02 septembre 2024

Edmund Husserl

 


Avertissement : cette présentation de la philosophie d'Edmund Husserl provient de notes que j'ai prises pendant le cours donné par Emmanuel Falque au grand séminaire d'Orléans en 2015-2016. 

Edmund Husserl (1859-1938)

1. La méthode phénoménologique

Edmund Husserl est un mathématicien, un logicien. C’est un scientifique dans l’âme. Au cours de ces travaux, il réfléchit au sens du langage et à la signification. Dans les Recherches logiques, il s’interroge sur la signification des mots. Il n’y a pas seulement le sujet et l’objet mais il y a un objet visé par la conscience, l’objectité, à ne pas confondre avec l’objectivité. Dans la VIème recherche, il affirme que mon monde n’est pas fait d’objets mais de signification d’objets. Nous accédons au monde toujours par la conscience, donc le réalisme est aussi faux que l’idéalisme. Le réalisme strict serait de penser que les choses (res) existent indépendamment de moi et que le monde, c’est la réalité des choses. Mais le réalisme ne suffit pas pour faire sens. L’idéalisme est incarné par Hegel, pour qui « tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ». Pour l’idéalisme, les choses sont produites par moi, le monde est produit par moi. Dans les deux cas il y a une même idée fondatrice : la séparation entre le sujet et objet. La phénoménologie essaye de trouver une voie moyenne entre idéalisme et réalisme. Je n’ai jamais accès aux choses indépendamment des significations que je leur prête. Falque nous demande alors de rester silencieux et d’écouter les bruits ; on entend une cloche. Preuve, nous dit Falque, que je n’entends pas un bruit, mais toujours une signification. La théorie de la signification fait le fond de l’expérience ; il n’y a pas d’un côté : on vit, et de l’autre côté : on pense. Entre moi et la chose, il y a l’ideatum, la visée intentionnelle. Les significations ne sont pas forcément produites par moi mais je les retrouve. Le monde existe, mais il faut que je reçoive des significations de la réalité. La théorie et donc alimentée par des objets signifiants et non simplement par des objets existants, les objets de la conscience qui me viennent du monde.

1.1. La réduction ou epochè (phénoménologique

epochè signifie en grec suspendre, mettre entre parenthèses. C’est une attitude héritée du scepticisme de Pyrrhon. C’est le centre et le point de départ de la méthode phénoménologique.

  • Doute cartésien et réduction phénoménologique

Pour Descartes si mes sens me trompent une fois, ils peuvent tout aussi bien me tromper toujours : c’est le doute hyperbolique. Mais il existe un second doute sur les propriétés des choses : c’est le doute épistémologique. Les sens me trompent quelquefois donc peut-être me trompent-ils tout le temps. Ainsi, je crois que le soleil tourne autour de la terre. Les Méditations métaphysiques sont écrites alors que Copernic en 1543 (date de publication) vient d’écrire le traité Des révolutions des orbes célestes et que Galilée prouve en 1633 que c’est vrai. Descartes tire les conséquences métaphysiques de la révolution copernicienne. La vérité du monde n’est pas ce que je vois, mais ce que je pense, d’où son « je pense donc je suis ». On peut douter non seulement des propriétés des choses mais de leur existence même : c’est le doute ontologique, noué dans l’impossible distinction du rêve et de la veille. Descartes est le premier penseur du néant : le monde n’existe plus. Il ne reste qu’une chose : je ne peux pas douter que je suis en train de douter, donc je pense. Je pense donc je suis, et je suis une res cogitans, une chose pensante. On doit donc reconstruire le monde à partir de la pensée. Le mérite du doute cartésien, c’est de ne pas s’en tenir au préjugé de la fiabilité et de l’existence du monde. L’acte de conscience est d’avoir compris que le monde existe à partir de ma conscience. Si je rêve que je suis dans la classe, la classe existe en rêve ; je peux être en cours sur le mode de l’anticipation, sur le mode du souvenir, le cours est fait de toutes les manières d’en prendre conscience. Ainsi dire Épicure, la mort n’est rien. La mort, c’est mon rapport à la mort. On vit comme si on était éternel.


  • La réduction phénoménologique, ce n’est pas le doute.


Le doute néantise le monde, le détruit. Si je suis devant un arbre, il n’y a que moi qui pense qu’il y a un arbre. Husserl dit : il faut mettre l’arbre entre parenthèses. Cette mise entre parenthèses de l’objet existant me permet de me centrer sur le rapport que j’entretiens avec l’objet. Tant que je regarde l’objet, je ne me vois pas regardant l’objet. Il faut que je sorte de «l’attitude naturelle» qui consiste à croire que les choses existent en elles-mêmes, indépendamment de moi. Car c’est mon rapport aux choses qui fait les choses. Le monde existe sur le mode du perçu, de l’imagination, du souvenir, de l’oubli, de l’envie. Ces modes de rapport à l’objet, c’est ce qu’on appelle l’intentionnalité. La vie est faite d’actes de conscience, d’actes du corps. Je ne suis pas tombé dans le monde comme dans une boîte vide. Le monde, ce sont des expériences sensibles qui sont incluses dans des expériences vécues. Je multiplie les mondes en multipliant les modes de rapport à l’objet.


  • La distinction entre perception et aperception.


Par l’epochè, Husserl se distingue de Descartes, mettant le monde entre parenthèses sans le détruire.

Il y a trois grands philosophes dans la deuxième moitié du XVIIe siècle : Spinoza, Leibniz et Malebranche. Leibniz aperçoit les limites du cogito : on ne peut pas s’en contenter. Si je suis quelqu’un qui pense, les choses ne sont que lorsque je les pense, les choses n’existent que par leur conscience. Je pense la chose donc elle existe. Leibniz distingue les « petites perceptions » de l’aperception. Leibniz est le penseur de la continuité en mathématiques. Pour lui, il est faux que du rêve à la veille on passe du rien au tout. Pour que je perçoive quelque chose dont je suis conscient, il fallait que je perçoive les choses sans m’en apercevoir. La sonnerie du réveil, je l’entends parce que j’entends tous les bruits qui précèdent. Une « petite perception » c’est quand je ne m’aperçois pas que je l’aperçois ; l’aperception, c’est une perception dont je m’aperçois que je la perçois. L’habitude transforme l’aperception en petites perceptions. Leibniz a inventé la non conscience. Ce qui compte pour Leibniz, c’est le fait de m’apercevoir que je perçois. La réduction, c’est un mode de l’aperception. En regardant le tableau, je prête une existence à une modalité d’existence du tableau. Y a-t-il autant de tableaux que de personnes voyant le tableau ? Les phénomènes d’imagination existent autant que les phénomènes de perception.

Le mérite de la réduction d’Husserl, c’est de multiplier les mondes autant il y a d’actes de conscience, c’est d’avoir compris qu’il y a autant de mondes que de modes de vision ou d’intention. Je ne perçois jamais sans juger : un tableau, je dis qu’il est beau tant que je le vois. Les affects accompagnent toujours la représentation : nous visons le monde à partir de nos affects. Nous sommes au monde dans notre manière de viser le monde à partir de ce que nous sommes.

L’intentionnalité, c’est le fait que « toute conscience est conscience de quelque chose. »


Samedi 10 octobre 2015

Falque nous rappelle ce qu’est la méthode phénoménologique. Lorsqu’il fait sa thèse sur Max Scheler, Jean-Paul II va résister à la réduction husserlienne. Il faudra examiner aussi si Édith Stein en passant par Thomas d’Aquin a quitté Husserl ou si elle l’a pensé autrement.

Le retour aux choses mêmes c’est la réduction. Die Sache, c’est la chose en tant qu’elle me concerne, ce n’est pas l’empirisme. C’est la table en tant qu’elle me concerne puisqu’il s’agit de penser l’expérience et non le langage.

On a vu que le doute cartésien, qui se décline en doute épistémologique et doute hyperbolique, aboutit à la néantisation du monde : il n’y a plus rien, sauf moi qui pense. La position de Descartes pour Husserl est idéaliste et réaliste. Husserl dit qu’au lieu de supprimer, il faut mettre entre parenthèses : la question de l’existence ou non de la table n’est pas en jeu. Il faut sortir de « l’attitude naturelle ». Il s’agit de percevoir en percevant que je perçois : c’est l’aperception leibnizienne. Ce qui compte, c’est ce qui m’apparaît quand la chose m’apparaît. Ce monde-là, c’est le monde de la vie. On sort d’Aristote et de Descartes. « L’homme est ce qu’il cache » (Malraux)

1.2. L’intentionnalité

La formule centrale est : « toute conscience est conscience de quelque chose. » On en déduit deux choses :

il n’y a pas de conscience de rien ;

on ne peut pas se satisfaire de la conscience de soi.

La mise entre parenthèses ne supprime pas la chose. Je suis toujours en relation avec autre chose. La relation avec, c’est le Mitsein, littéralement « être-avec ». Il est faux de croire que nous existons individuellement et que nous nous mettons en relation après. On n’est jamais seul. Il est faux de croire que le monde peut être réduit à soi (contre Descartes). La phénoménologie se fonde sur la réduction. Falque reprend l’exemple de la montre : la montre est dans ma main et la montre et dans votre tête ; vous la visez avec les yeux, avec la conscience. Dans 15 ans, vous aurez encore l’image de la montre et il n’y aura plus de montre. Pour Levinas, l’intentionnalité est la présence de l’autre en soi (c’est aussi la pensée de Saint-Augustin). Husserl refuse de dire que je produis le monde par la conscience mais il reconnaît qu’il y a des objets dans la conscience. Je suis en relation avec ce quelque chose en moi. Le monde est créé dans la conscience. L’intentionnalité consiste à porter son attention sur la visée de la chose plutôt que sur la chose. L’autiste est dans son monde, il n’est pas coupé du monde, il a construit son monde. L’émotion est un des modes d’accès à la chose.

Husserl distingue l’objectivité de l’objet à l’extérieur de moi de l’objectité1, qui est l’objet en moi. On est toujours liés selon différents modes. La dernière Méditations cartésiennes se termine par une citation de Saint-Augustin : NOLI FORAS IRE IN TE REDI IN INTERIORE HOMINE HABITAT VERITAS, qui peut se traduire : ne va pas hors de toi, rentre en toi, car à l’intérieur de toi habite la vérité. La phénoménologie est un acte de réflexion sur notre conscience. Ce qui compte ce n’est pas seulement l’objectité, mais la relation. La conscience cesse d’être une substance, elle devient un acte. Ce qui compte, c’est la manière dont je me mets en relation avec les choses en moi. Ainsi à propos des fantasmes, Falque précise que le problème n’est pas d’avoir des fantasmes, mais de savoir ce que j’en fais…

Il n’y a jamais de représentation indépendamment d’une affection. Dans l’attitude naturelle, d’abord je vois, ensuite je juge ; mais en réalité, cette conception des choses est fausse : jamais je ne me représente sans juger. Ce qui signifie que je suis engagé par tout mon être dans les objets du monde et de la conscience.

Connaître, c’est « s’éclater vers »

Dans son fameux texte, Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité (janvier 1939)2, Sartre fait la critique d’une philosophie digestive. Avec l’intentionnalité se produit une rupture avec la philosophie classique aussi bien réaliste qu’idéaliste (Platon, Descartes, Hegel). Pour ces philosophies, la vérité reste l’adaequatio intellectus et rei3. C’est ce que Sartre appelle une philosophie digestive ou alimentaire : car la vérité n’est pas simplement adéquation de l’esprit et de la chose, réduction de l’inconnu au connu. La vérité, c’est : je m’éclate en moi vers autre chose que moi ; la connaissance est éclatement, visée. Je me mets en relation avec ce qui n’est pas moi, même si cela est en moi. La vérité n’est pas assimilation mais projection et incorporation. Pour Falque, cette intuition sartrienne de l’incorporation fournit le support d’une théorie de l’eucharistie. En mangeant, tu deviens le corps de l’Église. On mange le corps pour devenir le corps, c’est lui qui me digère. Il y a incorporation et non assimilation.

Le mérite de l’intentionnalité, c’est d’avoir compris qu’il n’y a pas le monde de la conscience d’un côté et le monde des objets de l’autre. Il existe un monde dans ma conscience. Ce qui importe avec ce monde dans ma conscience, c’est la manière de me mettre en relation avec les objets. Avec l’intentionnalité, on sort d’une « philosophie digestive » et la connaissance devient éclatement vers, ouverture en moi à de l’autre que moi.

Voilà pourquoi la phénoménologie a partie liée avec la question de la conversion et de la spiritualité. Je sors de l’attitude naturelle ; je dois apprendre habiter le monde qui est en moi. Dieu me permet de voir le monde avec lui. Voilà pourquoi le sens du miracle, c’est la conversion et non la guérison.

Si le monde est ce qui m’apparaît, la phénoménologie ne risque-t-elle pas de sombrer dans le relativisme ?

1.3. La variation imaginative (ou variation éidétique, par l’idée)

L’objection du relativisme, portée par l’Église, est aussi discutée par Platon : dans le dialogue Théétète, le modèle du sophiste est Protagoras, et sa plus célèbre sentence : « l’homme est la mesure de toute chose ». Platon ne dit pas que les sophistes étaient les méchants. Le sophiste à l’apparence du sage, mais il n’énonce pas une vérité pour dire ce qu’elle est mais pour convaincre. L’exemple le plus connu est celui de Gorgias faisant l’éloge d’Hélène. « Hélène c’est la Morano de l’époque ». C’est elle qui a provoqué la guerre de Troie. Gorgias finit par persuader les Athéniens que grâce à Hélène la culture grecque s’est accrue. Par le langage, Gorgias a fait passer le peuple d’un état à l’autre. En grec, le mot pharmakon () a le double sens de remède et de poison. La vérité n’est pas le rapport de l’esprit et de la chose, la vérité c’est le rapport de moi avec les autres. Le grand intérêt des sophistes, c’est qu’ils se préoccupent des autres. Parler, c’est dire quelque chose, mais pour les sophistes, parler c’est dire quelque chose à quelqu’un et il n’y a plus de vérité en soi. La phrase de Protagoras signifie que chaque homme est la mesure des choses pour lui. Telle elle t’apparaît, telle elle est ; tel elle m’apparaît, telle elle est. Si le vent t’apparaît chaud, il est chaud ; froid, il est froid.

Il y a deux réactions possibles face au relativisme :

  • pour la philosophie classique, il existe des vérités en soi. Il faut vaincre le relativisme pour dire la vérité et pour cela disposer de critères de vérité. Ces critères existent en eux-mêmes, dans la nature, indépendamment de la culture. Le problème est qu’on ne peut pas vivre avec des vérités en soi.

  • Pour la phénoménologie, la vérité est « en commun ». La phénoménologie met entre parenthèses la vérité en soi, non pas pour dire qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle ne me concerne pas la première. Je dois accepter de construire un monde en commun pour sortir du relativisme. La vérité est à construire ensemble : c’est la variation. Varier les perspectives sur un objet pour faire voir que l’objet est l’ensemble de ces perspectives. (Par l’imagination, par l’éidétique). Prenez l’exemple d’un livre : vous tournez autour pour constituer l’objet plus tard. Idem pour la table, sinon je ne verrai jamais la table. La variation consiste à tourner autour de l’objet pour le constituer. La vérité pour moi, c’est déjà d’adopter tous les points de vue. C’est l’intuition du cubisme qui s’astreint à peindre simultanément dans un même plan toutes les perspectives. Toute perception est toujours inachevée, c’est pourquoi elle est à construire. Paradoxalement, l’imagination est plus pauvre que la perception.

Il y a des « couches de conscience » : je n’ai jamais constitué un objet une fois pour toutes. On ajoute des modes, des actes de conscience autour d’un objet. Exemple : mon rapport à l’ordinateur : cet objet est habité par toutes les couches de conscience que j’ajoute car j’entretiens avec lui un rapport affectif, technique, etc. la variation consiste aussi à faire varier l’objet en fonction des actes de conscience que je lui confère. Le séminaire n’est pas qu’un bâtiment. La variation est un enrichissement de l’objet. Autre exemple : la voiture, c’est le rapport à la voiture.

La vérité sur l’objet dépend aussi du partage de nos modes de conscience : c’est la question de l’intersubjectivité. Ce qui compte c’est mon rapport au monde mais mon rapport au monde est toujours médiatisé par d’autres rapports d’autres personnes qui ont un autre rapport à ce même monde. Mon rapport au monde n’est pas le seul rapport au monde possible. Ce point vient de Nietzsche (perspectivisme) repris par Ricoeur (l’interprétation). Il y a différentes perspectives sur le monde, mais toutes ne se valent pas (ça c’est le relativisme). L’Église catholique combat le relativisme mais pas le perspectivisme. Il faut entendre les autres perspectives, y rentrer avant de les rejeter.

Il y a un « monde commun ». C’est parce que nous sommes en prise sur un même monde que nous sommes ensemble au monde. La vérité de cet arbre, c’est la manière dont nous parlons ensemble de lui, que nous voyons

1.4. L’intersubjectivité (autrui)

Moi avec autrui voyant la chose : nous sommes en prise sur un même monde. Faire un cours, c’est entrer dans le monde des autres. Philosopher, c’est ouvrir des mondes. Mais qui est cet autrui avec qui je construis un monde ?

C’est une des questions que pose Husserl lors de la conférence qu’il donne en Sorbonne en 1929 en allemand : les Méditations cartésiennes. Nous devons la réception de ce texte à un professeur de philosophie au lycée Condorcet qui s’appelait Jean Beaufret. La question d’autrui se pose à partir de Descartes. Les Méditations cartésiennes ont été traduites par Emmanuel Levinas. Levinas va traduire au paragraphe 44 des Méditations d’Husserl le mot allemand Leib par « corps organique » ce qu’il aurait dû traduire comme le fera Merleau-Ponty par « chair ».4 Le traducteur indique lui-même en note : « Les termes allemands : Körper et Leib n’ayant qu’un seul équivalent français, corps, nous traduirons Körper par ‘corps’ et Leib par ‘corps organique’ »5. Cette question du corps va être discutée par les théologiens à propos de la résurrection. Chez Augustin, à la résurrection, tout le monde a 33 ans, les martyrs reviennent avec leurs cicatrices, etc. Pour Thomas d’Aquin dans son Contra gentiles, nous ressusciterons avec nos organes génitaux mais nous ne nous en servirons pas… On n’a pas aujourd’hui d’anthropologie du corps pour penser convenablement la résurrection, la chair ici-bas et la chair après. Comment le corps physique devient un corps spirituel ? Paul Ricœur va commenter la Vème méditation d’Husserl dans son livre A l’école de la phénoménologie. Il va préconiser de traduire Leib par chair et non par corps organique.

      1. Le problème du solipsisme :

Pour Husserl, Descartes a manqué l’orientation transcendantale. Il fait à Descartes une double objection : le solipsisme (du latin = soi-même seul) et la réification du sujet.

La formule « je pense donc je suis » ne vaut que pour celui qui la confirme : le cogito ne conduit qu’à l’ego ; or, jamais je n’aurais pu arriver au je pense donc je suis si un autre ne pensait avec moi, toujours déjà et avant moi. Parler prouve que l’autre est avant moi. Le nombril prouve que l’on naît et que l’on naît relié. On est avec avant d’être sans. L’autre n’est pas dans mon champ de perception comme une chose. Ce n’est pas la même situation d’être dans une pièce tout seul et d’y être avec d’autres. Falque prend alors l’exemple du séminariste qui arrive le premier dans la salle pour être le premier à brancher le cordon de son ordinateur ; si quelqu’un l’a précédé, la situation n’est pas la même : l’autre révèle mon moi.

Sartre donne une illustration de cela dans L’être et le néant. Il imagine un hôtel de passe, et un homme qui regarde par le trou de la serrure ; cet homme projeté dans la scène qu’il voit est un voyant ; si un autre homme arrive et le voit, le premier a honte car de voyant il est devenu voyeur ; quand on est vu, on se voit voyant. Le problème, c’est de dire moi, pas de dire je. Pour Sartre, autrui aliène ma liberté. Pour Levinas, autrui révèle ma liberté. C’est la limite du cogito cartésien : j’ai accès à moi d’abord par l’autre et non par moi. Pascal traduira la chose en disant que « nul ne va à soi sinon par Jésus-Christ » et jugera sévèrement Descartes « inutile et incertain ». C’est autrui qui me sort de mon enfermement. L’autre est là pour me révéler à moi-même, on ne se libère pas tout seul (salut).

En passant du cogito à la res cogitans, Descartes chosifie le sujet. Husserl critique ce passage, qui est une réification. Descartes avait réussi à concevoir la pensée comme un acte mais, dit Husserl, il a douté des choses et non de la modalité des choses ; pour Descartes finalement ma conscience est une chose. Or, dit Husserl cette conscience est et doit rester en acte.


      1. La transposition aperceptive d’autrui

Il s’agit maintenant de réfléchir à ce qui fait l’autre et à ce qui fait que l’autre est un autre. Autrui n’est jamais simplement un alter ego mais aussi un ego alter (autre que moi-même). Pour que l’autre soit un autre, il faut une mêmeté, une part de semblable. Il faut donc penser ensemble une identité et une différence. Husserl propose de partir de la situation de l’autre : l’autre est celui qui m’apparaît par son corps. L’autre est l’autre parce qu’il occupe une place qui n’est pas la même hic (ici) et illic (là-bas). L’autre m’apparaît d’abord comme un objet autre qui se distingue de moi par rapport à lui. Je suis un sujet. Autrui, objet du monde est en même temps un sujet de ce monde. Parler, c’est rejoindre l’autre en tant que sujet. La transposition consiste à faire comme si moi qui suis ici, j’étais là-bas. C’est l’aperception par analogie. C’est cela être en relation : se mettre à la place de l’autre. À partir du § 50, Husserl pose le problème de l’empathie (das Einfühlung), qui est la possibilité de sentir ce que l’autre vit.

La résurrection, c’est accepter que le Christ vive à ma place. Ce que Falque explique dans La métamorphose de la finitude. Seul le Christ peut-être là où je suis. Ce n’est pas la même souffrance. L’autre devient sujet quand j’entre dans sa perspective sur le monde. C’est le transfert aperceptif d’autrui. Je ne m’enferme pas sur le moi ; il me permet de distinguer l’autre du monde des choses. Ce transfert me permet de dire cette expérience : je peux prendre la place de l’autre sans pouvoir la prendre.

Il reste une question : si le Christ prend ma place, comment reste-t-il un autre ?

Il y a des choses qu’on peut partager (idées) et d’autres pas (faim).


Conclusion :

En conclusion, Falque nous propose de lire la postface du livre de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, rédigée par Gilles Deleuze en 1969, et qui s’intitule Vendredi ou le monde sans autrui. La question que pose Tournier, dit Deleuze, c’est comment Vendredi peut être un autre pour Robinson. Dans le mythe de Defoë, il s’agit pour Robinson de recréer le monde de la culture dans celui de la nature. Vendredi n’est qu’un esclave. Robinson veut reproduire l’origine, le monde dans lequel il était et il veut conserver son humanité. Dans le Vendredi de Tournier, il ne s’agit pas d’un processus d’humanisation mais de déshumanisation. Petit à petit, Robinson va perdre ses repères et se déshumaniser. L’hypothèse de Tournier, qui est reprise par Deleuze, est que si Robinson se déshumanise, c’est parce qu’il vit dans un monde où l’autre est absent. D’où la question de Deleuze : que serait le monde si autrui était absent ? La question doit permettre de comprendre par l’absurde, ce qu’est le monde quand autrui est présent. Autrui est la structure d’un autre monde possible. Le salut, c’est autrui, ce n’est pas d’être libéré de ce dont je vis. Il faut accepter qu’un autre soit présent. L’existence n’est humaine que par autrui. S’il n’y a pas autrui, je ne vis que dans le monde réel, effectif ; quand je parle, je convoque du possible. Si l’autre n’est pas là, je ne suis pas dans le réel. Le langage convoque du possible. D’où :

  • Le monde sans autrui : c’est un monde dans lequel l’homme vit dans les éléments, la terre, l’air, l’eau, le feu. Robinson devient un animal. Robinson devient l’île. Enlever l’autre, c’est enlever toute transition entre moi et le monde. La vie de Robinson est prise dans un processus de déshumanisation.


  • Le monde avec autrui : à la fin du roman, Vendredi devient un autre pour Robinson, au moment où un bateau anglais fait naufrage. Pour la première fois apparaît dans le visage de Vendredi la possibilité d’un autre monde, effrayant. L’événement, c’est l’impossible qui brise du réel. Ce n’est pas que la vie aille mieux avec autrui : la vie n’est humaine que par autrui. La perversité ne consiste pas à être dans un mauvais rapport avec autrui, quelqu’un est pervers lorsqu’il est sans relation avec autrui. C’est pour cela que le meurtre d’Auschwitz est métaphysique : l’autre n’est plus un autre. La perversité, c’est la négation qu’il y ait un autre. Le monde du pervers est un monde sans autrui, donc sans possible. Auschwitz, ce n’est pas un homicide, c’est un autruicide, un altruicide. La véritable méchanceté, ce n’est pas l’autre, c’est l’absence d’autre. Le salut, c’est accepter la présence de l’autre dans notre chaos. Dieu vient dans ma chambre qui n’est pas rangée. Le salut, c’est la structure du possible qui vient dans le réel. La descente aux enfers, c’est la descente du possible dans le réel où l’homme est enfermé. Je ne peux jamais dire moi qui suis ici autrui, structure du possible ; quand je pars de moi, il n’y a que moi. C’est par l’autre que j’accède à moi.


[Lectures complémentaires : L’idée de la phénoménologie, Husserl – « Genèse et structure », Derrida in L’écriture et la différence (1967) – article « Husserl » de René Scherer in Histoire de la philosophie, La Pléiade – A l’école de la phénoménologie, Ricoeur]


1 Dans sa traduction de L’idée de la phénoménologie, André Lowit explique que « le recours à un néologisme insolite comme objectité ne paraît pas nécessaire » pour traduire Gegenständlichkeit, d’autant remarque-t-il que Husserl emploie aussi bien Gegenstand (objet) dans des contextes identiques. Il traduit donc par « objet ».

2 In Situations I, pp.31-35

3 « veritas est adaequatio intellectus et rei » (Thomas d’Aquin). Cf. aussi : Qu’est-ce qu’une chose ? [Die Frage nach dem Ding], Heidegger, p. 127 [91], Gallimard, Tel.

4 « l'ange a un corps pour apparaître, le Christ un corps pour être. » commente alors Falque.

5 Méditations cartésiennes, Husserl, traduit par Gabrielle Pfeiffer et Emmanuel Levinas, Vrin, p. 59

Le voisin de la cité Villène


Le voisin de la cité Villène – « vilaine » cité ? – est un adulte pédocriminel dont les prédations ne vont être dévoilées que vingt ans plus tard, à l'occasion d'un procès en Assises, tenu à l'issue de longues procédures, longueurs dont la Justice est familière, car tant les précautions légitimes dont elle entoure le processus d'établissement des faits et de la vérité que les manœuvres dilatoires du Droit qui offrent leurs protections aux coupables présumés innocents, retardent le Jugement dans des proportions souvent insupportables pour les victimes.

Marine la narratrice a rencontré Tom qui lui révèle, au détour d'une question posée après l'amour : « tu as déjà couché avec un homme ? »  qu'il a été abusé dans son enfance. Que faire de cette réponse explosive ? Un « roman ».

Élodie Wilbaux, qui s'est lancée dans l'écriture comme « biographe privée », prêtant sa plume à des voix, vouées sinon à la solitude, livre ici un récit au scalpel, âpre, qui suit les trois journées, denses, d'un procès en Assises, épouse au plus près les paroles des victimes, des avocats, des experts, des magistrats et bien sûr du pédocriminel qui nie tout en bloc et en détail.

La position de Marine, amante d'une des victimes, qui a connu aussi, alors qu'elle était jeune étudiante, l'emprise d'un de ses professeurs de faculté, marié, est tout sauf détachée de ce qui est en jeu dans la vie des protagonistes. Elle n'est pas celle d'une journaliste qui rendrait compte d'un énième procès. Elle est engagée, comprend le sentiment de culpabilité qui envahit les victimes, jusqu'au point de pleurer « sur l'impossibilité des relations humaines », après la déposition d'une experte psychologue, qui a examiné une victime et le prédateur.

Cette position originale de la narratrice ne nuit pas à l'objectivité du récit. Elle soutient la dramatique du procès en Assises, admirablement restituée par l'autrice, nourrie d'analepses qui reviennent, hors débats, sur les circonstances des crimes commis sur les enfants, sur l'aveuglement des parents, leur déni devant l'impensable. Jusqu'au moment du Jugement par les jurés, le suspense est maintenu sur l'issue du procès.



Le voisin de la cité Villène - Élodie Wilbaux - Éditions M.E.O. - 2018 (171 pages, 16 €) 

01 septembre 2024

Deux dissertations "philosophico-théologiques"

 

Emmanuel Falque

Deux années consécutives, en 2015-2016 et en 2016-2017, j'ai eu la chance de suivre, sur le conseil de Jean-François Mézières, le cours de philosophie donné, en première intention, aux séminaristes du grand séminaire interrégional d'Orléans par Emmanuel Falque, doyen honoraire de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris. Quelques auditeurs libres pouvaient se glisser dans les rangs des séminaristes, au titre du CERC, le Centre d'étude et de réflexion chrétienne local. 

Emmanuel Falque se revendique phénoménologue et chrétien. Le cours de 2015-2016 était consacré aux fondateurs de la phénoménologie : Edmund Husserl et Martin Heidegger, Max Scheler, Edith Stein et Maurice Blondel. Celui de 2016-2017 présentaient les héritiers, contemporains : Merleau-Ponty, Jean-Louis Chrétien, Emmanuel Levinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, Henri Maldiney. Ces deux années furent pour moi un "retour en philosophie" enthousiasmant (au sens étymologique !), grâce aux qualités de pédagogue d'Emmanuel Falque, l'énergie de son verbe et sa vitalité contagieuse.

Chaque cycle fut conclu par une épreuve académique, un devoir sur table de 4 heures, exercice auquel je me suis soumis, non sans appréhension : à 65 ans, bien qu'écrivant à l'époque tous les jours, n'étais-je pas "rouillé" au point d'être désormais incapable de rendre une copie en bonne et due forme, dans les délais impartis ?

Le 28 janvier 2016, le sujet était le suivant. J'ai retranscrit, à la suite, ma copie :


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Doit-on s'étonner comme le fait Janicaud dans Le tournant théologique de la phénoménologie française, que phénoménologie et théologie aient pu s'embrasser au point de ne plus faire qu'une ? Les philosophes visés, pas tous chrétiens d'ailleurs (Levinas) ont-ils commis un crime de lèse-pensée en réexaminant la geste chrétienne à la lumière d'un des courants les plus modernes de la pensée contemporaine, comme l'avaient fait avant eux, dès les premiers temps, Augustin revisitant les Ecritures avec Platon, ou plus tard Thomas d'Aquin avec Aristote ? Janicaud reproche pour l'essentiel aux Henry, Marion, etc. d'avoir rompu avec l'immanence à laquelle s'étaient tenus les fondateurs, Husserl et Heidegger (du moins à leur débuts). Mais outre que les dits fondateurs ne se sont peut-être pas eux-mêmes tant contentés de l'immanence - en 1966 n'ira-t-il pas déclarer dans une formule certes restée mystérieuse : "nur noch ein Gott kann uns retten", "seul un dieu peut encore nous sauver" - ne pourrait-on au contraire penser que la phénoménologie a fait faire, est en train de faire faire, à la théologie une "cure d'immanence" dont elles pourraient sortir singulièrement renouvelées l'une et l'autre ? Ce fut le pari à chaque siècle du "fides quaerens intellectum".

Il est un fait que pour celui qui la découvre, la pensée phénoménologique "consonne" rapidement avec le Nouveau Testament. Ainsi, la formule liturgique "Le Christ s'est manifesté et il a habité parmi nous", qui est une déclaration de foi, peut être entendue, avant toute décision de croire, comme une éclosion et une présence affirmées. "Manifestation" est un concept-clé du philosophe Michel Henry, contenu dans le titre de sa thèse, L'essence de la manifestation ; "habiter" est un concept central du philosophe Martin Heidegger : c'est la tâche qu'il assigne au Dasein, à l'homme en charge d'accueillir dans le monde l'être dont lui seul peut permettre le dévoilement. Il est donc sans doute possible - et même souhaitable - de revisiter cette formule en suspendant, à la manière phénoménologique, toute croyance, mise entre parenthèses pour mieux explorer le récit néotestamentaire.

On proposera d'explorer d'abord la deuxième partie de la formule, espérant que ce choix apparaîtra fondé au terme de notre commentaire.

"...et il a habité parmi nous"

À l'évidence, l'habitant dont il est question est le Jésus de l'Histoire, celui dont les évangiles ont fait la biographie quadriforme, qu'il faut donc reparcourir rapidement pour comprendre de quel habiter il est question.
Ne pourrait-on risquer l'idée qu'il y a en Jésus un refus du "Da" du Dasein ? À relire les synoptiques, on voit bien que Jésus n'est jamais "là". Peut-être est-ce au désert qu'il inaugure cette façon qu'il va avoir de n'être en aucun lieu, sinon dans des habitats extrêmes. Au point que Marc au chapitre 1 va nous déclarer qu'"il vivait au milieu des bêtes sauvages (μετὰ τῶν θηρίων) et [que] les anges le servaient". Est-ce là l'habitat d'un homme, d'un Dasein ? Plus tard, en réponse à la question "Où habites-tu ?", il répondra d'un "Venez et voyez" qui ne nous dira rien sur le lieu, et il finira pas avouer que "le Fils de l'Homme - cet autre lui-même - n'a pas de pierre où reposer la tête", au contraire des oiseaux qui ont des nids et les renards des tanières. Pendant toute cette vie publique, dès le moment où il "sorti" (du "sein du Père", Jn 1, 18), il ne rentre plus nulle part, happé par les foules qui le poursuivent, sautant d'une maison dans une autre; d'une rive vers un désert, d'un désert vers une route, encore. Ce mobilisme de celui qui ne tient pas en place et ne tient dans aucune place, transforme, radicalement, l'habiter de l'homme. Un seul lieu, peut-être, va s'imposer comme tel, le Golgotha, puisqu'il lui faudra être-là pour accueillir la mort, cette phase de la vie à laquelle il n'échappe pas, même si, comme le fait remarquer Maurice Zundel, on peut s'étonner davantage que Jésus fût mort - qu'il ait pu mourir - que du fait qu'il ait été ressuscité, tant la vie était son être même. On avancera dont l'idée que le moment où Jésus habite notre monde, c'est ce lieu où il meurt. En ajoutant que même son cadavre se refusera à occuper un lieu - le tombeau - plus de trois jours. Pour devenir désormais "tout entier, en tout lieu, donnant l'être à chaque lieu à tout ce qui occupe un lieu" (Messiaen, Trois petites liturgies)

"Le Christ s'est manifesté..."

C'est par cette étonnante façon d'habiter, inédite, que l'annonceur du Royaume est devenu l'annoncé, que Jésus est devenu le Christ, "devenu" étant un autre verbe pour "manifesté". Le Christ apparaît dans le prologue de saint Jean comme le "phénomène" par excellence, puisqu'il est dit logos - "Verbe" - et lumière. Il est venu parmi les siens et les siens ne l'ont pas reconnu, qu'est-ce à dire ? Qu'il a bien été "vu" comme Jésus, le fils du charpentier de Nazareth, dont on connaissait la mère, les frères, les soeurs mais qu'en cette humanité, quelque chose n'a pas été re-connue. Comme s'il avait subi le destin de l'être heideggérien, condamné à rester voilé derrière l'étant. Chez Heidegger, l'être est toujours empêché d'être autrement que dans la forme dégradée de l'étant. Le procès d'étance qui livre les étants au monde à partir de la corne d'abondance qu'est l'être tout à la fois manifeste qu'il y a de l'être, repéré à son origine - "au commencement était le logos" - mais un être perpétuellement voilé.

La manifestation du Christ, au même titre que celle de l'être, n'est pas achevée. "Quand le Fils de l'homme reviendra sur terre, trouvera-t-il la foi ?" déplorait Jésus sortant de chez Zachée. Dom Grammont, l'abbé du Bec-Hellouin, ayant un jour commenté devant nous ce texte en disant qu'il ne fallait pas le comprendre comme "trouvera-t-il encore la foi", lecture à laquelle notre époque serait tentée de céder, mais "trouvera-t-il enfin la foi ?"

Le christianisme transforme profondément la métaphysique qui reposait sur le trépied Dieu - le monde - l'homme. En lui substituant le Père, le Fils et l'Esprit, il met en place une économie plus instable, rompant avec l'onto-théologie, admettant sinon la mort de Dieu du moins son insaisissabilité définitive, au profit d'un prochain qui vient à l'homme dans l'inattendu de l'événement et la contingence la plus absolue. L'homme est dans la nécessité d'être-là pour l'accueillir.


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Le 2 février 2017, c'est un autre sujet qui était proposé aux séminaristes et aux auditeurs du cours de philosophie :



Qu'en est-il de l'autre aujourd'hui ? Si l'on considère qu'il ne prend forme que dans l'acte de la rencontre, on ne manquera pas que pour beaucoup - et peut être pour tous à certains moments de la vie – il demeure comme une puissance et donc une menace dont il faudrait se garder. Le monde contemporain offre deux symptômes de ce que l'on pourrait nommer une crise de la rencontre, indice d'une altérité elle-même en question.

Au Japon, où le phénomène prend une ampleur inédite, on évalue à plus de 2 millions le nombre de jeunes adultes qui vivent désormais sans jamais sortir de chez eux, avec pour seule « compagnie » un écran d'ordinateur, unique fenêtre sur un monde qui semble les avoir effrayés définitivement. Est-ce que ce phénomène gagne l'Occident ? D'aucuns voient dans la multiplication de ce que l'on renomme « phobie scolaire », dès le collège, l'indice que notre société fabrique à son tour des « hikikomoris », nom donné au Japon à ces ermites d'un nouveau type.

Le second phénomène, plus classique et mieux répertorié, qui fait symptôme d'une difficulté contemporaine de la rencontre, s'observe dans la vie sexuelle des nouvelles générations : « faire couple » et durer dans cet état de rencontre n'a plus aucun caractère d'évidence. Psychologues, sociologues, moralistes même avancent toutes sortes d'explications : les attentes vis-à-vis de la vie à deux se seraient accrues démesurément et seraient donc nécessairement déçues, l'individualisation croissante des comportements remettrait en cause toute forme d'association humaine durable, y compris la conjugale ( par généralisation du CDD…) Sans oublier le règne annoncé par Lacan du « plus-de-jouir » colporté par les mouvements mondiaux des années soixante.

Ces deux symptômes soulignent les difficultés nouvelles de la rencontre et placent donc la question de l'autre, de l'altérité au cœur de toute réflexion sur le monde contemporain. Ici, c'est peut-être au philosophe de reprendre la main…

Nous voudrions avancer l'hypothèse suivante. Si la rencontre est bien « le lieu de l'autre », l'espace intersubjectif où il se matérialise, s'effectue, se constitue, alors les réussites et les échecs de cette constitution doivent être analysés à l'aune des trois modalités ou des trois « moments » liés ensemble, selon lesquelles la rencontre humaine se réalise. Nous en évoquerons trois successivement qui seront comme les moments successifs d'une genèse mais aussi, pour prendre une image mécanique, comme les trois temps d'un moteur, nécessairement répétés et chacun aussi indispensable aux deux autres.

En s'appuyant sur trois philosophes, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas et Jean-Louis Chrétien, nous voudrions évoquer tour à tour le corps à corps où se noue l'expérience de la chair, le face-à-face où se déploie la vision, et le côte à côte, condition d'émergence d'une expérience du monde partagée grâce au langage.

Avant même le corps à corps qui débute à notre naissance quand une sage-femme nous pose sur notre mère, peut-être y a-t-il un corps en corps, ce sein maternel dont nous gardons sans doute, enfouie quelque part, la nostalgie irrépressible ? De ce temps où nous étions à l'intérieur d'une autre, plus intime à elle-même qu'elle-même, nous n'avons gardé que l'évidence d'un nombril, signe indélébile de notre prime dépendance. C'est le grand metteur en scène et théoricien du théâtre Stanislavski qui l'exprime : « Sur la scène, tout vient de l'autre » (des spectateurs eux-mêmes, quand il s'agit d'un one-man-show)

Ce corps à corps, l'in-fans, celui qui ne parle pas, l'éprouve dans un maelström de sensations et de perceptions encore innommables et innommées, sinon par des voix qui interrogent (« tu as chaud ? Tu as froid ? Tu as mal ? »), sans obtenir pendant longtemps des réponses articulées au souci de l'autre qu'elles expriment.

L'allaitement, le bain, tous les soins du corps du nourrisson sont les puissantes épreuves de ce corps à corps qui vont constituer peu à peu pour l'infans un vécu, ce vécu du corps auquel Maurice Merleau-Ponty donne le nom de chair, à la suite de la distinction opérée par Husserl dans les Méditations cartésiennes entre Körper et Leib, corps et chair.

Ce corps à corps est sans doute un moment de confusion, où se joue encore une forme d'indistinction entre les corps, que la scène sexuelle s'évertuera à reconstituer dans la fusion charnelle, espérée, déçue et recommencée. Sans doute l'autre n'émerge pas encore définitivement du corps à corps mère-enfant, source éventuelle de difficultés ultérieures pour l'adolescent puis l'adulte. Mais il constitue en même temps une matrice de toutes les rencontres à venir et de toute constitution de l'autre.


Alors que la plupart des sens, ouïe, odorat, toucher, goût entretiennent vraisemblablement la confusion des choses et des êtres, la vision est sans doute celui qui imprime la marque de la distinction, de l'altérité. On évoquera ici évidemment le texte fondateur que fut « Le stade du miroir dans la formation du je » (Jacques Lacan) ou le face à soi-même du nouveau-né et de sa mère (ou de son père d'ailleurs) va donner à celui-ci les prémices de son identité et la première reconnaissance de l'autre, assomption vers un face-à-face sans doute encore vécu jusqu'ici dans une forme d'inconscience de soi-même et du vis-à-vis, en tout cas de ce qui les sépare.

Cette assomption de l'autre, dans son visage reconnu à son reflet, cette seconde naissance dans le face-à-face, c'est, nous prévient Levinas la découverte de l'état de guerre dans lequel nous nous trouvons en permanence. Giraudoux l'avait noté de son humour tranchant : « la paix, c'est l'intervalle entre deux guerres ». Avec le face-à-face commence la lutte, visage contre visage. Si Levinas voit dans le visage la matérialisation du commandement « Tu ne tueras pas », il sait aussi que chaque fois que j'ignore le visage, je m'ouvre la possibilité de tuer l'autre, sinon de façon vitale (comme dans le génocide ou le crime individuel) du moins en le néantisant, en le faisant disparaître du champ de ma vision.

Si le face-à-face est l'emblème de toute lutte, il est aussi celui de toute reconnaissance d'une altérité : au terme de l'indécision du combat, de la confusion qu'il entraîne, vainqueurs et vaincus acquerront une identité, heureuse ou malheureuse, mais qui est bien le fruit de cette rencontre. Dans le combat de Jacob, celui-ci attend de savoir contre qui il a lutté toute la nuit. « Quel est ton nom ? » C'est qu'en effet, le face-à-face ne peut prendre sens que dans l'hospitalité du langage. Lorsqu'il n'y a ni vainqueur ni vaincu, les lutteurs épuisés se retrouvent côte à côte et se parlent enfin.


Chez Jean-Louis Chrétien, il y a une première arche, avant celle de Noé, qui assure, dans l'hospitalité de la parole, une forme de salut (au double sens du mot) primordial dans l'être. Lorsque Dieu conduit les animaux devant Adam pour que celui-ci donne à chacun un nom, il veut s'assurer que cet homme est bien fait à son image et qu'il a comme lui la capacité d'être le verbe qui crée toute chose. D'une certaine façon, il fait de l'homme un co-créateur en l'associant dès l'origine à son œuvre. Comme si cet Adam était la figure prochaine du fils incarné et qu'il allait poursuivre ce que le Verbe a commencé aux premiers instants de l'univers.

L'homme apparaît bien comme celui pour qui toute chose a un nom et, par le langage, advient à l'être. Peut-être est-ce là, dans le langage que se trouve la véritable origine du monde, son commencement, qui selon le mot de Platon cité par Hannah Arendt, « tant qu'il séjourne parmi les hommes sauve toute chose ». La parole – le langage au risque de son énonciation, de sa force jaculatoire - apparaît bien comme ce qui donnent forme au tohu-bohu primordial. Dans le langage l'être a trouvé asile, comme le Verbe dans la crèche de Noël. Avec le langage, l'homme se saisit du monde, et peut, à côté de l'autre qui fait face à ce même monde, vérifier ce qui est l'en-commun.

Corps à corps, face-à-face et côte à côte sont bien les trois moments où se joue la rencontre et où se constitue l'autre émergeant sans cesse de la confusion et de la guerre.



Edmund Husserl

  Avertissement : cette présentation de la philosophie d'Edmund Husserl provient de notes que j'ai prises pendant le cours donné par...