05 février 2022

Nom : Debré - Prénom : Constance

 



Le 12 août 2020, j’avais accompagné Marie-Aude à Nevers chez son ophtalmologue. À côté il y a une Fnac. C’est drôle comme certains livres vous font de l’œil, un jour une recension et une photo de garçon manqué et puis un autre jour vous le retrouvez au détour d’un rayon, d’un coup d’œil encore. Ce jour-là c’était Play Boy, Constance Debré, tiens, tiens, ferait-elle aussi son Passage (1985), celle-là ? Constance parce que c’est le prénom de ma fille, Debré, est-ce que par hasard elle serait de LA famille Debré ? Mercredi, deux ans plus tard, j’étais de nouveau à Nevers. Une amie facebook avait collé la photo du dernier livre de l’autrice, intitulé sobrement Nom. Je suis allé refaire un tour à la Fnac et j’ai acheté Nom et puis aussi Love me tender, que j’ai lus aujourd’hui (jeudi 3 février 2022)


"La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome,
Et, se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté."

Alfred de Vigny


En trois livres, Play Boy (2018) pour le nouveau jeu de l’amour, Love me tender (2020) pour le salut de son fils Paul, et aujourd’hui Nom (2022), qui enterre son père, Constance Debré s’est forgé une nouvelle vie rompant radicalement avec celle d’avant, celle de « fille de », de « femme de », d’avocate. Elle reste « mère de ». Au passage, un auteur est né.

Je lui ai trouvé un sobriquet, elle qui se bat avec son nom : « moine soldat », pour l’heure plus démolisseur que bâtisseur, mais les moines ont dû abattre des arbres, dessiner des clairières, détourner des rivières, trouver des carrières, tailler des pierres, les porter jusqu’aux fondations avant de pouvoir rendre à Dieu sa création en chantant « l’œuvre de Tes mains » - calleuses - sous les voûtes angéliques.

J’ai découvert aussi à quoi elle carburait. C’est un vers de Gérard Murail, qu’elle ne doit pas connaître, le plus alchimique des alexandrins de la langue française, dont il était fier puisqu’il avait un ti-shirt sur lequel il l’avait transféré : « Je brûle ma substance avec mon propre feu ». Il aurait pu se le faire tatouer, comme elle, « Fils de Pute » sur le ventre, un détail du Caravage sur le bras et d'autres trucs encore sur le cou et qui sait, sur une fesse.

À sa façon, avec ses mains qui ont démissionné de tout, sauf du clavier et de la peau des filles, elle construit une cathédrale. Jusqu’où va-t-elle monter les murs avant de les incliner ? Où trouvera-t-elle la clé pour clore son ouvrage, la pierre que les bâtisseurs ont rejetée  ? Pour l’heure c’est la fin des livres sans le mot fin, œuvre en cours dit-on pour désigner la pile à écrire qui monte moins vite que celle à lire, périodiquement effondrée, comme certaines églises trop ambitieuses. On ne va jamais assez haut pour Dieu, mais parfois trop pour le Mensch.

Debré soigne son corps et son âme, à coups de longueurs de piscine, qui lui taillent sa silhouette androgyne, ascète mais pas nazir, cheveux rasés au sabot 2 et seins effacés, homme à l’Habit Rouge, Guerlain, sauve-moi de l’odeur de chlore. Il faut avoir « le corps dur » (PB, 113). Devant la glace des vestiaires, « mon corps était exactement ce que j’étais. » (PB, 51). « Pour mon corps, ça m’a pris quarante ans de comprendre ce que je devais en faire » (N, 109). 

Tel le fils de l’homme, elle n’a pas où reposer la tête. Les renards ont des tanières, les oiseaux ont des nids, elle n’est plus de nulle part, couchsurfeuse qui squatte chez les autres comme un coucou, là où elle pond ses textes. Elle vit des autres, ce qui n’est pas vivre de peu. Elle pourrait paraphraser Jean Bodin qu’elle a sûrement croisé au cours de ses études : il n’est de richesses que de femmes, dont elle use en collectionneuse qui ne les retient pas, même quand elles voudraient, mais les couchant dans ses livres, étiquetées à jamais.

Même l’expert psychiatrique l’a doublement adoubée pour essayer de lui rendre la moitié de son fils : « Avoir des relations homosexuelles ne peut pas être considéré comme un signe d’instabilité psychique à notre époque, et le fait d’écrire des livres non plus » (LMT, 90)

Politique d’elle-même, elle a désormais un projet pour les autres : mettre fin à la vie ordinaire, ce qu’elle nomme la « vie lamentable », qui était la sienne et avec laquelle elle a rompu en quelques mois : avocate, vingt ans en couple, un enfant, Paul. « Je suis passée aux filles », voilà ce qu’elle annonce à celui qui est déjà son ex, « Laurent ». Mais, paradoxalement, « ça n'a pas grand chose à voir, avec le sexe, encore moins avec l'amour » (LMT, 86).  Love me tender (2020) raconte la bataille autour de Paul, l’ordinaire bataille autour d’un enfant, le fruit qu’on ne voudrait pas devoir s’arracher pas plus qu’il n’a envie d’être coupé en deux ni dévoré. Salomon avait eu la bonne idée quand c’était deux mères qui le revendiquaient. Aucun juge ne sait départager un homme et une femme. L’amour hétéro qui flanche est une sale idée, où les femmes-mères sont souvent perdantes, et les enfants plus encore.

Mais justement, « qui perd gagne » pourrait être aussi le mot d’ordre de notre moine qui s’est débarrassé•e de tout. Mais qui ne se fout pas de tout, contrairement aux apparences. Elle n'a pas oublié son Droit.

Dans Nom, elle entend continuer à sculpter sa vie dans l’écriture comme elle taille son corps dans les bassins, mais elle affiche aussi un projet politique. « Je suis le contraire de quelqu’un qui s’en fout ». Elle se défend aussi de tout projet autobiographique ou autofictionnel : « mes livres, ce n’est pas raconter ma vie, mes livres, c’est expliquer ce qu’il se passe, et comment on doit vivre ». Brûlante ambition, somme toute morale, façon Houellebecq. Non, écrire pour vivre ou vivre pour écrire, c’est faire face à la « vie lamentable que j’ai vue [vécue ?], la vie lamentable que je vois partout » (61). La « vie lamentable », ce n’est pas une question de pauvres ou de riches, c’est que « les gens ne sont pas sérieux », ni avec leur corps, ni avec le travail, ni avec leurs désirs, ni avec l’amour, ni avec ce qu’ils pensent. En résumé, ils ne sont pas « sérieux avec eux-mêmes ». Et qu’est-ce qu’être sérieux, pour notre moine-soldat ? C’est aller « jusqu’au bout ». Or, la plupart du temps, les gens « vont à demi ». Debré n'est pas radicale par les racines mais par ce qui pousse au dehors d'elle, parce qu’à un moment, elle n’a plus pu, comme on dit. Choisir. « Ce qui compte c’est la décision ». Et de citer Lacan dans une interview, « ne pas céder sur son désir ».

Si elle a jeté sa soutane d’avocat aux orties, si elle a défroqué de la Justice, c’est que « la justice ne veut pas dire grand-chose, ni pour la victime, ni pour celui qu’elle condamne, souvent ça ne veut rien dire, la justice, sauf pour ceux qui, comme on dit, l’exercent » (N, 139). Dans son ex-métier, le Christ l’a effleurée : il « a une gueule d’assassin et il porte des Nike Requin, je l’ai croisé souvent » (N, 135). Ailleurs aussi, une fois, avec son fils Paul : « on entre à Saint-Sulpice se reposer, on a encore une demi-heure. On prend de l’eau bénite, on fait le signe de croix, on met un cierge, on s’assoit, il me donne la main, on parle à voix basse, on se repose. » (LMT, 150)

En dépit des apparences, Constance Debré n’est pas la énième autofictionneuse du petit monde littéraire français. Elle a bien un programme politique à elle. « Je suis un chevalier de la foi et à chaque fois j’y crois » (N, 92), au milieu des « catastrophes légères ». Finalement, bon sang ne saurait mentir. Monsieur François Debré, vous pouvez être fier de votre fille et vous aussi, Madame.

03 octobre 2021

L'Église dont le prince est un enfant

Sur la communication préventive de l’épiscopat


L’Église est en pleurs. L’Épouse du Christ a été trahie par de mauvais serviteurs. Son mascara fout le camp. Pire, ça se voit. Son message d’amour, son grand fleuve d’Amour, s’est laissé polluer par des affluents de stupre, petits (2 à 3 %, c’est peu et beaucoup à la fois) mais hautement toxiques. Aimez-vous les uns les autres, certes, mais surtout pas comme certains ont prétendu vous aimer. La puissance d’aimer a pu se travestir en amour du pouvoir, exercice d’une domination contrôlée sur les âmes et sur les corps, dominations spirituelle et sexuelle, l’une habillant l’autre, si l’on peut dire, pour que l’autre puisse à son heure déshabiller l’une. Moment de méditer Sade : « Il n’est point d’homme qui bande qui ne veuille être un despote ». Au fond, nihil sub sole novum, rien de nouveau sous le soleil.


Dans une Église faite sur mesure par des hommes pour des hommes, où la domination masculine demeure manifeste, aussi paternaliste (« Mon Père ») et pateline (« Mon fils, ma fille ») se fasse-t-elle, les crimes et dérives inventoriés par le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (CIASE), relèvent autant d’un système que des hommes et des femmes qui s’y sont engagés. Si leur origine en partie systémique n’exonère pas les personnes de leur responsabilité individuelle, il appartient désormais à l’institution Église de regarder en face ce système qu’elle maintient aujourd’hui, les caractéristiques de son organisation et de sa discipline internes, le style de relations humaines que celles-ci font prévaloir, qui ont pu favoriser les crimes commis en son sein. Plus généralement, c’est sans doute le coût que la fidélité du catholicisme à sa « Tradition » fait supporter à l’Évangile, ici et maintenant, qui est en jeu et menace sa survie.


Car dire « le passé est le passé, regardons l’avenir » ne va pas suffire. Garder les mêmes structures et les mêmes conceptions garantit que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Or c’est justement le poids spécifique de ce qui est englobé sous le terme Tradition dans l’Église catholique qui risque d’être la force d’inertie principale, si celle-ci fait sienne l’opportunisme de Tancredi dans Le guépard, le roman de Lampedusa : « il faut que tout change pour que rien ne change ». De ce point de vue, la communication développée ad intra ce dimanche par l’épiscopat avec la distribution à la sortie des messes d’un dépliant qui présente 11 mesures mises en place par l’épiscopat [1] avant même que les conclusions de la Ciase soient rendues publiques mardi, ad extra, laisse craindre qu’on demeure dans le cosmétique par peur de s’attaquer au systémique.



Le titre du dépliant pose déjà question : « Faire de l’Église une maison sûre ». L’Église n’est pas une « maison », elle est une « ekklesia », une assemblée ouverte au monde, à tous les vents. Nulle clôture ne l’entoure. Ce n’est pas une maison close sur elle-même, même si c’est peut-être de l’avoir trop été, close, qui a favorisé les crimes dénoncés aujourd’hui. Dans une institution largement vouée à la transmission et à l’éducation – elle n’est pas la seule dans notre pays - les « risques du métier » [2] devront toujours être courus et assumés par toute la communauté et au-delà, responsables, clercs et laïcs, hommes, femmes et enfants. L’Église est au monde, la vraie vie n’en est pas absente.


Le sur-titre du dépliant « Lutte contre la pédophilie » est aussi problématique. L’emploi du terme de « pédocriminalité » eût été plus judicieux que celui de « pédophilie », qui signifie littéralement « amour des enfants » et renvoie justement à cette zone grise de l’amour où la mauvaise foi des prédateurs abrite leur conscience. Pourquoi n’avoir pas repris l’intitulé bien plus large de la Ciase : « abus sexuels » ? Certes la cause des enfants est prioritaire, mais c’est bien la sexualité d’une façon plus large qui est en jeu, celle qui irrigue tous les êtres humains, la même qui inonde aujourd’hui l’Église catholique. La sexualité, comme l'eau, se glisse partout. L’Église catholique a toujours eu peur du mot « sexe ». 


Au chapitre de ce qu’on nomme le systémique, le regard que pose l’institution catholique sur la sexualité est sans doute le point aveugle de sa réflexion et sera à n’en pas douter la pierre d’achoppement de son action. Et ce d’autant plus que c’est un sujet dont elle ne cesse de s’emparer pour s’en dire « mère de sagesse » au nom de sa soi-disant compétence « anthropologique », qualificatif dont elle revêt désormais un mélange de raisons tirées davantage de la Tradition que de la science ou des Écritures. Jésus n’était pas obsédé par la sexualité si l’on en croit les évangiles. D’où vient que l’Église catholique en France en ait fait jusqu’à son cheval de bataille, en soutenant par exemple la Manif pour tous, donnant alors de nouvelles verges pour se faire battre ? Les livres d’André Paul, Éros enchaîné, d’abord, puis La famille chrétienne n’existe pas, ont tenté de l’expliquer naguère.


***


Tout ça c’est de la théorie. Mais en pratique ? Je voudrais compléter ce billet par trois témoignages personnels.


En 1968, j’entrai au séminaire Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux J’avais 18 ans, j’étais un jeune provincial puceau, idéaliste et candide qu’un aumônier que j’admirais avait propulsé là au sortir du bac. Je lui en saurai toujours gré. J’y ai rencontré des maîtres aussi admirables de dévouement et de compétences, et un séminariste qui fut pour moi le frère aîné que j’avais perdu cinq ans auparavant. Ce frère de remplacement est prêtre, lui, aujourd’hui, dans le cœur battant de Paris XVIIIe. Le sujet est celui-ci : je découvris, au bout de deux ans - quand j’en fus sorti, je devais me marier trois ans plus tard - qu’un certain nombre de condisciples de l’époque étaient homosexuels pratiquants. C’est l’un deux qui me décilla alors, car je n’avais été l’objet d’aucune « avance », que mon état de quasi-innocence à l’époque ne m’eût d’ailleurs pas même laissé percevoir. Pour autant, je n’affirme pas que je n’aurais pas goûté la chose dans le cas contraire. Je n’étais pas asexuel. Mais personne ne me dragua. J’étais trop beau, paraît-il. Rétrospectivement, je peux donc affirmer qu’un certain nombre de garçons aux tendances homosexuelles avérées, conscientes, envisageaient le sacerdoce et que ce n’était pas considéré comme « intrinsèquement désordonné » [3] par l’institution, du moins en apparence. À ma connaissance, pourtant, peu de ceux que j’ai connus y parvinrent. Comment ceux qui devinrent prêtres ont-ils vécu la chasteté ? À quel prix ? Je l’ignore.


J’ai été aussi animateur en aumônerie à plusieurs périodes de ma vie, jusqu’à un âge avancé. Au cours d’un pèlerinage, il m’arriva d’être témoin d’une situation qui me perturba. Nous faisions une journée de marche sur une portion du chemin de Compostelle. Un jeune aumônier qui nous accompagnait passa quasiment toute l’après-midi loin en arrière du groupe, avec un des lycéens. Première alerte. Ce tête-à-tête se poursuivit dans le car qui nous ramenait de nuit. À un moment même, le lycéen retira son ti-shirt et se fit masser le dos nu par ce jeune prêtre qui s’était assis à côté de lui pour le voyage du retour. J’étais à côté de ma responsable d’aumônerie et nous nous entreregardâmes sans rien dire mais en n’en pensant pas moins. Dans le car endormi, nous étions mal à l’aise comme devant un pelotage qui n’aurait pas dit son nom. Je ne sais plus qui de nous deux se décida à intervenir pour rompre ce manège, en s’adressant au garçon : « Tu ne vas pas bien ? » (Il semblait aller parfaitement bien). Le jeune prêtre nous répondit : « Je le masse car il a mal au dos » (Il avait donc mal au dos). Dont acte. Dans les jours qui suivirent, je jugeais avec ma responsable d’aumônerie qui avait été troublée elle aussi, que ce comportement du prêtre méritait au moins une réaction de notre part et une explication de la sienne. Nous le convoquâmes - non sans réticences de sa part car nous ne lui avions rien dit de précis sur le sens de cette convocation - à ce qui pouvait s’assimiler à une séance de « correction fraternelle » au sens de  Matthieu 18, 15-18. Je ne suis pas sûr qu’il admit sur le moment le bien-fondé de notre démarche. Il opposa une forme de déni à notre constat commun et ne parut même pas reconnaître, a minima, un comportement imprudent de sa part. De notre côté, nous étions embarrassés d’avoir dû nous ériger en « juges » d’un prêtre, fût-il plus jeune que nous. Nous fîmes part de nos doutes et de notre démarche à notre aumônier. L’affaire en resta là. J’espère qu’elle fut un avertissement salutaire pour l’intéressé, si nécessité il y avait eu.


Plus récemment, en 2018, pour un autre jeune prêtre [4], il n’y eut aucune espèce de salut. Dans le secteur paroissial où je venais d'arriver, il fut signalé à une cellule diocésaine « d’écoute des blessures » par des paroissiens pour des « comportements inadaptés ». Immédiatement suspendu par son évêque au moment de la rentrée qu’il avait soigneusement préparée, son dossier partit directement chez le procureur-adjoint de la République. Une enquête de gendarmerie fut diligentée et bien que les gendarmes aient signifié en personne à ce jeune prêtre qu’au final aucune charge ne pouvait être retenue contre lui, il fut retrouvé pendu quelques jours après dans son presbytère, rien ni personne ne l’ayant officiellement réhabilité dans son honneur ni réintégré à temps dans ses fonctions. Tout au plus aurait-il été question de le « déplacer ». Un mois auparavant, un autre jeune prêtre encore [5], d’un autre diocèse  s’était pendu lui aussi dans les combles de son église, signalé auparavant à l’évêché par la mère d’une jeune fille majeure après une « conduite inconvenante ». Dans les deux cas, la disproportion entre les faits et leurs conséquences dramatiques n’échappa à personne, d’autant que les vrais prédateurs, eux, se suicident rarement. Ces deux drames eurent pour effet, paradoxalement, de m'inciter à me réengager dans l'Église. Mais ces deux affaires signalent la difficulté, pour les catholiques de base comme pour leur hiérarchie, à gérer les questions sexuelles, qui tétanisent l’Église après l’avoir obsédée, prise qu’elle est entre un laxisme ancien qu’elle voudrait faire oublier et la volonté d’afficher une soi-disant « tolérance zéro », dans l'air du temps et aux effets parfois tout aussi dévastateurs.


Peut-être l’Église devrait-elle s’arrêter un instant pour revoir ses conceptions sur la vie sexuelle en méditant, après celle de Sade citée plus haut, la maxime célèbre de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » Lui faudra-t-il un Concile rien que pour ça, gérer Sade et Pascal ensemble ?

__________________________

[1] C'est la reprise d'une "Lettre aux catholiques", datée du 25 mars 2021, jour de l'Annonciation (sic).

[2] Je reprends volontairement ici le titre du beau film d’André Cayatte (1967), si bien servi par Jacques Brel en instituteur (faussement) accusé par une jeune élève.

[3] C’est ainsi que le § 2357 du catéchisme de l’Église catholique qualifie encore en 2021 « les actes d’homosexualité ».

[4] Pierre-Yves Fumery, du diocèse d’Orléans.

[5] Jean-Baptiste Sèbe, du diocèse de Rouen.

_______________________________________

Annexe : Le dépliant de l'épiscopat français distribué ce dimanche 3 octobre à la sortie des messes :








26 septembre 2021

Garder le patrimoine vivant ? Tabernacle !

Au réveil, je tombe dans ma messagerie sur un lien vers URBANIA, un site canadien. Le récit du jour, c’est le projet qu’a une jeune femme nommée Zoé Lamontagne de transformer une église en centre culturel. Je repense à ma messe d’hier soir et à ses vingt-cinq fidèles… C’est dans la rubrique « Art » et l’article s’appelle « Ressusciter Sainte- Clotilde » (sic). L’article use d’un certain nombre de mots tirés du registre religieux. Après le « ressusciter » du titre, il est question de la « conversion de l’église » (en centre communautaire et culturel). « L’idée est d’insuffler une bonne dose de culture dans un lieu pratiquement à l’abandon (une messe devant une poignée de fidèles aux deux semaines) [je pense à la mienne de poignée], tout en préservant sa valeur patrimoniale. » Il faudra « amorcer avec le clergé les étapes pour la désacraliser » [« désaffecter », plutôt]. L’initiatrice du projet est consciente qu’il y aura des barrières à lever : «  Acheter une église entraîne des enjeux d’acceptabilité sociale. La plupart des gens ont été baptisés ici et enterrés dans le cimetière derrière », souligne-t-elle, cimetière dont la grille d’entrée est surmontée d’un curieux appel : « Pensez-y bien ». En gros, comme les morts ne devraient pas être difficiles à convaincre et que les vivants ne sont plus qu’une « poignée », ça pourrait passer crème, comme disent les jeunes. Zoé attend donc un « vent de fraîcheur, bénéfique pour tout le monde, même les récalcitrants » (qu’en d’autres circonstances on nommerait « résistants »). L’article poursuit : « Midi pile, les cloches résonnent. On veut les garder, c’est la tradition (sic). Elles sonnent à midi et six heures », assure Zoé. Oui, ça s’appelle l’Angélus, a-t-on envie de lui rappeler. Sans doute éteintes le matin depuis quelque temps pour ne pas réveiller les voisins. Le maire par interim voit l’initiative de Zoé d’un bon œil : « Je trouve que c’est un bon projet, j’aime le côté “redonner l’église aux gens” (re-sic) ». Une autre candidate à la mairie explique :  « La religion catholique est moins populaire, nos églises se vident et c’est une bonne façon de garder le patrimoine vivant ». Une autre, artiste, sent « une volonté de voir Sainte-Clotilde reprendre vie au sein de la population. » Tabernacle ! 

01 octobre 2020

Le bonheur, sa dent douce à la mort

 


   Madame Cassin n’était sans doute pas assez sage pour n’aimer que la sagesse, ce qu’elle s’est démontré en échouant plusieurs fois, avec obstination, à l’agrégation de philosophie. Le génie mais pas le talent, lui a dit un examinateur. Autre handicap pour une apprentie philosophe : la vérité ne l'intéressait guère, elle s'en explique. Mais elle aimait les mots, qui l’ont sauvée. Son « dictionnaire des intraduisibles », sous-titre du « Vocabulaire européen des philosophies » dont elle a été pendant quinze ans la sage-femme obstinément – encore - penchée sur sa brèche accouchante, restera comme sa grande déclaration d’amour à la parole, aux langues, à l’humanité.

Son « autobiographie philosophique » prend un titre rimbaldien : « Le bonheur, sa dent douce à la mort ». On sait ce que les philosophes doivent aux poètes : l’audace et la force des collisions qui explosent la langue et autorisent de nouveaux assemblages qu’ils nomment « concepts ». Le parcours de vie de madame Barbara Cassin est étourdissant, comme une suite d’explosions. Rien n’y semble prémédité, sinon d’avoir toujours su saisir le kairos, le moment qui donne et à qui on se donne entièrement, en choisissant de préférence les « entrées interdites » du Temps.

Des mille expériences vécues par l’académicienne si peu académique, on retiendra sa contribution à la Commission Vérité et Réconciliation conduite par Nelson Mandela et Desmond Tutu. Elle y a reconnu une nouvelle fois « le pouvoir du langage ». La première fois, ç’avait été en intervenant comme professeur de français auprès d’adolescents psychotiques, sous l’égide de Françoise Dolto. C’est à coup de mots grecs qu’elle leur avait fait entrevoir leur langue maternelle.

Ce récit autobiographique se lit comme le roman époustouflant d’une femme qui détestait l’Un et lui a toujours préféré l’Autre, les autres, infidèlement fidèle dans sa tour de Babel multilangues. Chaque page rebondit sur la précédente pour mieux sauter sur la suivante, dans un apparent désordre qui est celui de la Vie quand on s’y tient, sans chercher rien d’autre qui vaille mieux que ce parcours d’obstacles - voire d’arrêts - arrêts dont elle fait aussi l’éloge paradoxal.

Le dernier chapitre consacré à Étienne, le compagnon de son existence, le père de ses deux enfants, n’est pas le moins beau. La barrière est plus haute. Il y est question de chevaux et de morts, cette mort que, paraît-il, nous envieraient les dieux grecs du haut de leur éternité lassée. Pour l’écrire, Madame Cassin, cavalière d’elle-même, a sans doute pris le mors aux dents et, une nouvelle fois, ne se dérobe devant rien.


06 août 2020

La grâce et le regret



Prière en famille

Hier, après avoir arrosé – parcimonieusement - le jardin, j’ai rejoint H. à Saint-Aignan, un peu en retard pour l’adoration du mercredi soir. Il y avait un tas de vélos à l’entrée et, à l’intérieur, un couple avec ses enfants – j’en ai compté cinq, six ? – qui récitaient le chapelet, les uns à genoux les autres assis ou dans le giron maternel. On en était aux deux derniers mystères glorieux du Rosaire, l’Assomption de Marie et le couronnement de la Vierge, commentés brièvement par le père. Quelques paroles voussoyantes venaient de loin, « Notre Père qui êtes aux cieux… », des « ainsi soit-il » à la place des « amen » et toutes ces voix juvéniles lançaient à tour de rôle les « Je vous salue Marie », voix de petite fille ou de plus grands garçons. Après la deuxième dizaine, ils sont repartis et se sont égayés dehors en criant et riant comme une volée de moineaux, nous laissant tous les deux en silence devant l’ostensoir. Ils m’avaient donné, avec cette prière du soir familiale au pied du Saint-Sacrement, dans l’intimité nullement intimidée d’une église, une leçon simple d’éducation chrétienne que mes propres enfants n’ont jamais reçue de moi.
Je les ai recroisés ce matin, ils roulaient le long de la Loire, vers l'Ouest...


PS (15/7/2022) : Deux ans après, Bertrand m'interroge sur ce qui séparait pour moi ces "ainsi soit-il" de nos "amen". Je lui réponds : "Voussoyer Dieu dans le Notre Père et conclure par des Ainsi soit-il  au lieu d'Amen, cela m'avait renvoyé, je crois, au temps de mon enfance préconciliaire et il y avait en moi un mélange de nostalgie, d'envie et d'irritation devant ces jeunes qui auraient pu être mes enfants et mes petits-enfants et qui refusaient, implicitement ou non, à travers le choix des mots, les avancées de Vatican II, tout en faisant preuve d'une authentique piété familiale, bouleversante à cet instant pour moi."

 

24 mai 2020

Confinement : le ressort et le cliquet

 


Impressions d'un moyen-confiné presque déconfiné


Le temps retrouvé

Dans ce temps qui s’écoulait comme un flux continu, l’événement a fait irruption et lui a redonné brutalement ses couleurs : le passé, le présent et le futur se remettent à exister, il y a un avant et un après du pendant, une vision se débat entre mémoire et attente (Saint Augustin), fait en sorte que ni l’une ni l’autre ne puisse avoir raison d’elle. C’est maintenant que ça se passe, c’est maintenant que ça passe ou que ça casse. Mais ce maintenant dure et c’est cette durée, en tant que sensation existentielle, que nous éprouvons. Il y a quelques semaines, fait remarquer Étienne Klein, nous ne parlions plus que de la fin du monde, et voilà que nous parlons du "monde d'après". Comme si le mot "apocalypse" avait enfin retrouvé son vrai sens : révélation.

Darwin de retour

Il y a eu un court débat, national et international. Fallait-il laisser le virus courir au milieu du « troupeau » jusqu’à l’immunité collective au lieu de figer l’activité du monde et de confiner les humains ? C’était condamner d’emblée les plus faibles : les plus âgés, les diabétiques, les obèses, au profit de la vie économique maintenue. Car c’est une guerre à front renversé : ce sont les vieux qui meurent. Le choix du confinement n’a pas empêché que ce combat-là, celui des maisons de retraite et des Éhpad où nous avons logé nos anciens, soit d’ores et déjà perdu. Beaucoup de ces institutions se sont transformées en mouroirs accélérés, malgré toutes les précautions prises, sauf exceptions exemplaires comme ces personnels qui ont décidé de vivre en vase clos avec leurs pensionnaires.

La guerre

Puisque c’est la guerre, il nous faut un chef des armées. Selon la Constitution française, c’est au président de la République que sont dévolus ce titre et ce rôle. Au soir du 16 mars 2020, Emmanuel Macron déclare à cinq reprises « nous sommes en guerre ». L’anaphore se transforme en métaphore qui se diffuse dans son discours et dans toute la Nation. Il parle de « mobilisation générale », de « combat » contre l’épidémie et envoie les soignants « en première ligne ». En choisissant le vocabulaire de la guerre, le président s’est placé une nouvelle fois au sommet de la pyramide de commandement, responsable et le cas échéant coupable de tout ce qui va advenir. Sauf que dans la Ve République, ce n’est pas lui le fusible.

Les indispensables et… les autres

Alors que tout le monde se «confine », il faut qu’un ministre de l’Économie rappelle  le jour d'après, d’un air un peu inquiet, qu’il y a des gens « indispensables » et que ceux-là, on attend qu’ils fassent leur travail comme d’habitude, pour nous soigner, nous nourrir, nous transporter, nous informer, nous enterrer. S’il y a un front de la Santé, il faut aussi assurer l’arrière, avec l’armée des boulangers, des agriculteurs, des caissières de grandes surfaces, des chauffeurs de poids lourds et des conducteurs de trains ou de bus, des journalistes et des factrices, des policiers et des croque-morts, etc… Il y a donc a contrario toute une partie de la population – et j’en suis - qui n’est pas indispensable, la preuve : le monde continue à tourner sans elle. Cruel constat. Je suis inutile. À la retraite depuis neuf ans, je commençais à m’en douter. Mais celle qui est à mes côtés commence le 19 mars un roman utile avec son frère qui est au loin, confiné lui aussi, mais d'une façon plus rude.

Vers une « carte de temps » ?

Il nous revient alors une nouvelle de Marcel Aymé dans Le passe-muraille, La carte, inspirée de l’époque des rationnements des années de guerre. Le bruit court d’abord qu’il « serait procédé à la mise à mort des consommateurs improductifs : vieillards, retraités, rentiers, chômeurs et autres bouches inutiles. » Mais ce n’est heureusement qu’une rumeur comme il y en a tant dans ces périodes de disette. Finalement, il est décidé qu’ « on rognera simplement sur leur temps de vie. […] ils auraient droit à tant de jours d’existence par mois, selon leur degré d’inutilité. » Des cartes de temps sont déjà imprimées et le narrateur, qui est écrivain, s’indigne que sa catégorie ait été classée parmi les inutiles qui n’auront droit qu’à quelques journées de vie par mois. La vie confinée ne ressemble-t-elle pas à cette vie, rognée inégalement, décrite par Marcel Aymé ? 

L’effort de guerre

L’arrière est mobilisé. Pour leurs récoltes saisonnières, fraises, haricots verts, asperges, etc. les paysans français recourent d’habitude à des bras maghrébins qui, présentement, sont cloués au sol dans leurs pays respectifs. Un appel est lancé. Il faut trouver 100 000 personnes. Je regarde un reportage où une puéricultrice, l’arme au pied depuis que les crèches sont fermées, s’est proposée courageusement de participer à la cueillette. Au lieu de se pencher vers des marmots, elle va se courber sur des rangs de petits pois. Le maraîcher commente : « pour le moment, elle fait du 2 kg à l’heure. Je perds de l’argent. Un saisonnier fait du 4 à 5 kg de l’heure ». L’histoire ne dit pas si la productivité de la puéricultrice s’est améliorée ou si l’exploitant a renoncé à sa récolte.

Tous phénoménologues !

La crise pandémique accomplit le rêve de tout phénoménologue : assister à la suspension du monde, à sa mise entre parenthèses, à « l’épochè ». Du fait du confinement des êtres humains, le monde, en effet, s’efface peu à peu, la croyance spontanée dans son caractère objectif s’affaiblit, ouvrant la voie à un mouvement général de « retour aux choses mêmes », celui-là même que préconisait Husserl pour réapprendre à penser notre rapport au monde, défaits de nos préjugés. S’il n’y a plus de monde, comment peut-il encore y avoir des objets ? Parce qu’il y a un horizon et que c’est sur ce fond d’horizon qu’ils continuent à se détacher. Merci à Adèle Van Reeth qui, même confinée, continue à nous emmener sur Les chemins de la philosophie.

La nature reprend ses droits

Les animaux, la nature tout entière semblent s’engouffrer dans cette suspension. On assiste à des spectacles étonnants. Un chevreuil gambade sur une plage et se jette dans l’Océan pour y nager longuement : en voyant cette image, on a envie de lui crier comme une mère à son enfant « reviens, ne va pas trop loin ». Mais le chevreuil n’écoute pas et il ne se noie même pas. À Paris, des canards se dandinent sérieusement devant la Comédie française et le Conseil d’État. À Orléans, en pleine ville, un chevreuil encore se promène au petit matin sur une des artères la plus fréquentée en temps normal. La Seine redevient limpide, on en voit le fond et çà et là un Vélib’ d’avant échoué sur le lit du fleuve. En Inde, pour la première fois depuis 30 ans, l’Himalaya est visible à plus de 250 km.

I just called to say I love you

C’est le moment de se dire « je t’aime » dans l’impuissance où l’on est, devant cette loterie à la vie à la mort, cette roulette russe chinoise, rouge ou noir, pair ou impair, quel pouce décide de notre sort dans ce cirque, la balle qui m’est destinée est-elle déjà dans le barillet ? Et pourtant, je continue à me croire immortel, en SEXagénaire. Le téléphone reprend du service, 'I just called to say I love you ♫' comme le chantait Stevie Wonder en… 1984. On se skype, on se textote, on se courrielle et l’on conclut le plus souvent par la formule à succès du moment : « prends soin de toi ».

Police de la santé

Radio et télévision diffusent de façon lancinante les conseils de prévention qui inscrivent jusque dans notre cerveau reptilien les « gestes barrière », qui auraient pu être dits « protecteurs », imposant la « distanciation sociale », au lieu de « physique », comme si les inégalités existantes ne suffisaient plus, proscrivant les « embrassades », mais n’allant pas jusqu’à interdire les rapports sexuels. Il nous faut désormais remplir une « attestation de déplacement dérogatoire », dûment cochée, pour aller faire ses courses ou faire une courte promenade « dans un rayon d’1 km ». Nous la gommons tous les jours. Une application se propose très vite sur Internet pour reporter ce rayon sur une carte… Et bientôt l’attestation est sur nos téléphones portables. Plus tard, ce sera la course aux masques et les oreilles douloureusement décollées par leurs élastiques.

Addition de drames ou simple statistique ?

A cela s’ajoutent les conférences journalières du ministre de la Santé et de son directeur, les duettistes Véran et Salomon, qui égrènent le décompte macabre des décès, des cas déclarés, des admissions en réanimation, etc. Un adage bien connu des statisticiens l’énonce : 1 mort, c’est un drame, 100 morts une catastrophe, 1 million de morts, une statistique. Avec 2000 morts journaliers, on est un peu au-dessus de la moyenne puisqu’il y en a bon an mal an 600 000 en France. Le seul chiffre intéressant serait celui de la surmortalité. Mais il n’est connu qu’après coup, dans un délai qui n’est pas compatible avec celui du spectacle qui impose sa loi aux politiques, coincés dans l’immédiateté, entre les médias et l’opinion, et condamnés à faire leur la maxime célèbre de Cocteau : « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». On n’a pas de masques ? Disons que les masques ne sont pas nécessaires. Etc. Ah, oui : il nous resterait à applaudir les soignants : mais à la campagne, personne n'est à sa fenêtre à 20 h. À la place, l'Angelus continue à sonner trois fois par jour et les oiseaux à chanter jusqu'au coucher du soleil.

Enterrer les morts

Les obsèques pouvaient faire croire qu’on ne mourait pas seul. Or il n’y a plus d’obsèques, les vivants et les morts sont débarrassés des formules du souvenir et de l’espérance : ni biographie esquissée ni paradis entrevu. Laïc engagé depuis peu dans la célébration catholique des obsèques dans ma commune rurale, c’est dans un cimetière, à ciel et tombe ouverts, et non dans une église, que je vais animer ma dernière cérémonie d’enterrement, le 16 mars. Je le fais malgré l’opposition de ma femme qui m’avait fait me décommander, dans un premier temps, pour laisser officier un prêtre à ma place. Je m’étais senti lâche et j’avais décidé d’assumer la cérémonie à son insu. Les obsèques suivantes dans le secteur vont être prises en charge par les prêtres disponibles, mais réalisées la plupart du temps dans « la plus stricte intimité familiale ». Cette formule qui pointait naguère une volonté positive des familles ou du défunt n’exprime plus qu’une contrainte négative : on enterre les morts à la sauvette. On meurt à la sauvette aussi. Un de nos amis décède brusquement à Paris dans la maison de retraite où il avait été admis quelques semaines auparavant, dans la nuit du 28 au 29 mars, sans qu’on sache de quoi précisément – il avait eu « des problèmes respiratoires » deux jours avant - et nous ne pouvons pas l'accompagner ni les siens. Cette histoire, qui cette fois nous concerne, est pourtant tristement banale, répétée par milliers chaque jour de par le monde

La religion à l’arrêt ?

Le dimanche 1er mars, premier dimanche de Carême, Mgr Blaquart, l’évêque d’Orléans, fait passer des consignes, que je commente ainsi à un ami : « Mgr Blaquart a fait lire en chaire les consignes prophylactiques suivantes : plus de baiser de paix, plus de communion sur la langue, plus de ciboire où l'on boit à tour de rôle (intinction obligatoire), plus de serrage de louches par le prêtre à la sortie de l'église. On annonce encore des pèlerinages à Paray-le-Monial et Lourdes, mais je doute que ça tienne longtemps. Cher prophète, pouvons-nous encore embrasser nos femmes ? ». Le 14 mars, les cérémonies religieuses non indispensables sont suspendues par le gouvernement. Et les obsèques sont strictement encadrées (moins de 20 personnes, y participer entre dans le cas des déplacements autorisés pour « motif familial impérieux). Ceci va durer jusqu’au samedi 24 mai, un arrêt du Conseil d’Etat autorisant le reprise des cultes. Entre temps, de nombreux prêtres auront découvert YouTube, célèbreront des messes devant les photos de leurs paroissien•nes, diffusées via Internet, obtenant parfois des audiences supérieures à celles qu’ils auraient eues dans leurs églises ouvertes. Les catholiques sont ceux qui vont-à-la messe : privé de culte dominical, est-on encore un « tala » ? Les chrétiens auront eu l’occasion de pratiquer Matthieu 6, 6 : « Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte et prie ton Père qui est là, dans le secret. » Et aussi Matthieu 25 : « Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli; j’étais nu, et vous m’avez habillé; j’étais malade, et vous m’avez visité; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi! » Quand donc Seigneur avons-nous fait tout cela ? interrogeront les justes, étonnés, au jour du jugement. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Enfin les prêtres eux-mêmes pourront relire la « messe sur le monde » de Teilhard de Chardin. « Puisque, une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde. » Voilà une belle prière à transposer pour un prêtre par temps de confinement. « Puisque pour la première fois, Seigneur, je n’ai ni église, ni autel, ni fidèles, etc. »

Du temps perdu ?

Marie-Aude me signale une interview de Christophe Honoré dans Le Monde du 1er mai au titre en apparence bien plombant : « Ce temps imposé est un temps empoisonné ». Le point de vue de l’artiste fournit pourtant un contrepoint utile à tout un tas de commentaires entendus depuis des semaines, parfois cuculs ou lénifiants. Je commente le propos d’Honoré sur Facebook :

"À rebours de tous ceux et toutes celles qui s’efforcent de lire le sens du moment que nous vivons, ensemble et pourtant isolé•es, et d’en donner une interprétation, Christophe Honoré veut ne rien voir de positif dans le temps du confinement. Le titre de l'article est chargé d’une belle allitération : l'imposé serait nécessairement un poison. Pour l'artiste, ce temps est perdu, corps et biens. Logiquement, il nous dit qu’au lieu de nous évertuer à lui trouver un sens, nous ferions mieux d’admettre cette perte, « pour laisser la possibilité qu’il y ait un temps retrouvé ». Belle conclusion mais dont l'esthétique gauchit sans doute le propos proustien. Ce n’est pas un temps perdu que l’on retrouve dans la Recherche, comme un objet oublié ou égaré, c’est un temps traversé. Non pas ce temps ordinaire, dont la fluidité nous le fait oublier pour nous conduire plus vite à la mort, mais un temps opaque, difficile, « visqueux » dirait un Sartre, à travers lequel il faut se frayer un chemin. Un temps d’épreuve, notion inaperçue d’Honoré, même s’il l’entrevoit en évoquant « le passage du temps » et « les traces laissées par l’événement ». Il reproche surtout, à juste titre, qu’on réduise l’événement pur de la maladie qui nous assaille au châtiment du consommateur de la société ultralibérale. Mais en « ratant » la notion d’épreuve, il réfute ipso facto, implicitement, celle d’apprentissage - la Recherche est pourtant un, sinon LE, roman d'apprentissage, de l’auteur et de Swann en même temps - dans une posture assez nihiliste, ne voyant que la destruction en nous, refusant aussi bien de « s’adapter à la situation » que de s’évertuer à « donner un sens à ce qui se passe ». Ce qu’il est conduit tout de même à faire le temps d'une interview. Sans doute parce qu'il ne peut pas fermer la discussion comme il tente de le faire en affirmant que c’est « un événement historique, point ». C’est justement parce que l’histoire n’a pas encore mis ce « point » qu’elle reste fondamentalement ouverte. D'ailleurs, y a-t-il des événements purs – du style ‘un Chinois mange un pangolin infecté par une chauve-souris’ ? Tout événement du fait même qu'il (nous) arrive est toujours-déjà historique, et c’est cette arrivée transcendante, qui est l'essence de l'historicité, qui interdit le « point » en nouant d'emblée la discussion : des causes, des effets, du sens pour les humains et pour la Nature, à reporter à l'infini dans l’Histoire et son (dis)cours."

Et si c’était un rite de passage ?

Cette fois-ci, c’est ma fille qui me signale un article du site The Conversation qui reprend les analyses d’un anthropologue, Arnold Van Gennep sur les rites de passage. Celui-ci distingue trois étapes, séparation, liminarité et incorporation. Reprenant ces stades, l’autrice et l’auteur de l’article suggèrent d’assimiler notre confinement à la liminarité, ce seuil inconfortable qu’il faut franchir pour passer d’un état stable à un autre, de l’enfance à l’âge adulte par exemple au prix le plus souvent d’épreuves initiatiques difficiles mais toujours assurées de leur résolution par la communauté qui les organise. Ici, point d’instance bienveillante qui surveillerait la bonne fin de notre initiation. Mais l’épreuve étant là, comment ne pas réfléchir aux conditions à créer pour l’accueillir au mieux et la traverser ? L’article de Vanessa Oltra et Gregory Michel, deux Bordelais, est très suggestif. 

Le ressort et le cliquet

Cette crise a nourri aussi une conviction ou un espoir que le « monde d’après » ne serait pas le même que « le monde d’avant ». Il me semble qu’à cette idée utopique ou romantique, voire métaphysique, des choses, on devrait substituer une vision plus pragmatique de la réalité capable de distinguer deux mouvements distincts. Je retiens deux images, plutôt mécaniques, celles du ressort et celle du cliquet.

Le ressort, m'indique Wikipedia, c’est un organe ou une pièce mécanique qui utilise les propriétés élastiques de certains matériaux pour absorber de l'énergie mécanique, produire un mouvement, ou exercer un effort ou un couple. Il accepte de s’écraser, mais dès que les forces qui s’appliquaient à lui renoncent, il se détend et revient à sa position initiale ou peu s’en faut. Le ressort amortit les chocs les plus brutaux au risque d’allonger leurs effets dans le temps. Qu’on pense à une 2 CV passant sur un cassis et on aura une bonne image des vertus et des inconvénients de l’amortissement. 


Pour le même Wikipedia, le cliquet, lui, est un mécanisme qui maintient un système en l'état ou — plus généralement — l'empêche de revenir en arrière et le force à aller de l'avant. S’il y a un « sens de l’Histoire », c’est à un effet de cliquet qu’on le doit, même si l’Histoire, qui n’est pas une mécanique, échappe évidemment en partie au cliquet, ce qui nous vaut quelques retours en arrière. Le cliquet garantit que l’effort que vous déployez pour mouvoir quelque chose ne va pas être anéanti en totalité par une défaillance ou une distraction de votre part. Il permet aussi que cet effort soit interrompu sans en perdre les premiers résultats. Quiconque a déjà manœuvré certain type de cric ou les vannes d’une écluse sait à quoi sert un cliquet.


On peut parier qu’une partie des choses comprimées pendant cette période – le confinement aura été une forme de compression - va nécessairement se détendre, reprendre sa place et son volume antérieurs, après quelques oscillations qu’on lira aussi comme des hésitations, des regrets ou des remords. Et après tout, ce n'est pas un ressort qui va nous dicter notre vie.

Une autre partie des choses – j’emploie volontairement ce terme vague, générique – se refusera à revenir en arrière. Nevermore. C’est l’effet du cliquet, bénéfique et angoissant qui nous jette en avant, contraints en quelque sorte par nos acquis, de nouvelles habitudes prises, dont certaines vertueuses. Ce seront alors aussi des refus, des revendications. La naissance d’un autre monde possible. Alors l'épreuve n'aura pas été inutile, individuellement et collectivement. Alors nous le devrons, cet autre monde, à celles et ceux qui n'en seront pas revenu·es, à celles et ceux qui nous aurons sauvé·es.

  


08 mars 2020



Ivan Jablonka en « ajusteur » des masculinités

« Que faut-il dire aux hommes ? » s’interrogeait Saint-Exupéry. Quelle meilleure lecture pour un homme, pour un adolescent, en cette journée internationale des droits des femmes, que le livre d’Ivan Jablonka, paru au mois d’août 2019 ? En ce dimanche 8 mars où dans chaque église l’évangile de la transfiguration annonce la figure eschatologique du Fils de l’Homme ?

Des hommes justes est né, explique* Jablonka, juste après Laetitia ou la fin des hommes, examen du cas tragique de Laetitia Perrais, cette jeune nantaise de 18 ans assassinée puis démembrée en 2011 par son tueur – « j’ai passé plusieurs années autour de sa tombe »- et un an avant la « vague » #MeToo. Jablonka ne cache pas qu’ayant une femme, étant père de trois filles, il avait un intérêt personnel à explorer, en face du mouvement féministe et en compagnonnage avec lui, le sujet du patriarcat et des masculinités toxiques voire criminelles. Son livre a pour lui valeur d’intervention sociologique dans un champ politique au fond assez vaste qui se préoccuperait de la situation des femmes mais aussi de l’émergence et de la formation de ce qu’il nomme les hommes justes. L’homme juste, le « mec bien », ne l’est pas comme un type-idéal, figé : c’est l’homme qui se préoccupe en permanence de la justesse de son comportement dans la vie courante vis-à-vis des femmes, qu’il s’agisse de la séduction, de la galanterie, dans son couple, au travail, etc. C’est un homme qui s’ajuste pourrait-on dire. Au niveau sociétal, c’est encore un homme en construction, mais ce n’est plus tout à fait une utopie veut croire Jablonka qui lance ce pavé de quelque 430 pages pour contribuer à son avènement. Ce livre est évidemment le livre d’un historien, bien documenté (au risque parfois d'être touffu), qui fait un « état de la question » très complet, historique donc, de longue période, mais aussi sociologique, juridique, par grandes aires civilisationnelles, etc. de la question féminine et de la question masculine.

Quant au sous-titre de son livre, Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Jablonka l’a emprunté à l’ouvrage Masculinities (au pluriel) de la sociologue australienne Raewyn Connell, dont il a retenu aussi le concept de « masculinité hégémonique ». La masculinité ne peut en effet être comprise que diffractée dans les masculinités plurielles où elle s’exprime, dans sa diversité. On ne naît pas homme, mais on le devient, et ce devenir expose l’individu à toutes sortes de transformations au regard notamment du genre. Il n’est sans doute pas fortuit que ce pluriel et ce devenir aient été particulièrement énoncés et mis en valeur par une femme trans, madame Connell. Du fait de ce pluriel, la domination masculine n’est pas LA domination indifférenciée de tous les hommes sur toutes les femmes, mais le fait d'UNE masculinité hégémonique qui s’exerce non seulement sur des femmes mais aussi sur des hommes, qui en sont eux aussi victimes. La masculinité de domination se décline elle-même en masculinités d’ostentation, de contrôle, de sacrifice et d’ambiguïté, cette dernière osant même jouer avec le féminin, « comble de la virilité » souligne Jablonka. On sait quels fléaux engendrent cette masculinité de domination : guerre, dictature, fondamentalisme, course au profit. La place des femmes dans une société dit aussi quelque chose de l'état de sa démocratie.

Le livre explore « les failles du masculin », contemporaines, qui ont conduit notamment à la réaction masculiniste, « récupérée par les Églises dans une perspective de reconquête et de lutte contre la féminisation des sociétés » comme l’illustrent, dans l’Église catholique, « une des institutions les plus patriarcales du monde », les camps Optimum ou les retraites Au cœur des hommes. C’est dans une quatrième et dernière partie qu’il énonce les conditions d’avènement d’une nouvelle « justice de genre », grâce à des formes nouvelles de masculinité : de non-domination, de respect, d’égalité, qui devraient, à terme, parvenir à « dérégler le patriarcat », qui remonte au Néolithique.

C’est aussi aux hommes d’y contribuer et Jablonka les y appelle avec ce livre-manifeste. Il tente, après avoir annoncé « la fin des hommes », de proposer des voies de renaissance masculine avec cette figure de « l’homme juste », à la fois familière et utopique, proche et eschatologique, écho intime de son auteur à « l’homme révolté » de Camus.


Des hommes justes  - Du patriarcat aux nouvelles masculinités – Ivan Jablonka – Seuil – août 2019 – (442 pages, 22 €)


 


* Voir l'excellente présentation de son livre par l'auteur chez Mollat (59 mn)


 



 


Edmund Husserl

  Avertissement : cette présentation de la philosophie d'Edmund Husserl provient de notes que j'ai prises pendant le cours donné par...