Le 12 août 2020, j’avais accompagné Marie-Aude à Nevers chez son ophtalmologue. À côté il y a une Fnac. C’est drôle comme certains livres vous font de l’œil, un jour une recension et une photo de garçon manqué et puis un autre jour vous le retrouvez au détour d’un rayon, d’un coup d’œil encore. Ce jour-là c’était Play Boy, Constance Debré, tiens, tiens, ferait-elle aussi son Passage (1985), celle-là ? Constance parce que c’est le prénom de ma fille, Debré, est-ce que par hasard elle serait de LA famille Debré ? Mercredi, deux ans plus tard, j’étais de nouveau à Nevers. Une amie facebook avait collé la photo du dernier livre de l’autrice, intitulé sobrement Nom. Je suis allé refaire un tour à la Fnac et j’ai acheté Nom et puis aussi Love me tender, que j’ai lus aujourd’hui (jeudi 3 février 2022)
En trois livres, Play Boy (2018) pour le nouveau jeu de
l’amour, Love me tender (2020) pour le salut de son fils Paul, et aujourd’hui
Nom (2022), qui enterre son père, Constance Debré s’est forgé une nouvelle vie
rompant radicalement avec celle d’avant, celle de « fille de », de « femme de
», d’avocate. Elle reste « mère de ». Au passage, un auteur est né.
Je lui ai trouvé un sobriquet, elle qui se bat avec son nom
: « moine soldat », pour l’heure plus démolisseur que bâtisseur, mais les
moines ont dû abattre des arbres, dessiner des clairières, détourner des
rivières, trouver des carrières, tailler des pierres, les porter jusqu’aux
fondations avant de pouvoir rendre à Dieu sa création en chantant « l’œuvre de
Tes mains » - calleuses - sous les voûtes angéliques.
J’ai découvert aussi à quoi elle carburait. C’est un vers de
Gérard Murail, qu’elle ne doit pas connaître, le plus alchimique des
alexandrins de la langue française, dont il était fier puisqu’il avait un
ti-shirt sur lequel il l’avait transféré : « Je brûle ma substance avec mon
propre feu ». Il aurait pu se le faire tatouer, comme elle, « Fils de Pute »
sur le ventre, un détail du Caravage sur le bras et d'autres trucs encore sur le cou et qui sait, sur une fesse.
À sa façon, avec ses mains qui ont démissionné de tout, sauf du clavier et de la peau des filles, elle construit une cathédrale. Jusqu’où va-t-elle monter les murs avant de les incliner ? Où trouvera-t-elle la clé pour clore son ouvrage, la pierre que les bâtisseurs ont rejetée ? Pour l’heure c’est la fin des livres sans le mot fin, œuvre en cours dit-on pour désigner la pile à écrire qui monte moins vite que celle à lire, périodiquement effondrée, comme certaines églises trop ambitieuses. On ne va jamais assez haut pour Dieu, mais parfois trop pour le Mensch.
Debré soigne son corps et son âme, à coups de longueurs de piscine, qui lui taillent sa silhouette androgyne, ascète mais pas nazir, cheveux rasés au sabot 2 et seins effacés, homme à l’Habit Rouge, Guerlain, sauve-moi de l’odeur de chlore. Il faut avoir « le corps dur » (PB, 113). Devant la glace des vestiaires, « mon corps était exactement ce que j’étais. » (PB, 51). « Pour mon corps, ça m’a pris quarante ans de comprendre ce que je devais en faire » (N, 109).
Tel le fils de l’homme, elle n’a pas où reposer la tête. Les
renards ont des tanières, les oiseaux ont des nids, elle n’est plus de nulle
part, couchsurfeuse qui squatte chez les autres comme un coucou, là où elle
pond ses textes. Elle vit des autres, ce qui n’est pas vivre de peu. Elle
pourrait paraphraser Jean Bodin qu’elle a sûrement croisé au cours de ses
études : il n’est de richesses que de femmes, dont elle use en collectionneuse
qui ne les retient pas, même quand elles voudraient, mais les couchant dans ses
livres, étiquetées à jamais.
Même l’expert psychiatrique l’a doublement adoubée pour essayer de lui rendre la moitié de son fils : « Avoir
des relations homosexuelles ne peut pas être considéré comme un signe
d’instabilité psychique à notre époque, et le fait d’écrire des livres non plus
» (LMT, 90)
Politique d’elle-même, elle a désormais un projet pour les autres : mettre fin à la vie ordinaire, ce qu’elle nomme la « vie lamentable », qui était la sienne et avec laquelle elle a rompu en quelques mois : avocate, vingt ans en couple, un enfant, Paul. « Je suis passée aux filles », voilà ce qu’elle annonce à celui qui est déjà son ex, « Laurent ». Mais, paradoxalement, « ça n'a pas grand chose à voir, avec le sexe, encore moins avec l'amour » (LMT, 86). Love me tender (2020) raconte la bataille autour de Paul, l’ordinaire bataille autour d’un enfant, le fruit qu’on ne voudrait pas devoir s’arracher pas plus qu’il n’a envie d’être coupé en deux ni dévoré. Salomon avait eu la bonne idée quand c’était deux mères qui le revendiquaient. Aucun juge ne sait départager un homme et une femme. L’amour hétéro qui flanche est une sale idée, où les femmes-mères sont souvent perdantes, et les enfants plus encore.
Mais justement, « qui perd gagne » pourrait être aussi le
mot d’ordre de notre moine qui s’est débarrassé•e de tout. Mais qui ne se fout
pas de tout, contrairement aux apparences. Elle n'a pas oublié son Droit.
Dans Nom, elle entend continuer à sculpter sa vie dans
l’écriture comme elle taille son corps dans les bassins, mais elle affiche
aussi un projet politique. « Je suis le contraire de quelqu’un qui s’en fout ».
Elle se défend aussi de tout projet autobiographique ou autofictionnel : « mes
livres, ce n’est pas raconter ma vie, mes livres, c’est expliquer ce qu’il se
passe, et comment on doit vivre ». Brûlante ambition, somme toute morale, façon Houellebecq. Non,
écrire pour vivre ou vivre pour écrire, c’est faire face à la « vie lamentable
que j’ai vue [vécue ?], la vie lamentable que je vois partout » (61). La « vie
lamentable », ce n’est pas une question de pauvres ou de riches, c’est que «
les gens ne sont pas sérieux », ni avec leur corps, ni avec le travail, ni avec
leurs désirs, ni avec l’amour, ni avec ce qu’ils pensent. En résumé, ils ne
sont pas « sérieux avec eux-mêmes ». Et qu’est-ce qu’être sérieux, pour notre
moine-soldat ? C’est aller « jusqu’au bout ». Or, la plupart du temps, les gens
« vont à demi ». Debré n'est pas radicale par les racines mais par ce qui pousse au dehors d'elle, parce qu’à un moment, elle n’a plus pu,
comme on dit. Choisir. « Ce qui compte c’est la décision ». Et de citer Lacan dans une interview, « ne
pas céder sur son désir ».
Si elle a jeté sa soutane d’avocat aux orties, si elle a
défroqué de la Justice, c’est que « la justice ne veut pas dire grand-chose, ni
pour la victime, ni pour celui qu’elle condamne, souvent ça ne veut rien dire,
la justice, sauf pour ceux qui, comme on dit, l’exercent » (N, 139). Dans son
ex-métier, le Christ l’a effleurée : il « a une gueule d’assassin et il porte
des Nike Requin, je l’ai croisé souvent » (N, 135). Ailleurs aussi, une fois, avec son
fils Paul : « on entre à Saint-Sulpice se reposer, on a encore une demi-heure. On
prend de l’eau bénite, on fait le signe de croix, on met un cierge, on
s’assoit, il me donne la main, on parle à voix basse, on se repose. » (LMT,
150)
En dépit des apparences, Constance Debré n’est pas la énième autofictionneuse du petit monde littéraire français. Elle a bien un programme politique à elle. « Je suis un chevalier de la foi et à chaque fois j’y crois » (N, 92), au milieu des « catastrophes légères ». Finalement, bon sang ne saurait mentir. Monsieur François Debré, vous pouvez être fier de votre fille et vous aussi, Madame.
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