06 octobre 2023

Loire

 


À la suite de Louis, trois hommes et une femme au moins ont reçu un message d’Agathe, qui les invite à venir la retrouver dans sa maison au bord de la Loire, là où ils ont vécu chacun à tour de rôle avec elle, des années auparavant. La maison est toujours là, mais Agathe l’a vendue à un couple, en lui faisant promettre de convoquer un jour tous ses ex. Certains ont décliné l’invitation, d’autres n’ont pas répondu. Louis, Jalil, Suzanne, Nicolas arrivent mais vont devoir inventer le sens de leur réunion. Car Agathe ne viendra pas.

Faut-il parler du passé, évoquer Agathe, ou simplement la convoquer dans le présent du fleuve qui passe, éternel, modelant de son courant et de ses remous son lit et ses rives, ses bancs de sable, la faune et la flore qu’il abrite et nourrit alentour ? 

Débarque aussi Laure, la fille d’Agathe. Cela pourrait tourner à Mamma Mia, chaque ex pourrait se demander s’il est le père de cette femme qui refuse de donner son âge, sa date de naissance, déjouant par avance tous les calculs. Sa mère ne lui a jamais dit qui était son père. Ça n’a plus d’importance. D’autant que Laure a eu à son tour une fille, Zélie, une collégienne qui les rejoindra. 

Les jours passent et le souvenir d’Agathe se confond peu à peu avec un arbre, une ruine, un orage. Quand un nouveau message arrive d’un certain José, gravement malade, Louis part à son chevet. Mais va-t-il pouvoir accomplir le vœu de José ?

Davodeau noue le cours de ces vies au cours de la Loire. Ces hommes et cette femme qui ont connu Agathe, qu’ont-ils en commun, qu’ont-ils à partager sur la base de cette pure contingence, celle d’avoir aimé une même personne au même endroit et d'avoir été remplacés ? La vie et la mort, d'antagonistes qu'elles semblaient être, se confondent peu à peu entre ciel et terre, d’où surgit une nature puissante, d’un fleuve qui impose progressivement à un Louis ébloui ses visions et jusqu’à sa pensée.

Une BD admirable que tous les Ligérien·nes voudront lire et contempler sans fin pour (re)découvrir leur fleuve. Pourtant, après l'odyssée initiale de Louis, en nudiste nocturne et involontaire, qui s'est laissé piéger par la Loire, Davodeau éteint un à un tous les récits qui pourraient s'amorcer autour du désir d'Agathe. Et l'album laisse un goût d'inaccompli, comme si le fleuve avait effacé tous les autres protagonistes.

Loire - Étienne Davodeau - paru le 4 octobre 2023 - Futuropolis (101 pages, 20 €)


14 août 2023

L'Assomption, dernier dogme de notre temps ?



Trois déconvenues pour une espérance


 Les messes catholiques des dimanches et fêtes proposent systématiquement trois textes. Il est rare qu’il n’y ait pas un texte de l’Ancien – certains préfèrent dirent le Premier – testament. Or, aujourd’hui, pour l’Assomption fêtée le 15 août, point de lecture du Premier testament. En lieu et place, on lit le chapitre 12 du dernier livre de la Bible, que nous Français nommons, par simple translittération du grec, l’Apocalypse, les Anglais ayant traduit par Revelation et les Allemands par Offenbarung. C’est un texte fameux, celui du « signe de la Femme », peut-être le plus extravagant, le plus puissant de toutes les Écritures. Un texte qui pourrait donner à lui seul l’envie de devenir écrivain. Le drapeau européen lui doit les douze étoiles qui couronnent la femme en question, au grand dam de Jean-Luc Mélenchon. Maurice Clavel a naguère emprunté à ce passage le titre d’un de ses livres, Le tiers des étoiles – « que balayait la queue du dragon ». La tradition chrétienne superpose l’image de cette Femme et celle de la Vierge Marie au point de les identifier. Le dragon en question, écrit l’auteur inspiré, « vint se poster devant la Femme qui allait enfanter, afin de dévorer l’enfant dès sa naissance. » Ce monstre est décrit, excusez du peu, « rouge feu, avec sept têtes et dix cornes et sur chacune des têtes, un diadème. » Or l’enfant nouveau-né, contre toute attente, va lui échapper, on ne sait comment, et la femme aussi, qui « s’enfuit au désert où Dieu lui a préparé une place. » C’est la première déconvenue, celle du diable, que d’aucuns préfèrent voir habillé en principe - du mal avec ou sans majuscule - plutôt qu’en être fantastique cornu ou revêtu d’un costume trois pièces tirant sur le rouge. A chacun de juger s’il se sent plus apte à combattre un principe ou un ennemi mieux distinguable. En tout cas, nul besoin ici de refaire le match. Vierge Marie : 1. Démon : 0. 

Le second texte lu en ce jour est extrait de la première lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe (Grèce) (1 Co 15, 20-27). Tout aussi visionnaire, mais sous une forme théologique rigoureuse, Paul présente le Christ comme « le premier ressuscité parmi ceux qui se sont endormis » (dans la mort). Pour l’apôtre, de même que la mort est venue par un homme, Adam, de même recevrons-nous la vie dans un homme, Jésus Christ. C’est « après avoir anéanti parmi les êtres célestes, toute Principauté, toute Souveraineté et Puissance » que le dernier ennemi, la mort, sera lui aussi détruit. Deuxième déconvenue des puissances négatives. Homme : 1 – Mort : 0. Mais on l’a bien compris, chez Paul, ce n’est pas pour tout de suite : il faut attendre le retour du Christ. Pour l’heure, tout le monde meurt, Heidegger a encore raison quelque temps.

Dans le troisième texte (Luc 1, 39-56), l’évangéliste Luc rapporte le tableau bien connu dit de la Visitation de Marie, juste enceinte après l’Annonciation, à sa cousine Elisabeth, qui en est, elle, à son sixième mois (Luc 1, 36) et va donner naissance à Jean, le futur baptiseur du Jourdain, cette sorte de « faux-jumeau » de Jésus. Élisabeth sera sans doute accompagnée par Marie jusqu’au terme de sa grossesse puisque Luc précise que Marie resta trois mois auprès de sa cousine : 6 + 3 = 9. Futurs comparses du Salut, l’un en précurseur et l’autre en annonceur, Jean le fœtus reconnaît déjà Jésus l’embryon en sautant de joie dans le sein maternel, le texte liturgique dit de façon plus emphatique : « en tressaillant d’allégresse ». C’est cette joie que partage Marie en disant les paroles qui sont devenues le chant chrétien du Magnificat. Marie étend la faveur qui lui a été faite par Dieu – « Il s’est penché sur son humble servante » - au-delà de sa personne, comme un étendard prophétique, quasi-révolutionnaire : « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Troisième déconvenue du « monde » : Dieu : 1 – Puissants et riches : 0.

Que pourrions-nous encore craindre au soir d’une telle journée, devant la déroute totale du diable, des puissants de ce monde et de la mort même ? Leur triple défaite fonde l’espérance de l’humanité tout entière. Et c’est en Marie que cette espérance, chez les catholiques, aime à se refléter. C’est peut-être pour que ce reflet soit plus parfait que le pape Pie XII, en 1950, a énoncé le dogme de l’Assomption, selon lequel Marie serait passée directement de la vie à la gloire en Dieu par une mort atténuée en dormition, selon la terminologie orthodoxe. La peinture religieuse s’était emparée bien avant cette date de la fin de vie glorieuse de la Vierge Marie, comme dans ce tableau du Titien qu’on peut voir à Venise, dans l’église des Frari, où la mort de Marie devient ascension.

(à quelques retouches près, ce billet a été publié pour le première fois le 15 août 2017)


Bonne fête, les Marie !


14 juillet 2023

La méthode Bulle




Avec Marie-Aude Murail, une méthode d'apprentissage de la lecture pour réconcilier les tenants de la syllabique et de la globale et... permettre aux enfants d'apprendre à lire !


Début 2008, une "bulle" éclate. "Bulle", c'est le nom d'une méthode de lecture destinée au cours préparatoire. Elle a été élaborée par Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, Marie-Aude Murail, écrivain pour la jeunesse et Christine Thiéblemont, professeur des écoles à l'école Guillaume Apollinaire d'Orléans. Elle est éditée par Bordas, illustrée par Frédéric Joos.

La méthode se compose pour l'essentiel d'un manuel de lecture et de deux cahiers d'exercices destinés au élèves ainsi que d'un livre du maître détaillant la méthode pas à pas.

Dans le livret Mon écrivain préféré (pp. 28-34) consacré à Marie-Aude Murail et réédité en 2007 par l'école des loisirs (disponible gratuitement et en ligne), Sophie Chérer a raconté la collaboration exceptionnelle entre une autrice et une institutrice, épaulées par une conseillère pédagogique, qui a abouti à l'édition de cette méthode dont la diffusion n'a cessé de progresser depuis sa sortie, dans l'environnement très concurrentiel de l'édition scolaire.

Les éditions Bordas ont mis en place un site de ressources dédié à la méthode Bulle. Dans deux vidéos, Marie-Aude Murail redit l'intérêt qu'elle attache à la lecture à voix haute, intrinsèquement liée à la méthode Bulle et explique comment elle a conçu le roman épistolaire qui sert de support progressif (43 lettres pour 43 sons) à chaque leçon.

Marie-Aude s'est également expliquée sur cette aventure dans un long entretien réalisé en avril 2008 par Cécile Roumiguière pour le compte de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, repris ici :

1/ Marie-Aude, tu viens de publier "Bulle CP cycle 2, méthode de lecture", chez Bordas. Un auteur jeunesse qui signe une méthode de lecture, voilà qui n'est pas commun ! Pourquoi t'être lancée dans cette aventure ?

Mon intérêt pour l’apprentissage de la lecture et son versant tragique, l’illettrisme, remonte aux temps lointains où on m’envoyait évangéliser les ZEP ( = zone d’éducation prioritaire). À force de rencontrer des jeunes qui me déclaraient ne pas aimer lire, ne pas voir à quoi je servais, ne pas comprendre ce que j’écrivais, j’ai été amenée à réfléchir sérieusement à la lisibilité. J’ai lu un article à l’époque qui disait que le principal obstacle à la lecture, c’est le texte ! J’ai voulu être l’écrivain de ceux qui ne lisent pas, sans me rendre compte que, littérairement parlant, c’est du suicide. Bien sûr, nous sommes tous très heureux et flattés quand un enfant nous dit en nous montrant notre livre : « C’est le premier que j’arrive à finir », mais faut-il pour autant renoncer à notre culture, à nos références, à la complexité d’une intrigue, à la richesse du lexique, à la subtilité de l’analyse, etc. ? J’ai en quelque sorte repris ma liberté par rapport au non-lecteur et écrit des romans qui demandent au contraire des compétences. Mais le problème de l’illettrisme m’était resté en travers de la gorge et il y a cinq ans, j’ai eu la chance de rencontrer une maîtresse de Cours préparatoire passionnée de pédagogie et de littérature de jeunesse. C’est en l’écoutant jour après jour me raconter sa classe (elle venait chez moi après l’école) que j’ai découvert premièrement que la vie d’un CP est la plus fabuleuse matière romanesque qui soit (et j’en ai fait entre autres le roman « Vive la République ! ») deuxièmement que le CP est une petite fabrique de lecteurs et que c’est là, là et non au collège, qu’il me fallait intervenir.

2/ Tu as écrit "Bulle" avec Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, et Christine Thiéblemont, enseignante de CP. Comment s'est articulé votre travail à trois ?

Nous avons d’abord travaillé en tandem, Christine et moi, sans savoir que nous aboutirions à une méthode, sans même y penser une seconde. Notre premier challenge, c’était de transformer une classe de bébés en accros de la lecture et de l’objet livre. Nous avons tout tenté, depuis la lecture quotidienne à voix haute en passant par la visite de l’écrivain dans la classe et le livre dédicacé en récompense des efforts fournis. J’ai sollicité mes éditeurs, Bayard et l’école des loisirs, pour pouvoir déverser des livres sur tous ces petits élèves… Le livre est devenu pour chacun d’eux un objet ardemment désiré, qu’on emmène en récré, qu’on se vante de posséder, qu’on caresse de la main sous le pupitre. Puis, pour amadouer une classe d’irréductibles hyperactifs, nous avons fait croire à l’existence réelle d’un personnage de fiction, ma petite Espionne (publiée en série chez Bayard). Christine lisait en classe ses aventures publiées et moi, j’écrivais à la main des lettres de l’Espionne aux enfants du CP, lettres que ma fille illustrait naïvement. Cette année-là, les enfants ont bouclé d’eux-mêmes leur programme au mois de mai. Christine n’avait jamais vu ça. Mais comme nous sommes tombées la même année sur un petit garçon qui n’arrivait pas à comprendre la base de la lecture, à savoir le b-a ba, et que nous aimions cet enfant et voulions le « sauver », nous avons décidé l’année suivante d’inventer une méthode sur mesure pour lui, une méthode qui associerait l’imaginaire et l’apprentissage syllabique. Nous avons fait valider notre démarche par l’Inspection et nous avons été rejointes par une conseillère pédagogique, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, Patricia Bucheton-Langlois. C’est elle qui nous a permis de transformer notre expérience de terrain en une méthode publiable. Et publiée chez Bordas.

3/ Globale, semi-globale, syllabique… comment se situe cette méthode ? Peux-tu nous décrire son principe ?

J’étais au départ, et compte tenu des difficultés repérées dans la classe de Christine, une fervente de la syllabique (avant que monsieur de Robien n’en parle, je précise !). La syllabique, c’est ce que Christine appelle joliment « le secret honteux pour apprendre à lire », c’est-à-dire quelque chose que les enseignants savent bien qu’ils doivent faire pour aider les enfants, mais qu’ils ont souvent fait en cachette de l’institution. Notre « Tata Sara a un rat. » qui ouvre le manuel « Bulle » provoque les moqueries de ceux qui n’ont pas lu le mode d’emploi de notre méthode et de ceux qui n’ont jamais eu vingt-six mômes de six-sept ans en face d’eux, avec pour mission redoutable de leur éviter l’échec scolaire d’entrée de jeu. Christine et Patricia ont tout de même tempéré mon jusqu’au-boutisme syllabique. Pour écrire des phrases qui aient un sens dès le départ, il fallait accepter quelques mots-outils. Il y en a une trentaine à mémoriser sur toute l’année. C’est peu et cela ne trompe pas l’enfant sur ce qu’est véritablement l’apprentissage de la lecture : non pas une récitation de phrases apprises par cœur, mais un corps-à-corps avec la combinatoire. Par ailleurs, ce que nous voulions éviter en nous appuyant sur la syllabique, c’était de faire s’entraîner l’enfant sur des phrases qui n’évoqueraient rien pour lui : « je fagote du chêne. » (méthode Boscher) ou « le père a pêché une loche. » (méthode Léo et Léa).

4/ Pourquoi le choix de la correspondance littéraire comme fil rouge de l’apprentissage ?

Précisément pour donner du sens aux phrases, au départ minimalistes, que les enfants vont déchiffrer dans leur manuel. J’ai écrit au « je », celui d’un petit Milo du CM1, 43 lettres que l’enseignant va lire tout au long de l’année à raison de deux lettres par semaine en moyenne. Selon son tempérament, le maître peut utiliser la correspondance « à plat » en la présentant implicitement comme une fiction, ou en « 3D » en la faisant sortir, sous enveloppe, d’une boîte à lettres installée dans la classe. À chaque lettre de Milo correspond un son nouveau, très présent dans la lettre, mais j’ai fait en sorte que même une certaine densité de mots en « f » ou en « tion » n’altère pas l’écoute et ne nuise pas au sens. J’aime les contraintes et le jeu sur le langage. Je me suis donc plutôt amusée en rédigeant ce roman épistolaire qui d’un côté raconte la vie quotidienne d’un petit garçon et de l’autre entraîne les enfants du CP dans un univers de féerie. Les textes que l’enfant déchiffre dans son manuel sont tirés des aventures de Milo. Au début, ce ne sont que de lointains échos : « Où est Bulle ? Sur le sol ? Sur le mur ? Milo se dit : « Une fée, c’est si petit. » (leçon 12) Puis, ce sont des résumés complets de la lettre. Mais dès le début, les enfants ont en tête toute une histoire avec des personnages, des rebondissements, une attente. Cette façon de procéder permet de donner une profondeur de champ à des phrases plates, les seules qui conviennent aux débutants. Elle corrige ce qu’il y a de décevant pour un apprenti lecteur dans une méthode syllabique : l’absence de sens et de contenu. En lisant les phrases dans son manuel voire en les retravaillant à la maison, l’enfant garde en tête les péripéties de la lettre entendues lors de la lecture à voix haute.

5/ Le manuel de l'élève est illustré par Frédéric Joos, l'illustration est-elle pensée comme un soutien, un guide, pour l'apprenti lecteur ?

Les illustrations de Joos viennent en renfort de l’imagination de l’apprenti lecteur. Nous voulions pour ce manuel un illustrateur, un vrai, de littérature de jeunesse. Et la chance a voulu que l’illustrateur de l’Espionne soit disponible et que ses essais aient convaincu l’éditeur Bordas. Il y avait une forte contrainte pour Frédéric. Ses dessins ne doivent rien apporter au texte, je veux dire par là que si l’enfant doit déchiffrer « Tata Sara a un rat. », il doit voir sur l’image tata Sara et le rat. Rien d’autre. Mais rien n’empêche que tata ait un look sympa et le rat une bonne bouille. Frédéric a légèrement modifié sa façon de faire, son dessin est plus « ligne claire » que d’habitude, mais il en parlerait mieux que moi…

6/ Vous vous appuyez beaucoup sur la lecture à voix haute par l'enseignant, en quoi cela te semble-t-il un élément moteur de l'apprentissage de la lecture ?

Il faut être clair : sans la lecture à voix haute, la méthode « Bulle » ne fonctionne pas. Les enseignants qui ne veulent pas faire ce qu’ils exigent des enfants, à savoir lire à voix haute, n’utiliseront donc pas cette méthode. La lecture d’une lettre de Milo prend entre une minute et demie et deux minutes. Évidemment, nous espérons un investissement plus important de la part de l’enseignant ! J’ai introduit une thématique dans chaque lettre de Milo : la rentrée scolaire, le sentiment amoureux, l’Afrique, la vie au temps des grands-parents, le monde des fées, les pirates, la fratrie, etc. Pour chaque thématique, nous proposons à l’enseignant un minimum de trois livres, album, premier roman, documentaire, classés par ordre de difficulté. Nous avons ainsi établi une bibliothèque de plus de 170 titres tous testés en CP. Nous n’avons oublié ni les comptines, ni la poésie, ni la bande dessinée, ni ces livres « de bébé » que les enfants peuvent lire très tôt tout seuls dans le coin-bibliothèque. Dans le livre du maître, nous avons prévu deux paragraphes intitulés : « Lire à voix haute, pourquoi ? » et « Lire à voix haute, comment ? » Cela fait vingt-cinq ans que je prône la lecture à voix haute, pour la maternelle comme pour le lycée. Daniel Pennac l’a fait, Alexandre Jardin, en lançant l’association « Lire et faire lire », l’a fait, les chartistes le font quand, pendant les animations, ils prennent un de leurs livres et le lisent à voix haute devant les jeunes. Lire à voix haute, c’est partager une culture, faire la meilleure des explications de texte, transmettre des émotions, montrer notre plaisir à lire, et c’est donner à l’enfant du cours préparatoire le désir d’entrer dans les livres à son tour, donc de faire tous les efforts nécessaires pour savoir lire.

7/ "Bulle" propose des exercices pour une pédagogie différenciée, peux-tu nous préciser ce qu'ils recouvrent ?

Le point de départ de notre méthode, ce fut un petit garçon en difficulté, presque en perdition, car être en échec scolaire peut vous amener à jouer les caïds à la récré et à rejeter le système scolaire, puis la société… La pédagogie différenciée s’adresse à environ 20 % d’une classe de CP à des niveaux divers. Il y a donc un chapitre dans le livre du maître qui est consacré à des exercices de pédagogie différenciée, travail sur la combinatoire, sur le séquençage des mots ou des phrases par exemple. Ces exercices ont été concoctés par Patricia Bucheton. Christine s’est davantage intéressée aux méthodes pour aider les enfants à se concentrer quand on leur lit une histoire, les aider à saisir le sens d’un album, à le résumer ou à le lire aux autres, à s’interroger sur l’implicite du texte ou sur la structure du conte. Ce sont à la fois des exercices pour l’enfant et des conseils pour l’enseignant.

8/ "Bulle", ce sont aussi des évaluations en fin de séquence, des pistes d'écriture, des thématiques, des débats… est-ce que les enseignants peuvent y trouver de quoi s'approprier la méthode ou bien doit-on suivre la méthode pas à pas ?

Dans le livre du maître (qui sera aussi consultable sur le site www.bordas-bulle.fr jusqu’en décembre [2008]), les enseignants trouveront le déroulé de chaque séquence pédagogique, 43 fiches-guides pour les 43 sons, plus quelques fiches dites « à la loupe » pour vaincre les principales difficultés du décodage. Nous indiquons pour chaque séquence, qui dure de deux à trois jours, des plages de lecture à voix haute, et d’autres pour débattre sur la thématique, travailler sur le vocabulaire, prolonger les thématiques par de l’expression écrite etc., avec le contenu de chacune de ces séances. Mais nous précisons bien à l’enseignant que cette profusion de propositions doit lui permettre de faire son propre parcours, notamment culturel, et de le varier d’une année sur l’autre pour éviter la monotonie. Nous fournissons aussi des banques de mots et d’exercices, des évaluations, bref nous dégageons le terrain à l’enseignant pour lui éviter de perdre du temps et lui permettre de garder son énergie pour le plus important : ce qui se passe dans la classe.

9/ "Bulle" fait référence à 170 œuvres de littérature jeunesse. À l'heure où certains ne jurent que par les "classiques", n'est-ce pas un magnifique pied de nez à tous les donneurs de leçons qui méconnaissent à la fois la littérature jeunesse et le terrain ?

Attention, « Bulle » honore aussi les classiques ! Nous avons toute une littérature de jeunesse patrimoniale qu’il est essentiel de transmettre. Du reste, pour moi, il faut une couche de contes pour pouvoir y planter la littérature de jeunesse contemporaine, autrement ça ne prend pas… Donc, vive Cendrillon avec les illustrations de Gustave Doré et vive le délectable Barbe-Bleue illustré par Marie Diaz ! Mais il nous a paru tout aussi essentiel de mettre entre les mains des CP les albums de Claude Ponti, Yvan Pommaux, Grégoire Solotareff, Mario Ramos, Gilles Bachelet, Philippe Dumas, Philippe Corentin, Leo Leonni, Tomi Ungerer, Maurice Sendak, etc. et des romans première lecture que nous avons testés un par un et dont nous savons qu’ils résistent même aux enfants turbulents. Nous allons continuer à lire de la littérature de jeunesse, Christine et moi, et nous actualiserons notre bibliothèque sur le site de Bordas. Si vous avez des livres ou des albums sur les différentes thématiques que nous proposons et qu’ils vous semblent convenir à la comprenette d’un six-sept ans, signalez-les nous !

10/ Votre méthode marie lecture et culture, en quoi cela est-il essentiel pour toi ?

Au cours d’une enquête sur la lecture, on avait demandé aux enfants : « À quoi ça sert d’apprendre à lire ? », la majorité avait répondu : « à savoir lire ». C’était donc un exercice qui se mordait la queue. Or, on apprend à lire pour une seule raison valable : entrer dans les livres et y tracer sa propre route. Livre et libre, je l’ai toujours dit. Notre méthode prône la transmission culturelle massive, la seule arme valable pour les temps présents. Les enfants de la classe de Christine ont l’an dernier entendu 120 histoires, répertoriées dans leur cahier de lecteur. Christine est - ce que je suis aussi - une jusqu’au-boutiste… Chaque enseignant adaptera la méthode à sa façon de voir les choses, à sa classe et à ses priorités.

11/ L'apprentissage de la lecture est un passage majeur de la vie. En ces temps pédagogiques troublés, cette méthode me semble un acte politique fort. Qu'en penses-tu ?

Nous avons des convictions, ce ne sont pas des certitudes. Mais nous pensons que cela vaut la peine de les faire connaître. Nous pensons qu’on peut conjuguer la syllabique et le sens, la rigueur de l’apprentissage et la richesse de l’imaginaire, la transmission du patrimoine et la découverte de la création contemporaine. Nous avons surtout voulu œuvrer dans l’intérêt général des enfants, et c’est curieusement une phrase écrite vers 1850 par une certaine George Sand qui nous a servi de ligne de conduite : « N’est-il donc pas possible d’établir un système où les intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des intelligences d’élite ? » Voilà pourquoi tout en fournissant de quoi nourrir les enfants les plus éveillés, nous avons opté pour une méthode progressive tenant compte des difficultés les plus courantes de l’apprentissage de la lecture, pour un manuel de lecture très ligne claire, un livre du maître sans jargon, une littérature de jeunesse de qualité mais dépourvue de tout snobisme. Tous les enfants doivent savoir lire et il ne tient qu’à nous que tous les enfants, qui aiment entendre des histoires, aiment aussi lire des livres.

recueilli par Cécile Roumiguière (avril 2008)



“Bulle CP”, méthode de lecture, de Marie-Aude Murail, Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, éditions Bordas.

Manuel de l'élève 9,95 € ; Les lettres 12 € ; Cahier d'exercice nº 1 et nº 2 : 5,50 € chacun ; Livre du maître 16 € ; Affichettes de mots référents 35 €.

08 juillet 2023

Paysan de la Rive droite

 



André Paul, l'impertinent bibliste, entre cœur et marges de l’Église catholique.


J’ai rencontré André Paul à l’automne 1969. J’étais alors séminariste, étudiant au grand séminaire Saint-Sulpice, à Issy-les-Moulineaux, en deuxième année. De courtes mais denses sessions d’initiation à l’exégèse du Nouveau Testament nous furent proposées, insérées au sein de notre emploi du temps habituel. Je fus immédiatement séduit par ce jeune enseignant de 36 ans au verbe haut et précis, où le Sud-ouest chantait encore. C’étaient des travaux dirigés, en groupes et non un enseignement magistral. Je crois que nous étions presque tous subjugués par la nouveauté de son discours sur les évangiles, qui tranchait sur celui des autres professeurs, Sulpiciens comme lui, et sur  tout ce que nous avions entendu jusqu’alors sur la Bible. Lorsque je repense à cette époque, c’est un verset au tout début de l’évangile de Marc qui me vient, toutes révérences gardées : « et l’on était vivement frappé de son enseignement car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. » (Mc 1, 22). L’autorité mise en œuvre, c’était celle des Écritures elles-mêmes, en quelque sorte auto-déployée par la pédagogie d’un enseignant inspiré. Avec le recul, je sais que c’est André Paul qui m’a appris à lire, savoir précieux pour la vie entière. Je lui avais marqué ma gratitude à l'occasion de la cérémonie au cours de laquelle son ami Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg, lui avait remis la médaille d'officier des Arts et des Lettres.

Si j’ai quitté rapidement le séminaire pour me marier et faire toute ma carrière à l’Insee, si André Paul a quitté les Sulpiciens et l'état sacerdotal pour rompre l’impasse existentielle où il se trouvait au terme d'une « seconde adolescence », se marier lui aussi et poursuivre une double et brillante carrière d’éditeur religieux et de savant théologien et historien, son véritable ethos, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. À l’hiver 2007, André Paul m’avait demandé de l’aider à mettre en forme ses souvenirs. Des entretiens à Paris que j’enregistrai et transcrivis, plus quelques jours passés ensemble au monastère du Mesnil Saint Loup, aboutirent à un matériau biographique d’environ 180 pages que je lui remis, renonçant sur le moment à composer une « vie d’André Paul », vie qui était d’ailleurs loin d’être achevée, dans un style qui, étant le mien, aurait sûrement trahi l’homme qui avait le sien, tout autre.

On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Seize années et quelques livres plus tard, André a décidé de nous donner son « André Paul par lui-même », ce  Paysan de la Rive droite, qu’il est à la fois resté et devenu, dont il m’a fait l’amitié comme pour ses livres précédents de pouvoir suivre la composition chapitre après chapitre, proposant chacun d’eux à cette lecture, dont il m’avait enseigné les principes, d'un texte dont je connaissais la voix.

***

Ce qui frappe d’abord dans cette chronique, c’est la précision des noms, des lieux et des dates. Archiviste de lui-même, André Paul semble n’avoir rien oublié de ces neuf dernières décennies, depuis sa prime enfance pyrénéenne. La variété des personnes côtoyées, amis comme adversaires, se reflète dans l’index des personnalités citées qui aimeront ou appréhenderont de s’y retrouver. La table des matières a été elle aussi soignée et les intitulés des dix chapitres et plus encore des sous-chapitres ne manqueront pas d’aiguiser la curiosité et d’orienter la lecture au moment d’ouvrir le livre.

« Mordante », cette chronique l’est à plus d’un titre. L’un de ses fils rouges est sans doute la polémique constante que notre impertinent bibliste [1] a entretenue avec les milieux qu’il a fréquentés et l’époque – les époques devrait-on dire – qu’il a traversées, depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours, en passant par Vatican II, mai 68, jusqu’à la Manif pour tous : polémiques intellectuelles, savantes, éthiques voire ethniques qui sont comme les parties immergées, les sous-textes des livres qu’il n’a cessé d’écrire comme auteur et de produire comme éditeur dans le monde catholique. Les conditions de production et de réception de ces livres et des thèses qu’ils défendent sont ici éclairées des plus vives lumières. Elles disent, comme le rappelle Danièle Hervieu-Léger sur la 4ème de couverture,  le prix qu’il faut payer pour qu’existe « la pensée critique au sein de l’Église romaine ». Cet éclairage ne pourra qu’inciter soit à découvrir soit à relire les textes les plus marquants d’André Paul [2].

Un autre fil rouge, qui trouve un écho particulier dans l’actualité,  dans ce qu’on appelle désormais « la crise des abus » dans l’Eglise catholique, c’est l’inventaire qui est dressé des « maladies sexuelles de la foi ». Pour cet inventaire qui commence avec sa propre vie d’enfant puis de séminariste, André Paul n’adopte pas la position de surplomb à laquelle il cède parfois dans les disciplines qu’il maîtrise. Il décrit son propre cheminement, la rencontre de maîtres au comportement ambigu, revient sur la première grande crise du célibat sacerdotal des années 70 avec le mouvement  contestataire de prêtres « Échanges et dialogues », provoquée selon lui par la mise en œuvre de décisions conciliaires trop peu maîtrisées. Il évoque à partir de sa brève expérience de confesseur au cœur du VIème arrondissement de Paris l’état de misère sexuelle dans laquelle l’Église maintient ses fidèles, rappelle qu’Humanae vitae, l’encyclique sur la contraception publiée par Paul VI a été rédigée par un certain Karol Wojtyla… S'il retrouve du mordant, c'est pour dénoncer les « détournements protégés » de « la règle sacrée du célibat » dont il a été le témoin, par une hiérarchie soucieuse de conserver coûte que coûte au sein de l’Église ses « meilleurs » éléments, l’hypocrisie et la duplicité dans ce domaine étant le prix à payer par le système catholique. Et ce prix est élevé.  Là encore, les faits que rapportent André Paul inciteront à relire un de ses maîtres-livres, Éros enchaîné. Il y critique le procréationnisme pythagoricien, corps étranger introduit dans la philosophie chrétienne par Clément d’Alexandrie, position étrangère selon Paul à l’évangile et qui entend imposer que la procréation et non le plaisir soit le seul but autorisé de l’activité sexuelle, à laquelle celle-ci doit rester intrinsèquement ordonnée.

Revisiter l’histoire de l’Église catholique depuis la guerre n’incite pas notre auteur à un grand optimisme quant à l’avenir du catholicisme. De la Rive droite bourgeoise dont il a fait sa retraite, il théorise une Église de petits restes urbains encore privilégiés et tentés par un narcissisme mortifère. Mais, en une conclusion nullement crépusculaire, il ne renonce pas à espérer un nouveau prophétisme, ni réformateur ni restaurateur, que le « souffle de l’Esprit » ferait renaître. Dont acte.

Ce livre percutant, itinéraire singulier d’un homme singulier, se lit comme un roman - la formule n'est pas usurpée - à cheval comme son auteur sur deux siècles. Inclassable, André Paul agacera autant qu’il intéressera « tradis » et « progressistes », déjouant en permanence le « prêt-à-penser » des uns et des autres, comme l’ont fait tous ses livres depuis le premier, L’évangile de l’Enfance selon saint Matthieu, publié en 1968 et toujours au catalogue des éditions du Cerf.

Paysan de la Rive droite - 1933-2023. La mordante chronique d'un théologien libre – André Paul – paru le 6 juillet 2023 - Cerf, collection Patrimoines – 298 pages – 34 €




[1] L'impertinence biblique (1974) est le titre d'un petit livre - publié sans imprimatur - qui valut à son auteur quelque purgatoire à la faculté de théologie de la Catho de Paris et fut comme l'amorce pour lui d'une nouvelle étape de sa vie.

[2] On en trouvera une liste quasi exhaustive sur la page Wikipédia que je lui ai ouverte en 2008 et qui se complète depuis, et bien sûr à la fin du livre.

12 mai 2023

Ciment

 

« Du feu qui est en toi dépend la chaleur de ta vie.
Mais où, en moi, devais-je le chercher, ce feu ? »

Dans une petite ville du Nord assemblée autour d’une cimenterie, deux familles alliées cohabitent au « Belvédère », un pavillon de deux étages, dont la terrasse domine la ville. C’est Gilles qui raconte et se souvient de ses débuts dans la vie, de son adolescence, de ses amours bancals, de sa carrière éphémère de disquaire, de sa mère endeuillée avant sa naissance, de son père privé d’enfance et d’ailleurs, des jalousies et des mensonges de deux familles qui s’épient et traversent drames intimes et collectifs, vécus, ressassés, enfouis, exhumés.

Est-ce sa formation d’architecte qui lui a donné ce trait sûr, qu’elle reporte chaque semaine sur Gloria, son héroïne de BD ? Après Varsovie-Les Lilas, le nouveau livre de Marianne Maury Kaufmann, Ciment, est un solide bâti de situations dessinées au plus près de chacun des personnages qu’elle projette l’un après l’autre sur la scène de son récit. Son art scénographique repose sur une micro-écriture qui débusque avec précision, d’un scalpel attentif, tantôt empathique tantôt cruel, tous les détails et tous les recoins de la vie et des âmes. Il en résulte, pour ce roman d'apprentissage, ce qu’on pourrait nommer une densité légère, qui fait de chaque paragraphe une petite nouvelle à lui tout seul, l’ensemble échappant comme par magie à la pesanteur descriptive. Il n’y a pas chez notre autrice de tartinage psychologique, pas de décor empâté. Mais les touches successives d’un pinceau phénoménologique si fin qu’on s’étonne qu’il produise des impressions si fortes. Seul soulignement que se permette Maury Kaufmann de temps à autre : le sceau de l’italique, qui dénote les manières de dire d’un personnage et authentifie sa parole.

Comme dans la musique contemporaine, cette micro-écriture engendre ces micro-intervalles qui dérangent l’harmonie classique de la littérature, faisant écho par moments à ce que fut l’ébranlement existentialiste. Il en résulte une familière étrangeté, comme si cette science particulière de l’écriture de fiction avait produit une science-fiction de la vie quotidienne, extrayant de celle-ci ses vérités inaperçues et augurant du futur qui l'attend.

Ciment Marianne Maury Kaufmann – 2023 – Cent mille milliards (195 pages, 20 €)

PS : C'est Guillaume Wallut qui a accueilli ce roman au sein de la maison qu'il a fondée, Cent mille milliards, rompant il y a dix ans déjà, par l'édition à la demande, avec les principes ruineux pour l'environnement de l'édition traditionnelle (= c'est un livre qui se commande chez votre libraire favori)


11 avril 2023

La Semaine sainte

La Semaine sainte pour les Nuls 

Peut-on faire comprendre à quelqu’un qui ignorerait tout de la religion chrétienne – je doute que ce « tout » existe – ce que les chrétiens revivent et reçoivent pendant la Semaine sainte ? Chez les catholiques, branche importante du christianisme, cette semaine est marquée par plusieurs cérémonies qui sont autant de jalons d’une marche, renouvelée chaque année, vers le dimanche de Pâques qui célèbre la résurrection du Christ, sommet de la vie chrétienne.

Louange de buis

Le prologue de cette Semaine, ou son acte zéro, est le dimanche des Rameaux, qui commémore l’entrée de Jésus à Jérusalem, saluée de palmes (en France, c’est souvent du buis) et d’hosannas joyeux. Mais la liturgie de ce dimanche pose aussi sur le seuil de cette semaine le long et douloureux récit de la Passion, comme un sommaire de ce qui va se dérouler pendant les jours suivants. Sans doute à cause de ces buis, qui sont bénis au début de la messe des Rameaux et que les fidèles, au nom d’une tradition multiséculaire, tiennent à rapporter chez eux pour les placer sur un crucifix ou près d’une photo de famille, voire sur une tombe, ce dimanche-là reste l’un des plus fréquentés de l’année, y compris par celleux qui ne mettent jamais les pieds à l’église le reste du temps. Moi qui ai vu mes grands-mères et mère honorer cette tradition, j’y ai rarement dérogé.

De l'huile à l'onction

Le premier acte se joue le mardi. Il est éminemment clérical. L’évêque rassemble autour de lui, dans sa cathédrale - à Orléans, Sainte-Croix - les prêtres de son diocèse, son « presbyterium », pour une messe dite « chrismale » parce qu’y sont bénites ou consacrées les huiles destinées à l’administration de différents sacrements tout au long de l’année, qui s’accompagnent chacun d’une onction, une croix huileuse tracée sur le front de l’oint•e : l’huile des malades destinée au sacrement des malades, qu’on appelait autrefois « l’extrême onction » (qui dans la pratique de ce sacrement, n’est plus aussi extrême) ; l’huile des catéchumènes, utilisée lors des étapes de préparation au baptême ; le saint Chrême, huile consacrée, est utilisée pour le baptême, pour la confirmation et pour la consécration des ministres ordonnées, diacres, prêtres et évêques. Ces huiles, mélange d’huile d’olive et de baume [1] , sont le signe visible du don de l’Esprit que dispensent ces sacrements. Pendant la messe chrismale, ces huiles sont apportées dans le chœur par les diacres. Elles sont contenues dans de grandes jarres d’étain puis après la messe seront réparties en petits flacons entre toutes les paroisses du diocèse.

L'autel et la table

Les choses vraiment sérieuses commencent avec le second acte : c’est le Jeudi saint. Est commémoré ce jour-là le dernier repas de Jésus avec ses disciples. C’est aussi l’entrée dans le « triduum pascal », ces trois jours qui ont changé le monde romain, et le monde tout court. Ce dernier repas, c’est la cène, dont les Italiens ont gardé le nom, « cena », pour désigner leur repas du soir, notre dîner (ou souper). C’est ce repas qui est rejoué, actualisé, à chaque messe en mémoire de Jésus – « vous ferez cela en mémoire de moi » - au cours duquel le pain et le vin sont changés en corps et sang du Christ. Christ est alors « l’agneau de Dieu », celui qui « enlève les péchés du monde ». L’agneau mâle est une référence à des rites sacrificiels du Premier testament : celui d’Abraham, mis à l’épreuve par Yahvé (Genèse 22) et celui des Hébreux, à la veille de leur sortie d’Égypte et de leur libération de l'esclavage, guidés par Moïse (Exode 12). Les paroles prononcées par Jésus et rapportées par les évangiles sont prononcées par le prêtre au cours de la consécration, moment-clé de la grande prière eucharistique par laquelle les chrétiens rendent grâce – c’est le sens du mot grec eucharistie - paroles performatives qui font ce qu'elles disent « prenez et mangez en tous, ceci est mon corps livré pour vous » puis « prenez et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ». Les participants à la messe sont alors constitués comme « invité•es au repas de noces de l’Agneau », référence tirée du livre de l’Apocalypse selon saint Jean, où l’Agneau est une figure centrale.

Du partage au sacrifice

Des quatre évangiles, celui de Jean est le seul qui ne rapporte pas ce qui est devenu la consécration dans le rite chrétien de la messe. Il lui substitue une autre séquence, ce même Jeudi saint, au cours de laquelle Jésus lave les pieds de ses disciples, contre l’avis de Pierre qui s’insurge par trois fois de voir son maître s’abaisser ainsi devant lui et les onze autres. C’est pourquoi, au cours de la messe du Jeudi saint, le prêtre rejoue ce « lavement des pieds » avec une douzaine de paroissien•nes. En l’occurrence, c’est l’évêque d'Orléans, Jacques Blaquart qui a renouvelé ce geste, jeudi, dans l’église Saint-Paterne, lavant trois pieds droits sur douze (et laissant les autres à un diacre). Au total le Jeudi saint renvoie à deux valeurs, celle du sacrifice et celle du partage car dans le christianisme, l’autel du sacrifice est aussi, indissociablement, la table du repas. 

Après son repas, Jésus entraîne ses disciples au jardin du mont des Oliviers pour prier. Mais ses disciples, inconscients de l’imminence du danger qui menace leur maître, ne parviennent pas à veiller avec lui, s’endorment et le laissent quasiment seul face à son destin qui va s’enchaîner dans la nuit et au matin du vendredi : arrestation, procès et jugement expéditifs, et, dans l’après-midi, crucifixion, à la veille du sabbat juif. 

Une présence adorable

Aussi, après la messe qui commémore la cène et le lavement des pieds, une nuit d’adoration est proposée aux fidèles, dans l’église qui reste ouverte à cet effet. Est proposé à l’attention des fidèles le Saint-Sacrement un ciboire repose cette présence cachée sous forme d'hosties consacrées. D'où le terme de « reposoir ». 

Un chemin vers la mort

Le Vendredi saint, troisième acte de la semaine sainte, commémore la mort du Christ en croix. La cérémonie emblématique de ce jour est le « chemin de croix », un chemin qui est matérialisé dans toutes les églises, tout autour de la nef centrale, soit par une suite de croix numérotées, généralement en chiffres romains, de I à XIV (nombre fixé par le pape Clément XII au XVIIIème siècle), soit par des peintures ou des bas-reliefs représentant les étapes de ce chemin, depuis le jugement jusqu’à la mise au tombeau. Ce chemin de croix a souvent lieu à 15 h, l’heure estimée de la mort de Jésus : « vers la neuvième heure » telle que la rapportent les évangiles de Matthieu, Marc et Luc, au terme d’une agonie de trois heures qui débute à la « sixième heure ». Ce chemin peut être pratiqué à l’intérieur de l’église ou à l’extérieur, au cours d’une procession. L’origine de ce chemin de croix remonte aux célébrations du Vendredi saint instaurées au XIIIème siècle par les chrétiens de Jérusalem, et singulièrement les Franciscains, disciples de Saint François d’Assise, qui serait « l’inventeur » de ce rituel. 

Concrètement, ce chemin  de croix, qui ne fait pas l’objet d’un rite aussi fixé - hors la liste des stations [2] - que celui de la messe, se déroule ainsi : un célébrant, prêtre ou laïc, s’arrête devant chaque « station » - qui porte bien son nom - du chemin, énonce le titre de chaque action qui s’y déroule et l’explicite, récite une prière enrichie généralement d’un chant. Paul Claudel, parmi d’autres artistes, a rédigé un poème pour chaque station. Vendredi, à 15 h, dans l’église Notre-Dame des Miracles, les chrétien•nes présent•es ont refait ce chemin circulaire, à la suite de trois laïcs qui le conduisaient, longeant les murs de la nef, tandis que des prêtres alentour recevaient la confession des pénitents du jour. Car le Vendredi saint, soulignant que Jésus est mort à cause de nos péchés dont il est venu nous sauver par sa mort et sa résurrection, est le moment propice pour demander pardon à Dieu, ce qui pour un catholique passe par la confession, sacrement délivré par le seul prêtre.

Le jour oublié

Le Samedi saint, en apparence, est un jour creux comme le creux du rocher évidé où, nous disent les évangiles, a été déposé Jésus, le creux qui épouse son cadavre enfermé à jamais d’une « lourde pierre » dans les ténèbres d’un tombeau et promis à retourner en poussière. Jour de tristesse, de non-événement, comme si rien ne se passait alors que peut-être, c’est là que tout a fermenté, qui a tout fait remonter et ressurgir. « Il sent déjà », disait Marthe à Jésus à propos de son frère Lazare mort et enterré depuis quatre jours et qui va sortir de la tombe à l’appel de son ami, tel un mort-vivant. Jour de déception que ce samedi. Après la tragédie, l'incompréhension, Oui, sans doute que ce samedi-là, tous sont déçus, amers que Celui pour lequel ils ont tout quitté les lâche au bord de la route, alors que, tout de même, s’il l’avait voulu, il aurait bien pu… Un Celui qui en perd temporairement sa majuscule. A-t-il entendu le « sauve-toi toi-même ! » des soldats romains qui gardaient le Golgotha, l’ultime invitation d’un monde qui s’était dérobé à lui, sur lequel il allait fermer les yeux, d’un grand cri ? Pourquoi s’est-il laissé faire comme un voleur, un bandit, un séditieux, lui qui a pourtant protesté au mont des Oliviers, quand on est venu l’arrêter : « Suis-je un brigand que vous vous soyez mis en campagne avec des glaives et des bâtons ? » [3]  Samedi saint, le monde est devenu incompréhensible, inexplicable, dénué de tout sens. C’est un présent qui semble avoir aboli tout ce qui a précédé au point d’obérer tout avenir. 

Un samedi sans fin ?

Mais n’est-ce pas là que nous nous trouvons aujourd’hui, là où le cours du temps universel nous a stockés ? « Nous ne savons plus croire » écrit Camille Riquier. N’est-ce pas là pourtant que nous devrions nous tenir pour pouvoir reprendre une histoire qui serait authentique, en acceptant de vivre une vie qui ne serait pas perpétuellement « co-aperçue » (mitsehen) [4]  dans la confortable interprétation de la mort que nous offre la résurrection du Christ et sa réplication en notre faveur, cette main tendue in extremis par Dieu au bord du néant ? Que célébrer en cet impossible samedi où a peut-être mûri le déni de la mort ? Comment pourrait-on le réintégrer dans ce triduum qui, comme les mousquetaires, sont quatre ? Jeudi, vendredi, samedi, dimanche : si je compte bien, il y a quatre jours et non trois. Quelle manœuvre a aboli le samedi, l’a transformé en point aveugle, en jour saint oublié, quel est le sens de ce jour que l’on saute au point qu’il semble n’avoir jamais existé, si ce n’est pour une descente aux enfers, rattrapée de justesse par un des credo ?  « Descendit ad inferos ». Est-ce que par hasard notre monde ne serait pas resté coincé dans un long samedi en enfer ? « Un jour je te décevrai et ce jour-là j’aurai besoin de toi » (Desnos). N'est-ce pas en ce long samedi où son Fils est tenu en échec que Dieu son Père a besoin de nous ?

Vers la lumière de Pâques

Puis vient la vigile, le samedi soir. Acte 4, qui débute à 21 h  à la cathédrale Saint-Croix d’Orléans. Moment nocturne. Nous sommes plongés dans la nuit qui n’est plus celle ensommeillée et effrayée du jeudi au vendredi, réveillée par les voix du traitre et des soldats et agitée par le cliquetis des glaives. Non, c’est la nuit encore inquiète et muette, apeurée, dans l’attente d’un jour nouveau encore incertain. Nuit de genèse qui se rassérène peu à peu à la voix  qui puise depuis le commencement dans les Écritures, dans le façonnement souterrain d’un nouveau commencement. Nuit interminable et impatiente de lectures, de psaumes chantés, de prières dites dans le froid de l’église. Nuit qui croise un feu auquel des cierges s’allument qui propagent leur flamme à d’autres et c’est tout un peuple qui entre dans le ventre de la cathédrale et va voyager jusqu’au bout de cette nuit la plus longue pour arriver au matin de Pâques. À ce feu s'allumera aussi chaque cierge pascal destiné à faire luire la résurrection du Christ dans chaque église, gravé de l'Alpha et de l'Oméga [5]. 


Le soleil victorieux

Que la lumière soit : le double récit de la Création (Genèse 1-2) envoie son écho lumineux jusque dans la cathédrale où les grands luminaires s’allument enfin pour cet office de la lumière et le retour des alléluias que le Carême avait suspendus. Juste avant la communion, l’évêque nous invitera à nous donner le rituel baiser de paix d’une autre façon, par un autre échange : - « Il est ressuscité ! » - « Il est vraiment ressuscité ! », un adverbe pour conforter la foi reçue de l’autre en la sienne propre, qui met la vérité en ordre de marche. Nous sortons dans la nuit. C’est déjà dimanche, Pâques, le jour de la résurrection et tout à l’heure, à 7 h 14, le soleil invaincu se lèvera sur une célébration œcuménique au Campo Santo, rassemblant catholiques, protestants et évangéliques.



[1] En Orient, la composition des huiles est plus élaborée, avec adjonction de myrrhe, cinnamome, roseau aromatique, cannelle…

[2] Toutefois, en son temps, le pape Jean Paul II a modifié le contenu de certaines stations au motif que celui-ci ne pouvait pas s'appuyer sur un épisode relaté par les évangiles mais sur des traditions plus tardives.

[3] Lc 22,52

[4] Selon la remarque de Heidegger dans Sein und Zeit : « Die in der christlichen Theologie ausgearbeitete Anthropologie hat immer schon – von Paulus an bis zu Calvins meditatio futurae vitae – bei der Interpretation des « Lebens » den Tod mitgesehen. » (SZ, § 49 p. 249) (ce qui peut être traduit : « L'anthropologie élaborée dans la théologie chrétienne a toujours vu la mort à travers l'interprétation de la "vie" - de Paul à la meditatio futurae vitae de Calvin »)

[5] « Je suis l'Alpha et l'Oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin » (Apocalypse 22, 13)



07 avril 2023

Samedi saint


Pour Benjamin,

"Il n'aurait fallu
 qu'un moment de plus
 pour que la mort vienne,
mais une main nue
 alors est venue
 qui a pris la mienne."

(Louis Aragon/Léo Ferré)

Portes ouvertes aux Enfers

    Curieux jour « sans » dans la Semaine sainte. Même mon Prions en Eglise [en 2015], d’une maigre page, assoit ses lecteurs sur le tombeau de Jésus et leur dit « attendez là en espérant que la pierre bouge d’ici à demain » (je simplifie). Jour creux que ce samedi saint, donc, du moins en apparence. Car si l’on en croit le Credo - que croire d'autre ? - le Fils de l’Homme, au lieu d'aller chez Carrouf' comme d'habitude, a dû profiter de son samedi pour descendre aux enfers (« ad inferna ») ou du moins dans les profondeurs de la terre : « descendit ad inferos », en latin. C’est du moins ce qu’affirme le « symbole des apôtres », plus ancien et plus simple que le Credo adopté à Nicée en 325 et révisé à Constantinople en 381 et qui lui, a carrément gommé cette visite chez Satan. On peut penser que le Christ ne s’est pas contenté de dire aux morts et aux damnés « il fait chaud, hein ? » mais qu’il les a pris par les cheveux pour les tirer de la fournaise et les remonter au ciel. « Il ne sauve rien celui qui ne sauve pas tout », chante Julien Clerc dans Noé.

    C’est aussi l’interprétation de Fra Angelico, dans la fresque du couvent San Marco à Florence : le Christ vient de fracasser la porte de l’Hadès, aplatissant au passage son gardien et sa kalachnikov, et il tend la main à Adam pour l’entraîner à sa suite avec tous ceux qui ont succédé au Premier Homme. Donc le Samedi saint est vraiment le jour du « salut pour tous », sans manif, ni procession, ni culte quelconque. Il ne se passe presque rien, du moins en apparence. Disons que ça travaille en-dessous. Pas de gros mots : souffrance, mort, résurrection, foi. Tout est calme. Il faut en profiter, c’est ouvert à tout le monde, open bar, sans discrimination aucune. C'est assez catholique, universel en clair.

    Pourquoi ne pas prendre le temps aujourd'hui [1] de mieux regarder celui qu'Emmanuel Falque a appelé Le passeur de Gethsémani [écrit en 1999] ? Je retrouve les notes de son cours que j'avais suivi au séminaire d'Orléans en 2015-2016 : 


 

Pour ce livre, Emmanuel Falque était parti de l’idée qu’il fallait être capable d’expliquer les choses quand tout va bien ET quand tout va mal. « À une époque, raconte-t-il, j’étais professeur de philosophie à Chinon et je lisais Heidegger dans l’autocar. J’étais rebuté par le discours sur l’au-delà. » Dans une note de Sein und Zeit*, Heidegger affirme que l’anthropologie déployée dans la théologie chrétienne, depuis Paul jusqu’à Calvin et sa méditation sur la vie future, a toujours co-aperçu (mitsehen) la mort dans l’interprétation de la vie, raison pour laquelle selon Heidegger le chrétien ne peut pas vivre l’angoisse de la mort. Or la mort est bien une fin absolue d’un point de vue humain : Heidegger a raison. Le chrétien ne la voit pas comme une fin mais comme un passage. Pourtant, comme le dit Pascal, le mort, « on lui met de la terre sur la tête et c’est fini à jamais. » 

La mort pour le Christ a été une fin véritable. Ce n’est pas un achèvement, sur l’air de « j’ai fini et je reviens dans trois jours ». Mais quand Jésus dit : « Père entre tes mains je remets mon esprit », il ne doute jamais qu’autrui est là. Le péché, c’est chasser autrui de ma mort. La mort du Christ, c’est la mort de tout homme. Le Christ traverse les étapes de l’angoisse de la mort. Mais il faut distinguer la peur de décéder de l’angoisse de la mort. Le décès désigne la fin de la vie, le moment même. La peur, elle, désigne l’acte par lequel nous reculons devant la mort ; on sait devant quoi on recule. Le Christ a eu peur de la mort : « éloigne de moi cette coupe ». Il revient vers ses disciples : « Simon tu dors ? ». À Gethsémani, le Christ passe de la peur à l’angoisse : « Simon tu dors, c’est fait ». Qu’est-ce qui est « fait » à cet instant-là ? 

Le Christ est passé de la peur du moment à l’angoisse de la mort. La différence, c’est que l’angoisse ne sait pas ce dont elle angoisse. L’angoisse de la mort, c’est se poser la question du sens de la vie devant cette fin. Je ne sais plus de quoi j’ai peur mais je me pose une question. Le Christ ne voit plus où est le sens. L’angoisse de la mort, il l’exprime dans un appel : « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et il l’offre au Père, c’est le Père qui a ressuscité le Christ. Le Père est allé chercher le Fils. Ici se joue un pâtir et un passage. « A l’heure où Jésus passait de ce monde à son Père », cette heure où Jésus s’offre, il l’offre à son Père. Dieu transforme la finitude de l’homme. La mort n’est donc pas qu’un passage. Nous mourrons avec le Christ ressuscité. L’angoisse, il l’a vécue avec un autre, qui transforme l’angoisse en joie. Comme le dit Kierkegaard, « être chrétien ce n’est pas ne pas porter le fardeau, c’est porter légèrement le fardeau lourd ». C’est la force de Dieu qui a ressuscité le Christ. « Il est ressuscité » n’énonce pas un état, c’est un verbe au passif, le Christ n’est pas le surhomme de Nietzsche. Le Christ, c’est la kénose, la verticalité se fait horizontalité. Il s’agit pour nous d’habiter cette angoisse dans le Fils et de la laisser transformer par le Père.

Donc, il faut compléter le tableau de Fra Angelico. Le Christ n'a pas pu remonter seul des Enfers. Son Père est venu, qui lui a pris la main.

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[1] j'avais publié une première version de ce texte le 4 avril 2015 que j'amende et complète ici.

« Die in der christlichen Theologie ausgearbeitete Anthropologie hat immer schon – von Paulus an bis zu Calvins meditatio futurae vitae – bei der Interpretation des « Lebens » den Tod mitgesehen. » (SZ, § 49 p. 249)




Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...