22 octobre 2014

Sur Zemmour

La vérité si je mens


La posture, l’assise même, d’un pamphlétaire ou d’un polémiste, tribun sans parti, électron plus ou moins libre, relèvent pour une large part des adversaires, bien institués eux, qu’il se donne en les réinventant au besoin. Zemmour n’échappe pas à ce régime de dépendance : il tient à ses ennemis, qui assurent son fonds de commerce : les féministes, les  « jeunes des quartiers », le néo-capitalisme qui émascule les producteurs pour en faire des consommateurs, les gays qui veulent imposer leur « désir du même » etc. Il en entretient une description, qui n’est que le reflet de ses aversions. D’aucuns parleraient de boucs émissaires, mais dont le polémiste, paradoxalement, se dit volontiers la victime, ce pourquoi il se défend d’eux en les attaquant, comme un moustique s’attaquerait au taureau. Le polémiste est un parasite de la vie comme elle va. Pas forcément inutile.


Donc, Zemmour : ce qui suit présente et commente une interview qu’il a donnée, disponible sous un format court (19 mn environ sur YouTube) et que je viens de découvrir via un de mes amis Facebook. Je regarde peu la télévision et les exhibitions-causettes. Je précise aussi que je n'ai pas lu Le suicide français, n'aimant pas la littérature décliniste qui prospère dans (et sur) notre pays.


« Il y a des choses qu’on ne doit pas dire aujourd’hui à propos des hommes et des femmes. » Zemmour dénonce un politiquement correct qui interdirait la discussion sur les rôles respectifs de chaque sexe, au nom d’un égalitarisme posé comme un absolu : « les hommes et les femmes, c’est pareil ». Moi, dit Zemmour (qui dit souvent moi-je), "je veux que ça continue à ne pas être pareil", parce que ce non pareil est le produit d’une civilisation à laquelle il tient. Au passage, on ne sait pas à quoi il tient le plus : cette « civilisation » (laquelle ?) ou ce qu’elle produit, ce non pareil. Quiconque, ajoute-t-il ne soutient pas ce discours (le sien, donc) passe aujourd’hui pour un « odieux macho, fasciste, etc. ». Comme le Komintern avait décidé de traiter de « fasciste » tout ce qui s’opposait au communisme, est traité aujourd’hui de « macho » tout ce qui est « traditionnellement masculin et viril ». Incluant sans doute M. Zemmour.


Les hommes sont de ce fait « perdus » et ne savent plus qui ils sont, et les femmes répètent « ah non, moi, je ne veux pas d’un macho » alors qu’elles ne savent même pas ce qu’elles veulent. Pour Zemmour, les hommes ne veulent plus être des hommes selon les critères traditionnels, des héros, des guerriers et ça, ce serait la faute à la guerre de 14-18, dit-il, et à la boue des tranchées, qui les auraient humiliés définitivement, en les mettant plus bas que terre (de fait, au fond des tranchées). Dans la Grande Guerre, ajoute-t-il curieusement, « le corps de l’homme change ». Pense-t-il alors au corps blessé, ou serait-il possible que la guerre elle aussi ait dévirilisé l’homme, ce qui serait paradoxal puisque selon Zemmour, l’essence de l’homme est d’être un guerrier. Par la fréquentation trop assidue des infirmières, peut-être ?


Il nous dit aussi que le capitalisme - occidental on présume - ne veut plus des producteurs, qui sont « en Inde ou en Chine désormais », mais des consommateurs et le meilleur consommateur, c’est la femme. Donc il faut transformer tout le monde en femmes, ce à quoi le capitalisme s’emploierait. On voit que là, Zemmour part d’un schéma simpliste où les hommes produisent pendant que les femmes consomment, en quoi il néglige, au moins, toute la contribution des femmes à l’économie, domestique, et surtout à la reproduction de la force de travail (qui manque déjà à nos amis allemands). Mais ce simplisme a une origine plus originelle qu’il assène plus loin : les hommes sont des chasseurs et les femmes, pas, attendant sans doute la côte de mammouth rôtie, blotties avec leurs rejetons au fond de la caverne. Zemmour doit regarder Silex and the city.


Enfin, dernier péché sociétal : des groupes « minoritaires », les féministes, les gays, travaillent à instaurer une forme d’indifférenciation entre les sexes, visant à imposer le « désir du même ». Zemmour reprend là une idée très répandue dans la Manif pour tous selon laquelle un homosexuel (ou une) serait amoureux de son double et l’on sait ce que cette idée fausse doit au mythe qu’Aristophane expose dans le Banquet de Platon, mythe qui a pourtant donné naissance aux genres pluriel, en voie de réhabilitation (lire sur ce sujet Eros enchaîné, d'André Paul). Comme si l’altérité fondamentale, celle du prochain biblique, n’était qu’affaire de sexe ou de genre !


La société, pour Zemmour, est devenue « morbide ». Cette maladie, c’est son impuissance. Pour combattre cette morbidité, « on affiche des femmes nues partout », car le vrai problème de notre société est de susciter, de réveiller le désir masculin. D’abord, on ne sait pas trop qui est ce « on » et puis il faudrait s’entendre : si le capitalisme veut avant tout des consommateurs, c’est avant tout le désir de consommer qu’il s’emploie à développer. Les femmes dénudées des publicités ne sont pas là pour exciter les hommes mais plutôt pour faire chauffer les cartes bleues, non ?


Le couplet contre « Madame Badinter » et « Madame de Beauvoir », les meilleures ennemies de Zemmour, est lui aussi curieux puisqu’il les accuse d’avoir commis un « hold-up idéologique » - Zemmour a le sens de la formule approximative - sur leurs sœurs prolétaires. Ces deux bourgeoises n’auraient jamais souffert personnellement de la domination masculine (qu'en sait-il ?) mais auraient « volé » ce statut de dominées à leurs consoeurs prolétaires, les seules vraies, pour en faire des livres et parler à leur place. Mais que fait donc Zemmour quand il parle des "hommes" en notre nom à tous ?


Les femmes savent-elles ce qu’elles veulent ? Zemmour rappelle l’interrogation de Freud, « Was will das Weib ? », « Que veut la femme ? » une femme déjà quelque peu essentialisée par cet article défini. Dans l’interview, une journaliste tente de répondre à la place des femmes, des choses somme toute assez simples, de bon sens : « apprendre, travailler, être libres de s’épanouir et de développer leur cerveau… » Mais pour Zemmour, les femmes ont déjà tout ça, et depuis longtemps et ce n’est pas une nouveauté. Et de prendre des exemples au XVIIIème siècle en évoquant Madame du Deffand qui correspondait avec Voltaire d’égale à égal. Une élite, reconnaît-il, alors que le paysan de l'époque n'est pas à la fête.Travailler ? répond encore Zemmour : les femmes ont toujours travaillé. Mais « les femmes créent moins et transgressent moins que les hommes parce qu’elles ont une forme d’intelligence différente de celle des hommes. » Et Zemmour d’enfoncer le clou : « Je suis désolé de le dire [et il peut l’être !], mais les grands génies sont des hommes ». Pourquoi ? Parce que les femmes ne transgressent pas et Zemmour de marteler d’un « c’est comme ça » pour essentialiser, de toute éternité, cet état de fait. Sur ce qui n’est pourtant assez largement qu’un produit de l’histoire, Zemmour propose d’interroger le « Bon Dieu » - la boutade en dit long sur son niveau de réflexion sur la nature des choses - pour en connaître l’origine !


« Qu’est-ce donc que le génie des femmes ? L’amour ? » interroge la journaliste, qui s’obstine, la maladroite, à vouloir leur en attribuer un... Zemmour cite alors Rousseau : « L’amour a été inventé par les femmes pour que ce sexe, qui devait obéir, domine ». L’origine de tout ça, dit Zemmour, « c’est que les hommes chassent et que les femmes ne chassent pas [sic]. Mais aujourd’hui on ne doit pas dire qu’ils ont des rôles différents, on doit dire qu’ils ont des rôles interchangeables, eh bien moi, je ne suis pas d’accord » Encore un moi-je. Cette interchangeabilité – prônée, théorisée – martèle-t-il, est en train de « détruire notre société. »

Passant au divorce, il affirme que c’est (encore !) la féminisation de la société qui est à l’origine du « divorce de masse ». L’indifférenciation est en train de tuer le couple car elle tue le désir. Dans une société traditionnelle dominée par les hommes, il y a les individus et la famille : le couple n’a guère d’importance, il n’est qu’un « passage », « un moment de passage ». Or aujourd’hui, c’est le couple qui est « déifié », « sanctifié » : on veut « se mettre en couple ». Zemmour évoque les « petits couples » dans la rue ; ce serait nouveau [?!], il n’y a plus d’individus autonomes : ils sont « couplisés ». Et comme le couple est mythifié, dans la réalité, on est forcément déçu, donc on divorce. Avant, on disait : on ne divorce pas pour les enfants, mais comme ce n’est plus la famille mais le couple qui est important, on divorce.

Zemmour cite alors Pascal Quignard selon qui le christianisme a rompu avec l’ordre grec en rapprochant eros et philia dans l’amour conjugal. C’est une tentative de féminisation de la société, car c’est « le vieux rêve des femmes, lier l’amour, agapè ou philia et le désir, l’eros. Or « traditionnellement », les hommes n’ont que faire de ce lien et même, ajoute Zemmour, c’est un « danger pour eux » (sic). « Le christianisme a tenté cette utopie » du « mariage d’amour » mais très vite les hommes ont repris le pouvoir dans l’Eglise et ils ont imposé leur « arrangement », avec l’amour dans le mariage et le désir à l’extérieur (« il y a des professionnelles pour ça », courtisanes ou putes, sans doute). Cette structure traditionnelle a repris le dessus, même dans une société chrétienne. On voit là que la « tradition » dont parle Zemmour relève davantage du théâtre de boulevard du XIXème siècle, fait de bourgeois cocus et de petites vertus, que d’une quelconque Tradition à laquelle ou pourrait mettre un grand T.


Mais quel danger menace donc les hommes, à mêler philia et eros ? Là, oubliant sans doute que l'auteur de La Chartreuse de Parme était authentiquement féministe, comme l’a reconnu Simone de Beauvoir elle-même, Zemmour fait donner le Stendhal de De l’amour : « au premier grain de passion, il y a le premier grain de fiasco ». En clair, l’homme qui aime la femme la sanctifie et n’arrive plus à la désirer, en fait « à bander ». Or aujourd’hui on somme les hommes d’aimer pour [avoir le droit de] désirer. Notons encore une fois que le lecteur de Zemmour ne sait toujours pas qui est ce « on » qui « somme » les hommes.


Dans les années 70, ajoute Zemmour, des femmes ont dit « nous aussi on ne va plus lier le désir à l’amour, on va s’en émanciper. » Elles ont pris des amants, se sont bien amusées. Le bout de cette évolution darwinienne, c’est Catherine Millet, qui est pour Zemmour « l’incarnation de cette idéologie », une sorte d’archétype, ajoute-t-il, presque admiratif. Mais en évoquant Millet et cette forme de réussite féminine, qu’en pense-t-il réellement ? Que c’est « bien » ? Que ces femmes qui ont délié le sexe de l’amour ont eu la vertu qui fait les vrais hommes ? M. Zemmour n’irait peut-être pas jusque là, dans sa mythique société traditionnelle préférée.


Mais, quoiqu’il en soit du modèle Catherine Millet et de ses émules, aujourd’hui, poursuit Zemmour, on est à rebours de cette évolution : « les jeunes filles, à nouveau obsédées par l’amour, ont retrouvé les comportements de leurs grands-mères », même si elles accumulent les amants. Le problème c’est qu’elles imposent ce régime d'amour aux garçons qu’elles tétanisent, tellement elles sont féroces, par exemple sur l’infidélité. Les garçons ne sont plus des hommes, des transgresseurs, ils sont féminisés, castrés et ils sont là, petits garçons de leur maman et de leur petite amie, qui est leur deuxième maman. Ils sont éternellement le petit garçon de leur maman, qui les a élevés toute seule, qui a « dégagé » le père à cet effet dans les années 70-80 et en plus ils sont la « copine » de leur petite copine avec qui ils partagent leurs crèmes de beauté, se montrent leur épilation... L’horreur absolue pour Zemmour.


A propos des images, il note « une espèce d’obsession du sexe dans les images de femme. » « Moi j’ai une explication » [c’est fou ce qu’il ressemble à Sarkozy à certains moments !]. C’est parce que les hommes n’arrivent plus à désirer qu’on leur invente un monde sur-sexualisé. Encore un « qu’on ». Car « au fond d’elles-mêmes, les femmes sont désespérées par ce comportement des hommes. » Dans cette civilisation – la nôtre, pas celle que regrette Zemmour - les jeunes garçons, soit se soumettent à cet ordre féminisé, soit essaient de  « se bricoler une sexualité  » qui, le plus souvent, est « ou ridicule, ou barbare, parce que ce n’est pas ritualisé. » Là les féministes ont raison, dit Zemmour [et « Madame Badinter » d’écarquiller les yeux, sûrement !], la virilité est dangereuse : les hommes sont fondamentalement violents, barbares, destructeurs. C’est pour ça que les femmes civilisent, canalisent. Ont-elles tort ou raison, à ce moment-là ? Zemmour ne l'avouera pas.


Au passage, parlons de l’évolution des films pornos, qui, grâce à Internet, sont devenus le fonds d’éducation sexuelle des jeunes : on est passé du film échangiste (style Brigitte Lahaie), libertinage de classes moyennes, que regardait Zemmour dans sa jeunesse sans penser à mâle, à des films « sans histoires, sans scénarios, où ils sont à dix sur une fille qu’ils tabassent plus ou moins : on jubile quand on voit ces films-là, parce qu’on se venge  », lui a dit un jeune homme  « bien sous tous rapports. » 


Alors évidemment, revenons à cette occasion sur les « jeunes de banlieue » autre essence sociale zemmourienne, comme LA femme : ils refusent la société féminisée et s’inventent eux aussi une virilité d’une « barbarie inouïe »: ils interdisent à leurs sœurs de sortir autrement qu’en survêtement ou voilées, parce qu’ils ont peur des femmes. Là, l’auditeur de Zemmour ne peut s’empêcher de sourire : ce n’est pas gentil, certes, mais est-ce vraiment d’une « barbarie inouïe » que d’obliger sa petite sœur à porter un survêtement ? Une journaliste, d’ailleurs, ne comprend plus : « Ils ont donc un comportement traditionnel ?   » suggère-t-elle, sous-entendant que M. Zemmour pourrait au moins approuver cette manifestation d’autorité mâle, de masculinité, sur la gent féminine, au lieu de tout critiquer ? Mais « non », répond Zemmour, qui tient visiblement à ostraciser les jeunes, leurs pères n’obligeaient pas leurs femmes ou leurs sœurs à sortir en survêtement. (sic). On est « au-delà du traditionnel ». Et d’évoquer, pour bien préciser ce qu’il appelle « au-delà », le drame de la jeune Sohane, brûlée en 2002 par le garçon qu’elle avait éconduit. Ce que Zemmour feint alors d’ignorer pour coller cette casserole aux « jeunes de banlieue  », c’est que ces violences au sein du couple sont la première cause de mortalité des femmes (1/7ème des décès), tous milieux et toutes ethnies confondues et qu'on peut douter légitimement que pérenniser (ou revenir à) cette forme de société idyllique dominée par les mâles soit un bon plan.


Enfin, pour Zemmour, s’il y a une tradition de contrôle strict des femmes par les hommes dans les pays musulmans, c’est parce que ceux-ci en ont peur : ils ont peur de ne pas être à la hauteur, donc ils les enferment, ils ont sûrs ainsi qu’ils ont une supériorité. C’est toujours le problème de l’homme, pour Zemmour, pathétique : il faut montrer une supériorité. Retour par Pascal Quignard et le phallus qui s’appelait chez les Romains le fascinus : il faut fasciner, les hommes veulent fasciner et les femmes veulent être fascinées. Et cette image a été construite « pour le bien des deux » : « sinon les hommes ne bandaient pas et les femmes n’avaient pas ce qu’elles voulaient. » Ce qui semble au passage suggérer que les femmes veulent donc quelque chose et le savent ? Donc, quitus est donné aux Romains et à leur fascinus mais pour ce qui est des banlieues, ils "délirent bien au-delà du comportement traditionnel", par réaction à la société féminisée : on est dans la folie barbare.  « La virilité humiliée par la féminisation est une virilité qui se barbarise. » C'est la faute aux féministes, encore ?


De ce tourbillon brouillon, il ne ressort pas un portrait précis de la société « traditionnelle » à laquelle Zemmour souhaiterait revenir (ou qu'il veut promouvoir ?). Les femmes doivent rentrer à la maison ? C’est monsieur qui doit décider de tout ? Notre polémiste paraît plutôt être, comme beaucoup de contemporains, largué par le monde tel qu’il est et tenté par le fondamentalisme ou la réaction. Et l’on pourrait reprendre à son propos, la question que Freud posait à propos des femmes : « Que veut M. Zemmour ? » 


27 septembre 2014

Éros enchaîné

Une généalogie des maladies religieuses du sexe




Dès les premiers chapitres de son encyclique Deus caritas est (Dieu est amour), Benoît XVI citait en 2005 le philosophe du nihilisme : « Selon Friedrich Nietzsche, le christianisme aurait donné du venin à boire à l’éros qui, si en vérité il n’en est pas mort, en serait venu à dégénérer en vice. Le philosophe allemand exprimait de la sorte une perception très répandue : l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? » (§ 3)

Reprenant à nouveaux frais l’interrogation du pape émérite, et proposant d’autres réponses, ce n’est pas un poison que dénonce André Paul dans son nouveau livre, mais des chaînes, qu’il entend bien briser. Il commence d’ailleurs par une manière de « coming out » personnel. Non que ce savant bibliste et historien nous dévoile soudainement quelque orientation tenue jusqu’ici secrète ! Mais que de façon plus forte et plus signifiante, avec les premières pages de son livre consacrées à des « ouvertures » inédites sur ses années d’apprentissage, il nous offre à lire l’itinéraire singulier d’un homme qui, de son propre aveu, est né paganus au XIXème siècle pour être projeté catholicus au XXIème, a porté lui-même les chaînes dont son enfance pyrénéenne et sa formation ecclésiastique ont recouvert son propre éros, et a peut-être découvert, dans un intense désir d’études longuement et jamais assouvi, les prémices d’un exercice de ce sexe et de ce genre « oméga » dont son livre se fait l’étonnant annonceur, aussi troublant que pertinent pour notre époque.

Car cette mise en bouche autobiographique, qui brosse aussi le portrait de temps en partie révolus - ah, le « tout sexuel » obsessionnel de la confession ! - est suivie d’une rigoureuse déconstruction historique de la morale sexuelle catholique, menée avec le souci pédagogique de ne jamais perdre le lecteur. Au fil d’un inventaire érudit mais toujours accessible, André Paul nous guide du code de Hammurabi au catéchisme de Jean Paul II, en passant par Platon, par les relais du juif alexandrin Philon, contemporain de Jésus, et du chrétien Clément, évêque de la même ville un siècle plus tard, qui fut le forgeron en chef des fameuses chaînes. En effet, depuis Clément qui a radicalisé les thèses de Philon, "l'Église romaine est restée alignée sur le procréationnisme pythagoricien" de ce dernier, pour lequel les relations sexuelles n'étaient justifiées qu'en vue de la reproduction. Ces chaînes seront encore alourdies lorsque le concile de Trente, en 1563, scellera après de longs débats l'indissolubilité du mariage et avec elle, le code sexuel des catholiques jusqu'à nos jours.

Parallèlement à ce décryptage historique, André Paul se livre à une exégèse serrée des textes du Nouveau Testament qui traitent du mariage et des relations de genre (eros n’est pas un mot du vocabulaire grec des évangiles ou des épîtres). Au passage, il dédouane de façon convaincante, au nez et à la barbe de la Tradition, aussi bien Jésus de Nazareth, le fondateur du christianisme, que Paul de Tarse, son premier théologien, des accusations portées contre le christianisme, religion de l’amour qui aurait trahi son thème central.

Ce double parcours critique, historique et biblique, conduit André Paul à proposer d’autres réponses aux questions de l’indissolubilité du mariage, de l’homosexualité et plus généralement du genre, sans nouveau dogmatisme, sans démagogie de la pensée non plus. Relecteur attentif du Banquet et du Timée, il envisage les fortunes diverses de l'androgyne et du deuxième sexe dans notre culture. Incomparable dompteur des mythes qui tissent celle-ci, il sait les faire parler vrai, de façon neuve et simple, du corps et de son avenir, jusqu'à cette utopie d'un sexe "omega" : le seul sexe vraiment humain ?

Celleux que les chaînes d’Éros ont blessés durablement dans leur chair, avec ou sans Dieu, trouveront peut-être dans ce livre de quoi s’en délivrer et, pourquoi pas, de quoi en rire avant d’en guérir. Car c’est une vraie bonne nouvelle que nous annonce André Paul : non, entre Dieu et le sexe, il n'y a pas à choisir. On n'en attendait pas moins d'un Dieu qui a voulu s'incarner.

 


07 septembre 2014

Le Royaume



L'évangile selon Carrère


« Je ne sais pas ». C’est par ce doute ultime qu’Emmanuel Carrère conclut 630 pages de dialogue avec le chrétien à durée déterminée qu’il a été, pendant ce qu’il nomme aujourd’hui une « crise ». Cette crise forme le premier chapitre de son livre, le plus personnel. Il s’agit d’une crise de foi, mais non à la manière d’un croyant frappé par le doute : plutôt à celle d’un agnostique - qu’il est redevenu après cette parenthèse de trois années de foi intense - brutalement enjoint de croire avec ferveur, après une enfance chrétienne de convention et sans éclat mystique, une enfance « christianiste » dirait Rémi Brague. Une marraine croyante, très aimée, l’accompagne dans cette « crise », comme l’accompagnera aussi Hervé, cet ami plein de sagesse auquel Le Royaume doit également beaucoup.

Ce dialogue avec sa propre histoire, avec cette « crise » consignée dans « dix-huit cahiers à reliure cartonnée » qu’il va redécouvrir et relire, Carrère le commente et il l’a nourri, à l’évidence, de nombreuses lectures savantes. En vérité, on peut penser qu’il n’a jamais cessé de l’entretenir. L’épisode de sa vie au cours duquel il a accepté de réécrire l’évangile selon Marc pour la Bible de Bayard a dû compter autant dans sa détermination à remettre sur le métier cette ample réflexion sur les débuts du christianisme et sur Jésus. Pour enfin payer la dette que tout écrivain doit aux Écritures ?

Ancien journaliste dont le style a gardé de ce premier métier la nécessaire « ligne claire », Emmanuel Carrère a toujours eu un double goût : celui de la vie des autres et celui de l’enquête. Son livre devait d’ailleurs s’appeler L’enquête de Luc car c’est de cet évangéliste qu’il tente de reconstituer le parcours. C’est dans ce Luc rencontrant Paul et racontant dans les Actes des apôtres cette rencontre et les premiers temps de ce qui n’est pas encore l’Eglise, puis écrivant la vie de Jésus, que va se projeter l’écrivain et scénariste Carrère pour sa tentative de reconstitution d’une genèse du Nouveau Testament et de cette religion nouvelle dont Renan, que Carrère admire, dira : « L’Église, c’est une secte qui a réussi ».

Imaginer Luc au travail sera pour Carrère la seule façon de conjuguer rationnellement Paul, inventeur d’un christianisme hors l’Histoire – on pourrait dire « hors sol » - puisque précédant l’écriture des évangiles et même, à la limite, les ignorant, avec la figure de son fondateur, Jésus, obscur prophète galiléen, dont la mort ignominieuse sur une croix romaine aurait dû disperser définitivement la personne, les enseignements et les disciples dans la nuit de l’oubli. Luc est le go-between, le pont idéal entre Jésus et Paul et Carrère va brosser habilement son parcours d’auteur en profitant des silences des textes et de l’Histoire.

Paul enseigne que la sagesse du monde est folie devant Dieu et que Dieu a choisi ce qui était faible dans le monde pour confondre ce qui est fort. Ce qu’entendent les correspondants des épîtres de Paul est, pour Carrère, « quelque chose d’absolument nouveau » (271) dans le monde antique, à l’instar du fameux « les premiers seront les derniers » (et inversement). Carrère confronte in fine la figure et l’enseignement de Paul à ceux d’Ulysse, qui a refusé la proposition de Calypso, « que plus personne ne nous fait », note-t-il avec une pointe de regret (293) : une éternité d’amour avec une femme éternellement jeune. Or, la proposition de Calypso, dit Carrère, présente une « ressemblance troublante » avec celle de Paul : être délivré de la vie et de sa chair dégradable, de l’ici-bas, de la condition d’homme. Pour Carrère, il y a deux familles humaines : celle des hommes qui aiment la vie sur terre et n’en veulent pas d’autre : et « celle des inquiets, des mélancoliques, de ceux qui croient que la vraie vie est ailleurs. » (294). Il ne semble pas voir que les chrétiens, comme les autres et de toutes les époques, se partagent entre ces deux familles et sont même intimement déchirés entre elles.

Dans l’enquête entamée au chapitre suivant, va émerger progressivement l’idée que peut-être, ces deux familles finiront par se réunir et pourront se dire enfin, comme les pèlerins d’Emmaüs, « que la tristesse, c’était fini » (342), cette tristesse dont on ne peut pas ne pas penser, en relisant toute l’œuvre de Carrère, qu’elle lui colle à la peau.

Le doute final qu’éprouve Carrère concerne sa propre fidélité au croyant qu’il a été et qu’il n’est plus. Il vise en cela, peut-être, « la figure secrète de la vie de chacun » (152), donc de la sienne et celle de son lecteur. Pourtant, ce doute a semblé s’effacer dans les dernières pages où il décrit sa rencontre avec Jean Vanier et la communauté de l’Arche. C’est là qu’il nous fait entrevoir le mieux la vérité du Royaume, celui dont Jésus annonce à ses disciples qu’il est « parmi nous », hic et nunc. Lorsqu’Elodie, la jeune trisomique, se plante devant Emmanuel et l'entraîne dans une danse et dans un chant auquels il répugnait à se joindre l’instant d’avant, c’est que quelque chose en lui vient de céder. Ce quelque chose, il en a fait la description exacte cinq cents pages auparavant en évoquant la conversion de Saul : « tout ce qui sépare les hommes les uns des autres avait disparu et tout ce qui les sépare du plus secret d’eux-mêmes. » (172) N’est-ce pas cela, le Royaume, n’est-ce pas Elodie qui conduit enfin Emmanuel « là où tu ne voulais pas aller » (Jean 21,18, cité deux fois, p. 53 et p. 611), là où l’on danse, enfin ?


***

Les exégètes professionnels dénonceront sans doute dans le dernier livre de Carrère des erreurs et des approximations, non moins que d’audacieuses hypothèses, largement puisées dans l'œuvre de l'écrivain juif anglais, Hyam Maccoby. Critiques d'autant plus  dures qu’ils ne pourront que jalouser la clarté de l’exposé et sa sincérité.


Il y a tout de même dans ce livre quelques « ratés ». La synthèse sur les « ruptures » de Jésus (477-478) prête au prophète galiléen, notamment vis-à-vis des femmes, des opinions que l’on trouve peut-être chez Paul ou dans la hiérarchie catholique, mais pas dans les évangiles ! Où Jésus dit-il qu’il ne faut pas prendre femme, ne pas désirer, ne pas avoir d’enfants, et surtout qu’il faudrait préférer « le deuil, la détresse, la solitude, l’humiliation » ? Nulle part, il me semble. Chez Nietzsche, peut-être…Jésus est un "bien-vivant", pas un Cathare. Le prochain livre d'André Paul, Éros enchaîné (Albin Michel), fera d'ailleurs litière de ces vieilleries. Par ailleurs, d’où Carrère tient-il qu’une partie des premiers chrétiens se serait transformée « sous l’autorité de Jean en secte fanatique » (520) « d’ésotéristes paranoïaques » (534) ? Ce n’est pas ce qui ressort de l’évangile du disciple que Jésus aimait, même si on peut sourire que le dit disciple (ou son scribe tardif) revendique cette préférence du maître pour lui, ou qu’il se mette lui-même en scène comme le dernier des hommes fidèles au pied de la croix.

Le Royaume n’est pas un traité aride. La personne et la sensibilité de l’auteur, celles de sa femme, de ses amis, leur vie quotidienne, sont constamment mêlées à l’œuvre en train de se faire et c’est ce qui fait une grande partie de son charme et au-delà, de sa force vitale. Pour autant, on s’étonnera de voir surgir au détour d’un commentaire d’un tableau de van der Weyden, représentant Luc l’évangéliste en train de peindre la Vierge, la description minutieuse d’une vidéo pornographique qui a eu l’heur d’enchanter notre auteur lors d’une de ses retraites valaisanes et qu’il a fait partager à son épouse - c'est un couple libre sous tous rapports (390-397, ceux que ça intéresse pourront y aller directement). Qu’est-ce que ça vient faire là ? J’ai envie de tutoyer M. Carrère pour l'occasion : c’est ta life et on s’en fout, comme de savoir que tes mains ne sont pas toujours posées sur le clavier de ton ordi. Laisse ça à Valérie Trierweiler.

Comme Emmanuel Carrère y est invité jeudi prochain, je regarderai sans doute La Grande Librairie, puisque mon ami Jean me l'a conseillé.  Comme c'est une question du niveau de notre télévision, je saurais peut-être alors  si ce morceau choisi est une provocation mûrement réfléchie à l’intention des cathos coincés qui liront le livre, une exhibition de dernière minute pour éviter d’être affublé par l’Eglise d’un imprimi potest, une façon de se soulager un instant d’un sujet trop sérieux, ou un malencontreux copier-coller qui aurait échappé à la relecture, comme le « Pélopponèse » (sic) de la page 327.

 


15 mars 2013

François tout court


 

Quand un cardinal nous libère des ordinaux

Mercredi soir [13 mars 2013], Ruth Elkrief interrogeait Bernard Lecomte pour savoir quel pourrait être le premier « geste » du nouveau pape. Bien en peine pour répondre – un expert n’est pas un devin – celui-ci rappelait que Paul VI s’était affranchi de la tiare pour pouvoir voyager plus léger et qu’avant lui, Jean XXIII avait renoncé à la sedia gestatoria, cette chaise à porteurs dorée dans laquelle on promenait les souverains pontifes de la place Saint-Pierre à la basilique, mais guère plus loin. Or il se pourrait bien que le signe le plus spectaculaire de ce pontificat soit à la fois le plus humble et le plus immodeste qui soit, et qu’il nous ait déjà été donné.

En choisissant le prénom de Saint François d’Assise, le poverello, le jésuite Jorge Mario Bergoglio, s.j., se fait franciscain, o.f.m. Le soldat de l’armée noire de la papauté oublie ses onze années d’études et s’en va converser avec les oiseaux. Comme avant lui le pape Jean Paul Ier, il inaugure une lignée. Mais là où Albino Luciani, le pape éphémère, s’inscrivait, avec une modestie prémonitoire, dans la suite de ceux qui l’avaient précédé en accolant leurs deux prénoms, François est sans antécédent. Ce commencement est d’ores et déjà une rupture, que l’Histoire confirmera peut-être.

En attendant, celui qui nous avait d’abord été annoncé comme François Ier, ce qui nous évoquait étrangement, à nous Français, un roi et un bataille italienne d’il y a quelque cinq cents ans, s’est renommé rapidement François. Un simple prénom. On nous a bien dit qu’il s’appellerait un jour François Ier quand il y aurait un François II, mais pour l’heure, c’est « François ». Joseph Ratzinger avait voulu nous rappeler ce que l’Église et le monde devaient à Saint Benoît, le réformateur du monachisme occidental. François s’avance vers nous défait de cet ordinal qui copiait des successions monarchiques d’un autre âge. De droit divin comme nous tous mais tel un frère en sandales, il nous tend la main et nous dit : « Appelez-moi François, tout simplement ».

Nous verrons vite si les medias sont assez intelligents pour accueillir cette tranquille subversion sémantique et plutôt que de titrer cet été « Le pape François arrive à Rio » auront l’audace d’écrire « François aux JMJ ». Ce simple prénom pourrait nous délivrer de tous les autres titres majuscules Pape, Souverain Pontife, Chef de l’Eglise, Très Saint Père, etc. Oui, le 266ème successeur de Pierre s’appelle François. François, tout court.

PS : On lira avec profit la biographie de François en BD publiée aux Arènes en 2018.

12 février 2013

Le pape n'est pas mort...

 ... vive le pape !



Que le successeur de Pierre renonce à sa charge volontairement, en pleine liberté, emporte des conséquences qu’on n’a pas fini d’apprécier et qui ne se liront clairement qu’au regard de l’Histoire à écrire.

Une première chose m’apparaît : le passage d’un pape à l’autre ne va plus être ce couloir sombre et solennel, ponctué de musiques tristes et de veillées aux bougies sur la place Saint-Pierre, tunnel qui conduisait des obsèques internationales du pape défunt, urbi et orbi, jusqu’à la lumière de la fumée blanche envolée dans le ciel romain. J’ai connu la mort de Pie XII, de Jean XXIII (1963, annus horribilis), de Paul VI, de Jean Paul Ier, de Jean Paul II. Benoît XVI, redevenu Frère Joseph, humble moine d’une communauté, s’endormira loin du vacarme médiatique qui entoure le Vatican lorsqu’un pape meurt « en fonction ». Le pape n’est pas mort, vive le pape !

Du coup, cette succession va s’opérer moins dramatiquement, sans mise en scène doloriste, comme pour n’importe quelle institution humaine. Ce pape, sans doute le premier à avoir cité Nietzsche dans une encyclique, ne se prend définitivement pas pour un surhomme. Paradoxalement, parce que la mort n’y aura pas imprimé sa marque, la continuité du siège papal n’en sera que mieux soulignée. Le relais va être transmis entre deux coureurs bien vivants, l’un un peu essoufflé mais qui n’a jamais lâché le témoin et « achève sa course » (2 Tm 4,7) et l’autre déjà mystérieusement préparé à prendre la suite et à courir lui aussi sous les couleurs régénérées de l’Eglise catholique.

Benoît XVI ne « démissionne » pas, car il n’a jamais été un pape démissionnaire. D’autres que moi ont déjà montré combien il avait été au contraire le ferme artisan non pas d’une Réaction mais d’une nouvelle contre-culture catholique, autre nom « moderne » d’une bonne nouvelle à jamais sel de la Terre et lumière du monde.

Je ne regretterai qu’une chose : qu’après ses deux encycliques sur l’amour et l’espérance, Benoît XVI n’ait pas bouclé sa « trilogie » en cette année de la foi qu’il avait désiré nous faire vivre. Mais qui sait ? Une autre divine surprise nous attend peut-être d’ici au 28 février 2013, 20 h…

 


20 mars 2012

Alger-Toulouse, d'une minute de silence à l'autre

L’Histoire bégaie-t-elle ? De quelles secrètes correspondances est-elle parcourue ? Le goût des hommes pour les plus sombres anniversaires y est-il pour quelque chose ?

Le 19 mars 1962, le ministre de l’Education de l’époque, Lucien Faye, avait décrété qu’une minute de silence fût observée dans toutes les écoles de ce qui était alors la France. Quatre jours auparavant, le 15, un commando de l’OAS, dirigé par un lieutenant-parachutiste déserteur Roger Degueldre, avait assassiné à El Biar, dans la banlieue d’Alger, six inspecteurs de l’éducation engagés dans la cause des enfants en difficulté, dont le poète algérien Mouloud Feraoun. Dans son message, le ministre rappelait que ces hommes, musulmans, chrétiens ou libres penseurs, venaient de « tomber au champ d’honneur de leur travail. »

Le 19 mars 2012, un homme* vient d’assassiner dans une école judaïque un autre homme et trois jeunes enfants. Il a sans doute déjà tué trois autres militaires, d'origine arabe ceux-là. C’est peut-être lui-même un ancien militaire.

Le 20 mars 2012, une minute de silence est décrétée par le ministre de l’Éducation Luc Chatel dans toutes les écoles de France pour honorer la mémoire de ces vies interrompues.

Le 19 mars 1962, il y eut quelques jeunes gens pour refuser de s’associer à cette minute de silence. Patrick Buisson, qui avait alors 13 ans, fut l’un de ceux-là. Il est aujourd’hui conseiller du président Nicolas Sarkozy. A Angoulême, pour ce que j'en sais, trois élèves furent exclus du lycée Guez-de-Balzac au motif de ce refus. Si l’on doit se taire un instant, plaidaient-ils à l’époque, que ce soit en l’honneur des victimes des deux « camps », celles du FLN comme celles des tenants de l’Algérie française, celles de l’OAS comme celles des barbouzes gaullistes, et non d’un seul.

Cinquante ans après, l’émotion semble submerger les mobiles politiques et la Nation. Qui aura manqué à l’appel aujourd’hui ? Et pourquoi ?

* Quand j'ai écrit cette chronique, l'assassin de l'école juive Ozar Hatorah,  Mohamed Merah, n'avait pas encore été identifié.

12 mars 2012

Le drame intérieur de Jésus



Jésus tel qu'en lui-même


Comme l'écrit Christoph Theobald dans sa préface au « roman » de Raymund Schwager, Dem Netz des Jägers entronnen produit dans le lecteur quelque chose du drame qu'il met en scène en Jésus même. C'est sa grande force. Une autre est de ne faire parler et agir Jésus qu'à la lumière des Ecritures vétéro-testamentaires, à trois exceptions près si on en juge par l'index des références bibliques de son texte. Ce qui souligne ipso facto le lien étroit qui unit l'Ancien et le Nouveau, puisque ce choix exclusif se remarque à peine, tant Jésus semble évoluer naturellement, tel un évangile fondu vivant dans le milieu juif de son temps. 

Le récit s'organise en cinq actes : trois qui précèdent la Passion, et deux post-pascals. Schwager s'efforce de mettre en scène la chose la plus intime qui soit : la prise de conscience par Jésus de sa divinité, ou du moins de sa mission. Ce point de vue est justifié en épigraphe par une citation d'Hans Urs von Balthasar. Le théologien allemand affirme que Jésus n'a pas trouvé sa mission préfabriquée au berceau mais qu'il a dû « avec toute sa responsabilité libre, la former à partir de lui-même, et même, en un sens véritable, l'inventer. » Comme toute personne, à la vérité. 

Pour cette invention, Schwager se sert de la figure énigmatique du « fils de l'homme » rapportée par les évangélistes. On sait la place singulière qu'elle occupe. Ce titre n'est employé dans les évangiles que par Jésus lui-même. Nul ne l'appelle ainsi ni ne le fait parler sous ce nom. Et quand Jésus parle du « fils de l'homme », on n'est jamais certain qu'il parle de lui-même ou d'un autre. Cette ambiguïté est d'ailleurs la meilleure preuve de l'authenticité de l'appellation, sinon on ne voit guère pourquoi les évangélistes s'en seraient embarrassés. Chez Schwager, « le fils de l'homme » devient un alter ego, un modèle auquel Jésus va s'identifier progressivement. 

Après une sorte de prologue consacré à la vie cachée (« maturation dans le silence »), le premier acte retrace les débuts de la mission, avec l'annonce centrale du royaume de Dieu. La résistance que rencontrent cette annonce et l'appel à entrer dans ce royaume infléchit la prédication de Jésus. C'est le deuxième acte : « le jugement et l'enchevêtrement dans le mal ». Le voile posé sur les peuples et le suaire sur les nations (Isaïe 25,7) ne se sont pas soulevés, le « fils de l'homme » marche désormais vers sa Passion. C'est le troisième acte, « crucifié en victime de blasphémateurs violents ». Après Pâques, le quatrième acte orchestre les rencontres post-pascales au temps du ressuscité, « échappé au filet de l'oiseleur » selon le beau titre allemand original. Le cinquième et dernier acte voit la naissance de la jeune Eglise, la « nouvelle vigne » qu'accompagne l'Esprit saint. L'annonceur est devenu l'annoncé. 

Schwager s'essaie à reconstituer dans son récit les choses à leur naissance même, non encore embarrassées par les arguments de la théologie paulinienne, mais en restant étonnamment fidèle au Credo ultérieur de l'Église. La vraie réussite de Schwager est d'ailleurs celle-ci : d'une tentative de biographie a-théologique qui semblait faite pour nous rapprocher du Jésus de l'Histoire, il fait un chemin d'Emmaüs d'où nous sortons tout brûlants de la présence ressentie du Christ ressuscité.


Le drame intérieur de Jésus - Raymund Schwager - Salvator - 224 pages, 22 €


Le coup du lapin

  Julia Pavlowitch, éditrice, continue d'agrandir sa "tribu" d'auteurices. A près Timothée de Fombelle et Marie-Aude Mura...