29 avril 2025

L'affaire Bayard

 Blitzkrieg dans la presse et l’édition catholiques


Lundi 25 novembre 2024, le groupe Bayard annonce l’arrivée d’un certain Alban du Rostu comme bras droit du nouveau président du directoire, François Morinière. Très vite les salarié•es de Bayard Éditions et Bayard Jeunesse s’en émeuvent et le mardi posent le principe d’une grève pour s’opposer à ce recrutement. M. du Rostu est lié, comme d’ailleurs M. Morinière, à Pierre-Édouard Stérin, un milliardaire catholique proche du RN. Ces salariés profitent de l’inauguration du SLPJ à Montreuil pour afficher immédiatement leur opposition à ce qui ressemble à une manœuvre d’entrisme de l’extrême-droite dans la presse et l’édition catholiques.
Jeudi, La Croix publie une première mise au point dans une tribune signée par son nouveau président François Morinière et par l’assomptionniste Dominique Greiner. ”Nous avons un seul agenda”, sous-entendu ce n’est pas celui de M. Stérin, que celui-ci expose sans fards dans une interview donnée au Point... ce même jour ! Le titre de la tribune a la forme d’une tautologie qu’aurait sûrement commentée un Roland Barthes : ”Bayard reste Bayard”.
Le vendredi soir, Bayard a prévu de longue date une soirée pour ses auteurs et autrices, illustrateurs et illustratrices, chez Arsène à Montreuil, en marge du SLPJ. La tension est perceptible, elle va se résorber quand Florence Lotthé et Delphine Saulière prennent la parole, lisant à tour de rôle sur leur portable un texte qui porte la voix des salarié•es du groupe. À son tour, une autrice, Murielle Szac, lit le texte d’une pétition en projet déjà signée par beaucoup des artistes Bayard (et qui recueillera très vite plus de 270 signatures). Ces trois intervenantes sont vivement applaudies.
Et lundi 2 décembre, dénouement, dans un communiqué de presse du groupe Bayard qui rétropédale - et c’est tout à son honneur : Alban de Rostu renonce à son entrée dans le groupe Bayard, lequel quitte aussi le tour de table dans lequel il s’était engagé aux côtés de Bolloré et consorts pour racheter une école de journalisme, l’ESJ.
Jeudi 5, ”faut qu’on parle” : les Assomptionnistes, propriétaires de 93,7% du capital du groupe, devraient recevoir une délégation des pétitionnaires emmenée par Murielle Szac*. Sans doute vont-ils les rassurer en réitérant leur ”refus - non négociable - des extrémismes”, qui concluait leur communiqué de presse, et repréciser quelles valeurs devraient encadrer le futur plan stratégique du groupe Bayard.

* délégation composée, outre Murielle Szac, de Serge Bloch, Emmanuel Guibert et Marie-Aude Murail.

28 avril 2025

La Gnose antique


Avec son nouveau livre, La Gnose antique, André Paul s'est attaqué à un sujet qui, pour avoir été amplement traité dans les siècles passés, a vu ses perspectives élargies avec les découvertes archéologiques de manuscrits écrits en copte faites dans la ville égyptienne de Nag Hammadi en décembre 1945, complétés à partir de 1947 par les manuscrits dits de la Mer morte. La révélation progressive du contenu de ces « apocryphes » - littéralement « écrits cachés » - a contribué à modifier la perception qu'on avait de la genèse des « Saintes Écritures », circonscrite depuis le IVe siècle dans un « canon » chrétien à jamais clos au sein d'un espace intertestamentaire qui allait se révéler bien plus riche qu'on ne l'avait reconnu.

La recherche historique s'est aussi libérée de catégories formatées par les dogmes catholiques qui, projetées sur les textes comme sur les faits historiques, avaient déformé le rapport à l'antiquité à force de pieux anachronismes. Pour André Paul, la lecture du livre de Pierre Vesperini, La philosophie antique (2021), a été le déclic qui l'a amené à repenser l'émergence du moment chrétien au cœur de l'antiquité gréco-judaïque en terme de philosophia et l'a conduit à écrire d'abord Le Christ avant Jésus, titre qui prenait l'exact contrepied du Jésus avant le Christ d'Armand Abécassis, puis, aujourd’hui, La Gnose antique.

Pour restituer les choses dans leur époque, s’en faire leur contemporain, André Paul fait le choix de ne pas traduire certains mots. Ainsi il garde le terme grec de ioudaioV (ioudaios) - habitant de Juda - pour éviter la charge historique qui pèse aujourd’hui sur le nom Juif ou son adjectif. Un lexique en fin d’ouvrage propose la traduction d’une quarantaine de ces termes laissés intentionnellement dans leur langue originale.

Gnose au singulier pourrait faire penser à un courant de pensée unifié. Mais il y en eut beaucoup de ces courants, connus d'abord par les écrits de Pères de l'Église, grecs et latins, qui s'employèrent à réfuter leurs thèses, avant que celles-ci ne soient redécouvertes au siècle dernier dans leurs versions originales. Ces écoles de pensée, « hairesis » en grec, allaient toutes devenir des « hérésies », contre lesquelles se constituèrent et s'affirmèrent progressivement les dogmes de l'Ekklesia chrétienne. Dispersés, minoritaires au regard d'une religion officielle répandue par l'empire romain devenu chrétien, ces courants gnostiques disparurent au profit des « solutions » procurées par la philosophia chrétienne aux problèmes qu'ils s'étaient posés.

André Paul montre qu'il y eut gnose avant, pendant et après l'émergence du christianismos, la philosophia Christou« vraies gnoses » avant que certaines ne soient déclarées « fausses ». Malgré la diversité des courants, le cœur de la gnose, on pourrait dire son kérygme ou noyau, réside dans l'affirmation selon laquelle Dieu n'avait pu créer le monde mauvais dans lequel devaient vivre les hommes ; ce monde avait été plutôt produit par un dieu subalterne, le demiourgos (démiurge), qui s'était en quelque sorte chargé du « sale boulot » dont pâtit depuis l’humanité.

L'auteur analyse ce qu'il nomme un « riche et fluctuant système » qui va déboucher sur « la quête sans frontières du Dieu unique », monos en grec, quête bien représentée par les travaux de Philon d'Alexandrie, le philosophe gréco-judaïque quasi-contemporain de Jésus auquel l'auteur consacre une large étude. La Gnose finira « vaincue par le dogme » que l'Ekklesia affirmera grâce à elle et contre elle. On est toujours surdéterminé par son adversaire, rappelle André Paul.

Avec l'invention du « péché originel », saint Augustin apportera une explication au problème du Mal, écartant la solution du démiurge proposée par les gnostiques et préservant l'unité et l'unicité du Dieu monos.

Il est difficile, d'une courte recension, de rendre compte de la richesse de l'ouvrage d'André Paul. Il se clôt sur un excursus qui reprend à nouveaux frais son sous-titre en montrant comment christianisme et judaïsme se sont construits dans une différence motrice jusqu'à la rupture, actée dès lors que l'héroïsation de la figure de Christos va consacrer, pour la jeune Ekklèsia Christou, la caducité de l'ancienne alliance.


La Gnose antique - De l'archéologie du christianisme à l'institution du judaïsme - André Paul - Cerf  - 20 mars 2025  (333 pages, 24 €)

10 mars 2025

Le fils du roi


 

Dans Le tournant théologique de la phénoménologie française (1990), Dominique Janicaud s'interrogeait sur les raisons qui ont fait que nombre de ténors de ce courant philosophique - la phénoménologie - se sont tournés à un moment de leur vie intellectuelle vers la théologie, vers Dieu. À la suite du juif Emmanuel Levinas, Michel Henry (1922-2002) une fois sa carrière universitaire achevée à Montpellier, a consacré toute la fin de sa vie et de son oeuvre à  confronter la phénoménologie aux évangiles, et singulièrement à celui de saint Jean, et particulièrement au célèbre prologue d'où surgit cette déclaration fracassante : "le Verbe s'est fait chair". Jésus premier phénoménologue ? Les titres de ses trois derniers livres sont éloquents : C'est moi la Vérité (1996), sous-titré Pour une philosophie du christianisme, Incarnation (2000), sous-titré Une philosophie de la chair et enfin Paroles du Christ (2002), au titre le plus explicitement chrétien, dont il a relu les épreuves peu avant sa mort.

Philosophe, Michel Henry est également auteur de quatre romans, autant d'échappées littéraires au cœur de son oeuvre* de phénoménologue. L'un des plus chrétiennement inspiré est sans doute Le fils du roi, paru en 1981, période à laquelle, après avoir analysé l'oeuvre de Marx, Henry entamait celle de Freud, ce qui allait donner en 1985, Généalogie de la psychanalyse, ouvrage issu d'une série de conférences données au Japon.

Est-ce la raison pour laquelle Le fils du roi est un voyage au cœur d'un asile psychiatrique où un certain José a été interné. De quoi souffre José ? Il prétend rien moins que d'être "le fils du roi" et c'est cette douce dinguerie qui lui a valu son séjour en psychiatrie. Rien de bien méchant pourtant. Mais dans son hôpital, José se fait rapidement des ami·e·s qui gravitent autour de lui et manifestent rapidement un mieux-être individuel et collectif qui étonne le médecin-chef et les personnels soignants de l'HP. Plus grave, l'aura qui entoure peu à peu José, l'autorité que prennent les propos qu'il tient à ses "disciples", commencent à saper celles du médecin-chef et de quelques assistants. L'institution psychiatrique pourra-t-elle tolérer cette dérive qui ressemble à une prise de pouvoir ou devra-t-elle briser José pour sauver la face ? 

C'est ce que raconte Le fils du roi, sorte de fanfiction des évangiles en milieu psychiatrique. C'est souvent d'une pertinence drôle, dans la caricature des personnels dits "soignants", mais aussi dramatique. La fable est transparente : si Jésus revenait aujourd'hui, il ne serait peut-être pas crucifié mais il finirait ses jours dans un asile. Sauf à accepter de vivre dans la duplicité, cette duplicité de l'apparaître qu'Henry a théorisée à partir de son expérience de la clandestinité au cœur de la Résistance, à savoir l'opposition entre la visibilité du monde et le caractère invisible de la manifestation de la vie. On n'est pas obligé d'avoir lu les évangiles ni d'être croyant pour comprendre cette fable et l'interpréter. Même si ça peut aider ! En arrière-plan, la phénoménologie du concept de Vie que déploie Henry dans toute son oeuvre philosophique est omniprésente. Ce n'est pas l'être qui a été "oublié" par les humains et les philosophes, c'est la Vie.

Roman à clés, Le fils du roi revisite tous les personnages des évangiles nantis de pseudos que le lecteur se fera un jeu de démasquer : Jean le Baptiste, Judas, Jean le disciple que Jésus aimait, Marie-Madeleine l'amoureuse éperdue de son maître... José devient le roi de cet asile que sa présence transforme en Cour des Miracles, car de vrais miracles finissent par s'y produire, par la grâce de son antipsychiatre en chef.




Le fils du roi - Michel Henry - Gallimard - 1981 (235 pages - épuisé)

Nota : Trois romans de Michel Henry, dont Le fils du roi, ont été réunis en un volume paru aux Belles Lettres

* La vie, l'oeuvre et la pensée de Michel Henry font l'objet d'un livre aussi clair que passionnant de Paul Audi, Michel Henry (Les Belles Lettres, 2006)

13 février 2025

Adieu Fabrice


Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait que les deux mots : « trop tard ». Trop tard pour dire « bonjour » : celui des obsèques est plutôt un mauvais jour. Trop tard pour dire « je t’aime », déclaration que toi, Fabrice,  en pratique, ne pouvais plus entendre. Et pourquoi aurais-je pris la parole, moi qui, par le fait, t’avais fui depuis que tu m’avais été présenté, avant même que je ne te voie, comme celui qui avait eu « un problème à la naissance ». Infirme, en clair. Trop tard aussi pour demander « pardon ». Mais si « caro infirma est », « spiritus promptus est » : ta tête marchait bien. Très bien même, modulo douleur, souffrance, etc. Imaginais-je. 

Je voyais bien, dans cette petite salle Bigot (sic) du crématorium du Père Lachaise, que j’étais définitivement trop loin, ce lointain où je m’étais tenu, inventant des pudeurs, des peurs de pudeurs, moi le mari de la sœur du mari de la sœur du défunt. Je ne savais guère qu’une chose de toi : ta passion pour tout ce qui touchait au Général, celui qu’on peut se contenter en France de désigner de son grade dans l'armée et d’une majuscule à sa taille. La seule fois où j’étais venu chez toi – avec ta sœur Natalie, pour y emménager ou déménager quelque chose avec ma voiture – j’avais reconnu ta passion à la masse de papiers qui la dessinait dans ton petit deux-pièces. Il t’en aurait fallu une troisième pour héberger toute ta mémoire de Charles de Gaulle, qui poursuivait l'horizon d'une thèse inachevée. Mais je n’ai jamais pris le temps de comprendre où cette passion  s’enracinait précisément en toi avec la force de cette foi que Julia Kristeva l’agnostique nomme « cet incroyable besoin de croire », foi qui n’est qu’un autre prénom de la Vie. Peut-être dans ta souffrance, justement, dont passion est l’autre nom ? N’est-ce pas la souffrance qui entretient les vraies passions, inextinguibles, qu'envient ceux qui n'en ont pas ou qui s'en préservent ? C’est à cela que je pensais en écoutant Cassandre à la flûte et Orane à l'alto jouer pour leur oncle avec leurs larmes contenues par la musique. Je répétais intérieurement le poème tiré de Lorris dans la forêt « Voici qu’un feu couvert par de la cendre humaine/S’est attisé je ne sais dire à quelle haleine », poème de Gérard Murail, qu'il avait consacré à son fils, mari de la sœur du défunt. Nous étions là, vivants et disparus, avant une crémation où tu allais partir en cendres et fumée. Et je chantais tout aussi intérieurement le Salve regina, à toi, « l’enfant d’Ève exilé dans cette vallée de larmes pour y gémir et pleurer ». Drôle de programme. Maudite intériorité.

Il y avait deux côtés dans la salle Bigot qui s’étaient répartis naturellement, comme un fleuve docile, entre les deux rangées de bancs : à droite, le côté du sang, à gauche, le côté de l’alliance ; l’alliance que nouent l’amour et l’amitié, le sang qui coule silencieusement des veines de la mère et du père vers celles de leurs descendants. Natalie avait choisi, pour son frère, de franchir cette ligne de démarcation invisible en s’asseyant à gauche, à côté de Rita, compagne des trois dernières années de Fabrice, comme pour dire que le seul vrai sang était justement le sang de l’alliance, produit de ce pas de côté qu’elle avait fait en cet instant. 

Et moi je pensais, en écoutant l'introduction de Lohengrin diffusée par le maître de cérémonie, au « sang de l’alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés » paroles que le prêtre prononce à la messe, au moment où il consacre le pain et le vin. Le poème de Gérard que je n’ai pas récité se termine ainsi : « Pris à la source de la soif, tison éteint/Dans l’eau qui brûle et trempe au feu de l’Esprit saint ». C’est cet Esprit de feu qui nous rassemblait mardi, auquel il nous reste de croire, autant à moi qu’à toi, athée certifié par ton entourage, pour que sa force nous unisse enfin au dernier jour. Au revoir, Fabrice.

07 février 2025

Maman se suicide vendredi



 

Une vieille dame qui pense qu’elle est morte depuis longtemps décide de s’en assurer une bonne fois et convoque ses deux filles pour la circonstance.

C’est la nuit la plus longue, qui égrène ses heures et ses minutes en chantant, promettant, pleurant tour à tour. C’est l’aînée Katia qui raconte mais c’est Noémie l’ancienne « petite sœur » qui parle et finit par tout déballer pendant que la mère finit tout court, auscultée périodiquement par la narratrice. L’enfance remonte de son puits pour révéler ce qui l’a tuée inéluctablement. Tout est là, un peu moisi dans cet appartement de vieux, surchargé de bibelots absurdes mais émus tout de même, revenus d’une époque qui semblait abolie. Noémie avoue tout : qu’à neuf ans, elle a sombré, ce que personne n’a voulu voir, surtout pas celle qui lui avait tenu la main jusque là pour pallier le « truc » qui manquait à Claudie, la mère.

Marianne Maury Kaufmann, dessinatrice de presse, écrit comme elle dessine : d’un trait sûr, néo-naturaliste, qui surgit tout armé de ses mots pour tailler impitoyablement dans les choses de la vie. Tout en restant fidèle à celles et ceux qui n’ont d’autre horizon qu’un passé de fumées et de cendres et voudraient la retenir, elle tente de s’arracher à eux à coups de romans de plus en plus fébriles. Son talent de miniaturiste maniaque gratte les décors de la vie, débusque les faux semblants des êtres, rappelle à l’ordre les ellipses paresseuses du temps, faisant au final œuvre de vérité salubre et salutaire, comme il en est peu dans les Lettres contemporaines.

Maman se suicide vendredi - Marianne Maury Kaufmann - éditions Maurice Nadeau - 6 février 2025 (142 pages - 18 €)

Lire aussi de la même :

Varsovie-Les Lilas
Ciment

03 février 2025

Malestroit



Malestroit, c'est le nom d'une petite ville de Bretagne traversée par l'Oust et sous ce nom, Jean de Saint-Chéron a caché le récit d'un destin extraordinaire, celui d'Yvonne Beauvais, qui aurait pu devenir sainte si...

La vie-de-saint est un genre littéraire, l'hagiographie, vieux comme l'Église catholique romaine qui s'est fait de longue date une spécialité d'honorer parmi les siens celles et ceux qui auraient fait montre de « vertus héroïques » et - c'est une condition nécessaire - commis quelque miracle dûment attesté au cours de leur existence terrestre (un seul suffit). Depuis Jean Paul II, qui a béatifié et canonisé à tour de bras (482 saints, autant qu'au cours des cinq siècles précédents) avant de l'être lui-même, les papes ont relancé la fabrique des saints et saintes et, en canonisant le 27 avril 2025 un jeune geek italien, Carlo Acutis, mort en 2006 à l'âge de 15 ans d'une leucémie foudroyante, François s'apprête sans doute à battre un nouveau record de jeunesse et de précocité avec la reconnaissance insigne de ce cyber-apôtre.

Mais revenons à Yvonne-Aimée de Jésus, son nom en religion après qu'elle a rejoint les Augustines de Malestroit, elle la Parisienne, issue d'un milieu bourgeois et qui s'était fait un devoir d'exercer dès son adolescence une charité enfiévrée dans les périphéries de Paris, bouleversée qu'elle était par le sort des pauvres.

Elle est morte en 1951 à 49 ans mais n'a pas été canonisée : "trop de miracles" (sic) ont décidé à Rome quelques hommes mitrés soupçonnant sans doute d'hystérie cette femme d'exception. Couverte de médailles à la fin de la guerre par des généraux dont un certain De Gaulle car son couvent de Malestroit et la clinique ultra-moderne qui le jouxtait et qu'elle avait fondée avaient caché et soigné maints résistants (mais aussi des soldats allemands), il n'y avait plus de place sur elle pour l'auréole... Mais, entre autres signes sortant de l'ordinaire : elle pleurait des larmes de sang, une de ses sœurs en religion lui vit un jour la poitrine en feu et une autre les stigmates du Christ ; plus étrange encore : il arriva que son corps produisît... des fleurs ; elle avait aussi le don de bilocation : arrêtée à Paris, elle avait été libérée miraculeusement, à l'instar de saint Pierre dans les Actes des apôtres (Ac 12), aperçue dans le métro au moment même où elle était torturée par la Gestapo.

Onze ans après sa mort, l'autre Yvonne (De Gaulle) était convaincue qu'elle ainsi que son mari lui devaient la vie sauve lors de l'attentat du Petit Clamart, où l'on compta 187 balles tirées au fusil-mitrailleur, dont 14 atteignirent la DS présidentielle. Elle avait alors pressé dans la poche intérieure de sa veste le portrait d'Yvonne-Aimée de Jésus qu'elle gardait toujours sur elle.

Le récit de Jean de Saint-Chéron donne une sorte de tournis ineffable auquel ce bref résumé ne rend pas justice. De la somme des témoignages, écrits d'Yvonne elle-même, lettres, archives multiples, l'auteur fait surgir un surnaturel dont aucune explication n'arrive à venir à bout. "Brûlée de charité, assoiffée d'être aimée", l'expression tirée d'un cantique, s'appliquerait bien à Yvonne-Aimée. Et la silhouette du seul homme qu'elle aurait pu épouser, Robert, apparaît de temps à autre, preuve qu'elle n'était pas un ange éthéré. 

L’œuvre de la presque sainte est admirable et ce qui s'est manifesté à travers le corps d'Yvonne tenait sans doute à quelque disproportion entre son immense désir du Christ et les possibilités matérielles de L'aimer en retour à travers son prochain, excédent d'amour qui a engendré ces produits annexes, quasi-fatals : les sueurs de sang, les stigmates, les fleurs émanées de son corps, les phénomènes de bilocation, etc., tous faits qui ont eu des témoins oculaires ou qu'elle a rapportés dans ses écrits mais qui sont au fond seconds et secondaires par rapport à son activité multiforme, spirituelle, de santé publique, de Résistance, digne de la plus sensée et de la plus résolue des chefs d'entreprise.

Il est caractéristique de notre époque que de jeunes écrivains entreprennent de dépoussiérer le genre hagiographique. Malestroit est une enquête qui vaut largement un bon polar mâtiné d'héroïque fantaisie. Comme avant lui, Sainte Marguerite-Marie et moi, de Clémentine Beauvais (aucun lien avec Yvonne) avait brossé le portrait déjanté d'une sainte aussi excessive qu'Yvonne-Aimée, mais qui avait eu pour elle de vivre à une époque où le surnaturel était plus naturel aux yeux des hommes.

Malestroit - Jean de Saint-Chéron - Grasset 2025 (215 pages, 20 €)

22 janvier 2025

Vers la joie

 


Est-on jamais libre de vivre à sa guise, comme ce jeune homme qu'enviait Proust, se laissant dériver entre le ciel et l'eau, couché au fond de sa barque ? Il faudrait pour cela s'échapper à l'âpre réalité. Laurence Tardieu a perdu « le chemin du temps », elle vit sous « un monde flottant dans un tissu de soie qu'en élevant le bras j'aurais pu toucher ». Cette image, qui veut traduire la proximité de la mort, revient tel un leitmotiv et l'autrice la combat de toutes ses forces au début de son témoignage, d'un autre conseil qu'elle donne à l'écrivain qui tente de renaître en elle : « Revenons aux faits, seulement aux faits ». Comme pour raisonner sa plume qui tantôt divague tantôt s'est asséchée. 

Depuis le 17 mars 2020, exactement, lorsque le services des urgences de l'hôpital pédiatrique Robert Debré a diagnostiqué chez son fils Adam, quatre ans et demi, une « leucémie aiguë myéloblastique ». La médecine a l'art de fabriquer des syntagmes mortifères, comme autant de déclarations de guerre. Sur le champ de bataille qui s'ouvre, chaque date, chaque chiffre, le nombre de globules blancs refabriqués par Adam après une greffe de moëlle osseuse (cent dix, Adam peut remercier sa grande sœur), le nombre de jours passés à l'hôpital (cent cinquante huit), font l'objet d'un relevé soigneux, méticuleux, comme si les nombres étaient la dernière assurance que pouvait donner la réalité de sa consistance, pour pouvoir y greffer un espoir. Cet espoir renaît après la guerre, mais il semble alors que tout est changé pour les survivants, au nombre desquels se compte la mère, au côté de son fils. Est-ce d'avoir vu la mort de près à travers Adam ? 

La narratrice n'est pas certaine de pouvoir encore faire l'écrivaine, de cette écriture dont elle pense, contrairement à Duras, qu'elle « sauve ». Faire le récit de ce passage, de cette épreuve, va relancer la machine à écrire, un moment interrompu par « l'événement ». Laurence Tardieu tourne autour de lui, avance, revient en arrière : c'est que le temps, qui était linéaire « avant » est devenu cyclique « après ». Dans la bataille, le couple que formait la narratrice avec « le père de ses enfants » s'est rompu et cette rupture, curieusement, est expédiée en quelques phrases dans le prologue du livre, comme un simple dégât collatéral. Dieu, lui, a droit à une simple interjection, « Oh, mon Dieu » en guise de merci. Une page s'est tournée, une autre vie a commencé.

Vers la joie - Laurence Tardieu - Robert Laffont (173 pages, 19 €)

L'affaire Bayard

  Blitzkrieg dans la presse et l’édition catholiques Lundi 25 novembre 2024, le groupe Bayard annonce l’arrivée d’un certain Alban du Rostu ...