11 janvier 2016

Quand je serai mort

« Ce que je regretterai quand je serai mort ? Ne plus pouvoir me glisser au point du jour dans ta couche de silence pour me blottir tout froid contre ton chaud, m'agacer un instant du tissu qui te voile en hiver, descendre mon front le long de ton dos en comptant tes vertèbres, poser ma buée sur tes reins, mes lèvres sur une fesse et sa jumelle, humer l'anneau brun et, du bout de la langue, goûter ce puits de femme de tête d’où s’éclaire ma nuit, m'agripper soudain au pilier d'une cuisse comme un naufragé à sa bouée, saisir d’une main ta cheville si délicate et de l’autre dessiner d’un doigt la plante de ton pied en pensant que je caresse chacun de tes organes, intestins, rate et foie, poumons et cœur, que je suis en toi où je remonte, plus intérieur que si je te pénétrais. A quoi je me résous parfois, ma levrette, pour saigner l'excès de mon attente.

  Quand je serai mort et que tes mots seuls te tireront du sommeil, je ne suis pas sûr que tu regretteras ces matins-là dans les brumes de ton réveil. Je crois plutôt que tu cesseras peu à peu d’appréhender mon retour intime, affranchie de mon poids de chair tendue vers toi, délivrée de mes explorations inutiles et de mes petites dévorations, libérée de ce drôle de Sisyphe qui roulait de bas en haut et de haut en bas, sans jamais se lasser, son désir muet sur tes os. »


20 novembre 2015

Islam, devoir d'inventaire

dessin publié dans La Croix daté du 16 octobre 2023

Les Musulmans au pied du mur ?


Supériorité religieuse et échec civilisationnel

Pour Marcel Gauchet, qui s'exprimait dans La Croix du 9 juillet 2015, il y a « une crise très profonde de la conscience musulmane et un profond ressentiment envers l’Occident ». Cette crise et ce ressentiment viennent d’une contradiction entre l’esprit de l’islam, qui se considère comme la révélation ultime, englobant les autres monothéismes et supérieure à eux tous et le relatif « échec civilisationnel des sociétés musulmanes » en termes de développement, « de croissance, de confort matériel, d’avancée scientifique. » Chez nous – je traduis - il y aurait ainsi un décalage persistant entre une appartenance religieuse qui se vit comme supérieure à toutes les autres dans la clôture des mosquées et un quotidien humiliant dans l’extérieur des cités et la vie « réelle ». En outre, ajoute Gauchet, pour beaucoup de jeunes, l’exigence occidentale d’exister en tant qu’individu est insurmontable, faute d’une éducation suffisante. Le surgissement de fratries ou cousinages djihadistes – les frères Kouachi, les frères Abdeslam (et, depuis le 22 mars 2016, les belges El Bakraoui) – serait-il un des indices symptomatique de cette difficulté à s'étayer personnellement hors d'une fraternité biologique, supplétive du père absent ?

Le radicalisme comme revanche

J’ajouterais que cette éducation est pourtant proposée par notre système qui ne ménage pas ses efforts, mais qu’elle est souvent rejetée, parfois par simple paresse habillée de motifs culturels ou religieux. Il est en effet plus simple de trouver son identité en revendiquant son appartenance à une communauté forte, fût-elle d'abord virtuelle, celle qu’affirme et propose le fondamentalisme religieux, que d’aller à l’école réelle de la République pour y travailler sa capacité d'adaptation et d'assimilation à la société multiculturelle, complexe, qui est la nôtre. 

La lecture rigoriste du Coran – salafiste dit-on désormais - serait liée à l’espoir de renouer avec un passé glorieux et largement mythique, tourné vers l'utopie d'une domination mondiale. C’est cet espoir qui fait vivre aujourd’hui un certain nombre de jeunes, les entraînant dans les voies, intellectuellement paresseuses, du « radicalisme » qu’incarne par exemple, ces temps-ci Daech et son « califat » [depuis juillet 2014]. 

Entre l’échec scolaire et le djihad soi-disant glorieux, le commerce en bande de substances illicites et la case prison semblent former une sorte de sas et de couveuse dans le parcours des futurs acteurs de décapitations, d'attaques au couteau et autres tueurs suicidaires ("no future"), mis en scène complaisamment via Internet et nos médias pour former un spectacle auto-fasciné, narcissique. 

Ce rejet de l'éducation "occidentale" a pris en France, dans la période récente la forme du meurtre d'enseignants, vigies de la laïcité : Samuel Paty tué et décapité à Éragny le 16 octobre 2020, Dominique Bernard poignardé à mort le vendredi 13 octobre 2023 à Arras, dans son lycée même. Cruelles et absurdes vengeances de cancres ou volonté de faire taire la République et ses idéaux ?

Le djihad perverti

A noter que quelques analystes ont mis en doute le caractère religieux de la marque Daech. Ce caractère n'aurait été en réalité qu’un habillage folklorique pour attirer des jeunes en quête d’idéal religieux, survendu chez nous par d'habiles prosélytes. Ainsi, le calife auto-proclamé Al-Baghdadi [tué par les forces spéciales américaines en 2019] pourrait bien n'avoir été qu’une marionnette enturbannée, enrôlée au service d’une entreprise mafieuse elle-même orchestrée en sous-main par d’anciens officiers et dignitaires de Saddam Hussein, qui se seraient mués sous leur drapeau noir en pirates du désert, désireux de retrouver leurs prébendes d’ancien régime. Le témoignage de quelques repentis de la secte qui n'ont trouvé là-bas nulle mystique, mais chaînes et violence pure, à l'ère de la vidéo numérique et d'Internet, semblent l’indiquer. De toute façon, derrière des jeunes hommes envoyés au casse-pipe, il y a toujours eu des vieillards cupides bien à l’abri. Comme en 14...

Un masculinisme anti-démocratique

En fait d’échec civilisationnel diagnostiqué par Gauchet, il y a sans doute aussi et surtout : 1°/ un déficit démocratique – 2°/ une relégation des femmes, deux facteurs qui se conjuguent pour maintenir tant les sociétés à majorité musulmane que leurs ghettos européens dans des modes de fonctionnement d’un autre âge. 

La perpétuation d’une domination masculine sur les femmes, que l’islam n’est pas seul à promouvoir, et dont le voile - et maintenant l'abaya - sont, avec la prohibition de la mixité, les signes les plus apparents et les plus controversés dans notre pays, le monopole exercé par les hommes sur la conduite des affaires religieuses, qui n’est pas non plus propre à l’islam (on le retrouve à des degrés moindres chez les catholiques, les orthodoxes, dans le judaïsme), mettent sous le boisseau la moitié de la population, dans sa grande majorité réduite à la procréation et cantonnée à une vie domestique et effacée. Première conséquence destructrice chez nous : les pères étant souvent absents du foyer, la plupart des mères sont incapables de suivre la scolarité de leurs garçons et n’offrent à leurs filles, sauf révolte et rupture douloureuses de celles-ci, que la perspective de reproduire leur statut. 

Il semble que ce machisme à la fois sexuel et religieux, qui oblitère par avance toute possibilité de sublimation des garçons dans la culture au sens large, ait en outre une propension à muter sociétalement dans des formes de pouvoir autoritaire dont il serait la matrice. Ainsi, les seules économies musulmanes prospères aujourd’hui sont des économies de rente - la rente pétrolière – mais lorsque celle-ci, en raison du déficit démocratique quasi-génétique précité, est confisquée par une monarchie – cas de l’Arabie saoudite - ou une oligarchie vieillissante et délégitimée, protégée par son armée et sa police – cas de l’Algérie mais aussi de l'Iran tenue par ses mollahs - aucun développement moderne diffusé à l’ensemble de la société n’est observable. Ces sociétés restent de surcroît profondément inégalitaires. Et quand elles n'ont aucune ressource, comme l'Afghanistan des Talibans, leur machisme les mène à la dépendance et à la ruine matérielle et morale, accompagnées d'une agressivité intérieure et extérieure décuplée.

Ouvrir le temps de l'autocritique

La baisse tendancielle de la rente pétrolière, et son extinction totale dans cinquante, cent ou deux cents ans, provoqueront donc des révisions déchirantes si aucune évolution politico-religieuse n’est engagée dans les pays qui en bénéficient. Et ceux qui cultivent aujourd’hui le rêve d’une nouvelle expansion de l’islam, au besoin par la violence, et s’en font parfois les financiers, feignent par leur fuite en avant d’ignorer les impasses sociétales dans lesquelles le théocratisme islamique a engagé des populations voire des pays entiers. On pense ici notamment à des pans de l'Afrique noire, où le succès de l'islam peut étonner quand on sait que ce sont des Musulmans qui y ont inventé la traite négrière, bien avant les Européens. 

En Occident, la religion chrétienne, plastique parce qu'elle doit tout au Christ, a connu depuis deux millénaires, non sans quelques soubresauts sanglants, schismes et « protestations ». Moyennant quoi, elle n'a cessé de tenir à distance, de réformes en aggiornamento, des fondamentalismes toujours prêts à renaître en son sein. Elle est sans doute à l’origine même du concept de laïcité, issu d'une progressive séparation du spirituel et du temporel, inscrite dès l'origine dans le fameux "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" de Jésus (Marc 12,17). C'est grâce encore à elle, à sa conscience sociétale, que la place des femmes, le mariage, le procréationnisme, l'interruption volontaire de grossesse ou le genre y font l’objet de controverses passionnées mais jamais closes.

Par contraste, il n’y a, en apparence, aucune espèce d’examen de conscience musulman public, audible, face aux gâchis que provoquent le communautarisme, le fondamentalisme fixiste, son corollaire l’intolérance religieuse (manifeste dans les mariages mixtes), le machisme, le sexisme, et l’autoritarisme qui en est l'expression politique. 

L’islam semble y avoir profondément empêtré ses fidèles comme dans autant de formes de soumission, non pas à Allah - qu'il soit exalté et glorifié ! -, mais aux pires travers de l’homme (♂). Il en est donc comptable aux yeux du monde, qui attend désormais, avec une impatience grandissante, son inventaire et son renouveau, et non d’être détruit par ses garçons perdus. Et il ne s’agit plus, pour ceux qui s'en disent les responsables officiels, de se contenter de refuser « l’amalgame » - mot devenu à la mode - entre ceux qui seraient les « bons musulmans », et les autres, les « barbares » mais bien, comme l’écrivait récemment Dominique Greiner dans La Croix du 17 novembre 2015, d’ouvrir « le temps de l’autocritique » et de se demander publiquement, « comment leur tradition d’appartenance [certes conquérante] a pu faire l’objet d’une telle perversion » et faire se lever de tels « anges de la mort ».

L'espoir des "printemps arabes"

La tragédie du 13 novembre 2015 ne doit pourtant pas nous faire oublier que c’est aussi la jeunesse des pays arabes – les filles et les femmes y ont pris leur part - qui a su faire mûrir son désespoir en révolte politique et chasser quelques dictateurs, en des printemps mémorables qui porteront leurs fruits tôt ou tard, malgré les régressions auxquelles on assiste. Islam pourrait un jour vouloir dire aussi espoir, si les jeunes générations musulmanes, sunnites et chiites, se rendent capables de lapider leurs vieux démons renaissants sans s’entretuer. Sachons les y aider, si elles nous le demandent.


04 octobre 2015

Qu'est-il arrivé à Christophe Honoré ?

Sur la littérature jeunesse

Qu’est-il arrivé à Christophe Honoré, "écrivain et cinéaste", entré dans la carrière artistique qui est la sienne par la porte du roman pour la jeunesse ? Celui qui préside depuis le 8 septembre aux destinées du Centre de promotion du livre jeunesse en Seine-Saint-Denis, lequel chapeaute le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, vient de produire à un mois d’intervalle, dans le Monde des livres, deux critiques assassines de jeunes auteures pour la jeunesse qui ne méritaient sans doute ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Roland Barthes disait : « C’est l’insistance d’une conduite qui en livre la signification ». Or, M. Honoré insiste et signe, puisqu’il bénéficie dans un quotidien encore prestigieux d’une tribune, baptisée Jeunesse oblige, qui est sans doute méritée mais qui devrait l’inciter lui aussi à respecter quelques obligations. Jugez-en.

Le 3 septembre 2015, sous le titre Un roman vieillesse, notre écrivain-cinéaste-auteur jeunesse-critique-à-ses-heures démolit un premier roman, celui de Cécile Hennerolles, Vladimir et Clémence paru chez Grasset Jeunesse. Je devrais plutôt écrire : démolit Cécile Hennerolles elle-même, tant la critique se déploie surtout ad hominem (en l’occurrence ad mulierem). M. Honoré ne résiste pas au plaisir un peu sadique de mettre en scène pour nous la malheureuse auteure devant son ordinateur, s’exclamant « au terme de chaque nouvelle phrase saccagée » […] : «Et voilà le travail ! ». Il la décrit « persuadée que la convention, la médiocrité de son écriture était la marque d’une tradition », et qualifie en outre cette écriture de « miteuse ». Mme Hennerolles écrit « pauvre », avec « la modestie d’une écriture sans invention », car elle est convaincue que c’est ça, « bien écrire pour enfants ».

Après une telle exécution en règle, on se demande ce que notre auteure, taxée au passage « d’inconscience » et « d’ignorance » aurait dû faire pour s’épargner un tel déluge de compliments. Eh bien, elle aurait dû mener « les combats inévitables qu’un écrivain doit mener en littérature jeunesse ». Tadam ! Qu’est-ce à dire ? M. Honoré propose à l’auteur jeunesse une sorte de djihad (intérieur, rassurez-vous) : rien moins que « d’effacer l’enfant de sa tête » et surtout ne jamais tenter de « s’assurer d’être compris » (sic). Le souci d’être lisible, le fait d’assigner à son écriture un horizon de réception, nuiraient donc gravement à l’auteur jeunesse ? Ne peut-on à notre tour imaginer que le jeune Honoré a été abonné à la revue Tel Quel avant de l’être à Pomme d’Api ? La suite tendrait à le confirmer.

De cet enfant, M. Honoré a en effet une vision très précise. Ce n’est pas celui qui « bouge tout le temps » comme le prétendrait Mme Hennerolles, mais un enfant plongé dans « l’immobilité », « la solitude terrée, la torpeur exaltante », etc. Qu’il oppose à l’auteure sa propre vision, qui est peut-être tout simplement celle de l’enfant qu’il a été ou d’un qu’il connaît, passe encore, mais qu’il prétende que cette immobilité est une « qualité commune à toute enfance », n’est-ce pas vouloir ranger tous les enfants d'aujourd'hui, sans doute mis sous Ritaline, dans un même casier à bouteilles, le sien ?

Le 2 octobre, notre écrivain-cinéaste-auteur jeunesse-critique-à-ses-heures récidive dans la même tribune qu’il occupe toujours, cette fois sous le titre Menu enfant. Sa nouvelle victime, Alice Brière-Haquet (ciel, encore une femme !) semble avoir commis d’emblée un crime impardonnable : « la sortie simultanée de cinq livres en librairie ». Ce « genre de record » la disqualifierait aux yeux de notre critique, sans autre forme de procès. Ça ne peut arriver qu’à des auteurs jeunesse, ça, madame, pas à des écrivains, des vrais. Si M. Honoré admet la « sournoiserie » de cette distinction, c’est quand même le premier coup de hache qu’il abat sur notre malheureuse (bis) auteure. Vous ne pouvez pas être un écrivain, un vrai, si vous publiez cinq livres simultanément. Quand on connaît un tant soit peu les tours et détours de la production d’un livre, illustré de surcroît, et considérant que chacun d’eux n’a peut-être pas le volume d’un Belle du Seigneur, il peut arriver, oui, à un auteur jeunesse qui émarge à plusieurs maisons d’édition, parfois oui, par nécessité économique M. Honoré, de sortir simultanément plusieurs livres dont la mise en chantier et la réalisation ont pu s’étaler sur une, deux voire trois années. On appelle ça les hasards de la programmation. En faire le reproche à un auteur paraît complètement déplacé, surtout si c’est uniquement pour l’écarter sous ce prétexte de la catégorie, que dis-je, de la dignité, d’écrivain.

Mais attention, la hache va s’abattre à nouveau. Magnanime, notre critique veut bien retenir encore un instant son bras en accordant des circonstances atténuantes à sa nouvelle victime : c’est sûr, c’était un ouvrage de commande et une « nécessité » – il ne précise pas économique, ce serait trop vulgaire, mais le pense très fort - a « contraint » cette pauvre fille, un « pouvoir […] s’exerce sur cette auteure », celui de l’abominable Castor (poche). En bref, elle ne peut pas avoir écrit cette daube dans « un geste libre d’écriture ». On accordera à notre démolisseur en chef qu’il fait preuve là d’un zeste d’empathie, certes paternaliste, mais quand même. C’est ce qui explique sans doute que dans la suite de sa tribune, il s’oriente vers le livre plus que vers l’auteure. On est soulagé pour elle. C’est le livre qui est haché menu, et non Alice Brière-Haquet (qui a répondu ici) comme l’avait été Cécile Hennerolles un mois auparavant.

Qu’ai-je envie de dire à M. Honoré après avoir lu ses deux recensions ?

D’abord, que s’il ne veut pas accréditer « l’idée que le livre pour enfants est un sous-livre rédigé par des non-écrivains », idée contre laquelle il s’était vaillamment insurgé dans le Monde du 7 avril 2010 pour défendre la subvention du département de Seine-Saint-Denis au salon de Montreuil, il devrait utiliser sa tribune non pas à s’acharner sur de jeunes autrices dont il juge à tort ou à raison les ouvrages médiocres, mais à montrer au contraire quelles œuvres pour la jeunesse contemporaines relèvent de la littérature avec un grand L, et pourquoi. Ce serait beaucoup plus utile pour la cause qu’il veut défendre puisqu'il la préside désormais.

Ensuite, j’ai envie de lui écrire qu’il se trompe de cible. Ce n’est pas l’écrivain qui est responsable de la qualité d’un livre, c’est l’éditeur. L’écrivain écrit, l’éditeur édite. C’est celui-ci qui décide de publier ou non un texte. C’est lui qui décide de ce qui a de la valeur ou pas pour le public qu’il vise. S’il s’est trompé, cela ne peut-être imputé à l’auteur, même s’il est évidemment possible et même souhaitable d’entamer un dialogue critique avec ce dernier.

Enfin, je crois que lorsqu’on cumule les casquettes comme d’autres les mandats, il ne faut pas oublier ce qu’on a été, un jeune auteur, un débutant, qui peut avoir besoin d’encouragements plutôt que de coups. Et après tout, si on n’a pas aimé un livre, on n'est pas obligé d’en parler, sauf à vouloir faire, avec le petit pouvoir parisien qu’on s’est fabriqué, un « carton » sur quelqu’un, un petit de surcroît, qui ne pourra pas vous répondre et dont vous n’attendez aucun renvoi d’ascenseur.

Bien sûr, je vous cite encore, il y a sans doute une « masse de livres idiots [qui] fait barrage entre l’enfant et la vraie littérature ». Mais ce n’est pas une spécificité de la littérature pour la jeunesse, que je sache. Et dans ce domaine, il en faut pour tous les goûts, des livres qui se déplient, qui flottent dans la baignoire, il faut des « Petit Ours brun va sur son pot » autant que des Harry Potter, des abécédaires en carton et des « vrais » romans de l’école des loisirs. Qu’il y ait avec cette diversité le risque que du moins bon voire du médiocre se glisse dans ce qui est offert aux enfants et à tous ceux qui leur prescrivent les livres, c’est indéniable. Mais je pense vraiment que le devoir d’un critique est de montrer le meilleur, d’expliquer inlassablement pourquoi c’est le meilleur, plutôt que de s’acharner sur ce qu’on n’a pas aimé. D'inviter à la lecture, en somme.

Aussi, je crois ne pas être le seul à attendre votre troisième tribune avec vigilance, monsieur le président du CPLJ.

PS1 : Et merci à Clémentine Beauvais d'avoir attiré notre attention sur Jeunesse oblige.

PS2 : A lire aussi la réaction de Cécile Boulaire et de Vincent Cuvellier, auquel j'ai répondu.


24 septembre 2015

L'homme qui jouait de l'orgue



Bertrand Ferrier, en caustique des buffets...

 …il s’agit bien sûr des buffets d’orgue auquel notre littérateur éclectique se frotte avec amour et humour depuis de nombreuses années, car la valeur chez lui n’a pas attendu, etc. Ne dites surtout pas à sa mère qu’il est organiste titulaire à Saint-André de l’Europe, elle croit qu’il chante tous les soirs au Connétable.

En lisant ses quelque 250 pages (éditées chez Max Milo), j’ai mieux compris pourquoi, dans les années 70, M. Guillard tordait le nez en me voyant débarquer avec ma guitare en l’église des Blancs-Manteaux pour soukousser une « messe de jeunes ». A l’époque, mon statut de séminariste en recherche me commandait d’animer parfois les offices du lieu. Or, l’organiste, quand il est en charge d’un instrument aussi prestigieux, placé de surcroît sous la houlette d’un Dominique Merlet, tolère assez peu la concurrence d’un jeunot aux talents musicaux non homologués, dont la guitare acoustique ne transmet ses sonorités faiblardes et imprécises qu’aux premiers rangs de l’assemblée (ceux où siègent les jeunes, la nature est bien faite, malgré tout), alors que ses grandes orgues, malgré leur genre indécis, tantôt féminin tantôt masculin, pourraient de leur souffle faire courber les têtes les plus raides de l’assemblée, et, jusqu’au chœur, tourner les pages du lectionnaire voire soulever la chasuble du prêtre. Surtout si le susdit jeunot ose introduire dans la liturgie des chants - qu’entends-je ? - des chansons, qui ne relèvent d’aucune Versammlung officiellement reconnue par le CNSMP ou le Missel romain et qui se jouent sans partition sur les accords de l’Anatole.

Mais bref, je ne suis pas là pour parler de moi, comme dirait Bertrand, mais de l’excellent livre de M. Ferrier qui conte et compte par le menu la vie quotidienne, aussi précaire qu’exaltante, d’un organiste au temps des banlieues parisiennes lointaines et des caprices de ses multiples interlocuteurs paroissiaux. Du berceau à l’urne, funéraire et non électorale, en passant par les mariages, les grandes fêtes de Noël et de Pâques et le temps qu’on dit ordinaire, l’homme qui jouait - et joue encore et pour longtemps, on l’espère, tout imparfait qu’il soit - de l’orgue, alterne les brèves d’autel, plutôt que de comptoir, que ses amis Facebook ont pu découvrir avant tout le monde, avec les réflexions plus amples qu’ont suscité les péripéties heureuses (ou moins) de sa jeune et déjà longue carrière, au service de la Bête-orgue et de ceux dont il est chargé de consoler les joies et les chagrins en jouant pour eux. Nonobstant la somme de médiations obligées qui s’interposent entre sa musique et le cœur des fidèles, tous ces serviteurs officiels ou bénévoles de l’Eglise ou de la Synagogue, corps intermédiaires qui subissent ici un check-up complet qui n’épargne rien ni personne, notre auteur livre au final un constat lucide mais pas désenchanté sur sa mission haut perchée et les avatars de celle-ci.

L’homme ne vit pas seulement de l’orgue, la preuve, il écrit aussi d’excellents livres – et celui-ci est loin d’être le premier – car il a bien des cordes à son tuyau. Mais organiste est sans doute une sorte de sacerdoce premier chez lui, tant l’instrument qu’il a choisi (ou qui l’a choisi) semble être consubstantiel à une religion, la chrétienne, de plus en plus méconnue et donc incomprise, mais toujours mystérieusement requise aux moments cruciaux de l’existence par les plus athées des hommes. Que l’humour aussi scatologique qu’eschatologique de Bertrand Ferrier en vienne à nous faire toucher du doigt – je ne dis pas lequel - ce mystère, n’est pas le moindre mérite de notre auteur et de son livre pour le moins… endiablé.


L'homme qui jouait de l'orgue - Bertrand Ferrier - Max Milo - 27 août 2015 (256 pages, 19,90 e)


01 septembre 2015

La famille chrétienne n'existe pas

Pour désenchaîner Éros



Sous ce titre provocateur choisi par son éditeur (Albin Michel), André Paul passe la première session du Synode sur la famille (qui s’est tenue en octobre 2014) au crible des thèses qu’il a soutenues dans son livre précédent, Éros enchaîné, qui inventoriait les « maladies religieuses du sexe » et établissait leurs origines, au terme d’une enquête historique rigoureuse. Se livrant cette fois à un examen aussi serré des éléments de langage produits par le Vatican pendant et après l’assemblée des évêques, il montre que toutes les « ouvertures » manifestées dans le rapport provisoire ont été refermées dans la Relatio Synodi finale et il explique pourquoi. A la veille du second round qui se déroulera en octobre 2015, son livre souligne la distance qui sépare toujours, et de plus en plus, les documents du Magistère de l’Église, de Pie XI à Benoît XVI, de ce qu’il nomme la « société réelle » contemporaine, celle du démariage, selon l’appellation proposée par Irène Théry. Il analyse, à l’aune de l’histoire des idées qu’il avait brossée dans Éros enchaîné, la pertinence des cadenas posés par les papes du XXème siècle sur l’exercice de la sexualité humaine et notamment le plaisir, qui semble être le véritable « point aveugle » de leurs réflexions : procréationnisme hérité des Pythagoriciens via les deux Alexandrins, Philon le Juif et Clément le chrétien, interdiction de la contraception moderne, culpabilisation des divorcés-remariés, condamnation des « actes de l’homosexualité intrinsèquement désordonnés » (selon le § 2357 du Catéchisme de l’Église catholique de 1992), sont examinés de façon critique et argumentée.


A l’emploi un peu dégoulinant du mot « miséricorde » - non pas celle vivifiante et réellement cordiale de Dieu mais celle, mortifère, d’hommes hors du monde penchés sur de pauvres pécheurs – André Paul suggère de substituer sur toutes ces questions « l’empathie évangélique », dont son ouvrage livre en conclusion, avec les voies et les moyens qu'elle pourrait emprunter, l’esprit même. Comme il y a urgence, l’auteur s’engage dans cette croisade d’idées avec toute la force de son savoir et la verve de son style volontiers polémique. L'Église saura-t-elle répondre "au défi de la société réelle", sous-titre de son livre ? A l’instar de beaucoup de « catholiques d’ouverture », Paul observe les paroles et les gestes du pape François, espérant que celui-ci puisse apposer sa marque progressiste sur l’Exhortation apostolique qui conclura le Synode d’octobre prochain. Mais sans illusion.


20 février 2015

Comment faire rire un paranoïaque ?

 


C'est le jeune professeur de philosophie, finalement démissionnaire du lycée Averroès de Lille, Soufiane Zitouni, qui a attiré mon attention et piqué ma curiosité sur ce titre et sur ce livre qu'il citait dans sa tribune parue dans Libération le 14 janvier [2015] dernier.

Il s’agit d’un recueil de textes divers, conférences, rassemblés en 1996 et écrits une quinzaine d’années auparavant, au début de la décennie 80. La critique des dérives des disciples de Lacan est parfois forte. Roustang, lui, opte pour une ligne claire, ne cédant jamais à l’ésotérisme ni au clin d’œil pour initiés, du style "comprenne qui peut". Et il ne renonce pas à poser des questions qui fâchent.

Ainsi : pourquoi certains analystes en viennent-ils à considérer le terme de guérison comme un quasi gros mot ? La guérison est un thème qui court comme un fil rouge dans les différents textes de Roustang. Bien sûr, ce terme n’a pas le même sens pour un analyste que pour un médecin. La guérison, ce n’est pas « la restauration de l’intégrité antérieure », la restitution de celle-ci au patient, mais au contraire « la production d’un état qui ne lui a jamais été donné ». C’est pourquoi l’analyse, qui semble tellement tournée vers le passé – beaucoup la critiquent pour cette raison et s’y refusent sous ce prétexte – est en fait tout entière aspirée par cet état futur, à venir. Premier paradoxe.

Second paradoxe : au commencement est la souffrance, c’est dans et par la souffrance que nous nous reconnaissons comme sujet et, dans l’analyse, la régression avive cette souffrance dont nous refusons de guérir, puisque la guérison signifierait la fin de ce sujet-là, que nous perdrions à peine l’aurions-nous entrevu. La souffrance à un aspect positif : elle est aussi une force, celle-là même qui peut aider à pousser l’affect vers la « bonne » représentation. Et c’est quand même elle qui nous fait demander la guérison.

Sans doute y a-t-il à l’origine de la psychanalyse un conflit entre deux buts, connaître et guérir qui sont aussi deux voies qu’emprunte l’analyse. Soit, par la remémoration de l’infantile, par les rêves, l’association libre, le souvenir raconté à nouveau, accéder à une « prise de conscience » (qui serait aussi une « prise », opérée sur l’inconscient ?) de l’origine des tensions psychiques ou, pour accéder à la guérison que la seule remémoration ne permet pas, opérer une répétition en acte, cette fameuse perlaboration (Durcharbeitung) qu'autorise le transfert.

Quels sont les traits qui permettent d’identifier la guérison ? « L’indépendance du patient, l’augmentation du plaisir et de l’action, la communication facilitée. » L’analyse, dit fermement Roustang, ne peut pas ne pas se donner le but de la guérison en ce sens-là, guérison qui n’aboutit pas forcément, d’ailleurs, à l’éradication de tous les symptômes gênants.

Le transfert est « ce remède merveilleux dont on est incapable de se passer ». Car j’ai « besoin d’un autre qui m’accepte, me reconnaît, qui me comprend, me tolère et ne me juge jamais ». J’ai noté alors : « n’est-ce pas aussi la définition de l’ami ?"

Le transfert est le lieu de reproduction de la névrose.

Le transfert a deux sens : à l’origine de la névrose, il y a le lien entre un affect et une représentation « inadéquate » de celui-ci, incapable donc de l’exprimer. Dans ces conditions, « le but de la thérapie est de rétablir la liaison de l’affect avec la représentation convenable » en « transférant » l’affect d’une représentation vers une autre. Mais transfert a aussi un sens plus immédiat : il s’agit du lien qui s’établit du patient avec l’analyste. De ce lien, peut naître une névrose de transfert, qui témoigne du refus de guérir de l’analysant, c’est-à-dire de mettre un terme à l’analyse, refus parfois partagé par l’analyste.

La première tâche de l’analyste vis-à-vis de son patient est de lui apprendre à associer, « sans retenue ». Il s’agit de passer de la parole « imposée » en société, à la « déparole ». Pour cela, analyste et patient doivent construire conjointement « une autre scène ».

D’une certaine façon, le psychanalyste, qui initie le patient au monde du rêve, du désir, des fantasmes et des pulsions, est un « mystagogue ». Cette dimension d’initiation forme, avec la guérison et le transfert une sorte de triptyque que Roustang, analysant le style de Freud, met en correspondance avec les genres littéraires qu’il détecte dans son œuvre : respectivement analytique, rhétorique et poétique.

 


11 janvier 2015

Soumission

  De Huysmans à La Mecque en passant par Rocamadour...


       Soumission, de Michel Houellebecq, est l'histoire d'une conversion, celle de François, le héros du roman, qui se raconte, au dernier chapitre du livre, engagé encore au conditionnel dans les ultimes étapes d'une adhésion opportuniste à l'islam, devenu sinon première religion de France du moins soutien du parti dominant, après l'élection, en 2022, d'un président musulman. Authentique ouvrage de spiritualité pour notre temps (mais oui !), pimenté des intermèdes érotiques dont il semblerait que l'auteur ait besoin pour relancer son écriture et ne pas s'endormir sur son clavier, c'est tout aussi indiscutablement un récit de politique fiction dans une France identifiable à quelques personnages de la société du spectacle, Bayrou, Pujadas, etc. - certains férocement caricaturés - projetés dans ce futur proche avec d'autres, de pure invention ceux-ci.

François est un universitaire quadragénaire qui a consacré une thèse - et sept ans de sa jeunesse - à Huysmans, un écrivain naturaliste de la deuxième moitié du XIXème qui s'est converti, lui, au catholicisme. Le parcours de François fait donc écho à celui de l'homme qu'il connaît le mieux puisqu'il a tout lu de lui, et qui l'accompagne tout au long du roman.

On sait aussi, grâce à l'interview donnée par Michel Houellebecq à Sylvain Bourmeau que l'auteur lui-même a évolué sur la question de Dieu. Avant, "il avait l'impression d'être athée", maintenant "pas vraiment" mais "vraiment agnostique". Son athéisme, précise-t-il, "n'a pas vraiment résisté à la succession de morts que j'ai connue". Dans l'ordre, son chien et ses parents.

       Ces trois conversions, celle d'un écrivain oublié, celle d'un personnage de fiction et celle, encore work in progress, de son créateur, constitueraient donc la matrice qui a engendré Soumission.

Que ce livre soit sorti le jour même où la rédaction de Charlie Hebdo était massacrée par deux frères (sans majuscule) musulmans auto-revendiqués et où son auteur faisait la couverture de l'hebdomadaire satirique en question, n'est sans doute qu'une fâcheuse coïncidence car quoiqu'en aient dit certains, Edwy Plenel par exemple, Houellebecq n'est ni plus ni moins islamocritique qu'une caricature de Mahomet. Certes, on peut lui reprocher de jouer massivement dans ce roman avec une hypothèse politico-religieuse qui fait peur dans certaines chaumières, qui fait l'essentiel du fonds de commerce du Front national, chez nous et ailleurs, et qu'il avoue lui-même être "peu vraisemblable" dans l'interview citée : la prise du pouvoir en France par un parti musulman. Mais n'est-ce pas le droit voire le devoir d'un écrivain - et c'est sans doute la forme très particulière de l'engagement de Houellebecq en littérature - de pousser la fiction au plus près de nos fantaisies et de nos fantasmes, aussi absurdes qu'inavoués, pour les débusquer ? Jusqu'à agiter malicieusement le chiffon chiite d'un ayatollah longtemps nourri sur notre sol : "Si l'islam n'est pas politique, il n'est rien" (Khomeyni)(223)

Pour cette raison, je créditerais volontiers Houellebecq de cette "honnêteté anormale" (43) que la jeune amante de François, la juive Myriam, lui attribue. Ou, en termes sartriens, d'absence totale de mauvaise foi. Disant cela, je n'exclus pas que notre auteur soit aussi un malin et sache tirer tous les bénéfices d'une observation aiguë du monde contemporain et de ses travers pour s'assurer un succès de librairie, au besoin en scandalisant les bien-pensants de tout poil ou en surfant sur la connerie profonde. Mais ce sont sans doute les jaloux de ce succès qui l'accuseront d'avoir eu des mauvaises intentions en convertissant François à l'islam plutôt qu'au catholicisme, ce qui était son intention initiale.

Soumission est le livre d'un héros triste et peu à peu arraisonné par l'ennui, qui ressemble peut-être à son auteur. Mais plein d'humour aussi, tantôt vachard tantôt dans l'autodérision. Le narrateur assiste impuissant à la fin d'une époque et ne sait pas encore quelle place il aura dans celle qui commence. N'est-ce pas notre situation à nous, lecteurs ? Cette fin risque aussi de le priver de la seule femme qu'il aime, Myriam la déjà nommée, une de ses jeunes étudiantes (soit vingt ans de moins que lui). Avis aux femmes, l'amour pour Houellebecq ne se paie pas de mots. "L'amour chez l'homme n'est rien d'autre que la reconnaissance pour le plaisir donné" (39). Cette définition crue, sans fards, relève de la même "honnêteté anormale" qui a dû séduire Myriam, laquelle, pour le plus grand bonheur des deux, aime prodiguer à François de généreuses fellations, dont le bénéficiaire sait lui être reconnaissant. Cet amour, toutefois, ne suffira pas à la retenir, en quoi il aura montré ses limites masculines, sinon misogynes.

A Rocamadour où, ayant fui Paris, il passe quelque temps à l'hôtel, François est "catalogué : un célibataire, un célibataire un peu cultivé, un peu triste, sans grandes distractions" (165). C'est qu'il est aussi hanté par la vieillissement qui vient. Il sait que son corps va le lâcher progressivement, mais compte bien que sa bite fasse partie du dernier carré (99) et qu'in fine les plaisirs de la chère prennent le relais de ceux de la chair, si du moins il arrive à trouver la femme pot-au-feu "capable de se transformer en fille", idéal conjugal qu'avait imaginé Huysmans à l'âge de 28 ans, pour son premier roman...(97) Féministes s'abstenir ! Dans le sanctuaire, François passe de longues heures devant la statue "étrange" de la Vierge noire, devant ce mystérieux enfant Jésus, qui n'est déjà plus un enfant, mais "le roi du monde" (166). A Rocamadour, l'athéisme de François est sur le point de céder, un moment bercé ou forcé par la poésie insistante de Péguy. Mais le miracle n'a pas lieu. Et "définitivement déserté par l'Esprit", François redescend "tristement" [encore] les marches en direction du parking." (170)

C'est le tournant du livre. La trajectoire de François s'écarte définitivement de celle de Huysmans. Côté politique fiction invraisemblable, la Sorbonne a été rachetée par l'Arabie saoudite, comme un vulgaire club sportif parisien. Il faut dire que le Ministère de l'Education nationale a été "concédé" à la Fraternité musulmane, le parti du président Ben Abbès, par l'UMP-PS réunis pour faire barrage au FN. Robert Rediger, un universitaire qui a toujours tenu des positions pro-musulmanes, vient de se convertir et a pris la présidence de la prestigieuse université. Et François va pour la première fois se sentir désirable (249) quand celui-ci lui propose un poste très bien payé, et la perspective d'avoir comme Rediger "une épouse de quarante ans pour la cuisine, une de quinze ans pour d'autres choses..." (262) moyennant une simple formalité : sa conversion à l'islam. La rencontre avec Rediger est l'acmé du livre. C'est là que se déploie un long plaidoyer pour la religion musulmane et que le livre trouve son titre par la bouche de Rediger. "Il y a pour moi un rapport entre l'absolue soumission de la femme à l'homme, telle que la décrit Histoire d'O, et la soumission de l'homme à Dieu, tel que l'envisage l'islam." (260)

C'est en lisant un petit livre prosélyte de Rediger, Dix questions sur l'islam, que François achève de faire son choix en faveur d'une collaboration au régime, qu'il avait jusque là  rejetée. Rediger y a glissé une critique du christianisme, largement inspirée du premier Nietzsche et donc un peu éventée. Et il présente sérieusement l'islam comme "une chance historique pour le réarmement moral et familial de l'Europe", à vrai dire la seule chance : retrouver une "culture traditionnelle, encore marquée par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux anciens" (276). En somme, une véritable restauration, formellement très proche de celle à laquelle aspire l'extrême-droite française, ce qui ne laisse pas d'être troublant.

Avec ce livre, qui se lit d'une traite, Houellebecq ne fait pas seulement bouger les lignes. Il les dynamite, il les fait exploser. Il fouaille les pensées et les désirs les plus secrets et les plus immondes de son lecteur, les met à nu et lui demande, sans suggérer aucune réponse ni prendre parti lui-même : et toi, que veux-tu, comment te positionnes-tu, que décides-tu ? Son désenchantement nous décape au point de rendre dérisoire le prêt-à-porter politique, moral et religieux qui nous est proposé ad nauseam. Moyennant quoi, dans une optique très anarchiste ou situationniste, il nous invite à tout rejeter et à tout réinventer, sur les décombres de nos croyances apeurées et de nos idéologies exténuées.


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