05 juillet 2016

Cékilui ?

 

« S'ils se taisent, les pierres crieront ! » 

[évangile selon saint Luc (Lc 19, 40)]

Samedi dernier, nous visitions le château de Blois en compagnie de nos petites-filles. C’est, affirme le dépliant offert aux visiteurs, un « véritable panorama historique de l’architecture française » puisque le bâtiment initial, du médiéval corrigé gothique, est flanqué de trois ailes respectivement de styles Renaissance, flamboyant et classique.

Pénétrant dans la chapelle Saint Calais, nous sommes d’abord tombés devant la statue la plus identifiable entre toutes, celle d’un Saint-Sébastien, les mains liées dans le dos et le torse soigneusement criblé de flèches. Plus précisément, car les flèches ne résistent pas au temps, j’ai expliqué à ces demoiselles bien-aimées que les petits trous circulaires et rouges qui recouvraient le corps correspondaient aux impacts des flèches qui avaient fait de Sébastien un martyr et un saint. Plus gore tu meurs. En revanche, je n’ai pas su leur raconter la légende, que vient de m’apprendre l'encyclopédie Théo, selon laquelle Sébastien, capitaine des gardes de Dioclétien, avait été livré aux archers de l’empereur quand celui-ci avait appris que ce fidèle soldat était lui aussi de la bande à Chrestos…

A côté du saint Sébastien, il y avait une superbe Piéta du XVIème siècle : et c’est alors que je commençais à l’examiner que l’une de mes petites-filles a lancé dans mon dos une claire interrogation : « C’est qui, lui ? », pointant manifestement son regard vers le cadavre blessé de Jésus. J’ai répondu, en expliquant rapidement ce qu’était une piéta dans la tradition chrétienne. Mais ce « cékilui » m’a poursuivi bien au-delà de cette visite, moi qui avais entrepris une sorte de catéchèse accélérée le soir même, soit la lecture à voix haute, au pied de leurs lits, du Jésus comme un roman de leur grand-mère.



Ma fille Constance, à qui je contais l’anecdote, vient de me répondre ceci. Un jour, son ami américain « David a emmené au musée sa nièce Mora et son neveu Joaquin (également son filleul), alors âgés de quelque chose comme huit et cinq ans. Après quelques salles, les enfants ont fini par demander, l'air assez embêté, pourquoi tous ces messieurs se retrouvaient cloués à des croix. Un peu surpris, David a essayé de leur faire "Jésus pour les nuls" en cinq minutes, prenant le genre de raccourcis qui te fait subitement réaliser à quel point cette histoire est rocambolesque. Joaquin a vécu très personnellement tout le délire de la crucifixion et s'est mis à pleurer au milieu du musée en criant : 'BUT WHY WOULD THEY DO THAT?' »

L'étonnement et l’interrogation de Romy, le cri et les pleurs de Joaquin, ont heureusement traversé les siècles. Ils continueront à le faire si nous continuons à nous opposer aux Pharisiens qui, scandalisés, enjoignaient Jésus, acclamé comme le Messie à son entrée à Jérusalem, de « reprendre » ses disciples, en gros de les faire taire. De toute façon, si nous restons muets devant nos enfants et nos petits-enfants, Jésus nous a prévenus par avance de ce qui se passerait, quand il a répliqué à ses censeurs : « si eux se taisent, les pierres crieront » (Luc 19, 40). A nous de faire en sorte que les pierres n’aient jamais à crier.


13 juin 2016

La mémoire sous les vaques

 


« Est-ce nous qui dansons ou la terre qui tremble ? »
Claude Nougaro, Paris mai

Quand le namazu se réveille et secoue une nouvelle fois l’archipel ce 11 mars 2011, Yukiko se trouve à Tokyo. Son récit s’ouvre sur une description saisissante du séisme, à partir de « l’onde infime au centre de ma tasse ». Les autochtones accueillent avec un mélange d’inquiétude disciplinée et de routine fataliste la énième manifestation du poisson-chat de légende qui les porte sur son échine souterraine. Mais quand la catastrophe du tsunami est révélée par ces images effrayantes, irréelles, qui à l’époque firent le tour du monde en quelques minutes, Yukiko part immédiatement à la recherche de sa grand-mère qui vit seule, à 98 ans, dans l’une des zones balayées par la vague géante. En fouillant dans les ruines où errent les survivants, hébétés, Yukiko va retrouver la trace de sa grand-mère Obāchan. Elle ne se doute pas alors qu’avec l’horreur, la mémoire de ses lointains ancêtres et l’amour d’Hiroyuki viennent ensemble à sa rencontre.

Le livre de Laurence Couquiaud, que j’ai lu en quelques heures ce dimanche m’a gardé tout au long dans un étrange état de langueur et d’addiction. J’avais tantôt froid avec les rescapés du tsunami, tantôt chaud avec les amoureux du XIXème et du XXIème siècles. Deux histoires parallèles se déploient : celle bien contemporaine que raconte au « je » Yukiko la photographe, bretonne par son père et japonaise par sa mère, confrontée à la catastrophe de 2011 ; et celle, en apparence bien plus lointaine, de personnages saisis au moment où le Japon traditionnel de l’Empereur, du shōgun et des samouraïs s’ouvre bon gré mal gré aux « conquérants » européens, Anglais, Français, Américains, Suisses, dans un  libre-échange belliqueux, économique et… amoureux.

Ne gâtons pas le plaisir du lecteur en lui révélant comment les parallèles se rejoignent. L’auteure a peut-être lu Apollinaire et sait en tout cas « [qu’] en nous beaucoup d’hommes respirent qui vinrent de très loin et sont un sous nos fronts »

Laurence Couquiaud a un réel talent pour décrire la nature, mariant précision botanique et lyrisme contenu. Elle nous livre ainsi quelques belles estampes, parfois enneigées, toujours réchauffées par des présences humaines intenses, d’un siècle à l’autre. Quand elle raconte le grand incendie qui ravagea Yokohama en 1866, les flammes semblent courir entre les lignes et nous transpirons avec ces hommes qui, malgré leurs efforts désespérés, voient disparaître en quelques minutes le travail d’une vie. 

Elle campe aussi fortement la désolation des côtes ravagées par le tsunami, la grande dignité des rescapés, veufs, veuves, orphelins, parents endeuillés, désemparés mais qui pensent d’abord à retrouver et enterrer leurs morts. « Nous partons dans l’air glacial et la lumière blanche, encore en pensées dans ce lieu sinistre où gît désormais sa mère, la terre de son repos dans les sillons de nos mains. »

Surtout, elle excelle à brosser de très belles scènes d’amour consolatrices, contées sans fards, torrides et pudiques à la fois, réponses très directes en tout cas à la question de Freud « Was will das Weib ? » Et ce que veut une femme, au fond, n’a peut-être pas beaucoup changé au cours des siècles.

La mémoire sous les vagues - Laurence Couquiaud - éditions Les Nouveaux Auteurs, 344 pages, 18,95 € (Prix Femme Actuelle 2016)


02 mars 2016

Croire aujourd'hui dans la résurrection

Du vide narratif au mythe nécessaire




"Je crois en la résurrection de la chair"

Par l’une des dernières formulations de leur « credo », les chrétiens réaffirment chaque dimanche leur foi en la « résurrection de la chair », façon crue de dire « corps » et d’opposer une sorte de déni à l’irréversible corruptibilité de celui-ci. Qu’est-ce à dire aujourd’hui ? Les siècles passés n’ont pas manqué d’artistes, peintres, poètes ou romanciers, pour illustrer la foi en la chose, de manière parfois fort « réaliste ». Le grand théologien protestant du XXème siècle, Rudolf Bultmann, l’homme de la « démythologisation » des évangiles, a définitivement ruiné d’une phrase ces représentations en écrivant un jour à son ami Karl Jaspers : « personne ne peut croire qu’un cadavre puisse redevenir vivant et sortir de son tombeau ».

Que reste-t-il de la résurrection aujourd'hui...

... celle de Jésus dit Christ, et la nôtre, promise à tout homme au dernier jour ? Est-elle encore connaissable, représentable ? Peut-on encore y croire et de quelle façon ? André Paul, à sa manière d’historien, interroge le « quoi » et le « comment » de cette Foi. Il retrace dans Croire aujourd’hui dans la résurrection (Salvator, 2016) l’évolution, dans l’aire gréco-sémitique, d’une croyance à laquelle Jésus, le fondateur du christianisme, et Paul de Tarse, son premier théologien, ont donné un sens radicalement nouveau. En conclusion de son livre, André Paul expose cette rupture en quelques pages denses et stimulantes, qui dérouteront certains mais donneront à d’autres, sinon des preuves, du moins, peut-être, de nouvelles « raisons de croire », expression dont la tradition chrétienne n’a jamais considéré qu’elle fût un oxymore. Et de réinventer un langage pour dire le « corps ressuscité », sachant qu’à l’encontre de Bultmann, André Paul voit dans le mythe « un moyen princier de connaissance ». Généalogie – ou archéologie - d’une croyance en huit chapitres.

Avertissement : Cette présentation détaillée n’est sans doute pas exempte d’erreurs ou d’approximations, s’agissant d’un livre de quelques 180 pages. On y reporte évidemment le lecteur, dont on n’a voulu ici que susciter l’intérêt pour l’œuvre originale. Les chiffres entre crochets renvoient au chapitres et ceux entre parenthèses aux pages du livre. Cette présentation est suivie d'un court essai de critique appuyé sur un texte de Jean-Pierre Vernant, Raisons du mythe.

***

Le rêve d'une autre vie

Pour les anthropologues, l’apparition de sépultures serait la marque certaine de l’hominisation. Ce souci du séjour des morts est sans doute, pour l’homme antique, la trace du « rêve d’une autre vie » [1] qui s’esquisse pour lui, tantôt dans l’en-deçà de ce qu’il commence à nommer dieu, tantôt vers un au-delà de la mort. Les vicissitudes de la vie ici-bas le portent déjà à espérer un jugement dernier, « restaurateur du bon ordre des choses » (28).

L'âme immortelle

Dans notre aire culturelle, les Grecs vont être « les inventeurs et les promoteurs de l’âme immortelle » [2], que les « courants hellénisés de la société judaïque ancienne » (52) vont emprunter et de ce fait « homologuer ». Mais le système de l’âme, qui emporte avec lui l’idée d’immortalité, détermine celle-ci à « des fuites obligées de toute forme de corps » (53). Il va donc s’avérer un jour, Jésus et Paul de Tarse le souligneront, spirituellement et doctrinalement incompatible avec ce moment de la Genèse : « le cri de Dieu face au corps de l’homme qu’il vient de créer : ‘Voilà qui est bien !’ »

La mort, fin ou départ ?

Présentant et commentant un écrit intertestamentaire, Le testament d’Abraham, André Paul y lit l’approche d’une autre conception de la mort, considérée non plus dans sa « fatalité » mais dans sa « nécessité » [3], « comme un ‘départ’ qui redonne la vie », écrit-t-il (68). Le principe de cette transformation de la vie, c’est l’esprit.

Âme versus esprit (psuchè et pneuma)

Contrairement à l’âme qui n’a de cesse de fuir le corps, « l’esprit ne quitte rien ». André Paul répète cette belle formule à plusieurs reprises (77, 84), lorsqu’il considère « l’empreinte de la personne vivifiée dans l’esprit » [4]. La rûah hébraïque, relayée par le pneuma grec prépare la venue d’un autre « système de pensée de représentations et de doctrines », que notre auteur juge inconciliable avec le système de l’âme, ce qu’il résume dans une analogie bien frappée : « l’esprit est donc à la résurrection, ce que l’âme est à l’immortalité » (84).

De la résurrection collective à l'individuelle

Dans l’Ancien testament, la vision d’Ezéchiel, où des ossements desséchés (Ez 35, 1-12) reprennent vie collectivement – il s’agit alors de « toute la maison d’Israël » - en une sorte de « re-création » (100), est une étape dans l’acheminement vers une croyance en « la résurrection individuelle du corps » [5]. Va en témoigner la version grecque du livre de Job qui, à la différence de l’hébraïque, porte peut-être « l’empreinte encore précoce de la doctrine chrétienne » (98) naissante. On sait que la question de la résurrection restait controversée parmi les contemporains de Jésus : les évangiles témoignent de discussions sur ce sujet avec les Sadducéens, « ces gens qui disent qu’il n’y a pas de résurrection » (Marc 12, 18).

Un corps en quête de forme

Affirmer la résurrection du corps, c’est se mettre « en quête d’une forme pour le corps ressuscité » [6]. De nouveaux textes jalonnent cette recherche du comment de la résurrection, ravivée par les questions du qui, du quoi et du quand. André Paul puise dans la riche littérature dite apocalyptique pour y prélever les jalons et les formules de cette quête. Tour à tour, dans le livre de Daniel, le IIème livre de Baruch, le livre des Jubilés s’esquissent les grands traits de la résurrection, collective et individuelle : la purification du monde par le feu ou par les eaux d’un déluge, l’éveil pour la vie éternelle, le tri des élus et leur jugement, le rôle des astres et de la lumière, la place des anges.

Comme des anges ?

La figure de l’ange tient une place particulière dans cette archéologie de la résurrection : en est-elle le modèle précurseur ? [7] L’ange a traditionnellement trois rôles : chanter la louange de Dieu, lui servir de messager et endosser parfois le rôle de guerrier à son service. Les Chants pour le sacrifice du sabbat, retrouvés parmi les manuscrits de la mer Morte, constituent « un appel à la louange divine adressée aux anges, ministres sacerdotaux de la liturgie céleste », rituel au cours duquel se jouait sans doute une forme d’identification des fidèles à ces figures célestes. Pourtant, purs esprits dénués de corps, leur état ne peut offrir aux hommes que « le mirage des corps ressuscités ». Jésus de Nazareth va d’ailleurs offrir une autre vision de la nature angélique. Sa prédication est centrée sur l’annonce du « Royaume des cieux [qui] est là », annonce assortie de paraboles et de guérisons, avec ou sans rituel. En quoi consiste ce Royaume ? « La formule est grandiose mais pour ainsi dire vide » (133). Le Royaume est déjà là mais il advient aussi, à une échéance non déterminée. Il y a l’idée d’un passage de ce monde-ci dans un autre. Dans la controverse avec les Sadducéens sur la résurrection, devant le piège tendu, Jésus affirme que ceux mis à part pour la résurrection ne prennent ni homme ni femme ; bien plus, « ils ne peuvent plus mourir car ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu étant fils de la résurrection ». « Pareils », c’est-à-dire semblables d’aspect mais différents de nature dans une forme d’indifférenciation sexuelle, après le temps du sexe. C’est le temps du genre « oméga », que va confirmer le soma pneumatikon de saint Paul.

La mort n'est pas la séparation de l'âme et du corps

C’est en effet dans saint Paul que se trouve la première théologie du « corps ressuscité ou ‘dissout dans l’esprit’ » selon la traduction qu’en donne André Paul [8]. La résurrection, en tant qu'événement et processus, n’est pas à proprement décrite dans les évangiles : le tombeau est vide. L’évangile de Luc évite le mot résurrection, lui préférant le registre de la vie et du vivant. Dans l’optique de Jésus et de Paul, qui deviendra l’optique chrétienne, « la mort ne consiste pas dans la séparation de l’âme et du corps » (153). Et si l’on ressuscite, ce n’est pas en vue de ne pas mourir, mais pour « vivre autrement ».

Reprises conclusives

C’est dans la conclusion de son livre qu’André Paul réarticule sa présentation de la foi en la résurrection autour des notions de « mythe, rêve ou utopie ».

Le mythe, inspirateur du rêve

La mort a été conçue très tôt, non comme la fin de la vie, mais comme un passage vers autre chose, autre chose dont la description évolua au cours des siècles. La résurrection du corps, de la personne entière, implique de reconsidérer la mort : 1°/ dans sa nécessité 2°/ comme un commencement et non une fin. Non pas selon le schème de l’immortalité (de l’âme voire du corps dans l’utopie transhumaniste) mais selon celui de la transfiguration. Dans ces conditions, le mythe est « nécessaire », comme « l’inspirateur du rêve authentique de l’au-delà ». (158)

Les Grecs établirent une solide doctrine de l’immortalité de l’âme (psuchè), garante d’une continuité de la vie, sans avant ni après la mort, dont le scandale était estompé, voire escamoté.

Restait dans l’orbe sémitique une sorte de regret du corps : pouvait-on admettre que l’homme fût voué à la disparition alors qu’il avait été créé « à l’image de Dieu » ?

L’idée de résurrection, d’abord du corps social puis du corps individuel, s’est frayé son chemin, résurrection réservée d’abord aux « justes » puis étendue à tous. (159)

A cette résurrection, Jésus de Nazareth proposa un cadre, le « royaume des cieux », « cadre mythique, grandiose mais vide » (161), qu’il revint à Paul de Tarse, son premier théologien, non de remplir mais de transformer « en espace ouvert à l’infini. »

Le corps attiré par l'esprit et dissous en lui (soma pneumatikon)

Pour André Paul, c’est la formule du soma pneumatikon de 1 Co 15, 44, qu’il traduit par « corps dissous dans l’esprit » (et non « corps spirituel », dans la traduction de la Bible de Jérusalem), qui inscrit la vision dans un énoncé, développé quand saint Paul ajoute que notre corps psychique, « corps de misère » sera « conformé à son [du Christ] corps de gloire » (to somati tès doxès autou) (Phi 3, 20-21). A noter qu’André Paul lui-même avance une autre formule qui explicite la "dissolution" : « corps attiré par l’esprit, qui l’absorbe entièrement pour finalement y subsister à jamais. » (167)

La résurrection chrétienne : une pensée révolutionnaire

Pour lui, le mythe est « une réserve illimitée de vérité », en quoi il mérite la valeur qu’il convient de lui attribuer. C’est l’espérance de l’homme qui est constitutive de cette réserve et de son caractère illimité. André Paul glisse ici une citation de Northrop Frye qui suggère que tout pensée révolutionnaire naît de la pulsion qui nous réveille et nous sort du sentiment que « la vie est un songe » (162). Le mythe de la résurrection serait donc cette pensée révolutionnaire ?

Le mythe fait parler l’histoire, non pas juste, mais vrai (162), formule-clé qu’André Paul répète dans ses ouvrages depuis plusieurs années. Le mythe révèle les « trésors celés » de la réalité. Mais l’être ressuscité échappe à tout cadre, rendant vaine « toute représentation a priori ». Ne peut-on objecter une forme d’aporie dans cette révélation qui ne serait pas représentable ? Qu'est-ce qu'une révélation qui échapperait à la représentation ? La question du mythe est reprise dans la partie critique de cette présentation.

Le soulèvement du corps

La foi, qu’André Paul distingue de la Foi, système des croyances extérieur à l’individu, échappe à l’ordre des certitudes, sinon elle ne serait pas la foi. Et de proposer une nouvelle définition de la résurrection comme « soulèvement (anastasis) du corps dans l’attente de sa revanche ultime. » (163)

André Paul souligne que « l’au-delà » n’est au-delà de rien. En langue chrétienne, c’est le « royaume de dieu » proclamé par Jésus de Nazareth. Il y a un muthos fondateur de la résurrection, conjuguant un « vide objectif » (pas de corps ressuscité) et un « vide narratif » (pas de récit de la résurrection) : la tâche du croyant, dit André Paul est de « s’auto-personnaliser » et de « s’auto-prophétiser » (163) ce muthos pour inscrire son propre corps dissous dans l’esprit (soma pneumatikon), construction pour après la mort, dans la série illimitée des ressuscités « dont le modèle unique sera toujours un tombeau sans corps et un récit (de la résurrection) sans scène ni personnages, sans paroles ni actions. » (164)

La réinvention du corps ressuscité

Cette construction – et non reconstruction – doit renoncer à l’idée du « corps reconstitué à l’identique », à « des représentations du corps ressuscité virant au fétichisme. » (164)

Comment inventer ce corps dissous dans l’esprit qui échappe à la vue ? La première voie est celle du culte : l’art fait s’exprimer les doctrines investies dans le rite. Il se produit une anagogie collective, qui entraîne les participants vers « la personne glorifiée du Christ ressuscité. » (165)

La culture en général, la théologie, la philosophie et l’art sont d’autres médiations de cette « invention » du corps ressuscité.

Le dogme est un médiateur, lui aussi, en tant que « vision transformée en formule ».

La crémation libère du fétichisme

La crémation et la dispersion des cendres qui lui est associée reflètent davantage, par l’espace qu’elles libèrent, l’idée d’un corps « ressuscité » au lieu de celle d’une « dépouille mortelle » dans l’attente d’une « réanimation », illustrée par maints tombeaux entrouverts d’où sortent des morts-vivants… Le rituel des obsèques chrétiennes est sans doute encore trop pris par l’idée, dualiste, grecque, d’un corps privé de son âme et qui doit « reposer en paix » en attendant de la recouvrer. (166).

Un double défi : la désertification religieuse et le transhumanisme

Dans sa conclusion, André Paul consacre deux paragraphes à la désertification religieuse et à l’utopie transhumaniste, qui défient l’une et l’autre la foi en la résurrection. La première voit « l’empire de la Foi » (168) diminuer, même si celui-ci s’étend dans la culture, où son esprit s’est disséminé bien au-delà des strictes enceintes religieuses. Ce retrait de la Foi réduit évidemment les possibilités, la probabilité même, d’un acte personnel de foi. La seconde mise sur l’immortalité, voulant pour ainsi dire effacer le corps et la mort qui lui est consubstantielle. André Paul évoque à propos du mouvement transhumaniste une paradoxale haine du corps, source de souffrance, semblable à celles que manifestaient les gnostiques des premiers siècles.

A l'école optimiste de la mort

Reste le mythe, qui sollicite la vie en incitant au « rêve ». « Le mythe profite à la foi » dit Plutarque. Le mythe nous incite à inventer la vie face à son irréparable faillite : la mort. A condition de ne pas esquiver cette mort, mais plutôt, dit André Paul, de se « mettre à son école ». L’école de la mort a son « pédagogue » : Jésus de Nazareth, pour qui la mort est le partenaire obligé de la vie. Les répliques de l’un et l’autre forment la trame et le drame de celle-ci. C’est sans doute à ce prix – accepter d’entrer dans « le sentiment tragique de la vie » (titre du livre de Miguel Unamuno) – que la résurrection « en cette vie, [elle] est déjà une réalité possible » (178) : c’est le « génie de la foi » de nous proposer d’y accéder dès maintenant. En rappelant « qu’il n’y a de perception ou d’intelligence possible de la ‘résurrection’ que dans la foi, la foi chrétienne bien sûr. » (167)

***

Il n'y a plus d'après...

En refermant le livre d’André Paul, il m’est revenu les premiers mots d'une chanson nostalgique de Juliette Gréco : « Il n’y a plus d’après… ». Il nous faut donc tout simplement cesser d’imaginer qu’il y a une seconde vie, pour penser à l’autre vie qui nous est prodiguée dès maintenant. Non pas « penser », d’ailleurs, mais la vivre.

Les récits d'apparition : un point aveugle ?

Il n’échappera pas à tout chrétien qu’André Paul, dans sa présentation de la foi en la résurrection, fait une quasi-impasse sur les récits d’apparition (trois courtes allusions p. 143, 145, 154-155). A leur propos, on ne peut pourtant guère parler de « vide narratif » dans les évangiles, mais plutôt de trop-plein. Pourtant ces récits, certains spectaculaires, « gore » pourrait-on même dire quand le Christ apparu invite Thomas à mettre son doigt dans ses plaies (Jean 20, 24-29), forment un ensemble, aussi éloquent que le vide du tombeau semble muet : n’affirment-ils pas l’aptitude du Christ à entrer désormais en relation personnelle avec tout homme en tout point de l’univers, en tout temps de l’Histoire ? Ne faudrait-il pas plutôt alors parler d’une « foi à tombeau ouvert », plutôt qu’édifiée sur un vide ?

Il ne sert en effet à rien de dire « Jésus est ressuscité » si on ne peut pas dire « Le Christ est vivant ». André Paul rappelle d’ailleurs que cette formulation par la vie a la préférence de Luc, sans doute parce que l’évangéliste est déjà projeté dans les actes des apôtres quand il compose sa vie de Jésus. A ce titre, le post-pascal dans les évangiles présente trois traits importants : l’apparition du Christ est à son initiative, divine donc ; la reconnaissance d’une présence ne vaut pas identification immédiate du maître par ses disciples : il y a un processus plus ou moins long ; enfin cette « rencontre », dans sa concrétude et parfois son prosaïsme (Jean 21, 1-14, par exemple), n’arrache pas les disciples au temps présent, comme une vision extatique dont la transfiguration au mont Thabor reste le modèle, mais les constitue instantanément témoins et envoyés en mission, pour dire : « Il est vivant ».

Pour quelqu’un qui table avant tout sur le mythe, la tardiveté de ces récits - par rapport à ceux de la Passion dont la plupart des exégètes s’accordent pour dire qu’ils constituent le cœur le plus ancien, originel, des évangiles - ne peut constituer une pierre d’achoppement à sa démonstration. Si le mythe est porteur de vérité, les apparitions post-pascales ne sont-elles pas à mettre au même rang que la découverte du tombeau vide, ni plus ni moins ?

Mythe contre raison

Reste le terme même de « mythe ». Il est au coeur de la présentation que fait André Paul de la résurrection « aujourd’hui », c’en est même le moteur conceptuel. Or, aux oreilles de nos contemporains comme déjà à celles des Grecs dont nous sommes les héritiers, il continue à résonner comme le mot « fable », sens qu’il prenait déjà sans doute dans la deuxième épître de Pierre (2 P 1, 16). Affirmer qu’il peut être un « moyen princier de connaissance » en appelle à quelques explications. Invoquer par deux fois l’autorité de Plutarque – « le mythe profite à la foi » - ne saurait suffire, d’autant qu’entre « foi » et « connaissance », il y a à l’évidence un abîme épistémologique.

Le divorce précoce entre muthos et logos

Dans Raisons du mythe (in Mythe et société en Grèce ancienne), Jean-Pierre Vernant dresse une généalogie précise du mot. Le mythique, à l’origine, se définit par ce qui n’est pas lui, selon une double opposition au réel – le mythe est une fiction – et au rationnel – le mythe est absurde. Quoique désignant au départ une parole proférée, de l’ordre du legein donc, muthos et logos vont progressivement se trouver opposés au fil d’un certain nombre de transformations historiques que retrace Vernant. Il y a d’abord, écrit-il, une « divergence fonctionnelle entre parole et écrit » : alors que la narration orale du muthos vise à déclencher dans le public un processus de communion affective, selon différents genres (poésie, tragédie, rhétorique, sophistique), le logos, écrit, qui renonce au dramatique et au merveilleux, entend agir sur l’esprit par d’autres voies que l’imitation (mimesis) ou la participation émotionnelle (sumpatheia) : il vise à exposer le vrai en ne faisant appel qu’à l’intelligence du lecteur. C’est ainsi que l’historien Thucydide va repousser le merveilleux. Il ne s’agit plus d’émouvoir ou de charmer un auditoire, mais de « l’instruire avec des actes et des discours vrais ». Platon assimilera le muthos à un « conte de bonne femme » (Gorgias, 527 a4). Aristote, dans la Métaphysique, critique Hésiode le « théologien », c’est-à-dire à l’époque « l’auteur de mythes concernant les dieux », demandant que l’on se tourne « du côté de ceux qui raisonnent par voie de la démonstration. » A ce moment, dit Vernant, entre muthos et logos, le langage ne passe plus, le divorce semble consommé. Et ajoute-t-il, « choisir un type de langage, c’est bien désormais donner congé à l’autre ».

Retour en grâce du mythe ?

Dans une seconde étape, le mythe va se faire légende, littéralement "ce qui doit être lu", car les récits qu’il inspire se veulent « exemplaires d’action ou de conduite proposée à l’imitation des hommes. » C’est comme si le mythe rentrait en grâce, non parce qu’il se rapproche de la vérité, mais pour des raisons "fonctionnelles". Les poètes tragiques, continue Vernant, organisent une confrontation entre le passé mythique et le présent de la cité. Le mythe apporte alors des réponses sans formuler les problèmes en cause. Alors que dans la tragédie, la reprise de traditions mythiques va contribuer à poser des questions sans réponse, des problèmes irrésolus (et peut-être insolubles).

Le mythe en arrive alors à trouver comme une position d’équilibre, entre non sens et allégorie, comme s’il avait une « fonction de vérité », vérité qui ne serait pas « formulée directement ». Peut-être parce qu'elle ne peut pas l'être ? Pour Platon même, qui revient sur le mépris exprimé dans le Gorgias, le mythe a la capacité d’exprimer ce qui est en deçà ou au-delà du langage proprement philosophique. Comment par exemple évoquer la part d’irrationnel du devenir, si ce n’est à travers le langage du mythe ? Concernant les dieux ou la naissance du monde, ne faut-il pas se contenter d’une « fable vraisemblable » ? La République, elle, se termine par un quasi-éloge du mythe : « […] Et c’est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu ; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi. » (La République, Platon, X/621d).

A ce point de la réflexion de Vernant – et de Platon – ne recroise-t-on pas la conviction exprimée par André Paul à propos du mythe, qui "parle vrai" et celle de Plutarque, "le mythe profite à la foi" ?

L'homme ne peut se passer du mythe

A ce stade, ajoute Vernant, la tentation est grande, tout en admettant que le mythe puisse être porteur de vérité, de juger qu’il dit les choses maladroitement et de réintégrer son discours dans celui, rationnel, de la philosophie pour l’y faire disparaître. C’est sans compter que le mythe pourrait bien faire de la résistance. Schelling juge qu’il n’est en rien allégorique mais « tautégorique » : « La mythologie […] n’a pas d’autre sens que celui qu’elle exprime. […] Vu la nécessité avec laquelle naît également sa forme, elle est entièrement propre, c’est-à-dire qu’il faut la comprendre telle qu’elle s’exprime, et non comme si elle pensait une chose et en disait une autre. La mythologie n’est pas allégorique : elle est tautégorique. Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement ; au lieu d’être une chose et d’en signifier une autre, ils ne signifient que ce qu’ils sont » (cité par Todorov dans Théories du symbole). En bref, le mythe dit ce qu’il dit, tel Yahvé énonçant à Moïse : « Je suis Celui qui suis » (Exode 3,14). Dès lors si le mythe ne dit pas autre chose, il faut aussi admettre que ce qu’il dit ne peut pas être dit autrement. Et s’interroger non seulement sur ce qu’il dit mais « sur le rapport entre le sens dont il est porteur et la façon [indépassable ?] dont il le dit. »

Dans un court passage de son Ontologie du tragique et question de Dieu (Presses universitaires de l’IPC, 2015), Henri Mongis plaide aussi d’une certaine façon pour cette ouverture au mythe comme autre du logos : « le voilement de l’essence et de l’être lui-même appelle le jeu de l’imagination éveillant l’intellect et l’empêchant de se crisper sur ses concepts. Veiller sur le langage, comme l’a profondément pensé Heidegger, n’est pas le tenir en état de sujétion. Orgueilleuse sagesse serait celle qui voudrait éliminer la diversité des langues, des modi dicendi. » (p. 433)

Mythes et rites, quelle alliance ?

Une autre chose manquera peut-être au lecteur dans le livre d’André Paul sur la résurrection. C’est encore Vernant qui le suggère. Le mythe supporte souvent un rituel. Pour en rendre raison, il importe donc de trouver le rituel auquel il est associé et par rapport auquel il peut même être considéré comme second. Ce avec quoi André Paul, qui a considéré un moment que la religion chrétienne était une religion du culte (à la différence selon lui de l’islam, religion du livre et du judaïsme, religion du texte), serait sans doute d’accord. Si l’on met l’accent sur les émotions et les affects, le rituel est toujours premier puisque c’est lui qui permet de déployer ceux-ci. Dans le cas de la résurrection, il aurait été intéressant d’étayer le mythe de la résurrection sur les rites du baptême et de l’eucharistie (la « messe » répétition de la Cène) qui tout à la fois précèdent le mythe dans les évangiles et l’entretiennent dans l’histoire présente des hommes.


11 janvier 2016

Quand je serai mort

« Ce que je regretterai quand je serai mort ? Ne plus pouvoir me glisser au point du jour dans ta couche de silence pour me blottir tout froid contre ton chaud, m'agacer un instant du tissu qui te voile en hiver, descendre mon front le long de ton dos en comptant tes vertèbres, poser ma buée sur tes reins, mes lèvres sur une fesse et sa jumelle, humer l'anneau brun et, du bout de la langue, goûter ce puits de femme de tête d’où s’éclaire ma nuit, m'agripper soudain au pilier d'une cuisse comme un naufragé à sa bouée, saisir d’une main ta cheville si délicate et de l’autre dessiner d’un doigt la plante de ton pied en pensant que je caresse chacun de tes organes, intestins, rate et foie, poumons et cœur, que je suis en toi où je remonte, plus intérieur que si je te pénétrais. A quoi je me résous parfois, ma levrette, pour saigner l'excès de mon attente.

  Quand je serai mort et que tes mots seuls te tireront du sommeil, je ne suis pas sûr que tu regretteras ces matins-là dans les brumes de ton réveil. Je crois plutôt que tu cesseras peu à peu d’appréhender mon retour intime, affranchie de mon poids de chair tendue vers toi, délivrée de mes explorations inutiles et de mes petites dévorations, libérée de ce drôle de Sisyphe qui roulait de bas en haut et de haut en bas, sans jamais se lasser, son désir muet sur tes os. »


20 novembre 2015

Islam, devoir d'inventaire

dessin publié dans La Croix daté du 16 octobre 2023

Les Musulmans au pied du mur ?


Supériorité religieuse et échec civilisationnel

Pour Marcel Gauchet, qui s'exprimait dans La Croix du 9 juillet 2015, il y a « une crise très profonde de la conscience musulmane et un profond ressentiment envers l’Occident ». Cette crise et ce ressentiment viennent d’une contradiction entre l’esprit de l’islam, qui se considère comme la révélation ultime, englobant les autres monothéismes et supérieure à eux tous et le relatif « échec civilisationnel des sociétés musulmanes » en termes de développement, « de croissance, de confort matériel, d’avancée scientifique. » Chez nous – je traduis - il y aurait ainsi un décalage persistant entre une appartenance religieuse qui se vit comme supérieure à toutes les autres dans la clôture des mosquées et un quotidien humiliant dans l’extérieur des cités et la vie « réelle ». En outre, ajoute Gauchet, pour beaucoup de jeunes, l’exigence occidentale d’exister en tant qu’individu est insurmontable, faute d’une éducation suffisante. Le surgissement de fratries ou cousinages djihadistes – les frères Kouachi, les frères Abdeslam (et, depuis le 22 mars 2016, les belges El Bakraoui) – serait-il un des indices symptomatique de cette difficulté à s'étayer personnellement hors d'une fraternité biologique, supplétive du père absent ?

Le radicalisme comme revanche

J’ajouterais que cette éducation est pourtant proposée par notre système qui ne ménage pas ses efforts, mais qu’elle est souvent rejetée, parfois par simple paresse habillée de motifs culturels ou religieux. Il est en effet plus simple de trouver son identité en revendiquant son appartenance à une communauté forte, fût-elle d'abord virtuelle, celle qu’affirme et propose le fondamentalisme religieux, que d’aller à l’école réelle de la République pour y travailler sa capacité d'adaptation et d'assimilation à la société multiculturelle, complexe, qui est la nôtre. 

La lecture rigoriste du Coran – salafiste dit-on désormais - serait liée à l’espoir de renouer avec un passé glorieux et largement mythique, tourné vers l'utopie d'une domination mondiale. C’est cet espoir qui fait vivre aujourd’hui un certain nombre de jeunes, les entraînant dans les voies, intellectuellement paresseuses, du « radicalisme » qu’incarne par exemple, ces temps-ci Daech et son « califat » [depuis juillet 2014]. 

Entre l’échec scolaire et le djihad soi-disant glorieux, le commerce en bande de substances illicites et la case prison semblent former une sorte de sas et de couveuse dans le parcours des futurs acteurs de décapitations, d'attaques au couteau et autres tueurs suicidaires ("no future"), mis en scène complaisamment via Internet et nos médias pour former un spectacle auto-fasciné, narcissique. 

Ce rejet de l'éducation "occidentale" a pris en France, dans la période récente la forme du meurtre d'enseignants, vigies de la laïcité : Samuel Paty tué et décapité à Éragny le 16 octobre 2020, Dominique Bernard poignardé à mort le vendredi 13 octobre 2023 à Arras, dans son lycée même. Cruelles et absurdes vengeances de cancres ou volonté de faire taire la République et ses idéaux ?

Le djihad perverti

A noter que quelques analystes ont mis en doute le caractère religieux de la marque Daech. Ce caractère n'aurait été en réalité qu’un habillage folklorique pour attirer des jeunes en quête d’idéal religieux, survendu chez nous par d'habiles prosélytes. Ainsi, le calife auto-proclamé Al-Baghdadi [tué par les forces spéciales américaines en 2019] pourrait bien n'avoir été qu’une marionnette enturbannée, enrôlée au service d’une entreprise mafieuse elle-même orchestrée en sous-main par d’anciens officiers et dignitaires de Saddam Hussein, qui se seraient mués sous leur drapeau noir en pirates du désert, désireux de retrouver leurs prébendes d’ancien régime. Le témoignage de quelques repentis de la secte qui n'ont trouvé là-bas nulle mystique, mais chaînes et violence pure, à l'ère de la vidéo numérique et d'Internet, semblent l’indiquer. De toute façon, derrière des jeunes hommes envoyés au casse-pipe, il y a toujours eu des vieillards cupides bien à l’abri. Comme en 14...

Un masculinisme anti-démocratique

En fait d’échec civilisationnel diagnostiqué par Gauchet, il y a sans doute aussi et surtout : 1°/ un déficit démocratique – 2°/ une relégation des femmes, deux facteurs qui se conjuguent pour maintenir tant les sociétés à majorité musulmane que leurs ghettos européens dans des modes de fonctionnement d’un autre âge. 

La perpétuation d’une domination masculine sur les femmes, que l’islam n’est pas seul à promouvoir, et dont le voile - et maintenant l'abaya - sont, avec la prohibition de la mixité, les signes les plus apparents et les plus controversés dans notre pays, le monopole exercé par les hommes sur la conduite des affaires religieuses, qui n’est pas non plus propre à l’islam (on le retrouve à des degrés moindres chez les catholiques, les orthodoxes, dans le judaïsme), mettent sous le boisseau la moitié de la population, dans sa grande majorité réduite à la procréation et cantonnée à une vie domestique et effacée. Première conséquence destructrice chez nous : les pères étant souvent absents du foyer, la plupart des mères sont incapables de suivre la scolarité de leurs garçons et n’offrent à leurs filles, sauf révolte et rupture douloureuses de celles-ci, que la perspective de reproduire leur statut. 

Il semble que ce machisme à la fois sexuel et religieux, qui oblitère par avance toute possibilité de sublimation des garçons dans la culture au sens large, ait en outre une propension à muter sociétalement dans des formes de pouvoir autoritaire dont il serait la matrice. Ainsi, les seules économies musulmanes prospères aujourd’hui sont des économies de rente - la rente pétrolière – mais lorsque celle-ci, en raison du déficit démocratique quasi-génétique précité, est confisquée par une monarchie – cas de l’Arabie saoudite - ou une oligarchie vieillissante et délégitimée, protégée par son armée et sa police – cas de l’Algérie mais aussi de l'Iran tenue par ses mollahs - aucun développement moderne diffusé à l’ensemble de la société n’est observable. Ces sociétés restent de surcroît profondément inégalitaires. Et quand elles n'ont aucune ressource, comme l'Afghanistan des Talibans, leur machisme les mène à la dépendance et à la ruine matérielle et morale, accompagnées d'une agressivité intérieure et extérieure décuplée.

Ouvrir le temps de l'autocritique

La baisse tendancielle de la rente pétrolière, et son extinction totale dans cinquante, cent ou deux cents ans, provoqueront donc des révisions déchirantes si aucune évolution politico-religieuse n’est engagée dans les pays qui en bénéficient. Et ceux qui cultivent aujourd’hui le rêve d’une nouvelle expansion de l’islam, au besoin par la violence, et s’en font parfois les financiers, feignent par leur fuite en avant d’ignorer les impasses sociétales dans lesquelles le théocratisme islamique a engagé des populations voire des pays entiers. On pense ici notamment à des pans de l'Afrique noire, où le succès de l'islam peut étonner quand on sait que ce sont des Musulmans qui y ont inventé la traite négrière, bien avant les Européens. 

En Occident, la religion chrétienne, plastique parce qu'elle doit tout au Christ, a connu depuis deux millénaires, non sans quelques soubresauts sanglants, schismes et « protestations ». Moyennant quoi, elle n'a cessé de tenir à distance, de réformes en aggiornamento, des fondamentalismes toujours prêts à renaître en son sein. Elle est sans doute à l’origine même du concept de laïcité, issu d'une progressive séparation du spirituel et du temporel, inscrite dès l'origine dans le fameux "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" de Jésus (Marc 12,17). C'est grâce encore à elle, à sa conscience sociétale, que la place des femmes, le mariage, le procréationnisme, l'interruption volontaire de grossesse ou le genre y font l’objet de controverses passionnées mais jamais closes.

Par contraste, il n’y a, en apparence, aucune espèce d’examen de conscience musulman public, audible, face aux gâchis que provoquent le communautarisme, le fondamentalisme fixiste, son corollaire l’intolérance religieuse (manifeste dans les mariages mixtes), le machisme, le sexisme, et l’autoritarisme qui en est l'expression politique. 

L’islam semble y avoir profondément empêtré ses fidèles comme dans autant de formes de soumission, non pas à Allah - qu'il soit exalté et glorifié ! -, mais aux pires travers de l’homme (♂). Il en est donc comptable aux yeux du monde, qui attend désormais, avec une impatience grandissante, son inventaire et son renouveau, et non d’être détruit par ses garçons perdus. Et il ne s’agit plus, pour ceux qui s'en disent les responsables officiels, de se contenter de refuser « l’amalgame » - mot devenu à la mode - entre ceux qui seraient les « bons musulmans », et les autres, les « barbares » mais bien, comme l’écrivait récemment Dominique Greiner dans La Croix du 17 novembre 2015, d’ouvrir « le temps de l’autocritique » et de se demander publiquement, « comment leur tradition d’appartenance [certes conquérante] a pu faire l’objet d’une telle perversion » et faire se lever de tels « anges de la mort ».

L'espoir des "printemps arabes"

La tragédie du 13 novembre 2015 ne doit pourtant pas nous faire oublier que c’est aussi la jeunesse des pays arabes – les filles et les femmes y ont pris leur part - qui a su faire mûrir son désespoir en révolte politique et chasser quelques dictateurs, en des printemps mémorables qui porteront leurs fruits tôt ou tard, malgré les régressions auxquelles on assiste. Islam pourrait un jour vouloir dire aussi espoir, si les jeunes générations musulmanes, sunnites et chiites, se rendent capables de lapider leurs vieux démons renaissants sans s’entretuer. Sachons les y aider, si elles nous le demandent.


01 septembre 2015

La famille chrétienne n'existe pas

Pour désenchaîner Éros



Sous ce titre provocateur choisi par son éditeur (Albin Michel), André Paul passe la première session du Synode sur la famille (qui s’est tenue en octobre 2014) au crible des thèses qu’il a soutenues dans son livre précédent, Éros enchaîné, qui inventoriait les « maladies religieuses du sexe » et établissait leurs origines, au terme d’une enquête historique rigoureuse. Se livrant cette fois à un examen aussi serré des éléments de langage produits par le Vatican pendant et après l’assemblée des évêques, il montre que toutes les « ouvertures » manifestées dans le rapport provisoire ont été refermées dans la Relatio Synodi finale et il explique pourquoi. A la veille du second round qui se déroulera en octobre 2015, son livre souligne la distance qui sépare toujours, et de plus en plus, les documents du Magistère de l’Église, de Pie XI à Benoît XVI, de ce qu’il nomme la « société réelle » contemporaine, celle du démariage, selon l’appellation proposée par Irène Théry. Il analyse, à l’aune de l’histoire des idées qu’il avait brossée dans Éros enchaîné, la pertinence des cadenas posés par les papes du XXème siècle sur l’exercice de la sexualité humaine et notamment le plaisir, qui semble être le véritable « point aveugle » de leurs réflexions : procréationnisme hérité des Pythagoriciens via les deux Alexandrins, Philon le Juif et Clément le chrétien, interdiction de la contraception moderne, culpabilisation des divorcés-remariés, condamnation des « actes de l’homosexualité intrinsèquement désordonnés » (selon le § 2357 du Catéchisme de l’Église catholique de 1992), sont examinés de façon critique et argumentée.


A l’emploi un peu dégoulinant du mot « miséricorde » - non pas celle vivifiante et réellement cordiale de Dieu mais celle, mortifère, d’hommes hors du monde penchés sur de pauvres pécheurs – André Paul suggère de substituer sur toutes ces questions « l’empathie évangélique », dont son ouvrage livre en conclusion, avec les voies et les moyens qu'elle pourrait emprunter, l’esprit même. Comme il y a urgence, l’auteur s’engage dans cette croisade d’idées avec toute la force de son savoir et la verve de son style volontiers polémique. L'Église saura-t-elle répondre "au défi de la société réelle", sous-titre de son livre ? A l’instar de beaucoup de « catholiques d’ouverture », Paul observe les paroles et les gestes du pape François, espérant que celui-ci puisse apposer sa marque progressiste sur l’Exhortation apostolique qui conclura le Synode d’octobre prochain. Mais sans illusion.


20 février 2015

Comment faire rire un paranoïaque ?

 


C'est le jeune professeur de philosophie, finalement démissionnaire du lycée Averroès de Lille, Soufiane Zitouni, qui a attiré mon attention et piqué ma curiosité sur ce titre et sur ce livre qu'il citait dans sa tribune parue dans Libération le 14 janvier [2015] dernier.

Il s’agit d’un recueil de textes divers, conférences, rassemblés en 1996 et écrits une quinzaine d’années auparavant, au début de la décennie 80. La critique des dérives des disciples de Lacan est parfois forte. Roustang, lui, opte pour une ligne claire, ne cédant jamais à l’ésotérisme ni au clin d’œil pour initiés, du style "comprenne qui peut". Et il ne renonce pas à poser des questions qui fâchent.

Ainsi : pourquoi certains analystes en viennent-ils à considérer le terme de guérison comme un quasi gros mot ? La guérison est un thème qui court comme un fil rouge dans les différents textes de Roustang. Bien sûr, ce terme n’a pas le même sens pour un analyste que pour un médecin. La guérison, ce n’est pas « la restauration de l’intégrité antérieure », la restitution de celle-ci au patient, mais au contraire « la production d’un état qui ne lui a jamais été donné ». C’est pourquoi l’analyse, qui semble tellement tournée vers le passé – beaucoup la critiquent pour cette raison et s’y refusent sous ce prétexte – est en fait tout entière aspirée par cet état futur, à venir. Premier paradoxe.

Second paradoxe : au commencement est la souffrance, c’est dans et par la souffrance que nous nous reconnaissons comme sujet et, dans l’analyse, la régression avive cette souffrance dont nous refusons de guérir, puisque la guérison signifierait la fin de ce sujet-là, que nous perdrions à peine l’aurions-nous entrevu. La souffrance à un aspect positif : elle est aussi une force, celle-là même qui peut aider à pousser l’affect vers la « bonne » représentation. Et c’est quand même elle qui nous fait demander la guérison.

Sans doute y a-t-il à l’origine de la psychanalyse un conflit entre deux buts, connaître et guérir qui sont aussi deux voies qu’emprunte l’analyse. Soit, par la remémoration de l’infantile, par les rêves, l’association libre, le souvenir raconté à nouveau, accéder à une « prise de conscience » (qui serait aussi une « prise », opérée sur l’inconscient ?) de l’origine des tensions psychiques ou, pour accéder à la guérison que la seule remémoration ne permet pas, opérer une répétition en acte, cette fameuse perlaboration (Durcharbeitung) qu'autorise le transfert.

Quels sont les traits qui permettent d’identifier la guérison ? « L’indépendance du patient, l’augmentation du plaisir et de l’action, la communication facilitée. » L’analyse, dit fermement Roustang, ne peut pas ne pas se donner le but de la guérison en ce sens-là, guérison qui n’aboutit pas forcément, d’ailleurs, à l’éradication de tous les symptômes gênants.

Le transfert est « ce remède merveilleux dont on est incapable de se passer ». Car j’ai « besoin d’un autre qui m’accepte, me reconnaît, qui me comprend, me tolère et ne me juge jamais ». J’ai noté alors : « n’est-ce pas aussi la définition de l’ami ?"

Le transfert est le lieu de reproduction de la névrose.

Le transfert a deux sens : à l’origine de la névrose, il y a le lien entre un affect et une représentation « inadéquate » de celui-ci, incapable donc de l’exprimer. Dans ces conditions, « le but de la thérapie est de rétablir la liaison de l’affect avec la représentation convenable » en « transférant » l’affect d’une représentation vers une autre. Mais transfert a aussi un sens plus immédiat : il s’agit du lien qui s’établit du patient avec l’analyste. De ce lien, peut naître une névrose de transfert, qui témoigne du refus de guérir de l’analysant, c’est-à-dire de mettre un terme à l’analyse, refus parfois partagé par l’analyste.

La première tâche de l’analyste vis-à-vis de son patient est de lui apprendre à associer, « sans retenue ». Il s’agit de passer de la parole « imposée » en société, à la « déparole ». Pour cela, analyste et patient doivent construire conjointement « une autre scène ».

D’une certaine façon, le psychanalyste, qui initie le patient au monde du rêve, du désir, des fantasmes et des pulsions, est un « mystagogue ». Cette dimension d’initiation forme, avec la guérison et le transfert une sorte de triptyque que Roustang, analysant le style de Freud, met en correspondance avec les genres littéraires qu’il détecte dans son œuvre : respectivement analytique, rhétorique et poétique.

 


Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...