31 janvier 2019

Varsovie-Les Lilas

Pas un jour sans une ligne





Méfiez-vous de ces espionnes qui vous écoutent aux terrasses ou aux zincs des bistros, qui vous suivent dans la rue ou vous observent aux arrêts d’autobus. Elles n’ont qu’une hâte : rentrer chez elles et écrire, écrire jusqu’à trouver le mot juste qui vous épinglera définitivement sous la vitre d’un livre.

Marianne Maury-Kaufmann pourrait être cette sorte d’entomologiste collectionneuse. Illustratrice, elle campe chaque semaine dans Version Femina, d’un trait cruellement tendre, une version moqueuse voire caustique de ses contemporaines, dont elle ne se désolidarise pourtant jamais. A celles et ceux qui ont la chance de l’avoir pour « amie » sur Facebook, elle offre régulièrement ses petits sketches de la vie quotidienne, si bien ciselés qu’ils réveillent notre regard assoupi sur le monde.


Avec Varsovie-Les Lilas, son deuxième roman, elle nous livre une version plus grave de la vie en nous faisant monter dans un autobus parisien où Francine, son héroïne, voyage sans but précis la journée durant. Sans but précis, vraiment ? En fait, en empruntant le 96 qui passe en bas de chez elle et l’emmène tantôt vers Montparnasse, tantôt vers la Porte des Lilas, Francine cherche à qui parler. Ce n’est pas d’être veuve qui l’a rendue muette. Ce ne sont pas ses rendez-vous avortés avec Roni, sa fille, qui ne lui en laisse pas placer une, qui lui rendront la parole. Non. Francine est née juive à Varsovie en 1939. Elle a donc beaucoup de chances de vivre encore, à Paris, aujourd’hui. Mais ce qu’elle a à dire est trop lourd, trop massif. Elle a eu trop de mamans avant de retrouver la sienne, cette Dorota qui est réapparue devant elle un beau jour du printemps 1945, comme un fantôme, avec toujours « deux ans de moins sur ses papiers » mais « cinquante de plus dans le corps ». Dorota ne racontera rien à sa fille. Francine, elle, ne peut rien raconter à personne de ces années arrêtées et enterrées dans un coin de sa mémoire d’enfance.


Francine continue donc à traverser inlassablement Paris, gentiment toquée. Les lignes de bus ont leurs habitué•e•s. Pourquoi un jour descend-elle avec celle qu’elle a surnommée en secret « la Bougie », pourquoi la suit-elle dans la rue, où trouve-t-elle l’audace de l’aborder, le courage de lui demander : « Vous aussi, vous êtes seule ? » La Bougie est une drôle de fille, qui pourrait être la sienne. Elle s’appelle Avril. Elle va devenir la raison de vivre de Francine, qui n’avait jamais pensé qu’elle pourrait en avoir une, de raison. Avril à Paris. Jusqu’au jour où…


En filmant Francine en plans très serrés, c’est aussi un portrait de la capitale que nous livre « MMK », un Paris saisi à bras-le-corps dans sa mauvaise saison, celle des pavés humides, des lumières de Noël qui pèsent sur les âmes solitaires. Elle mêle tellement les vies croisées et leur décor qu’elle semble pétrir une pâte urbaine de rues, de boutiques, de lampadaires, de façades ouvertes sur l’intime, de paumé·e·s en tout genre, pâte que ses mots précis, ajustés, font lever lentement en nous, jusqu’au dénouement, simple et lumineux. Gracié.


Montez dans le 96 avec Francine, vous ne le regretterez pas.

***

Varsovie-Les Lilas, Marianne Maury-Kaufmann, Éditions Héloïse d’Ormesson (173 pages, 16 €)


11 janvier 2019

Sérotonine

 Houellebecq, moraliste et mystique





Michel Houellebecq est comme le Beaujolais nouveau : attendu et fêté plus que de mesure, populaire et élitiste, vulgaire et à consommer de suite. Nécessaire et donc important. C’est aussi un de nos meilleurs produits d’exportation. Son retour sur les tables (des libraires) est toutefois moins fréquent que celui de notre piquette nationale. Je soupçonne son succès de l’avoir rendu paresseux. Il y a déjà quatre ans que Soumission sortait, le jour même où la rédaction de Charlie Hebdo, qui lui avait consacré sa Une, était massacrée. Redoute-t-il depuis ce 7 janvier 2015 que ses livres produisent une configuration de planètes aux effets funestes ? Il faudrait lui demander mais il paraît qu’il ne donne plus d’interviews. En tout cas, rien de terrible ne s’est produit, en apparence, ce 4 janvier 2019, si on considère que la crise des Gilets jaunes© n’a pas démarré ce jour-là et qu’elle a su jusqu’ici étaler ses morts.

J’ai acheté Sérotonine le 8 et je l’ai lu le 9, profitant de deux heures et demie de voyage en autocar et d’un bout de soirée dégagée après une heure d’adoration du Saint Sacrement, qui fut parfois distraite, je l’avoue, par des traces de ma lecture de l’après-midi.

La longue confession de Florent-Claude Labrouste, ingénieur agronome (comme l’auteur) dépressif est centrée, comme tous les livres de Houellebecq, sur la description des relations entre les hommes et les femmes.  Et comme dans tous ses romans, le sexe en action - et plutôt ici au passé décomposé - y tient une grande place. C’est toujours la chose la plus importante qui soit, même si - ou plutôt parce que – notre auteur récuse fermement le patronage du « sinistre autrichien » pansexualiste. Un sexe qui serait l’arbre cachant la forêt de l’amour ? A première vue, il y tient la place que celui-ci occupe dans certains romans policiers : celle d’une pause friandise dans une intrigue pas toujours drôle. Il y a quatre ans, je formulais l’hypothèse que l’écrivain Houellebecq s’écrivait une scène de cul de temps à autre pour regonfler son conatus, comme il regonfle les pneus de deux petites mignonnes, dans la séquence séminale qu’il tourne en Espagne, au début de son livre, pour se donner le courage d’écrire la suite. Si on aime Houellebecq, c’est qu’il décrit le sexe sans fards et sans illusions, mais de façon souvent comique et gourmande, avec ce petit décalage qui sépare heureusement les tableaux de Sade des saccades exténuées de YouPorn ou, dit autrement, la grâce stylée des mots de la prison glauque des images. En la matière, on n’a rien inventé depuis les Grecs et les Romains, souligne-t-il d’ailleurs en toute modestie. Mais ça reste le passe-temps idéal, surtout pour un quadra dépressif presque réduit aux bons soins de la phallocentrique veuve Poignet. "Je la traitai par les moyens habituels" (18).

Chercher l’aiguille de l’amour dans la botte du sexe ? Sérotonine est aussi un livre sur l’amour, sur la possibilité du bonheur, avec ou sans pilule. Eros et agapè sont dans le même bateau et ne rament pas toujours dans le même sens. Florent-Claude boucle pour nous son parcours amoureux de vingt années, de Camille à Camille, en passant par Kate, Claire, Tam ("funeste idée"), Yuzu… Et présentement : personne. Florent a décidé de disparaître pour faire le vide et remonter le cours du temps. Amours dans le désordre d’une vie, analepses, prolepses, Florent-Claude ne nous raconte pas les choses selon la chronologie, ce sens illusoire de la marche des choses, dont se méfient les bons romanciers. Il est à l’âge des regrets et se dit peut-être comme Ferré qu’il ‘faudrait pouvoir faire marche arrière/comme on l’fait pour danser l’tango ♫’. Oui, Sérotonine ressemble à un tango, gai et tragique à la fois. On rit souvent chez Houellebecq, un rire fréquemment empathique, au profit des autres et aux dépens de soi. Et on se retient de pleurer, par pudeur. « Mais pourquoi m’entraîner dans ces scènes passées, comme dit l’autre, je veux rêver et non pleurer ajoutait-il, comme si on avait le choix… » (181). Le passé est ce qui aspire Florent dans sa spirale dépressive. Et de s’interroger : pourquoi finalement tout à foiré ? Pourquoi est-ce que je me retrouve seul, au terme du parcours, puisque terme il semble y avoir ? Et peut-on, dans ces conditions, continuer à danser jusqu’au bout ?

Mais aussi : que serait un roman de sexe et d’amour sans l’ombre fraîche de la mort ? La mort est le vrai autre, chez Houellebecq. La si belle mort désirée des parents de Florent, hommage à l’euthanasie qui couronne le seul couple durable de Sérotonine, couple d’un autre âge sans doute mais pourquoi ne serait-il pas encore possible, celui-là ? Plus gravement, la mort des paysans français programmée par Bruxelles. Florent-Claude a été un de ces experts qui défendaient l’agriculture nationale dans le combat perdu d’avance des économies rurales livrées par la CE aux compétitivités comparées. Il retrouve Aymeric d’Harcourt-Olonde, un ami et condisciple d’Agro qui s’est lancé dans l’élevage laitier sur les terres du château familial, en Normandie. A la première visite de Florent, Aymeric, défenseur suranné de la traite à la main, a encore la foi dans son métier, dans ses vaches et dans sa femme. A la seconde, tout est bien différent… La fin des quotas laitiers décrétée par les eurocrates met les producteurs à genoux, les uns après les autres. La qualité du lait, le bien-être des animaux ? On s’en fout en haut lieu. L’agriculture est dé-naturée. Dans la campagne, les suicides se multiplient, dans le silence assourdissant des politiques. Sur ce sujet, Houellebecq retrouve la figure de l’écrivain engagé, aux côtés de son narrateur, qui va assister impuissant à la chute héroïque de son ami.

Il y a de la noirceur chez Houellebecq, du désenchan-tement, mais aussi une énorme lucidité dont on lui sait gré car elle entretient au tréfonds d’elle-même un exercice d’espérance. On laissera au lecteur le plaisir de découvrir les deux dernières pages de Sérotonine, splendides à bien des égards. Est-ce Florent-Claude Labrouste ou Michel Houellebecq qui donne cette magistrale leçon sur le bonheur, la mort, l’amour et Dieu même, convoqué en son fils agacé par l'endurcissement des cœurs ? Oui, ces deux dernières pages sont étonnantes au point de ressembler à un ajout, dans un évangile qui aurait omis  la résurrection (comme celui selon saint Marc) et qu'une autre main aurait complété. C’est pourtant bien Houellebecq qui s’y révèle moraliste et mystique, à nu, jetant en quelques lignes une couleur nouvelle sur les pages qui ont précédé, comme pour tout sauver, in extremis, de l’impuissance et du naufrage. Est-ce encore possible ?

"Il semblerait que oui."

PS : Écouter Le mystère Houellebecq dans Répliques, l'émission d'Alain Finkielkraut sur France Culture (2 février 2019)

01 septembre 2018

À son image


Une messe sur le temps présent 

C’est à une messe que le dernier roman de M. Ferrari nous invite. Le plus beau et le plus fort passage du livre est  le chapitre 6, au milieu d'un livre qui en compte 12. C’est le moment auquel l’oncle et parrain d’Antonia aurait voulu échapper, la raison pour laquelle il a résisté quand sa sœur lui a intimé l’ordre de célébrer la messe d’obsèques de sa fille, la raison pour laquelle il a cédé et se retrouve devant tout un village, toute une île. Juste après l’évangile, on le sait, dans l’ordinaire de la messe, fût-il ce toujours extraordinaire qu’est une messe d’obsèques, le prêtre qui, jusqu’ici, n’a fait que réciter des formules saintes et convenues d’avance, prend la parole, celle qui lui a été confiée par le Christ lui-même le jour de son ordination, quand il gisait « étendu à plat ventre […] sur le dallage glacé de la cathédrale d’Ajaccio », mourant en droit et en fait à toute chose pour renaître tout à tous, selon la formule de l’apôtre Paul. 

Ce moment du sermon – ou de l’homélie pour faire plus savant - c’est le moment des figures libres, au milieu des imposées de la liturgie, celui d’où devraient surgir des paroles neuves, comme si le Christ était là en personne et nous parlait. Celui pourtant où tant de catholiques, moi le premier, s’endorment ou rêvent distraitement à autre chose, au poulet qu’il ne faudra pas trop cuire à midi ai-je bien pensé à acheter une salade à ce bel homme tiens je ne l’ai jamais vu à l’église au lundi qui va nous rejeter dans la routine à cette jolie fille que l’on aperçoit sporadiquement entre deux piliers quand même il fait chaud mais sa robe n’est-elle pas un peu courte dans ce lieu et qu’on se promet de mieux regarder quand elle défilera avec les autres pour aller communier car elle semble avoir, vue d’ici et si mal, de bien jolies jambes, etc. Ce moment de prédication, M. Ferrari en fait, à travers les hésitations et les angoisses qu’il inflige à son prêtre, une formidable méditation sur la mort et sur ce qu’on peut en dire ou pas. Car demeure toujours cette certitude devant le cercueil, qu’a exprimée Blaise Pascal dans les termes les plus crus, que le mort, « on lui met de la terre sur la tête et c’est fini à jamais. » A quoi servirait d’être romancier, philosophe ou poète si on ne se coltinait avec la mort ? M. Ferrari, qui est un peu tout cela, nous le fait comprendre avec éclat dans ce livre où jamais la vie et ses enjeux n’ont été si présents.

Le si mal-nommé fidèle qui assiste à la messe, au lieu de s’y livrer avec tout son corps comme le fait son Seigneur, n’est pas le seul distrait. Le roman de M. Ferrari, qui n’est donc qu’une longue cérémonie d’obsèques serait pour le lecteur, le croyant encore plus que l’incroyant, ennuyeux comme une messe s’il n’était aussi cette somme de distractions, celles qui s’emparent invinciblement du célébrant, l’oncle et parrain d’Antonia, et que nous rapporte l’auteur, pour raconter les trente-huit années de la vie écourtée de sa filleule si chérie, juste éclairée à cet instant par la lueur des cierges. Comme le fidèle distrait, mais là c’est le célébrant, nous quittons régulièrement la messe pour de longues analepses bien plus intéressantes puis nous revenons au présent, réveillés par un coup de pied de la morte, car c’est bien Antonia dont on vient d’évoquer la jeunesse, les amours, les photographies, les aventures de photo-journaliste, bref la Vie, et c’est la même Antonia la Morte qui gît là dans son cercueil et qu’il faut faire passer, confier à Dieu une fois pour toutes et qui se rappelle à nous, pour que nous fassions jusqu'au bout ce qu'il y a à faire, le prêtre et nous, ses lecteurs.

Si l’oncle et parrain d’Antonia, le prêtre, celui dont le nom n’est jamais prononcé, est déchiré, entre deuil et espoir, c’est aussi parce qu’il est à l’origine de la vocation d’Antonia, à laquelle il a offert un appareil photo pour ses 14 ans. Ce cadeau fera qu’Antonia se retrouvera plus tard dans un journal local à photographier des inepties avant, quelques années plus tard, de fixer sur des pellicules qui ne seront jamais développées les atrocités du conflit yougoslave. Antonia aura alors abouti à l’idée que « l’existence de la photographie était évidemment injustifiable » car il n’y a que « deux catégories de photos professionnelles : celles qui n’auraient pas dû exister et celles qui méritaient de disparaître. » (189) Mais, ne sachant rien faire d’autre, elle continuera ce métier impossible en photographiant des mariages, jusqu’au dernier qui lui coûtera indirectement la vie.

Se glissant dans la pensée du prêtre, M. Ferrari prend bien soin de distinguer les images des photographies. Dans une église, « le regard ne s’appuie sur les images que pour les traverser et saisir, au-delà d’elles, le mystère éternel et sans cesse renouvelé de la Passion » (108). Peu importe en cela la laideur plastique de certaines statues ou autres chemins de Croix. Mais la photographie, elle, « ne dit rien de l’éternité, elle se complait dans l’éphémère, atteste de l’irréversible et renvoie tout au néant. » (108) M. Ferrari frappe dur : « sur les photographies, les vivants mêmes sont transformés en cadavres parce qu’à chaque fois que se déclenche l’obturateur, la mort est déjà passée. » (109). M. Ferrari n’est pas iconoclaste mais photoclaste. Aux tirages qui auraient pu orner chacun de ses chapitres, il a d’ailleurs préféré leurs légendes, comme pour affirmer la supériorité de l’écrit sur la vulgarité des photos. Il n’a concédé à son éditeur que la photographie de couverture, un autochrome du début du XXème siècle, qui semble avoir été pris hier sur une plage corse, vraie-fausse Antonia du roman.

Le hasard a voulu que quelques jours avant de lire À son image, je relise L’agneau, de François Mauriac. Soixante-quatre années les séparent. En littérature moderne, ce n’est pas rien. Tout s’est accéléré même si les Lettres, c’est leur privilège, vivent hors le temps du monde. Pourtant, je n’ai pu empêcher que ces deux livres s’unissent et se confrontent dans mon esprit. Après tout, n’avais-je pas affaire, dans l’un et l’autre cas, aux œuvres de deux grands écrivains catholiques ? J’emploie à dessein cette formule surannée parce que M. Ferrari lui redonne, comme François Mauriac en son temps, et avec le même culot, une éclatante modernité, dans la lignée d’autres imprécateurs chrétiens comme Bloy et Bernanos. Comme si la violence de ceux-ci, mâtinée du goût pour l’understatement du Bordelais, étaient passées dans le Corse philosophe écrivain. Aurait-il lu M. Ferrari, Jean-Paul Sartre en eût-il tiré la même conclusion qu’à propos de Mauriac ? «… les auteurs chrétiens, par la nature de leur croyance, sont le mieux disposés à écrire des romans : l’homme de la religion est libre. »

Il y a chez Mauriac et M. Ferrari le même attachement à leur milieu et pays d’origine, la Gironde pour l’un et la Corse pour l’autre. Et c’est la même sainte et impitoyable colère qui s’empare d’eux pour fustiger les dérèglements de sociétés fermées sur elles-mêmes – et pour cette raison en voie de dégénérescence - la bourgeoisie bordelaise pour François Mauriac, les Corses en proie au nationalisme insulaire et endogame pour M. Ferrari. À son image dresse au passage – ce n’est pas son but premier - un tableau cruellement comique des nationalistes, notamment en suivant la longue relation amoureuse entre Antonia et Pascal B., l’un des leaders du mouvement indépendantiste, jusqu’à son dénouement.

Un autre trait mauriacien surgit sous la plume de M. Ferrari. Avant d’être appelé au sacerdoce dans des conditions très soudaines qui sont également racontées, le futur prêtre vivait en concubinage « avec Damienne T, une veuve de dix ans son aînée ». Qu’il ait dû l’abandonner après l’avoir si mal aimée, elle et son fils, reste douloureux. M. Ferrari fait alors un commentaire que n’aurait pas renié Mauriac : « comme si la grâce ne pouvait être obtenue qu’au prix exorbitant d’un péché indélébile » (34)

Au final, la plus forte leçon chrétienne d’À son image est sans doute celle-ci, qu’aurait sûrement aussi approuvée Mauriac, soit deux idées qui n’en font qu’une : que c’est en mourant ou que c’est aux morts qu’on peut le mieux dire je t’aime, alors même que tout semble indiquer, dans un cas comme dans l’autre, qu’il est trop tard. Mais pour Antonia et son parrain, pour la filleule et le prêtre, c’est bien leur Heure. J’ai pensé d’ailleurs, en refermant À son image que ce mot « heure », qui est le dernier de Belle du Seigneur d'Albert Cohen, n’était pas très éloigné de la chute que M. Ferrari donne à son livre, bouclant sur les premières pages : « … Antonia se lève parce qu’il est temps de partir. »


À son image - Jérôme Ferrari - Actes Sud (222 pages, 19 €)


En complément, on lira avec intérêt l'entretien avec Jérôme Ferrari  paru dans Le Monde des Livres du 7 septembre 2018. M. Ferrari y fait profession d'incroyance : "Il est sûr que je ne suis pas croyant" mais fait sienne l'expression de Michel de Certeau qu'on lui propose : "écriture croyante", à laquelle il est sans doute parvenu, dit-il, via l'émotion esthétique éprouvée à l'occasion de messes d'enterrement corses.

29 août 2018

En nous beaucoup d'hommes respirent



 Marie-Aude Murail, une mémoire en quête.

Avec ce livre, Marie-Aude Murail refait, une trentaine d'années après Passage (1985) et Voici Lou (1986) publiés chez Pierre-Marcel Favre, une excursion hors de l'édition jeunesse, proposant à ses lecteurs de visiter avec elle l'histoire de ses ancêtres - et la sienne - telle qu'elle a pu la réécrire à partir de riches archives familiales reçues en 2010 à la mort de son père, le peintre et poète Gérard Murail.

Pour celle qui a commencé à vivre de sa plume en écrivant ce qu’on n’appelait pas encore de la romance, trois histoires d'amour ont naturellement émergé des paquets de lettres enrubannés, des journaux intimes, des photos qu'elle a soigneusement inventoriés, classés, lus et commentés pendant plusieurs mois, entre 2012 et 2013. Histoire d'amour de Raoul et Cécile, ses grands-parents maternels, dont elle a retrouvé les journaux de leur rencontre, qu'ils avaient écrits en parallèle ; histoire d'amour de ses propres parents – tabou à vaincre - à travers la correspondance qu'ils ont échangée au cours de l'année 1945, parce qu'ils avaient été séparés juste après s'être croisés à l'académie Duncan. Enfin son histoire d'amour avec Pierre, commencée au début de l'année 1972, alors qu'elle n'a pas encore 18 ans et relue 45 ans plus tard.

Le gros manuscrit, truffé de document scannés, qu'elle avait tiré de ce voyage dans son passé, a dormi quatre années dans un tiroir. Publiera, publiera pas ? En 2017, Julia Pavlowitch, éditrice à L'Iconoclaste,  se rend à Orléans pour rencontrer Marie-Aude, dont elle apprécie les livres pour la jeunesse. Elle vient de faire écrire un autre auteur jeunesse, Timothée de Fombelle. Marie-Aude lui ouvre son tiroir. Peu après cette "visitation", Julia Pavlowitch revient avec Sophie de Sivry, la patronne de la maison d'édition. Marie-Aude décide alors de leur livrer son manuscrit original en feuilleton, pour ne pas les accabler, pour voir si elles auront envie de lire la suite. L'enthousiasme, tout professionnel mais non feint, de ses deux lectrices, qui y voient d'ores et déjà un livre, l'incite à retravailler son manuscrit, l'élaguant, resserrant (sur 425 pages !), veillant à ne fâcher ni les vivants ni les morts, suivant ou pas les conseils et avis de ses éditrices

L'Iconoclaste va effectuer de son côté un impressionnant travail coordonné par Marie Baird-Smith : la maquette est complexe, car le livre est presque aussi richement illustré que le manuscrit original. Mais L’Iconoclaste a déjà démontré qu’il maîtrisait parfaitement la production de ce type de livre. L'impression sera achevée le 14 juin 2018. Il est en librairie ce 29 août. C'est un beau livre, à s'offrir et à offrir.

En nous beaucoup d’hommes respirent est le produit d’un conflit surmonté, non pas entre une autrice et ses éditrices, mais entre une autrice et une lectrice, qui sont ici une seule et même personne. Toute à sa découverte émerveillée, la lectrice déroule le contenu qui sort de son « coffret magique » et se rappelle de temps à autre qu’elle est en train d’écrire le roman des origines familiales. Plutôt qu’un conflit, il s’agit plutôt d’une concurrence entre ce qui a été écrit et ce qui est en train de s’écrire. Trouver le juste équilibre entre les deux, faire en sorte que l’archive n’éteigne pas la voix présente de l’auteure, qui se retrouverait enfouie sous les voix du passé. D’où l'avertissement de Pierre, le mari de l’auteure qui lit de temps à autre par-dessus son épaule, devant le risque d’effacement de la mémorialiste, toujours envisageable en optant pour un récit à focalisation zéro, avertissement que consigne Marie-Aude dès le début : « le personnage principal, c’est toi, il ne faut pas qu’on perde ta voix ».

Une deuxième difficulté de l’exercice, mais ç’en est aussi un moteur à l’instar du « conflit » précédent, résultait de la confrontation entre les matériaux du passé et la mémoire de l’auteure. Celle-ci ne se penche pas sur des archives anonymes, extérieures à elle, comme le ferait une chercheuse, mais sur le passé de sa propre famille, déjà présent en elle sous la forme d’un « roman familial » intime et partagé. La manuscrit naît et se développe sur cette confrontation entre une mémoire plus ou moins vive et des documents qui tantôt la corroborent tantôt la démentent - avec une zone grise d’incertitude entre ces deux situations tranchées - y compris quand il s’agit de textes produits par l’auteure elle-même des années auparavant, qu’elle a « oubliés » et auxquels elle se heurte : singulièrement, son journal intime tenu à 18 ans. Qui est cette fille ?!

Force est d’ajouter à ces deux difficultés un constat, qui va constituer un court moment une difficulté pour les éditrices : ce manuscrit touche à l’intime, représenté ici par cette « maman » omniprésente que l’on devine penchée au-dessus de sa fille en train de trier ses lettres d’amour et de s’enthousiasmer devant elles. Pour l’essentiel, Marie-Aude a écrit ce texte en dialogue avec sa mère, morte en 1995 mais bien vivante, mais aussi pour ses enfants et petits-enfants, et singulièrement pour sa fille. D’où ce « maman », incontournable, qui n’est pas puéril, mais « technique » oserait-on dire, et consubstantiel à la nature justement intime du manuscrit. En quelque sorte, « maman » est la première lectrice avant quiconque, lectrice de cet opus en cours, côte à côte, face à face et peut-être corps à corps. Et c’est la seule « maman » de ce récit : toutes les autres sont des « mères ».  « Maman » est resté.

Dernière remarque. La difficulté d’une telle entreprise saute aux yeux dès qu’on énumère ses composants : documents multiples, mémoires mortes et vives - ROM versus RAM dirait un informaticien - rencontres interagissant avec les mémoires et les matériaux, le tout sur un siècle… Le manuscrit était gros de plusieurs livres qui ne sont pas tous ici réalisés dans leur plénitude mais dont les trames tissées ensemble se montrent et s’effacent à tour de rôle – ici l’art de la conteuse n’est pas pour rien dans l’harmonie croisée de ces mouvements de flux et de reflux - livres dont les personnages se recoupent et désormais ne font qu’un sous nos fronts de lecteur :

- Le livre des amours est le premier qui ait sauté au cou de l’autrice. C'est le vrai générateur des autres. C’est autour de ces histoires d’amour que tous s’articulent : Isaac & Blanche, mais surtout : Cécile & Raoul, Maïté & Gérard, Marie-Aude & Pierre, prénoms entrelacés ici par l’esperluette ;

- le livre de l’inventaire et de la mémoire entend faire revivre au lecteur le chemin suivi par l’écrivain et lui faire réaliser les mêmes manipulations, les mêmes enquêtes et les mêmes voyages, les mêmes étonnements et les mêmes découvertes, y compris le dialogue associé avec Pierre, compagnon et parfois auxiliaire de ce chemin, dont il a été tantôt le simple témoin tantôt l’un des protagonistes ;

- le livre de l’enfance et de la jeunesse voudrait puiser à la source des vies achevées et des vies encore exposées ;

- le livre des guerres retrace deux drôles de guerre, celle de Raoul en 1914, anti-héros parce qu’artiste et amoureux, celle de Norbert errant de 1940 à 1945 en soldat perdu d’une France défaite, guerres vécues de loin ou de près par Cécile, tour à tour fiancée et mère d’hommes égarés dans des corps armés puis désarmés qu’ils ne reconnaissent plus.

Il y a bien d’autres livres dans cette sorte de bible familiale. Celui des morts et des agonies, celui des femmes et celui des hommes pris séparément chacun dans leur histoire, celui des mères et du souci. Celui surtout des secrets, des questions avec ou sans réponse, des vies ratées ou réussies, vies encore des enfants qui ne sont pas nés. L'auteure n'avait qu'un regret au terme de son parcours, celui d'avoir dû tailler trop durement dans le livre du père qui s'y était esquissé.

En paraphrasant le Sartre de la fin des Mots, En nous beaucoup d’hommes respirent est un livre, fait de tous ces livres et qui les vaut tous et que vaut n’importe lequel. Et surtout ne renie aucun de ceux déjà écrits. Parce qu'elle en a distillé des extraits au fil de ses rencontres avec les collégiens et lycéens de France et d'ailleurs, Marie-Aude Murail a acquis progressivement la conviction qu’il pourrait être lu par toutes les générations, celle d'abord qui a grandi depuis trente ans avec ses textes destinés à la jeunesse, mais aussi toutes les autres. Sans cette conviction, qu’elle allait rencontrer d’une autre manière ceux qui lisaient déjà en 1989 Le hollandais sans peine, qu’à vrai dire elle n’a jamais perdus, elle n’aurait pu conduire ce projet à bien, qui l’a menée des jeunes Italiens de Cuneo jusqu’à son nouveau havre de Bonny-sur-Loire.


En nous beaucoup d'hommes respirent - Marie-Aude Murail - 29 août 2018 - L'Iconoclaste (425 pages, 20 €)

Ce livre est paru au Livre de Poche, en édition intégrale - octobre 2020 (375 pages, 8,20 €)




11 mars 2018

Vers une police populaire du livre et des créateurs ?



 Pour Anne Guillard et ses Pipelettes


Apparemment l’incident est clos. Un docu-fiction sur la puberté destiné à la jeunesse, On a chopé la puberté, a été publié début février par l'éditeur Milan, parallèlement à un excellent hors-série du magazine Julie, plus "sérieux", sur le même thème. Un groupe Facebook, La rage de l'utérus, l’a dénoncé comme « sexiste » en affichant quelques pages dûment choisies. Une jeune femme indignée a lancé une pétition qui a recueilli en trois jours quelque 150 000 signatures grâce au relais étonnant d’une blogueuse-dessinatrice-féministe Emma, disposant, également sur Facebook, d’une "communauté" d'environ 280 000 "suiveurs et suiveuses". Devant cette mobilisation, sorte de "flash mob", l’éditeur Pascal Ruffenach (Bayard-Milan) a capitulé sans combattre et a « tranché », sans en informer l'illustratrice : l’exploitation du livre a été interrompue en toute illégalité. Le site de pétitions change.org peut afficher : VICTOIRE. Face à cette reddition sans conditions de son éditeur, l’autrice-illustratrice du livre, se sentant lâchée, en a tiré la conclusion qu’elle devait poser ses crayons et renoncer aux personnages qu’elle avait créés. Adieu les Pipelettes. Ou, pour ne pas perdre espoir, au revoir...

En dehors de quelques voix solitaires, personne ne semble s’être ému de ce qui constitue pourtant un véritable séisme culturel, annonciateur de répliques à venir si aucune réaction d'ensemble, officielle, du monde de l’édition, éditeurs, sociétés d’auteurs, libraires, bibliothécaires mais aussi de tout·e citoyen·ne intéressé·e par la culture et l’éducation - et pourquoi pas des acteurs politiques - n’émerge dans les jours à venir (mais par pitié, pas de pétitions).

Les journalistes français, toujours aussi ignorants voire dédaigneux, à quelques exceptions près, de ce qu’est la littérature pour la jeunesse (LJ) aujourd’hui, se contentent de quelques clichés. Ainsi, dans un article du Monde du 8 mars, l’un d’eux peut laisser titrer sans vergogne : « La littérature jeunesse diffuse souvent les clichés filles-garçons ». Pour cela, il appuie exclusivement son propos sur une éditrice qui a fait de la lutte contre « les clichés sexistes » son fonds de commerce. Dont acte. Mais comment peut-il lui laisser énoncer cette conclusion aberrante sur la LJ française : « Ce qui est dommageable, c’est le manque de variété » (sic).

Les « gens-de-lettres » n’ont pas pipé mot. Sans doute attendent-ils que leur ministre de tutelle donne le la. Et, après tout, ils n’ont besoin des écrivains jeunesse que pour équilibrer les comptes de leurs éditeurs. Ne faisons pas de vagues qui contrarieraient la légitime émotion populaire.

Les éditeurs baissent la tête. Ils ont dû sentir le vent du boulet. Mais c'est tombé chez le confrère.

Restent les auteurs, autrices, illustrateurs, illustratrices pour la jeunesse. Beaucoup sont interloqué·e·s, certain·e·s atterré·e·s, voire tétanisé·e·s. Même s’ils ont généralement confiance dans leurs éditeurs, comment ne pourraient-ils pas redouter d’être lâchés à leur tour par l’un d’eux dans les mêmes circonstances, parce qu’ils auront négligé une minorité invisible, oublié de réviser leur Butler et dessiné une jupe trop courte – on s’inquiète pour l’avenir des Martine – ou insulté involontairement quelque religion ? Hop, une pétition et au trou. La Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, seule, a apporté son soutien à Anne Guillard.

Il faut souvent regarder vers l’Ouest pour deviner ce qui nous attend. Les romanciers américains écrivent désormais sous le contrôle de « sensitivity readers » engagés par les éditeurs, parfois par les auteurs eux-mêmes, qui rectifient préventivement dans les textes tout ce qui dépasse et pourrait fâcher tel ou tel groupe de lecteurs. En décembre 2017, le New-York Times a publié sur ce phénomène un article d'Alexandra Alter très inquiétant pour tout créateur qui se respecte.

Le salon du livre de Paris ouvre ses portes vendredi prochain. Peut-on espérer de notre ministre de la Culture, encore récemment éditrice, une parole forte sur ce qui est devenu "l’affaire Milan" ?

Complément dans le quotidien La Croix des 17-18 mars : Regards de Geneviève Jurgensen.



11 février 2018

L'esprit de mon clocher



Pour H. et E.

 "La lampe du corps, c'est l'oeil" (Matthieu 6, 22)

En arrivant seul dans ma cuisine orléanaise, ce matin, pour préparer mon petit déjeuner, j’ai repensé à Hélène et Edwige que j’avais rejointes cette semaine, seules dans leur église pour une adoration silencieuse. Tous les mercredis, elles sont, avec d’autres parfois, les minces ferments de la foi d’ici : alentour, 28 clochers, autant d’esprits ! Depuis la rue principale de Bonny-sur-Loire, déserte, j’avais marché, un peu hésitant, vers le froid où me laisse a priori le Saint Sacrement. Mais éclairés de l’intérieur, les vitraux s’avançaient à ma rencontre comme une promesse de chaleur, comme un cadeau de Noël en retard, encore emballé dans sa lumière. J’avais hâté le pas.

C’est en repensant à ces deux flammes fidèles que je fais un simple signe de croix, en ce début de journée, comme me l’a enseigné un jour un frère de la Fraternité monastique de Jérusalem qui est à Paris : au matin, juste né, déplier sa nuit aux quatre coins de l’horizon et le soir, allongé, presque mort, replier son jour sur le cœur du monde. Mon « Au nom du Père… » matinal résonne, pour moi seul peut-être, qui sait ? comme si je le prononçais pour la première fois. « Au nom de », qu’est-ce à dire ? Il me semble aujourd’hui, je ne sais pourquoi, que chaque formule, polie au risque d’être usée, a besoin d’être revue, revisitée, comme jadis Marie visita sa cousine Elisabeth. Re-visitation des vieux mots transmis.

Depuis quelques jours, je pense d’ailleurs à une lecture phénoménologique du verset de Matthieu (6, 22) : « la lampe du corps, c’est l’œil ». Je devrais dire phénoméno-logique, car je rêve aussi depuis longtemps à une « Logique de Jésus ». Radicale, « racinale ». Mais ce semestre, Emmanuel Falque a placé le corps au centre de son cours de Master II à la Catho de Paris, dans les pas de Merleau-Ponty et de Sartre, ces frères ennemis. Un corps foyer brûlant. Un corps qui me fait de l’œil ce dimanche, grâce à l’évangéliste.

Retrouver la « première fois » de nos mots et de nos gestes, c’est tenter de revenir à l’in-fans en nous, à ce premier âge de l’enfant sans parole, quand celle-ci nous frappait, sans défense, puisque nous étions alors contraints de l’écouter sans pouvoir y répondre, sans pouvoir de rien, d’ailleurs. De la matrice, nous n’étions pas encore « sortis ». Encore un écho de Jésus quittant Capharnaüm : « c’est pour cela que je suis sorti » (Marc 1, 38), du sein du Père, lui (Jean 1, 18). De cette aube de notre vie, pleine de promesses faites sur nous, nous n’avons aucun souvenir énonçable, en dehors de quelques images fugitives, brouillons de scènes à demi-cachées par le brouillard du temps. Cette limite des mots à laquelle nous nous sommes heurtés pendant un an ou deux de tout notre corps avant de la vaincre, dans un formidable effort, elle s’oppose maintenant à ce que nous remontions le cours de notre vie en deçà d’elle, jusqu’à ce chaos primitif classé définitivement secret défense dans un passé immémoriel. Cette limite a toutes sortes de noms simples ou savants : silence, secret inavouable, péché, inconscient, oubli, étance, refoulement, fantômes, déni, aphasie, deuil, naissance, mort, etc. Tous les masques de notre finitude.

C’est pourtant cet in-fans qui est déjà dans le royaume de Dieu, nous dit Jésus, en le poussant au milieu de nous, royaume d’enfance sans paroles, nuit lumineuse, juste avant que les mots ne nous plongent dans leur « obscure clarté »:


"Rêvant de retourner d'où je viens temps immense
Qui posait des oiseaux aux branches de mes cils
Lieu si profond nommé enfance" *


Recommencer la foi est aussi impossible que de remonter ce fleuve du temps. D’ailleurs Jésus nous a prévenus : ce n’est pas que nous n’avons plus la foi, c’est que nous ne l’avons pas encore (Luc 18, 8). La limite est devant nous, pas derrière. Au fond, nous chrétiens n’avons rien abandonné ou renié, nous avons tout au plus renoncé, aveugles avançant paresseusement dans une ombre qui ne peut pas nous gêner mais attend, au choix : une guérison, une clarté. « Je choisis tout » aurait dit la petite Thérèse.

Dans ce verset de Matthieu, tiré du célèbre « sermon sur la montagne », il est question de lumière pour nos corps. Est-ce la lumière extérieure, qui nous est nécessaire pour marcher dans le monde, pour y conduire nos affaires, y faire nos rencontres, et pour cela « voir clair » ? Ou bien la lumière du dedans, celle qui dissipe les pensées obscures, met nos sens en éveil et avec eux le sens de nos sens, nos re-sentis ? Pourtant, nulle abstraction dans ce verset : « La lampe du corps, c’est l’œil ». Il s’agit du corps et pas d’autre chose éthérée, esprit, âme ou conscience. Non, le corps seul, épais et opaque, ce familier inconnu.

« Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière ». Laissons « sain » aux moralistes, qui abondent. Que signifie ici « tout entier » ? Qu’il ne s’agit pas seulement de la lumière qui entoure le corps, celle que nous allumons en pleine nuit pour dissiper un cauchemar, celle du jour où nous plongeons chaque matin. C’est aussi la lumière intérieure, celle qui combat les ténèbres en nous. Le corps a un dedans et un dehors, une peau et une chair. Nos vessies sont aussi des lanternes.

Il faut donc ici faire un sort à l’image de l’œil comme lampe. Ce n’est pas une métaphore. Nous pensions jusqu’ici que l’œil simplement « voyait » ce qu’il y a à voir. Qu’il était donc dépendant de la lumière « ambiante », du jour et de la nuit, de la lampe. Eh bien non, bonne nouvelle, l’œil est une lampe, source de lumière. Ce n’est pas la lumière qui frappe l’œil, mais l’œil qui frappe le monde de sa lumière. Renversement du regard, constitutif du monde, du visible comme de l’invisible. De l’œil dépend que le monde soit dans la lumière ou dans les ténèbres. Le soleil ne suffit pas. Et Jésus nous avertit : « si donc la lumière qui est en toi – celle qui éclaire notre corps comme une lampe sous un abat-jour – est ténèbres, quelles ténèbres ce sera ! » (6, 23). Il y aurait donc le risque d’une ténèbre plus obscure encore que la nuit du monde, c’est celle qui peut venir jusqu’en nous, dans l’intérieur du corps, ténèbre singulière de l’être humain dans cet envers du monde que nous sommes, capable de plonger le monde lui-même dans une ténèbre plus sombre encore, un envers du jour que nul ne peut imaginer puisqu’aucune image d’aucune espèce de monde ne peut plus s’y former.

Cet œil éteint, cet œil de ténèbres, Jésus nous dit ailleurs qu’il vaudrait mieux pour nous l’arracher que de le conserver, s’il est l’œil de l’intention (Mt 5, 29), lorsque par exemple « je regarde une femme pour la désirer » (Mt 5, 28) et non pour laisser son œil éclairer mon propre corps. L’œil qui éclaire toute chose, c’est l’œil qui attend sans intention, c’est l’œil pur d’avant la conscience, d’avant cette conscience intentionnelle, toujours déjà conscience-de-quelque-chose et lourde d’arrière-pensées. C’est sans doute un œil intérieur, qui regarde chaque organe d’un « même œil » et puise dans ce corps égalitaire et dans la solidarité des chairs, l’élan pour être au monde, en vérité, ce regard équidistant sur chaque chose et chaque être, un regard en deçà du jugement de ce qui est bon, bien ou beau, un œil en deçà de toute valeur, puisque nous sommes « le sel de la Terre » et que rien d’autre sur Terre que notre corps ne peut donner saveur à la Terre.


* in Pauvreté, poème de Gérard Murail (inédit)


28 octobre 2017

La Métamorphose



 Hier soir, invitée au 11ème festival organisé par le théâtre de l’Escabeau (à Briare, Loiret), la compagnie La Clique d’Arsène jouait une Métamorphose "librement adaptée" mais bien fascinante. Qu’arrive-t-il réellement à Gregor Samsa, cet employé modèle, soutien appliqué d’une famille enfermée sur elle-même, papa, maman et Grete, la petite sœur feu follet ? Pourquoi est-il plus fatigué ce soir-là que les autres ? Faisait-il vraiment beau comme il le dit à sa mère en lui faisant le compte rendu aussi laconique qu’invariable de sa journée ordinaire ? Ou n’avait-il pas plu, au vu de son imperméable mastic mouillé et de sa tête humide ?

C’est une danse silencieuse de Grete qui nous cueille au seuil de ce soir particulier, Grete femme-enfant fine et souple en robe blanche, jouant à faire évoluer des avions de papier entre table et chaises, dessus dessous, au son d’une musique circulaire qui nous pénètre lentement. Par moments, la musique s’arrête, Grete se fige, la mère aussi, qui est entrée à sa manière dans la même danse, celle de l’attente du retour de Gregor, leur seul lien avec le monde extérieur.

Et Gregor est là, que Grete salue en lui sautant au cou, solaire. Leurs jeux d’enfants préservés suffiront-ils à prévenir la cassure qui s’annonce ? D’étranges forces grondantes, intérieures ou extérieures on ne sait, se manifestent quand Gregor se déshabille pour aller se coucher. Les frissons de la métamorphose parcourent déjà chaque muscle, chaque tendon de son dos qui se tord sous la lampe.

Le lendemain matin, pour la première fois, Gregor ne se lève pas. Pour la première fois, il rate le train de 7 h. La mère, le père, la soeur s’émeuvent de ce dérèglement subit qui les menace tous. Et de fait, le bras nu d’un supérieur hiérarchique anonyme vient tancer à domicile le coupable et sa famille, qui cache comme elle peut la vérité. L’horreur suscitée par la transformation de Gregor devient un secret domestique ruminé dans un étrange mélange d’amour et de dégoût, de passion et de fascination.

Dès lors, la mère et la sœur s’emparent de la pièce, font parler tantôt le père, hors scène, tantôt le métamorphosé, nourrissant leurs voix et leurs gestes de l’innommable qui a envahi leurs vies mais qui est encore un fils, un frère : du vivant tassé dans un coin sombre de la scène où il remue à peine.

Lorsque les trois acteurs reviennent travestis en sous-locataires moustachus et survoltés, c’est une scène burlesque qui troue le cours du drame d’un interlude comique.

Est-ce l’ombre portée de la métamorphose de Grégor Samsa ? C’est en tout cas un vrai et fort théâtre des corps que la mise en scène de Frédérique Antelme impose, servi par trois superbes acteur et actrices : corps-passion de Grégor, corps aérien de Grete, corps massif de la mère. Romans Suarez Pazos et ses mouvements tectoniques, Mathilde Chabot (sur l'affiche), tantôt par la danse, tantôt par les mille nuances d’un visage étonnamment juvénil et expressif, Françoise Le Meur, en mère impuissante et déchirée, portent de bout en bout un texte pourtant minimaliste. Et l’on saisit une fois de plus combien le théâtre reste un moment de vie irremplaçable quand il est, au-delà des mots, cette sculpture totale et mouvante de corps, de sons et de lumières.


Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...