Avertissement : cette présentation de la philosophie d'Edmund Husserl provient de notes que j'ai prises pendant le cours donné par Emmanuel Falque au grand séminaire d'Orléans en 2015-2016.
Edmund Husserl (1859-1938)
1. La
méthode phénoménologique
Edmund
Husserl est un mathématicien, un logicien. C’est un scientifique
dans l’âme. Au cours de ces travaux, il réfléchit au sens du
langage et à la signification. Dans les Recherches logiques,
il s’interroge sur la signification des mots. Il n’y a pas
seulement le sujet et l’objet mais il y a un objet visé par la
conscience, l’objectité, à ne pas confondre avec
l’objectivité. Dans la VIème recherche, il affirme que mon
monde n’est pas fait d’objets mais de signification d’objets.
Nous accédons au monde toujours par la conscience, donc le réalisme
est aussi faux que l’idéalisme. Le réalisme strict serait de
penser que les choses (res) existent indépendamment de moi et que le
monde, c’est la réalité des choses. Mais le réalisme ne suffit
pas pour faire sens. L’idéalisme est incarné par Hegel, pour qui
« tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel
est rationnel ». Pour l’idéalisme, les choses sont produites
par moi, le monde est produit par moi. Dans les deux cas il y a une
même idée fondatrice : la séparation entre le sujet et objet. La
phénoménologie essaye de trouver une voie moyenne entre idéalisme
et réalisme. Je n’ai jamais accès aux choses indépendamment des
significations que je leur prête. Falque nous demande alors de
rester silencieux et d’écouter les bruits ; on entend une cloche.
Preuve, nous dit Falque, que je n’entends pas un bruit, mais
toujours une signification. La théorie de la signification fait le
fond de l’expérience ; il n’y a pas d’un côté : on vit,
et de l’autre côté : on pense. Entre moi et la chose, il y a
l’ideatum, la visée intentionnelle. Les significations ne
sont pas forcément produites par moi mais je les retrouve. Le monde
existe, mais il faut que je reçoive des significations de la
réalité. La théorie et donc alimentée par des objets signifiants
et non simplement par des objets existants, les objets de la
conscience qui me viennent du monde.
1.1.
La réduction ou epochè (phénoménologique
epochè
signifie en grec suspendre, mettre entre parenthèses. C’est une
attitude héritée du scepticisme de Pyrrhon. C’est le centre et le
point de départ de la méthode phénoménologique.
Pour Descartes si mes sens me trompent une fois, ils peuvent tout
aussi bien me tromper toujours : c’est le doute hyperbolique.
Mais il existe un second doute sur les propriétés des choses :
c’est le doute épistémologique. Les sens me trompent
quelquefois donc peut-être me trompent-ils tout le temps. Ainsi, je
crois que le soleil tourne autour de la terre. Les Méditations
métaphysiques sont écrites alors que Copernic en 1543 (date de
publication) vient d’écrire le traité Des révolutions des
orbes célestes et que Galilée prouve en 1633 que c’est vrai.
Descartes tire les conséquences métaphysiques de la révolution
copernicienne. La vérité du monde n’est pas ce que je vois, mais
ce que je pense, d’où son « je pense donc je suis ».
On peut douter non seulement des propriétés des choses mais de leur
existence même : c’est le doute ontologique, noué dans
l’impossible distinction du rêve et de la veille. Descartes est le
premier penseur du néant : le monde n’existe plus. Il ne reste
qu’une chose : je ne peux pas douter que je suis en train de
douter, donc je pense. Je pense donc je suis, et je suis une res
cogitans, une chose pensante. On doit donc reconstruire le monde à
partir de la pensée. Le mérite du doute cartésien, c’est de ne
pas s’en tenir au préjugé de la fiabilité et de l’existence du
monde. L’acte de conscience est d’avoir compris que le monde
existe à partir de ma conscience. Si je rêve que je suis dans la
classe, la classe existe en rêve ; je peux être en cours sur
le mode de l’anticipation, sur le mode du souvenir, le cours est
fait de toutes les manières d’en prendre conscience. Ainsi dire
Épicure, la mort n’est rien. La mort, c’est mon rapport à la
mort. On vit comme si on était éternel.
Le doute néantise le monde, le détruit. Si je suis devant un arbre,
il n’y a que moi qui pense qu’il y a un arbre. Husserl dit : il
faut mettre l’arbre entre parenthèses. Cette mise entre
parenthèses de l’objet existant me permet de me centrer sur le
rapport que j’entretiens avec l’objet. Tant que je regarde
l’objet, je ne me vois pas regardant l’objet. Il faut que je
sorte de «l’attitude naturelle» qui consiste à croire que les
choses existent en elles-mêmes, indépendamment de moi. Car c’est
mon rapport aux choses qui fait les choses. Le monde existe sur le
mode du perçu, de l’imagination, du souvenir, de l’oubli, de
l’envie. Ces modes de rapport à l’objet, c’est ce qu’on
appelle l’intentionnalité. La vie est faite d’actes de
conscience, d’actes du corps. Je ne suis pas tombé dans le monde
comme dans une boîte vide. Le monde, ce sont des expériences
sensibles qui sont incluses dans des expériences vécues. Je
multiplie les mondes en multipliant les modes de rapport à l’objet.
Par l’epochè, Husserl se distingue de Descartes, mettant le monde
entre parenthèses sans le détruire.
Il y a trois grands philosophes dans la deuxième moitié du XVIIe
siècle : Spinoza, Leibniz et Malebranche. Leibniz aperçoit les
limites du cogito : on ne peut pas s’en contenter. Si je suis
quelqu’un qui pense, les choses ne sont que lorsque je les pense,
les choses n’existent que par leur conscience. Je pense la chose
donc elle existe. Leibniz distingue les « petites perceptions »
de l’aperception. Leibniz est le penseur de la continuité
en mathématiques. Pour lui, il est faux que du rêve à la veille on
passe du rien au tout. Pour que je perçoive quelque chose dont je
suis conscient, il fallait que je perçoive les choses sans m’en
apercevoir. La sonnerie du réveil, je l’entends parce que
j’entends tous les bruits qui précèdent. Une « petite
perception » c’est quand je ne m’aperçois pas que je
l’aperçois ; l’aperception, c’est une perception dont
je m’aperçois que je la perçois. L’habitude transforme
l’aperception en petites perceptions. Leibniz a inventé la non
conscience. Ce qui compte pour Leibniz, c’est le fait de
m’apercevoir que je perçois. La réduction, c’est un mode de
l’aperception. En regardant le tableau, je prête une existence à
une modalité d’existence du tableau. Y a-t-il autant de tableaux
que de personnes voyant le tableau ? Les phénomènes d’imagination
existent autant que les phénomènes de perception.
Le mérite de la réduction d’Husserl, c’est de multiplier les
mondes autant il y a d’actes de conscience, c’est d’avoir
compris qu’il y a autant de mondes que de modes de vision ou
d’intention. Je ne perçois jamais sans juger : un tableau, je dis
qu’il est beau tant que je le vois. Les affects accompagnent
toujours la représentation : nous visons le monde à partir de nos
affects. Nous sommes au monde dans notre manière de viser le monde à
partir de ce que nous sommes.
L’intentionnalité, c’est le fait que « toute conscience
est conscience de quelque chose. »
Samedi
10 octobre 2015
Falque
nous rappelle ce qu’est la méthode phénoménologique. Lorsqu’il
fait sa thèse sur Max Scheler, Jean-Paul II va résister à la
réduction husserlienne. Il faudra examiner aussi si Édith Stein en
passant par Thomas d’Aquin a quitté Husserl ou si elle l’a pensé
autrement.
Le
retour aux choses mêmes c’est la réduction. Die Sache,
c’est la chose en tant qu’elle me concerne, ce n’est pas
l’empirisme. C’est la table en tant qu’elle me concerne
puisqu’il s’agit de penser l’expérience et non le langage.
On a
vu que le doute cartésien, qui se décline en doute épistémologique
et doute hyperbolique, aboutit à la néantisation du monde : il n’y
a plus rien, sauf moi qui pense. La position de Descartes pour
Husserl est idéaliste et réaliste. Husserl dit qu’au lieu de
supprimer, il faut mettre entre parenthèses : la question de
l’existence ou non de la table n’est pas en jeu. Il faut sortir
de « l’attitude naturelle ». Il s’agit de percevoir en
percevant que je perçois : c’est l’aperception
leibnizienne. Ce qui compte, c’est ce qui m’apparaît quand la
chose m’apparaît. Ce monde-là, c’est le monde de la vie. On
sort d’Aristote et de Descartes. « L’homme est ce qu’il cache
» (Malraux)
1.2.
L’intentionnalité
La
formule centrale est : « toute conscience est conscience de quelque
chose. » On en déduit deux choses :
il
n’y a pas de conscience de rien ;
on ne
peut pas se satisfaire de la conscience de soi.
La
mise entre parenthèses ne supprime pas la chose. Je suis toujours en
relation avec autre chose. La relation avec, c’est le Mitsein,
littéralement « être-avec ». Il est faux de croire que nous
existons individuellement et que nous nous mettons en relation après.
On n’est jamais seul. Il est faux de croire que le monde peut être
réduit à soi (contre Descartes). La phénoménologie se fonde sur
la réduction. Falque reprend l’exemple de la montre : la montre
est dans ma main et la montre et dans votre tête ; vous la visez
avec les yeux, avec la conscience. Dans 15 ans, vous aurez encore
l’image de la montre et il n’y aura plus de montre. Pour Levinas,
l’intentionnalité est la présence de l’autre en soi (c’est
aussi la pensée de Saint-Augustin). Husserl refuse de dire que je
produis le monde par la conscience mais il reconnaît qu’il y a des
objets dans la conscience. Je suis en relation avec ce quelque chose
en moi. Le monde est créé dans la conscience.
L’intentionnalité consiste à porter son attention sur la visée
de la chose plutôt que sur la chose. L’autiste est dans son monde,
il n’est pas coupé du monde, il a construit son monde. L’émotion
est un des modes d’accès à la chose.
Husserl
distingue l’objectivité de l’objet à l’extérieur de moi de
l’objectité,
qui est l’objet en moi. On est toujours liés selon différents
modes. La dernière Méditations cartésiennes se termine par
une citation de Saint-Augustin : NOLI FORAS IRE IN TE REDI IN
INTERIORE HOMINE HABITAT VERITAS, qui peut se traduire : ne va pas
hors de toi, rentre en toi, car à l’intérieur de toi habite la
vérité. La phénoménologie est un acte de réflexion sur notre
conscience. Ce qui compte ce n’est pas seulement l’objectité,
mais la relation. La conscience cesse d’être une substance, elle
devient un acte. Ce qui compte, c’est la manière dont je me mets
en relation avec les choses en moi. Ainsi à propos des fantasmes,
Falque précise que le problème n’est pas d’avoir des fantasmes,
mais de savoir ce que j’en fais…
Il n’y
a jamais de représentation indépendamment d’une affection. Dans
l’attitude naturelle, d’abord je vois, ensuite je juge ; mais en
réalité, cette conception des choses est fausse : jamais je ne me
représente sans juger. Ce qui signifie que je suis engagé par tout
mon être dans les objets du monde et de la conscience.
Connaître,
c’est « s’éclater vers »
Dans
son fameux texte, Une idée fondamentale de la phénoménologie de
Husserl : l’intentionnalité (janvier 1939),
Sartre fait la critique d’une philosophie digestive. Avec
l’intentionnalité se produit une rupture avec la philosophie
classique aussi bien réaliste qu’idéaliste (Platon, Descartes,
Hegel). Pour ces philosophies, la vérité reste l’adaequatio
intellectus et rei.
C’est ce que Sartre appelle une philosophie digestive ou
alimentaire : car la vérité n’est pas simplement adéquation de
l’esprit et de la chose, réduction de l’inconnu au connu. La
vérité, c’est : je m’éclate en moi vers autre chose que moi ;
la connaissance est éclatement, visée. Je me mets en relation avec
ce qui n’est pas moi, même si cela est en moi. La vérité n’est
pas assimilation mais projection et incorporation. Pour Falque, cette
intuition sartrienne de l’incorporation fournit le support d’une
théorie de l’eucharistie. En mangeant, tu deviens le corps de
l’Église. On mange le corps pour devenir le corps, c’est lui qui
me digère. Il y a incorporation et non assimilation.
Le
mérite de l’intentionnalité, c’est d’avoir compris qu’il
n’y a pas le monde de la conscience d’un côté et le monde des
objets de l’autre. Il existe un monde dans ma conscience. Ce
qui importe avec ce monde dans ma conscience, c’est la manière de
me mettre en relation avec les objets. Avec l’intentionnalité, on
sort d’une « philosophie digestive » et la connaissance devient
éclatement vers, ouverture en moi à de l’autre que moi.
Voilà
pourquoi la phénoménologie a partie liée avec la question de la
conversion et de la spiritualité. Je sors de l’attitude naturelle
; je dois apprendre habiter le monde qui est en moi. Dieu me permet
de voir le monde avec lui. Voilà pourquoi le sens du miracle, c’est
la conversion et non la guérison.
Si le
monde est ce qui m’apparaît, la phénoménologie ne risque-t-elle
pas de sombrer dans le relativisme ?
1.3.
La variation imaginative (ou variation éidétique, par
l’idée)
L’objection
du relativisme, portée par l’Église, est aussi discutée par
Platon : dans le dialogue Théétète, le modèle du
sophiste est Protagoras, et sa plus célèbre sentence :
« l’homme est la mesure de toute chose ». Platon ne dit pas
que les sophistes étaient les méchants. Le sophiste à l’apparence
du sage, mais il n’énonce pas une vérité pour dire ce qu’elle
est mais pour convaincre. L’exemple le plus connu est celui
de Gorgias faisant l’éloge d’Hélène. « Hélène c’est
la Morano de l’époque ». C’est elle qui a provoqué la
guerre de Troie. Gorgias finit par persuader les Athéniens que grâce
à Hélène la culture grecque s’est accrue. Par le langage,
Gorgias a fait passer le peuple d’un état à l’autre. En grec,
le mot pharmakon ()
a le double sens de remède et de poison. La vérité n’est pas le
rapport de l’esprit et de la chose, la vérité c’est le rapport
de moi avec les autres. Le grand intérêt des sophistes, c’est
qu’ils se préoccupent des autres. Parler, c’est dire quelque
chose, mais pour les sophistes, parler c’est dire quelque chose à
quelqu’un et il n’y a plus de vérité en soi. La phrase de
Protagoras signifie que chaque homme est la mesure des choses pour
lui. Telle elle t’apparaît, telle elle est ; tel elle
m’apparaît, telle elle est. Si le vent t’apparaît chaud, il est
chaud ; froid, il est froid.
Il y a
deux réactions possibles face au relativisme :
pour
la philosophie classique, il existe des vérités en soi. Il faut
vaincre le relativisme pour dire la vérité et pour cela disposer
de critères de vérité. Ces critères existent en eux-mêmes, dans
la nature, indépendamment de la culture. Le problème est qu’on
ne peut pas vivre avec des vérités en soi.
Pour
la phénoménologie, la vérité est « en commun ». La
phénoménologie met entre parenthèses la vérité en soi, non pas
pour dire qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle ne me
concerne pas la première. Je dois accepter de construire un monde
en commun pour sortir du relativisme. La vérité est à construire
ensemble : c’est la variation. Varier les perspectives sur
un objet pour faire voir que l’objet est l’ensemble de ces
perspectives. (Par l’imagination, par l’éidétique). Prenez
l’exemple d’un livre : vous tournez autour pour constituer
l’objet plus tard. Idem pour la table, sinon je ne verrai jamais
la table. La variation consiste à tourner autour de l’objet pour
le constituer. La vérité pour moi, c’est déjà d’adopter tous
les points de vue. C’est l’intuition du cubisme qui s’astreint
à peindre simultanément dans un même plan toutes les
perspectives. Toute perception est toujours inachevée, c’est
pourquoi elle est à construire. Paradoxalement, l’imagination est
plus pauvre que la perception.
Il y a
des « couches de conscience » : je n’ai jamais constitué un
objet une fois pour toutes. On ajoute des modes, des actes de
conscience autour d’un objet. Exemple : mon rapport à l’ordinateur
: cet objet est habité par toutes les couches de conscience que
j’ajoute car j’entretiens avec lui un rapport affectif,
technique, etc. la variation consiste aussi à faire varier l’objet
en fonction des actes de conscience que je lui confère. Le séminaire
n’est pas qu’un bâtiment. La variation est un enrichissement de
l’objet. Autre exemple : la voiture, c’est le rapport à la
voiture.
La
vérité sur l’objet dépend aussi du partage de nos modes de
conscience : c’est la question de l’intersubjectivité. Ce
qui compte c’est mon rapport au monde mais mon rapport au monde est
toujours médiatisé par d’autres rapports d’autres personnes qui
ont un autre rapport à ce même monde. Mon rapport au monde n’est
pas le seul rapport au monde possible. Ce point vient de Nietzsche
(perspectivisme) repris par Ricoeur (l’interprétation). Il y a
différentes perspectives sur le monde, mais toutes ne se valent pas
(ça c’est le relativisme). L’Église catholique combat le
relativisme mais pas le perspectivisme. Il faut entendre les autres
perspectives, y rentrer avant de les rejeter.
Il y a
un « monde commun ». C’est parce que nous sommes en prise sur un
même monde que nous sommes ensemble au monde. La vérité de cet
arbre, c’est la manière dont nous parlons ensemble de lui, que
nous voyons
1.4.
L’intersubjectivité (autrui)
Moi
avec autrui voyant la chose : nous sommes en prise sur un même
monde. Faire un cours, c’est entrer dans le monde des autres.
Philosopher, c’est ouvrir des mondes. Mais qui est cet autrui avec
qui je construis un monde ?
C’est
une des questions que pose Husserl lors de la conférence qu’il
donne en Sorbonne en 1929 en allemand : les Méditations
cartésiennes. Nous devons la réception de ce texte à un
professeur de philosophie au lycée Condorcet qui s’appelait Jean
Beaufret. La question d’autrui se pose à partir de Descartes. Les
Méditations cartésiennes ont été traduites par Emmanuel
Levinas. Levinas va traduire au paragraphe 44 des Méditations
d’Husserl le mot allemand Leib par « corps organique » ce
qu’il aurait dû traduire comme le fera Merleau-Ponty par « chair
».
Le traducteur indique lui-même en note : « Les termes
allemands : Körper et Leib n’ayant qu’un seul
équivalent français, corps, nous traduirons Körper par ‘corps’
et Leib par ‘corps organique’ ».
Cette question du corps va être discutée par les théologiens à
propos de la résurrection. Chez Augustin, à la résurrection, tout
le monde a 33 ans, les martyrs reviennent avec leurs cicatrices, etc.
Pour Thomas d’Aquin dans son Contra gentiles, nous
ressusciterons avec nos organes génitaux mais nous ne nous en
servirons pas… On n’a pas aujourd’hui d’anthropologie du
corps pour penser convenablement la résurrection, la chair ici-bas
et la chair après. Comment le corps physique devient un corps
spirituel ? Paul Ricœur va commenter la Vème méditation d’Husserl
dans son livre A l’école de la phénoménologie. Il va
préconiser de traduire Leib par chair et non par corps
organique.
Le problème du solipsisme :
Pour
Husserl, Descartes a manqué l’orientation transcendantale. Il fait
à Descartes une double objection : le solipsisme (du latin =
soi-même seul) et la réification du sujet.
La
formule « je pense donc je suis » ne vaut que pour celui
qui la confirme : le cogito ne conduit qu’à l’ego ; or, jamais
je n’aurais pu arriver au je pense donc je suis si un autre ne
pensait avec moi, toujours déjà et avant moi. Parler prouve que
l’autre est avant moi. Le nombril prouve que l’on naît et
que l’on naît relié. On est avec avant d’être sans.
L’autre n’est pas dans mon champ de perception comme une chose.
Ce n’est pas la même situation d’être dans une pièce tout seul
et d’y être avec d’autres. Falque prend alors l’exemple du
séminariste qui arrive le premier dans la salle pour être le
premier à brancher le cordon de son ordinateur ; si quelqu’un l’a
précédé, la situation n’est pas la même : l’autre révèle
mon moi.
Sartre
donne une illustration de cela dans L’être et le néant. Il
imagine un hôtel de passe, et un homme qui regarde par le trou de la
serrure ; cet homme projeté dans la scène qu’il voit est un
voyant ; si un autre homme arrive et le voit, le premier a honte car
de voyant il est devenu voyeur ; quand on est vu, on se
voit voyant. Le problème, c’est de dire moi, pas de dire
je. Pour Sartre, autrui aliène ma liberté. Pour Levinas,
autrui révèle ma liberté. C’est la limite du cogito cartésien :
j’ai accès à moi d’abord par l’autre et non par moi. Pascal
traduira la chose en disant que « nul ne va à soi sinon par
Jésus-Christ » et jugera sévèrement Descartes « inutile et
incertain ». C’est autrui qui me sort de mon enfermement. L’autre
est là pour me révéler à moi-même, on ne se libère pas tout
seul (salut).
En
passant du cogito à la res cogitans, Descartes chosifie le sujet.
Husserl critique ce passage, qui est une réification.
Descartes avait réussi à concevoir la pensée comme un acte mais,
dit Husserl, il a douté des choses et non de la modalité des
choses ; pour Descartes finalement ma conscience est une chose.
Or, dit Husserl cette conscience est et doit rester en acte.
La transposition aperceptive d’autrui
Il
s’agit maintenant de réfléchir à ce qui fait l’autre et à ce
qui fait que l’autre est un autre. Autrui n’est jamais simplement
un alter ego mais aussi un ego alter (autre que moi-même). Pour que
l’autre soit un autre, il faut une mêmeté, une part de semblable.
Il faut donc penser ensemble une identité et une différence.
Husserl propose de partir de la situation de l’autre : l’autre
est celui qui m’apparaît par son corps. L’autre est l’autre
parce qu’il occupe une place qui n’est pas la même hic (ici) et
illic (là-bas). L’autre m’apparaît d’abord comme un objet
autre qui se distingue de moi par rapport à lui. Je suis un sujet.
Autrui, objet du monde est en même temps un sujet de ce monde.
Parler, c’est rejoindre l’autre en tant que sujet. La
transposition consiste à faire comme si moi qui suis ici,
j’étais là-bas. C’est l’aperception par analogie.
C’est cela être en relation : se mettre à la place de l’autre.
À partir du § 50, Husserl pose le problème de l’empathie (das
Einfühlung), qui est la possibilité de sentir ce que l’autre vit.
La
résurrection, c’est accepter que le Christ vive à ma place. Ce
que Falque explique dans La métamorphose de la finitude. Seul
le Christ peut-être là où je suis. Ce n’est pas la même
souffrance. L’autre devient sujet quand j’entre dans sa
perspective sur le monde. C’est le transfert aperceptif d’autrui.
Je ne m’enferme pas sur le moi ; il me permet de distinguer l’autre
du monde des choses. Ce transfert me permet de dire cette expérience
: je peux prendre la place de l’autre sans pouvoir la prendre.
Il
reste une question : si le Christ prend ma place, comment reste-t-il
un autre ?
Il y a
des choses qu’on peut partager (idées) et d’autres pas (faim).
Conclusion :
En
conclusion, Falque nous propose de lire la postface du livre de
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, rédigée
par Gilles Deleuze en 1969, et qui s’intitule Vendredi ou le
monde sans autrui. La question que pose Tournier, dit Deleuze,
c’est comment Vendredi peut être un autre pour Robinson.
Dans le mythe de Defoë, il s’agit pour Robinson de recréer le
monde de la culture dans celui de la nature. Vendredi n’est qu’un
esclave. Robinson veut reproduire l’origine, le monde dans lequel
il était et il veut conserver son humanité. Dans le Vendredi
de Tournier, il ne s’agit pas d’un processus d’humanisation
mais de déshumanisation. Petit à petit, Robinson va perdre ses
repères et se déshumaniser. L’hypothèse de Tournier, qui est
reprise par Deleuze, est que si Robinson se déshumanise, c’est
parce qu’il vit dans un monde où l’autre est absent. D’où la
question de Deleuze : que serait le monde si autrui était absent ?
La question doit permettre de comprendre par l’absurde, ce qu’est
le monde quand autrui est présent. Autrui est la structure d’un
autre monde possible. Le salut, c’est autrui, ce n’est pas
d’être libéré de ce dont je vis. Il faut accepter qu’un autre
soit présent. L’existence n’est humaine que par autrui. S’il
n’y a pas autrui, je ne vis que dans le monde réel, effectif ;
quand je parle, je convoque du possible. Si l’autre n’est pas là,
je ne suis pas dans le réel. Le langage convoque du possible.
D’où :
Le
monde sans autrui : c’est un monde dans lequel l’homme vit dans
les éléments, la terre, l’air, l’eau, le feu. Robinson devient
un animal. Robinson devient l’île. Enlever l’autre, c’est
enlever toute transition entre moi et le monde. La vie de Robinson
est prise dans un processus de déshumanisation.
Le
monde avec autrui : à la fin du roman, Vendredi devient un autre
pour Robinson, au moment où un bateau anglais fait naufrage. Pour
la première fois apparaît dans le visage de Vendredi la
possibilité d’un autre monde, effrayant. L’événement, c’est
l’impossible qui brise du réel. Ce n’est pas que la vie aille
mieux avec autrui : la vie n’est humaine que par autrui. La
perversité ne consiste pas à être dans un mauvais rapport avec
autrui, quelqu’un est pervers lorsqu’il est sans relation avec
autrui. C’est pour cela que le meurtre d’Auschwitz est
métaphysique : l’autre n’est plus un autre. La perversité,
c’est la négation qu’il y ait un autre. Le monde du pervers est
un monde sans autrui, donc sans possible. Auschwitz, ce n’est pas
un homicide, c’est un autruicide, un altruicide. La véritable
méchanceté, ce n’est pas l’autre, c’est l’absence d’autre.
Le salut, c’est accepter la présence de l’autre dans notre
chaos. Dieu vient dans ma chambre qui n’est pas rangée. Le salut,
c’est la structure du possible qui vient dans le réel. La
descente aux enfers, c’est la descente du possible dans le réel
où l’homme est enfermé. Je ne peux jamais dire moi qui suis ici
autrui, structure du possible ; quand je pars de moi, il n’y a que
moi. C’est par l’autre que j’accède à moi.
[Lectures
complémentaires : L’idée de la phénoménologie,
Husserl – « Genèse et structure », Derrida in
L’écriture et la différence (1967) – article « Husserl »
de René Scherer in Histoire de la philosophie, La Pléiade – A
l’école de la phénoménologie, Ricoeur]