à peu chez leurs grands-parents : ce portrait à 18 ans, une
photo faite pour le permis de conduire, un peu raide, c’est tout ce qu’ils
sauront pendant longtemps de leur oncle, mort quand leur père avait 12 ans et
demi. Puisqu’on vous le dit, il n’y a pas de mots. Les parents non plus, qui
ont perdu un enfant, n’en ont pas.
Voilà, il n’y a que
ce seul mot : « perdu ». Comme on perd sa casquette dans un
train, son portable sur la plage ou son chat qui s’est enfui ? Et il n’y a
pas de service d’objets trouvés où l’on pourrait espérer retrouver un frère, un
fils perdu. Il n’y a que dans l’évangile, celui de Luc relu et commenté hier,
que le berger retrouve la brebis perdue, la femme la drachme perdue, le père le fils perdu. Et tous se réjouissent. Dans la vie, il est rare que
votre père vous annonce cette bonne nouvelle : « ton frère que
voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. »
(Lc 15, 32)
L’article de
Télérama est dans un classeur à vues. Il faudrait que je relise mon journal pour
savoir si c’est la recension du livre de Garcin qui m’a ouvert cette
perspective dans le temps libre que la retraite m'offrait : poursuivre mon enquête et en faire un livre, de ces livres
qui délivrent ceux qui les écrivent et montrent le chemin à d’autres qui
cherchent eux aussi une forme de délivrance par l’écriture. Pour contredire cet
état de choses : « il n’y a pas de mot » et les trouver, les
mots en question, faute de recouvrer celui qu’on a perdu. Pour contredire Duras qui
affirmait, catégorique : « écrire ne sauve de rien » comme si elle
avait voulu se réserver ce salut-là, par les Lettres, griffonnées sur un
manuscrit ou affichées sur un écran où le curseur qui clignote semble dire :
« je t’attends ». Disons qu’écrire ne sauve pas de tout mais que
tenter de recomposer l’être disparu auquel on s’adresse déjà depuis si longtemps, de
son for intérieur, pour en retrouver la figure et l’âme, proposables à d’autres,
n'est sûrement pas une entreprise totalement vaine. Jusqu'ici, je n'ai fait qu'interroger les survivants, recenser les témoignages, racler ma mémoire, écrire sans but précis. Il semblait perdu et je l’ai
retrouvé. Un peu. Pourrai-je le dire un jour, dans une fraternité d’écriture, pour un livre cénotaphe qui lui redonnerait un corps de mots, ressuscité ?
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