13 février 2025

Adieu Fabrice


Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait que les deux mots : « trop tard ». Trop tard pour dire « bonjour » : celui des obsèques est plutôt un mauvais jour. Trop tard pour dire « je t’aime », déclaration que toi, Fabrice,  en pratique, ne pouvais plus entendre. Et pourquoi aurais-je pris la parole, moi qui, par le fait, t’avais fui depuis que tu m’avais été présenté, avant même que je ne te voie, comme celui qui avait eu « un problème à la naissance ». Infirme, en clair. Trop tard aussi pour demander « pardon ». Mais si « caro infirma est », « spiritus promptus est » : ta tête marchait bien. Très bien même, modulo douleur, souffrance, etc. Imaginais-je. 

Je voyais bien, dans cette petite salle Bigot (sic) du crématorium du Père Lachaise, que j’étais définitivement trop loin, ce lointain où je m’étais tenu, inventant des pudeurs, des peurs de pudeurs, moi le mari de la sœur du mari de la sœur du défunt. Je ne savais guère qu’une chose de toi : ta passion pour tout ce qui touchait au Général, celui qu’on peut se contenter en France de désigner de son grade dans l'armée et d’une majuscule à sa taille. La seule fois où j’étais venu chez toi – avec ta sœur Natalie, pour y emménager ou déménager quelque chose avec ma voiture – j’avais reconnu ta passion à la masse de papiers qui la dessinait dans ton petit deux-pièces. Il t’en aurait fallu une troisième pour héberger toute ta mémoire de Charles de Gaulle, qui poursuivait l'horizon d'une thèse inachevée. Mais je n’ai jamais pris le temps de comprendre où cette passion  s’enracinait précisément en toi avec la force de cette foi que Julia Kristeva l’agnostique nomme « cet incroyable besoin de croire », foi qui n’est qu’un autre prénom de la Vie. Peut-être dans ta souffrance, justement, dont passion est l’autre nom ? N’est-ce pas la souffrance qui entretient les vraies passions, inextinguibles, qu'envient ceux qui n'en ont pas ou qui s'en préservent ? C’est à cela que je pensais en écoutant Cassandre à la flûte et Orane à l'alto jouer pour leur oncle avec leurs larmes contenues par la musique. Je répétais intérieurement le poème tiré de Lorris dans la forêt « Voici qu’un feu couvert par de la cendre humaine/S’est attisé je ne sais dire à quelle haleine », poème de Gérard Murail, qu'il avait consacré à son fils, mari de la sœur du défunt. Nous étions là, vivants et disparus, avant une crémation où tu allais partir en cendres et fumée. Et je chantais tout aussi intérieurement le Salve regina, à toi, « l’enfant d’Ève exilé dans cette vallée de larmes pour y gémir et pleurer ». Drôle de programme. Maudite intériorité.

Il y avait deux côtés dans la salle Bigot qui s’étaient répartis naturellement, comme un fleuve docile, entre les deux rangées de bancs : à droite, le côté du sang, à gauche, le côté de l’alliance ; l’alliance que nouent l’amour et l’amitié, le sang qui coule silencieusement des veines de la mère et du père vers celles de leurs descendants. Natalie avait choisi, pour son frère, de franchir cette ligne de démarcation invisible en s’asseyant à gauche, à côté de Rita, compagne des trois dernières années de Fabrice, comme pour dire que le seul vrai sang était justement le sang de l’alliance, produit de ce pas de côté qu’elle avait fait en cet instant. 

Et moi je pensais, en écoutant l'introduction de Lohengrin diffusée par le maître de cérémonie, au « sang de l’alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés » paroles que le prêtre prononce à la messe, au moment où il consacre le pain et le vin. Le poème de Gérard que je n’ai pas récité se termine ainsi : « Pris à la source de la soif, tison éteint/Dans l’eau qui brûle et trempe au feu de l’Esprit saint ». C’est cet Esprit de feu qui nous rassemblait mardi, auquel il nous reste de croire, autant à moi qu’à toi, athée certifié par ton entourage, pour que sa force nous unisse enfin au dernier jour. Au revoir, Fabrice.

07 février 2025

Maman se suicide vendredi



 

Une vieille dame qui pense qu’elle est morte depuis longtemps décide de s’en assurer une bonne fois et convoque ses deux filles pour la circonstance.

C’est la nuit la plus longue, qui égrène ses heures et ses minutes en chantant, promettant, pleurant tour à tour. C’est l’aînée Katia qui raconte mais c’est Noémie l’ancienne « petite sœur » qui parle et finit par tout déballer pendant que la mère finit tout court, auscultée périodiquement par la narratrice. L’enfance remonte de son puits pour révéler ce qui l’a tuée inéluctablement. Tout est là, un peu moisi dans cet appartement de vieux, surchargé de bibelots absurdes mais émus tout de même, revenus d’une époque qui semblait abolie. Noémie avoue tout : qu’à neuf ans, elle a sombré, ce que personne n’a voulu voir, surtout pas celle qui lui avait tenu la main jusque là pour pallier le « truc » qui manquait à Claudie, la mère.

Marianne Maury Kaufmann, dessinatrice de presse, écrit comme elle dessine : d’un trait sûr, néo-naturaliste, qui surgit tout armé de ses mots pour tailler impitoyablement dans les choses de la vie. Tout en restant fidèle à celles et ceux qui n’ont d’autre horizon qu’un passé de fumées et de cendres et voudraient la retenir, elle tente de s’arracher à eux à coups de romans de plus en plus fébriles. Son talent de miniaturiste maniaque gratte les décors de la vie, débusque les faux semblants des êtres, rappelle à l’ordre les ellipses paresseuses du temps, faisant au final œuvre de vérité salubre et salutaire, comme il en est peu dans les Lettres contemporaines.

Maman se suicide vendredi - Marianne Maury Kaufmann - éditions Maurice Nadeau - 6 février 2025 (142 pages - 18 €)

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Varsovie-Les Lilas
Ciment

03 février 2025

Malestroit



Malestroit, c'est le nom d'une petite ville de Bretagne traversée par l'Oust et sous ce nom, Jean de Saint-Chéron a caché le récit d'un destin extraordinaire, celui d'Yvonne Beauvais, qui aurait pu devenir sainte si...

La vie-de-saint est un genre littéraire, l'hagiographie, vieux comme l'Église catholique romaine qui s'est fait de longue date une spécialité d'honorer parmi les siens celles et ceux qui auraient fait montre de « vertus héroïques » et - c'est une condition nécessaire - commis quelque miracle dûment attesté au cours de leur existence terrestre (un seul suffit). Depuis Jean Paul II, qui a béatifié et canonisé à tour de bras (482 saints, autant qu'au cours des cinq siècles précédents) avant de l'être lui-même, les papes ont relancé la fabrique des saints et saintes et, en canonisant le 27 avril 2025 un jeune geek italien, Carlo Acutis, mort en 2006 à l'âge de 15 ans d'une leucémie foudroyante, François s'apprête sans doute à battre un nouveau record de jeunesse et de précocité avec la reconnaissance insigne de ce cyber-apôtre.

Mais revenons à Yvonne-Aimée de Jésus, son nom en religion après qu'elle a rejoint les Augustines de Malestroit, elle la Parisienne, issue d'un milieu bourgeois et qui s'était fait un devoir d'exercer dès son adolescence une charité enfiévrée dans les périphéries de Paris, bouleversée qu'elle était par le sort des pauvres.

Elle est morte en 1951 à 49 ans mais n'a pas été canonisée : "trop de miracles" (sic) ont décidé à Rome quelques hommes mitrés soupçonnant sans doute d'hystérie cette femme d'exception. Couverte de médailles à la fin de la guerre par des généraux dont un certain De Gaulle car son couvent de Malestroit et la clinique ultra-moderne qui le jouxtait et qu'elle avait fondée avaient caché et soigné maints résistants (mais aussi des soldats allemands), il n'y avait plus de place sur elle pour l'auréole... Mais, entre autres signes sortant de l'ordinaire : elle pleurait des larmes de sang, une de ses sœurs en religion lui vit un jour la poitrine en feu et une autre les stigmates du Christ ; plus étrange encore : il arriva que son corps produisît... des fleurs ; elle avait aussi le don de bilocation : arrêtée à Paris, elle avait été libérée miraculeusement, à l'instar de saint Pierre dans les Actes des apôtres (Ac 12), aperçue dans le métro au moment même où elle était torturée par la Gestapo.

Onze ans après sa mort, l'autre Yvonne (De Gaulle) était convaincue qu'elle ainsi que son mari lui devaient la vie sauve lors de l'attentat du Petit Clamart, où l'on compta 187 balles tirées au fusil-mitrailleur, dont 14 atteignirent la DS présidentielle. Elle avait alors pressé dans la poche intérieure de sa veste le portrait d'Yvonne-Aimée de Jésus qu'elle gardait toujours sur elle.

Le récit de Jean de Saint-Chéron donne une sorte de tournis ineffable auquel ce bref résumé ne rend pas justice. De la somme des témoignages, écrits d'Yvonne elle-même, lettres, archives multiples, l'auteur fait surgir un surnaturel dont aucune explication n'arrive à venir à bout. "Brûlée de charité, assoiffée d'être aimée", l'expression tirée d'un cantique, s'appliquerait bien à Yvonne-Aimée. Et la silhouette du seul homme qu'elle aurait pu épouser, Robert, apparaît de temps à autre, preuve qu'elle n'était pas un ange éthéré. 

L’œuvre de la presque sainte est admirable et ce qui s'est manifesté à travers le corps d'Yvonne tenait sans doute à quelque disproportion entre son immense désir du Christ et les possibilités matérielles de L'aimer en retour à travers son prochain, excédent d'amour qui a engendré ces produits annexes, quasi-fatals : les sueurs de sang, les stigmates, les fleurs émanées de son corps, les phénomènes de bilocation, etc., tous faits qui ont eu des témoins oculaires ou qu'elle a rapportés dans ses écrits mais qui sont au fond seconds et secondaires par rapport à son activité multiforme, spirituelle, de santé publique, de Résistance, digne de la plus sensée et de la plus résolue des chefs d'entreprise.

Il est caractéristique de notre époque que de jeunes écrivains entreprennent de dépoussiérer le genre hagiographique. Malestroit est une enquête qui vaut largement un bon polar mâtiné d'héroïque fantaisie. Comme avant lui, Sainte Marguerite-Marie et moi, de Clémentine Beauvais (aucun lien avec Yvonne) avait brossé le portrait déjanté d'une sainte aussi excessive qu'Yvonne-Aimée, mais qui avait eu pour elle de vivre à une époque où le surnaturel était plus naturel aux yeux des hommes.

Malestroit - Jean de Saint-Chéron - Grasset 2025 (215 pages, 20 €)

22 janvier 2025

Vers la joie

 


Est-on jamais libre de vivre à sa guise, comme ce jeune homme qu'enviait Proust, se laissant dériver entre le ciel et l'eau, couché au fond de sa barque ? Il faudrait pour cela s'échapper à l'âpre réalité. Laurence Tardieu a perdu « le chemin du temps », elle vit sous « un monde flottant dans un tissu de soie qu'en élevant le bras j'aurais pu toucher ». Cette image, qui veut traduire la proximité de la mort, revient tel un leitmotiv et l'autrice la combat de toutes ses forces au début de son témoignage, d'un autre conseil qu'elle donne à l'écrivain qui tente de renaître en elle : « Revenons aux faits, seulement aux faits ». Comme pour raisonner sa plume qui tantôt divague tantôt s'est asséchée. 

Depuis le 17 mars 2020, exactement, lorsque le services des urgences de l'hôpital pédiatrique Robert Debré a diagnostiqué chez son fils Adam, quatre ans et demi, une « leucémie aiguë myéloblastique ». La médecine a l'art de fabriquer des syntagmes mortifères, comme autant de déclarations de guerre. Sur le champ de bataille qui s'ouvre, chaque date, chaque chiffre, le nombre de globules blancs refabriqués par Adam après une greffe de moëlle osseuse (cent dix, Adam peut remercier sa grande sœur), le nombre de jours passés à l'hôpital (cent cinquante huit), font l'objet d'un relevé soigneux, méticuleux, comme si les nombres étaient la dernière assurance que pouvait donner la réalité de sa consistance, pour pouvoir y greffer un espoir. Cet espoir renaît après la guerre, mais il semble alors que tout est changé pour les survivants, au nombre desquels se compte la mère, au côté de son fils. Est-ce d'avoir vu la mort de près à travers Adam ? 

La narratrice n'est pas certaine de pouvoir encore faire l'écrivaine, de cette écriture dont elle pense, contrairement à Duras, qu'elle « sauve ». Faire le récit de ce passage, de cette épreuve, va relancer la machine à écrire, un moment interrompu par « l'événement ». Laurence Tardieu tourne autour de lui, avance, revient en arrière : c'est que le temps, qui était linéaire « avant » est devenu cyclique « après ». Dans la bataille, le couple que formait la narratrice avec « le père de ses enfants » s'est rompu et cette rupture, curieusement, est expédiée en quelques phrases dans le prologue du livre, comme un simple dégât collatéral. Dieu, lui, a droit à une simple interjection, « Oh, mon Dieu » en guise de merci. Une page s'est tournée, une autre vie a commencé.

Vers la joie - Laurence Tardieu - Robert Laffont (173 pages, 19 €)

12 décembre 2024

Dortoir des grandes


Au Brady, Paris 10e, 9 décembre 2024

Séance de cinéma ce lundi soir au Brady, Paris 10e, salle qui fut la propriété de Jean-Pierre Mocky et dédiée désormais au ”7e genre” du 7e art, qui réunit tout l’arc-en-ciel de la production cinématographique.

Dortoir des grandes (1953), un film d’Henri Decoin, d’après un roman de Steeman, est a priori un drame atroce, transmué  par la magie du cinéma en une délicieuse comédie, truffée des dialogues pétillants de Jacques Natanson, qui se déroule dans le huis-clos d’un pensionnat chic de jeunes filles bien sous tous rapports.

Une pensionnaire a été retrouvée au matin morte étranglée dans son lit, ficelée, sans qu’aucune de ses voisines de dortoir n’ait rien vu ni entendu. C’est ce que rapporte au début du film le commissaire qui décide de passer l’affaire à un de ses jeunes inspecteurs les plus prometteurs, campé par Jean Marais.

Mis à l’épreuve par son mentor, jeté en pâture dans ce gynécée aussi charmant qu’impitoyable, notre policier novice va-t-il réussir là où un homme d’expérience vient d’échouer ? Il se heurte d’emblée au mur du silence des adolescentes et à l’intime conviction de la directrice : ce crime n’a pu être commis que par un vagabond pervers extérieur au pensionnat.

Bien évidemment, notre jeune premier va progressivement fracturer tous les codes qui maintiennent ce silence et corsètent le pensionnat, directrice en tête. L’ange de la vérité incarné par la figure doucement virile de Jean Marais va révéler les abîmes de ces cœurs féminins, jeunes et moins jeunes, leurs jeux tranquillement pervers, leurs désirs naissants ou refoulés selon l’âge.

Après coup, ce film au charme désuet apparaît étonnamment prophétique quant aux pouvoirs que vont prendre les images dans notre monde, s’emparant des voyeurs et des Narcisses, jusqu’à mettre dans les mains d’une pure jeune fille, la première du pensionnat et la plus belle, les terribles outils du premier chantage à la sextape, au dénouement tragique.

Jean Marais est LA vedette de ce film, auquel Françoise Arnoul en pensionnaire enamourée et Denise Grey en directrice guindée (mais pas que) donnent la réplique côté féminin.  Mention spéciale à Jeanne Moreau, femme de chambre prête à jouer Mata-Hari pour les beaux yeux (mais pas que) de l’inspecteur et à Louis de Funès, photographe libidineux sur les bords.

Un débat suivait le film. L’animation de ces séances du 7e genre au Brady est confiée à Anne Delabre qui avait invité ce soir-là Clara Laurent, venue spécialement de Marseille.

14 novembre 2024

La Tribu est née

 


Julia Pavlowitch ne manque pas d'audace par les temps qui courent. Forte de ses réussites éditoriales passées, à L'Iconoclaste, chez Phébus (entre autres), elle vient de créer sa maison d'édition : La Tribu. Adossée aux Nouveaux Éditeurs d'Arnaud Nourry, elle appareille, pour faire encore le pari de la littérature contre vents et marées. Pari réussi avec ces deux premiers romans édités, de quête et d'enquête, soigneusement écrits, dans des genres très différents. Ce qui les réunit pourtant, la maquette des deux livres le signale : c'est peut-être par les failles des êtres que l'écriture se glisse le mieux dans les déchirures de la vie pour s'imposer, en souveraine des esprits.

Jérôme Chantreau nous transporte dans le Paris des années 1830, pour élucider une affaire, celle d'un massacre commis par l'armée dans un immeuble paisible de la rue Transnonain. S'emparant d'une histoire vraie comme il en a l'habitude, il ressuscite le décor politique de l'époque et les figures dominantes de Thiers et du général Bugeaud au service des bourgeois louis-philippards, contre les "émeutiers". En émergent deux destins de fiction, Annette, une jeune femme, prostituée, témoin capital de cette horreur d'Etat, poursuivie par un policier des Mœurs, Joseph, qui doit la faire taire, et que sa hiérarchie "tient" par une bavure monstrueuse qu'il a commise. Ces deux silhouettes vont suivre des chemins parallèles, l'une vers la lumière et l'autre par les ténèbres. Se rejoindront-elles, par une mystérieuse attraction ? La façon dont ce "roman" s'épure en sortant du chaudron parisien, de L'affaire de la rue Transnonain, avec toute son agitation, ses multiples personnages, pour s'attacher exclusivement aux pas d'Annette et de Joseph et à leurs destins contraires, qui tissent comme deux traînes au récit, forme une étonnante embellie. L'idéal oblatif proposé - imposé plutôt - par l'abbé Cestac à Annette : "ne rien demander, ne rien refuser" va la sauver, in fine. Quant à Joseph, il devra survivre longtemps aux ténèbres et si on croit à la réversibilité des mérites, c'est peut-être Annette qui l'en aura tiré.
Avec Un aveu de tendresse, Cécile Cayrel nous offre une enquête policière, soit une longue confession-interrogatoire, qui est aussi une étrange et déroutante histoire d'amitié et d'aquariophilie. Samuel que tout accuse doit répondre de la mort de Jacques qui lui a vendu Betty avec son aquarium. Convaincra-t-il la commissaire - et le lecteur - de son innocence ? Quel était le secret de Jacques ? Face à la commissaire, Samuel déploie la stratégie de Shéhérazade pour sauver sa peau : raconter, encore raconter. N'est-ce pas ainsi que l'écrivain sauve la sienne...

L'affaire de la rue Transnonain - Jérôme Chantreau - La Tribu (465 pages, 22 €)
Aveu de tendresse - Cécile Cayrel - La Tribu (249 pages, 20 €)

02 septembre 2024

Edmund Husserl

 


Avertissement : cette présentation de la philosophie d'Edmund Husserl provient de notes que j'ai prises pendant le cours donné par Emmanuel Falque au grand séminaire d'Orléans en 2015-2016. 

Edmund Husserl (1859-1938)

1. La méthode phénoménologique

Edmund Husserl est un mathématicien, un logicien. C’est un scientifique dans l’âme. Au cours de ces travaux, il réfléchit au sens du langage et à la signification. Dans les Recherches logiques, il s’interroge sur la signification des mots. Il n’y a pas seulement le sujet et l’objet mais il y a un objet visé par la conscience, l’objectité, à ne pas confondre avec l’objectivité. Dans la VIème recherche, il affirme que mon monde n’est pas fait d’objets mais de signification d’objets. Nous accédons au monde toujours par la conscience, donc le réalisme est aussi faux que l’idéalisme. Le réalisme strict serait de penser que les choses (res) existent indépendamment de moi et que le monde, c’est la réalité des choses. Mais le réalisme ne suffit pas pour faire sens. L’idéalisme est incarné par Hegel, pour qui « tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ». Pour l’idéalisme, les choses sont produites par moi, le monde est produit par moi. Dans les deux cas il y a une même idée fondatrice : la séparation entre le sujet et objet. La phénoménologie essaye de trouver une voie moyenne entre idéalisme et réalisme. Je n’ai jamais accès aux choses indépendamment des significations que je leur prête. Falque nous demande alors de rester silencieux et d’écouter les bruits ; on entend une cloche. Preuve, nous dit Falque, que je n’entends pas un bruit, mais toujours une signification. La théorie de la signification fait le fond de l’expérience ; il n’y a pas d’un côté : on vit, et de l’autre côté : on pense. Entre moi et la chose, il y a l’ideatum, la visée intentionnelle. Les significations ne sont pas forcément produites par moi mais je les retrouve. Le monde existe, mais il faut que je reçoive des significations de la réalité. La théorie et donc alimentée par des objets signifiants et non simplement par des objets existants, les objets de la conscience qui me viennent du monde.

1.1. La réduction ou epochè (phénoménologique

epochè signifie en grec suspendre, mettre entre parenthèses. C’est une attitude héritée du scepticisme de Pyrrhon. C’est le centre et le point de départ de la méthode phénoménologique.

  • Doute cartésien et réduction phénoménologique

Pour Descartes si mes sens me trompent une fois, ils peuvent tout aussi bien me tromper toujours : c’est le doute hyperbolique. Mais il existe un second doute sur les propriétés des choses : c’est le doute épistémologique. Les sens me trompent quelquefois donc peut-être me trompent-ils tout le temps. Ainsi, je crois que le soleil tourne autour de la terre. Les Méditations métaphysiques sont écrites alors que Copernic en 1543 (date de publication) vient d’écrire le traité Des révolutions des orbes célestes et que Galilée prouve en 1633 que c’est vrai. Descartes tire les conséquences métaphysiques de la révolution copernicienne. La vérité du monde n’est pas ce que je vois, mais ce que je pense, d’où son « je pense donc je suis ». On peut douter non seulement des propriétés des choses mais de leur existence même : c’est le doute ontologique, noué dans l’impossible distinction du rêve et de la veille. Descartes est le premier penseur du néant : le monde n’existe plus. Il ne reste qu’une chose : je ne peux pas douter que je suis en train de douter, donc je pense. Je pense donc je suis, et je suis une res cogitans, une chose pensante. On doit donc reconstruire le monde à partir de la pensée. Le mérite du doute cartésien, c’est de ne pas s’en tenir au préjugé de la fiabilité et de l’existence du monde. L’acte de conscience est d’avoir compris que le monde existe à partir de ma conscience. Si je rêve que je suis dans la classe, la classe existe en rêve ; je peux être en cours sur le mode de l’anticipation, sur le mode du souvenir, le cours est fait de toutes les manières d’en prendre conscience. Ainsi dire Épicure, la mort n’est rien. La mort, c’est mon rapport à la mort. On vit comme si on était éternel.


  • La réduction phénoménologique, ce n’est pas le doute.


Le doute néantise le monde, le détruit. Si je suis devant un arbre, il n’y a que moi qui pense qu’il y a un arbre. Husserl dit : il faut mettre l’arbre entre parenthèses. Cette mise entre parenthèses de l’objet existant me permet de me centrer sur le rapport que j’entretiens avec l’objet. Tant que je regarde l’objet, je ne me vois pas regardant l’objet. Il faut que je sorte de «l’attitude naturelle» qui consiste à croire que les choses existent en elles-mêmes, indépendamment de moi. Car c’est mon rapport aux choses qui fait les choses. Le monde existe sur le mode du perçu, de l’imagination, du souvenir, de l’oubli, de l’envie. Ces modes de rapport à l’objet, c’est ce qu’on appelle l’intentionnalité. La vie est faite d’actes de conscience, d’actes du corps. Je ne suis pas tombé dans le monde comme dans une boîte vide. Le monde, ce sont des expériences sensibles qui sont incluses dans des expériences vécues. Je multiplie les mondes en multipliant les modes de rapport à l’objet.


  • La distinction entre perception et aperception.


Par l’epochè, Husserl se distingue de Descartes, mettant le monde entre parenthèses sans le détruire.

Il y a trois grands philosophes dans la deuxième moitié du XVIIe siècle : Spinoza, Leibniz et Malebranche. Leibniz aperçoit les limites du cogito : on ne peut pas s’en contenter. Si je suis quelqu’un qui pense, les choses ne sont que lorsque je les pense, les choses n’existent que par leur conscience. Je pense la chose donc elle existe. Leibniz distingue les « petites perceptions » de l’aperception. Leibniz est le penseur de la continuité en mathématiques. Pour lui, il est faux que du rêve à la veille on passe du rien au tout. Pour que je perçoive quelque chose dont je suis conscient, il fallait que je perçoive les choses sans m’en apercevoir. La sonnerie du réveil, je l’entends parce que j’entends tous les bruits qui précèdent. Une « petite perception » c’est quand je ne m’aperçois pas que je l’aperçois ; l’aperception, c’est une perception dont je m’aperçois que je la perçois. L’habitude transforme l’aperception en petites perceptions. Leibniz a inventé la non conscience. Ce qui compte pour Leibniz, c’est le fait de m’apercevoir que je perçois. La réduction, c’est un mode de l’aperception. En regardant le tableau, je prête une existence à une modalité d’existence du tableau. Y a-t-il autant de tableaux que de personnes voyant le tableau ? Les phénomènes d’imagination existent autant que les phénomènes de perception.

Le mérite de la réduction d’Husserl, c’est de multiplier les mondes autant il y a d’actes de conscience, c’est d’avoir compris qu’il y a autant de mondes que de modes de vision ou d’intention. Je ne perçois jamais sans juger : un tableau, je dis qu’il est beau tant que je le vois. Les affects accompagnent toujours la représentation : nous visons le monde à partir de nos affects. Nous sommes au monde dans notre manière de viser le monde à partir de ce que nous sommes.

L’intentionnalité, c’est le fait que « toute conscience est conscience de quelque chose. »


Samedi 10 octobre 2015

Falque nous rappelle ce qu’est la méthode phénoménologique. Lorsqu’il fait sa thèse sur Max Scheler, Jean-Paul II va résister à la réduction husserlienne. Il faudra examiner aussi si Édith Stein en passant par Thomas d’Aquin a quitté Husserl ou si elle l’a pensé autrement.

Le retour aux choses mêmes c’est la réduction. Die Sache, c’est la chose en tant qu’elle me concerne, ce n’est pas l’empirisme. C’est la table en tant qu’elle me concerne puisqu’il s’agit de penser l’expérience et non le langage.

On a vu que le doute cartésien, qui se décline en doute épistémologique et doute hyperbolique, aboutit à la néantisation du monde : il n’y a plus rien, sauf moi qui pense. La position de Descartes pour Husserl est idéaliste et réaliste. Husserl dit qu’au lieu de supprimer, il faut mettre entre parenthèses : la question de l’existence ou non de la table n’est pas en jeu. Il faut sortir de « l’attitude naturelle ». Il s’agit de percevoir en percevant que je perçois : c’est l’aperception leibnizienne. Ce qui compte, c’est ce qui m’apparaît quand la chose m’apparaît. Ce monde-là, c’est le monde de la vie. On sort d’Aristote et de Descartes. « L’homme est ce qu’il cache » (Malraux)

1.2. L’intentionnalité

La formule centrale est : « toute conscience est conscience de quelque chose. » On en déduit deux choses :

il n’y a pas de conscience de rien ;

on ne peut pas se satisfaire de la conscience de soi.

La mise entre parenthèses ne supprime pas la chose. Je suis toujours en relation avec autre chose. La relation avec, c’est le Mitsein, littéralement « être-avec ». Il est faux de croire que nous existons individuellement et que nous nous mettons en relation après. On n’est jamais seul. Il est faux de croire que le monde peut être réduit à soi (contre Descartes). La phénoménologie se fonde sur la réduction. Falque reprend l’exemple de la montre : la montre est dans ma main et la montre et dans votre tête ; vous la visez avec les yeux, avec la conscience. Dans 15 ans, vous aurez encore l’image de la montre et il n’y aura plus de montre. Pour Levinas, l’intentionnalité est la présence de l’autre en soi (c’est aussi la pensée de Saint-Augustin). Husserl refuse de dire que je produis le monde par la conscience mais il reconnaît qu’il y a des objets dans la conscience. Je suis en relation avec ce quelque chose en moi. Le monde est créé dans la conscience. L’intentionnalité consiste à porter son attention sur la visée de la chose plutôt que sur la chose. L’autiste est dans son monde, il n’est pas coupé du monde, il a construit son monde. L’émotion est un des modes d’accès à la chose.

Husserl distingue l’objectivité de l’objet à l’extérieur de moi de l’objectité1, qui est l’objet en moi. On est toujours liés selon différents modes. La dernière Méditations cartésiennes se termine par une citation de Saint-Augustin : NOLI FORAS IRE IN TE REDI IN INTERIORE HOMINE HABITAT VERITAS, qui peut se traduire : ne va pas hors de toi, rentre en toi, car à l’intérieur de toi habite la vérité. La phénoménologie est un acte de réflexion sur notre conscience. Ce qui compte ce n’est pas seulement l’objectité, mais la relation. La conscience cesse d’être une substance, elle devient un acte. Ce qui compte, c’est la manière dont je me mets en relation avec les choses en moi. Ainsi à propos des fantasmes, Falque précise que le problème n’est pas d’avoir des fantasmes, mais de savoir ce que j’en fais…

Il n’y a jamais de représentation indépendamment d’une affection. Dans l’attitude naturelle, d’abord je vois, ensuite je juge ; mais en réalité, cette conception des choses est fausse : jamais je ne me représente sans juger. Ce qui signifie que je suis engagé par tout mon être dans les objets du monde et de la conscience.

Connaître, c’est « s’éclater vers »

Dans son fameux texte, Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité (janvier 1939)2, Sartre fait la critique d’une philosophie digestive. Avec l’intentionnalité se produit une rupture avec la philosophie classique aussi bien réaliste qu’idéaliste (Platon, Descartes, Hegel). Pour ces philosophies, la vérité reste l’adaequatio intellectus et rei3. C’est ce que Sartre appelle une philosophie digestive ou alimentaire : car la vérité n’est pas simplement adéquation de l’esprit et de la chose, réduction de l’inconnu au connu. La vérité, c’est : je m’éclate en moi vers autre chose que moi ; la connaissance est éclatement, visée. Je me mets en relation avec ce qui n’est pas moi, même si cela est en moi. La vérité n’est pas assimilation mais projection et incorporation. Pour Falque, cette intuition sartrienne de l’incorporation fournit le support d’une théorie de l’eucharistie. En mangeant, tu deviens le corps de l’Église. On mange le corps pour devenir le corps, c’est lui qui me digère. Il y a incorporation et non assimilation.

Le mérite de l’intentionnalité, c’est d’avoir compris qu’il n’y a pas le monde de la conscience d’un côté et le monde des objets de l’autre. Il existe un monde dans ma conscience. Ce qui importe avec ce monde dans ma conscience, c’est la manière de me mettre en relation avec les objets. Avec l’intentionnalité, on sort d’une « philosophie digestive » et la connaissance devient éclatement vers, ouverture en moi à de l’autre que moi.

Voilà pourquoi la phénoménologie a partie liée avec la question de la conversion et de la spiritualité. Je sors de l’attitude naturelle ; je dois apprendre habiter le monde qui est en moi. Dieu me permet de voir le monde avec lui. Voilà pourquoi le sens du miracle, c’est la conversion et non la guérison.

Si le monde est ce qui m’apparaît, la phénoménologie ne risque-t-elle pas de sombrer dans le relativisme ?

1.3. La variation imaginative (ou variation éidétique, par l’idée)

L’objection du relativisme, portée par l’Église, est aussi discutée par Platon : dans le dialogue Théétète, le modèle du sophiste est Protagoras, et sa plus célèbre sentence : « l’homme est la mesure de toute chose ». Platon ne dit pas que les sophistes étaient les méchants. Le sophiste à l’apparence du sage, mais il n’énonce pas une vérité pour dire ce qu’elle est mais pour convaincre. L’exemple le plus connu est celui de Gorgias faisant l’éloge d’Hélène. « Hélène c’est la Morano de l’époque ». C’est elle qui a provoqué la guerre de Troie. Gorgias finit par persuader les Athéniens que grâce à Hélène la culture grecque s’est accrue. Par le langage, Gorgias a fait passer le peuple d’un état à l’autre. En grec, le mot pharmakon () a le double sens de remède et de poison. La vérité n’est pas le rapport de l’esprit et de la chose, la vérité c’est le rapport de moi avec les autres. Le grand intérêt des sophistes, c’est qu’ils se préoccupent des autres. Parler, c’est dire quelque chose, mais pour les sophistes, parler c’est dire quelque chose à quelqu’un et il n’y a plus de vérité en soi. La phrase de Protagoras signifie que chaque homme est la mesure des choses pour lui. Telle elle t’apparaît, telle elle est ; tel elle m’apparaît, telle elle est. Si le vent t’apparaît chaud, il est chaud ; froid, il est froid.

Il y a deux réactions possibles face au relativisme :

  • pour la philosophie classique, il existe des vérités en soi. Il faut vaincre le relativisme pour dire la vérité et pour cela disposer de critères de vérité. Ces critères existent en eux-mêmes, dans la nature, indépendamment de la culture. Le problème est qu’on ne peut pas vivre avec des vérités en soi.

  • Pour la phénoménologie, la vérité est « en commun ». La phénoménologie met entre parenthèses la vérité en soi, non pas pour dire qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle ne me concerne pas la première. Je dois accepter de construire un monde en commun pour sortir du relativisme. La vérité est à construire ensemble : c’est la variation. Varier les perspectives sur un objet pour faire voir que l’objet est l’ensemble de ces perspectives. (Par l’imagination, par l’éidétique). Prenez l’exemple d’un livre : vous tournez autour pour constituer l’objet plus tard. Idem pour la table, sinon je ne verrai jamais la table. La variation consiste à tourner autour de l’objet pour le constituer. La vérité pour moi, c’est déjà d’adopter tous les points de vue. C’est l’intuition du cubisme qui s’astreint à peindre simultanément dans un même plan toutes les perspectives. Toute perception est toujours inachevée, c’est pourquoi elle est à construire. Paradoxalement, l’imagination est plus pauvre que la perception.

Il y a des « couches de conscience » : je n’ai jamais constitué un objet une fois pour toutes. On ajoute des modes, des actes de conscience autour d’un objet. Exemple : mon rapport à l’ordinateur : cet objet est habité par toutes les couches de conscience que j’ajoute car j’entretiens avec lui un rapport affectif, technique, etc. la variation consiste aussi à faire varier l’objet en fonction des actes de conscience que je lui confère. Le séminaire n’est pas qu’un bâtiment. La variation est un enrichissement de l’objet. Autre exemple : la voiture, c’est le rapport à la voiture.

La vérité sur l’objet dépend aussi du partage de nos modes de conscience : c’est la question de l’intersubjectivité. Ce qui compte c’est mon rapport au monde mais mon rapport au monde est toujours médiatisé par d’autres rapports d’autres personnes qui ont un autre rapport à ce même monde. Mon rapport au monde n’est pas le seul rapport au monde possible. Ce point vient de Nietzsche (perspectivisme) repris par Ricoeur (l’interprétation). Il y a différentes perspectives sur le monde, mais toutes ne se valent pas (ça c’est le relativisme). L’Église catholique combat le relativisme mais pas le perspectivisme. Il faut entendre les autres perspectives, y rentrer avant de les rejeter.

Il y a un « monde commun ». C’est parce que nous sommes en prise sur un même monde que nous sommes ensemble au monde. La vérité de cet arbre, c’est la manière dont nous parlons ensemble de lui, que nous voyons

1.4. L’intersubjectivité (autrui)

Moi avec autrui voyant la chose : nous sommes en prise sur un même monde. Faire un cours, c’est entrer dans le monde des autres. Philosopher, c’est ouvrir des mondes. Mais qui est cet autrui avec qui je construis un monde ?

C’est une des questions que pose Husserl lors de la conférence qu’il donne en Sorbonne en 1929 en allemand : les Méditations cartésiennes. Nous devons la réception de ce texte à un professeur de philosophie au lycée Condorcet qui s’appelait Jean Beaufret. La question d’autrui se pose à partir de Descartes. Les Méditations cartésiennes ont été traduites par Emmanuel Levinas. Levinas va traduire au paragraphe 44 des Méditations d’Husserl le mot allemand Leib par « corps organique » ce qu’il aurait dû traduire comme le fera Merleau-Ponty par « chair ».4 Le traducteur indique lui-même en note : « Les termes allemands : Körper et Leib n’ayant qu’un seul équivalent français, corps, nous traduirons Körper par ‘corps’ et Leib par ‘corps organique’ »5. Cette question du corps va être discutée par les théologiens à propos de la résurrection. Chez Augustin, à la résurrection, tout le monde a 33 ans, les martyrs reviennent avec leurs cicatrices, etc. Pour Thomas d’Aquin dans son Contra gentiles, nous ressusciterons avec nos organes génitaux mais nous ne nous en servirons pas… On n’a pas aujourd’hui d’anthropologie du corps pour penser convenablement la résurrection, la chair ici-bas et la chair après. Comment le corps physique devient un corps spirituel ? Paul Ricœur va commenter la Vème méditation d’Husserl dans son livre A l’école de la phénoménologie. Il va préconiser de traduire Leib par chair et non par corps organique.

      1. Le problème du solipsisme :

Pour Husserl, Descartes a manqué l’orientation transcendantale. Il fait à Descartes une double objection : le solipsisme (du latin = soi-même seul) et la réification du sujet.

La formule « je pense donc je suis » ne vaut que pour celui qui la confirme : le cogito ne conduit qu’à l’ego ; or, jamais je n’aurais pu arriver au je pense donc je suis si un autre ne pensait avec moi, toujours déjà et avant moi. Parler prouve que l’autre est avant moi. Le nombril prouve que l’on naît et que l’on naît relié. On est avec avant d’être sans. L’autre n’est pas dans mon champ de perception comme une chose. Ce n’est pas la même situation d’être dans une pièce tout seul et d’y être avec d’autres. Falque prend alors l’exemple du séminariste qui arrive le premier dans la salle pour être le premier à brancher le cordon de son ordinateur ; si quelqu’un l’a précédé, la situation n’est pas la même : l’autre révèle mon moi.

Sartre donne une illustration de cela dans L’être et le néant. Il imagine un hôtel de passe, et un homme qui regarde par le trou de la serrure ; cet homme projeté dans la scène qu’il voit est un voyant ; si un autre homme arrive et le voit, le premier a honte car de voyant il est devenu voyeur ; quand on est vu, on se voit voyant. Le problème, c’est de dire moi, pas de dire je. Pour Sartre, autrui aliène ma liberté. Pour Levinas, autrui révèle ma liberté. C’est la limite du cogito cartésien : j’ai accès à moi d’abord par l’autre et non par moi. Pascal traduira la chose en disant que « nul ne va à soi sinon par Jésus-Christ » et jugera sévèrement Descartes « inutile et incertain ». C’est autrui qui me sort de mon enfermement. L’autre est là pour me révéler à moi-même, on ne se libère pas tout seul (salut).

En passant du cogito à la res cogitans, Descartes chosifie le sujet. Husserl critique ce passage, qui est une réification. Descartes avait réussi à concevoir la pensée comme un acte mais, dit Husserl, il a douté des choses et non de la modalité des choses ; pour Descartes finalement ma conscience est une chose. Or, dit Husserl cette conscience est et doit rester en acte.


      1. La transposition aperceptive d’autrui

Il s’agit maintenant de réfléchir à ce qui fait l’autre et à ce qui fait que l’autre est un autre. Autrui n’est jamais simplement un alter ego mais aussi un ego alter (autre que moi-même). Pour que l’autre soit un autre, il faut une mêmeté, une part de semblable. Il faut donc penser ensemble une identité et une différence. Husserl propose de partir de la situation de l’autre : l’autre est celui qui m’apparaît par son corps. L’autre est l’autre parce qu’il occupe une place qui n’est pas la même hic (ici) et illic (là-bas). L’autre m’apparaît d’abord comme un objet autre qui se distingue de moi par rapport à lui. Je suis un sujet. Autrui, objet du monde est en même temps un sujet de ce monde. Parler, c’est rejoindre l’autre en tant que sujet. La transposition consiste à faire comme si moi qui suis ici, j’étais là-bas. C’est l’aperception par analogie. C’est cela être en relation : se mettre à la place de l’autre. À partir du § 50, Husserl pose le problème de l’empathie (das Einfühlung), qui est la possibilité de sentir ce que l’autre vit.

La résurrection, c’est accepter que le Christ vive à ma place. Ce que Falque explique dans La métamorphose de la finitude. Seul le Christ peut-être là où je suis. Ce n’est pas la même souffrance. L’autre devient sujet quand j’entre dans sa perspective sur le monde. C’est le transfert aperceptif d’autrui. Je ne m’enferme pas sur le moi ; il me permet de distinguer l’autre du monde des choses. Ce transfert me permet de dire cette expérience : je peux prendre la place de l’autre sans pouvoir la prendre.

Il reste une question : si le Christ prend ma place, comment reste-t-il un autre ?

Il y a des choses qu’on peut partager (idées) et d’autres pas (faim).


Conclusion :

En conclusion, Falque nous propose de lire la postface du livre de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, rédigée par Gilles Deleuze en 1969, et qui s’intitule Vendredi ou le monde sans autrui. La question que pose Tournier, dit Deleuze, c’est comment Vendredi peut être un autre pour Robinson. Dans le mythe de Defoë, il s’agit pour Robinson de recréer le monde de la culture dans celui de la nature. Vendredi n’est qu’un esclave. Robinson veut reproduire l’origine, le monde dans lequel il était et il veut conserver son humanité. Dans le Vendredi de Tournier, il ne s’agit pas d’un processus d’humanisation mais de déshumanisation. Petit à petit, Robinson va perdre ses repères et se déshumaniser. L’hypothèse de Tournier, qui est reprise par Deleuze, est que si Robinson se déshumanise, c’est parce qu’il vit dans un monde où l’autre est absent. D’où la question de Deleuze : que serait le monde si autrui était absent ? La question doit permettre de comprendre par l’absurde, ce qu’est le monde quand autrui est présent. Autrui est la structure d’un autre monde possible. Le salut, c’est autrui, ce n’est pas d’être libéré de ce dont je vis. Il faut accepter qu’un autre soit présent. L’existence n’est humaine que par autrui. S’il n’y a pas autrui, je ne vis que dans le monde réel, effectif ; quand je parle, je convoque du possible. Si l’autre n’est pas là, je ne suis pas dans le réel. Le langage convoque du possible. D’où :

  • Le monde sans autrui : c’est un monde dans lequel l’homme vit dans les éléments, la terre, l’air, l’eau, le feu. Robinson devient un animal. Robinson devient l’île. Enlever l’autre, c’est enlever toute transition entre moi et le monde. La vie de Robinson est prise dans un processus de déshumanisation.


  • Le monde avec autrui : à la fin du roman, Vendredi devient un autre pour Robinson, au moment où un bateau anglais fait naufrage. Pour la première fois apparaît dans le visage de Vendredi la possibilité d’un autre monde, effrayant. L’événement, c’est l’impossible qui brise du réel. Ce n’est pas que la vie aille mieux avec autrui : la vie n’est humaine que par autrui. La perversité ne consiste pas à être dans un mauvais rapport avec autrui, quelqu’un est pervers lorsqu’il est sans relation avec autrui. C’est pour cela que le meurtre d’Auschwitz est métaphysique : l’autre n’est plus un autre. La perversité, c’est la négation qu’il y ait un autre. Le monde du pervers est un monde sans autrui, donc sans possible. Auschwitz, ce n’est pas un homicide, c’est un autruicide, un altruicide. La véritable méchanceté, ce n’est pas l’autre, c’est l’absence d’autre. Le salut, c’est accepter la présence de l’autre dans notre chaos. Dieu vient dans ma chambre qui n’est pas rangée. Le salut, c’est la structure du possible qui vient dans le réel. La descente aux enfers, c’est la descente du possible dans le réel où l’homme est enfermé. Je ne peux jamais dire moi qui suis ici autrui, structure du possible ; quand je pars de moi, il n’y a que moi. C’est par l’autre que j’accède à moi.


[Lectures complémentaires : L’idée de la phénoménologie, Husserl – « Genèse et structure », Derrida in L’écriture et la différence (1967) – article « Husserl » de René Scherer in Histoire de la philosophie, La Pléiade – A l’école de la phénoménologie, Ricoeur]


1 Dans sa traduction de L’idée de la phénoménologie, André Lowit explique que « le recours à un néologisme insolite comme objectité ne paraît pas nécessaire » pour traduire Gegenständlichkeit, d’autant remarque-t-il que Husserl emploie aussi bien Gegenstand (objet) dans des contextes identiques. Il traduit donc par « objet ».

2 In Situations I, pp.31-35

3 « veritas est adaequatio intellectus et rei » (Thomas d’Aquin). Cf. aussi : Qu’est-ce qu’une chose ? [Die Frage nach dem Ding], Heidegger, p. 127 [91], Gallimard, Tel.

4 « l'ange a un corps pour apparaître, le Christ un corps pour être. » commente alors Falque.

5 Méditations cartésiennes, Husserl, traduit par Gabrielle Pfeiffer et Emmanuel Levinas, Vrin, p. 59

Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...