07 juin 2025

Le coup du lapin


 

Julia Pavlowitch, éditrice, continue d'agrandir sa "tribu" d'auteurices. Après Timothée de Fombelle et Marie-Aude Murail qu'elle avait édités à L'Iconoclaste en compagnie de Sophie de Sivry, elle a invité une nouvelle autrice jeunesse, Stéphanie Blake, à franchir le pas pour écrire, dans la maison d'édition qu'elle a fondée, La Tribu, un "premier roman en littérature adulte". Comme pour les deux autres auteurs cités, ce "roman" est pour une large part autobiographique : Tess Snow Janson, l'héroïne et narratrice de ce coup du lapin et l'autrice Stéphanie Blake sont nées le même jour et au même endroit, et elles revendiquent toutes les deux la maternité de Simon le lapin et de ce premier album d'une longue série  qui va - enfin - "cartonner" :


"Caca boudin". Le cri transgressif de Simon est contemporain d'une libération pour Tess-Stéphanie. Ce lapin est son "eurêka !". "Tu reproduis la vie sans morale", l'a encouragée son éditeur. Son succès éditorial auprès des enfants va l'affranchir de Samuel, son deuxième mari, lui donnant les clés de son indépendance financière, de son indépendance tout court, de cette "chambre à soi", symbolique et réelle. Ce lapin n'a-t-il pas les dents du bonheur, comme sa créatrice ?

"Toute ma vie j'ai voulu être libre".  Le récit de Stéphanie Blake vient enrichir le dossier de l'émancipation féminine, de ses voies sinueuses, douloureuses, heureuses au final ? Il ajoute un chapitre à la description des relations entre hommes et femmes. Nous sommes déjà au premier quart du XXIe siècle mais Tess constate avec amertume : "En quarante ans, rien n'a changé, les hommes mûrs n'ont pas honte de sortir avec des femmes qui ont l'âge de leur filles". Mais pourquoi auraient-ils honte puisque Tess l'avoue elle-même : "Exactement comme je le rêvais à quatorze ans, j'ai, à dix-neuf ans, été choisie parmi toutes les autres femmes par un homme mûr ; je suis l'Élue" de Charles, le premier mari. A-t-elle "épousé son père", comme sa mère va le lui reprocher lorsque sa fille répétera son propre divorce ? Elle reproche aux hommes qu'elle a aimés de ne pas avoir voulu la "suivre dans son épanouissement personnel". "Ils avaient besoin de me mépriser pour me dominer." Constat sans appel. 

Dans ce livre tendu, tantôt drôle tantôt dramatique, Stéphanie-Tess nous raconte sa vie dans le désordre, mais ce désordre lui va bien, comme s'il reflétait celui de la vie. Les allers et retours dans le temps et dans l'espace - entre les États-Unis et la France - reconstituent peu à peu le puzzle d'une femme qui n'a jamais "fait le deuil" de son père, qui a longtemps "placé les hommes que j'aimais sur un piédestal", qui va malgré tout se retrouver à tenir "le rôle de la grosse tepu, voleuse de mari", en l'occurrence ce Samuel, le mari de l'autre qui va devenir le sien, auquel elle dira "fais de moi ce que tu veux". Pétrie de contradictions, souffrant et se plaignant sans cesse de "la domination masculine", elle finira par admettre qu'elle a toujours "adhéré à l'idée de domination" et qu'au fond elle voulait tout simplement "être dans la maison des hommes" cette "femme avec des couilles dessinée par Quentin", son beau-fils. Elle y est parvenue. "Possédant le pouvoir économique et sexuel, je domine. Je suis patriarcat, je suis capital". Merci qui ? Merci Simon le lapin ! 


Le coup du lapin - Stéphanie Blake - La Tribu - 5 mai 2025 (237 pages, 19,50 €)

Stéphanie Blake est interviewée par Sylvie Dodeller dans cette vidéo.

02 juin 2025

Théorie du coyote



"Le texte est le coyote." C'est cette formule, aussi énigmatique que connivente, lancée par une dame au cours d'une soirée entre gens cultivés qui a donné à Éric Pessan le titre de son livre. 

Invité en résidence par l'agglomération du Pays de Montbéliard, décrétée Capitale française de la culture en 2024, cette expérience de terrain l'a décidé à écrire sur la culture, autant sur le mot et ses utilisations et instrumentalisations politiques multiples que sur le phénomène positif global qu'il désigne et à l'intérieur duquel il se trouve lui-même pris en tant qu'écrivain polygraphe (théâtre, poésie, littérature générale et littérature jeunesse, etc.) vivant - tentant de vivre comme tout artiste - de son art.

Le livre se présente donc comme le journal d'une résidence d'auteur observant son environnement, interrogeant par exemple les habitants sur leurs conceptions et leurs attentes par rapport à la culture. Mais c'est aussi la reprise d'une carrière déjà longue dans le monde de la culture et les réflexions que cette reprise engendre, entrecoupant, étayant ou contredisant les observations faites à Montbéliard et dans ses environs. 

La culture, c'est ce monde à part, indispensable, superposé ou parallèle au monde réel, produit par un ensemble d'acteurs économiques qui exploitent les oeuvres créées par des artistes de toutes sortes, quand ils n'exploitent pas les artistes eux-mêmes, promus faire-valoir. Éric Pessan fait bien sentir combien l'articulation entre la production et la création est aussi nécessaire que douloureuse parfois.

Son livre arrive à point nommé à l'heure du repli du soutien public à la culture dans toutes ses manifestations, de la part de l'État comme des collectivités territoriales. La tentation de réduire la culture au divertissement, au sens pascalien du terme que notre auteur ne manque pas de citer, est bien là, plus menaçante que jamais. Sa riche expérience d'interventions en milieu scolaire lui fait croire, et nous avec lui, que l'Éducation nationale est la dernière institution publique pouvant encore endiguer la crétinisation générale - et la droitisation qui va de pair - d'une société qui livrerait la culture, cet acte de partage, au seul marché capitaliste, aux lois du profit, de l'audimat et du moindre effort.

Laissez-vous tenter par ce coyote...


 Théorie du coyote - Éric Pessan - la clé à molette (Montbéliard) (139 pages, 18 €)

Le coup du lapin

  Julia Pavlowitch, éditrice, continue d'agrandir sa "tribu" d'auteurices. A près Timothée de Fombelle et Marie-Aude Mura...