24 mai 2020

Confinement : le ressort et le cliquet

 


Impressions d'un moyen-confiné presque déconfiné


Le temps retrouvé

Dans ce temps qui s’écoulait comme un flux continu, l’événement a fait irruption et lui a redonné brutalement ses couleurs : le passé, le présent et le futur se remettent à exister, il y a un avant et un après du pendant, une vision se débat entre mémoire et attente (Saint Augustin), fait en sorte que ni l’une ni l’autre ne puisse avoir raison d’elle. C’est maintenant que ça se passe, c’est maintenant que ça passe ou que ça casse. Mais ce maintenant dure et c’est cette durée, en tant que sensation existentielle, que nous éprouvons. Il y a quelques semaines, fait remarquer Étienne Klein, nous ne parlions plus que de la fin du monde, et voilà que nous parlons du "monde d'après". Comme si le mot "apocalypse" avait enfin retrouvé son vrai sens : révélation.

Darwin de retour

Il y a eu un court débat, national et international. Fallait-il laisser le virus courir au milieu du « troupeau » jusqu’à l’immunité collective au lieu de figer l’activité du monde et de confiner les humains ? C’était condamner d’emblée les plus faibles : les plus âgés, les diabétiques, les obèses, au profit de la vie économique maintenue. Car c’est une guerre à front renversé : ce sont les vieux qui meurent. Le choix du confinement n’a pas empêché que ce combat-là, celui des maisons de retraite et des Éhpad où nous avons logé nos anciens, soit d’ores et déjà perdu. Beaucoup de ces institutions se sont transformées en mouroirs accélérés, malgré toutes les précautions prises, sauf exceptions exemplaires comme ces personnels qui ont décidé de vivre en vase clos avec leurs pensionnaires.

La guerre

Puisque c’est la guerre, il nous faut un chef des armées. Selon la Constitution française, c’est au président de la République que sont dévolus ce titre et ce rôle. Au soir du 16 mars 2020, Emmanuel Macron déclare à cinq reprises « nous sommes en guerre ». L’anaphore se transforme en métaphore qui se diffuse dans son discours et dans toute la Nation. Il parle de « mobilisation générale », de « combat » contre l’épidémie et envoie les soignants « en première ligne ». En choisissant le vocabulaire de la guerre, le président s’est placé une nouvelle fois au sommet de la pyramide de commandement, responsable et le cas échéant coupable de tout ce qui va advenir. Sauf que dans la Ve République, ce n’est pas lui le fusible.

Les indispensables et… les autres

Alors que tout le monde se «confine », il faut qu’un ministre de l’Économie rappelle  le jour d'après, d’un air un peu inquiet, qu’il y a des gens « indispensables » et que ceux-là, on attend qu’ils fassent leur travail comme d’habitude, pour nous soigner, nous nourrir, nous transporter, nous informer, nous enterrer. S’il y a un front de la Santé, il faut aussi assurer l’arrière, avec l’armée des boulangers, des agriculteurs, des caissières de grandes surfaces, des chauffeurs de poids lourds et des conducteurs de trains ou de bus, des journalistes et des factrices, des policiers et des croque-morts, etc… Il y a donc a contrario toute une partie de la population – et j’en suis - qui n’est pas indispensable, la preuve : le monde continue à tourner sans elle. Cruel constat. Je suis inutile. À la retraite depuis neuf ans, je commençais à m’en douter. Mais celle qui est à mes côtés commence le 19 mars un roman utile avec son frère qui est au loin, confiné lui aussi, mais d'une façon plus rude.

Vers une « carte de temps » ?

Il nous revient alors une nouvelle de Marcel Aymé dans Le passe-muraille, La carte, inspirée de l’époque des rationnements des années de guerre. Le bruit court d’abord qu’il « serait procédé à la mise à mort des consommateurs improductifs : vieillards, retraités, rentiers, chômeurs et autres bouches inutiles. » Mais ce n’est heureusement qu’une rumeur comme il y en a tant dans ces périodes de disette. Finalement, il est décidé qu’ « on rognera simplement sur leur temps de vie. […] ils auraient droit à tant de jours d’existence par mois, selon leur degré d’inutilité. » Des cartes de temps sont déjà imprimées et le narrateur, qui est écrivain, s’indigne que sa catégorie ait été classée parmi les inutiles qui n’auront droit qu’à quelques journées de vie par mois. La vie confinée ne ressemble-t-elle pas à cette vie, rognée inégalement, décrite par Marcel Aymé ? 

L’effort de guerre

L’arrière est mobilisé. Pour leurs récoltes saisonnières, fraises, haricots verts, asperges, etc. les paysans français recourent d’habitude à des bras maghrébins qui, présentement, sont cloués au sol dans leurs pays respectifs. Un appel est lancé. Il faut trouver 100 000 personnes. Je regarde un reportage où une puéricultrice, l’arme au pied depuis que les crèches sont fermées, s’est proposée courageusement de participer à la cueillette. Au lieu de se pencher vers des marmots, elle va se courber sur des rangs de petits pois. Le maraîcher commente : « pour le moment, elle fait du 2 kg à l’heure. Je perds de l’argent. Un saisonnier fait du 4 à 5 kg de l’heure ». L’histoire ne dit pas si la productivité de la puéricultrice s’est améliorée ou si l’exploitant a renoncé à sa récolte.

Tous phénoménologues !

La crise pandémique accomplit le rêve de tout phénoménologue : assister à la suspension du monde, à sa mise entre parenthèses, à « l’épochè ». Du fait du confinement des êtres humains, le monde, en effet, s’efface peu à peu, la croyance spontanée dans son caractère objectif s’affaiblit, ouvrant la voie à un mouvement général de « retour aux choses mêmes », celui-là même que préconisait Husserl pour réapprendre à penser notre rapport au monde, défaits de nos préjugés. S’il n’y a plus de monde, comment peut-il encore y avoir des objets ? Parce qu’il y a un horizon et que c’est sur ce fond d’horizon qu’ils continuent à se détacher. Merci à Adèle Van Reeth qui, même confinée, continue à nous emmener sur Les chemins de la philosophie.

La nature reprend ses droits

Les animaux, la nature tout entière semblent s’engouffrer dans cette suspension. On assiste à des spectacles étonnants. Un chevreuil gambade sur une plage et se jette dans l’Océan pour y nager longuement : en voyant cette image, on a envie de lui crier comme une mère à son enfant « reviens, ne va pas trop loin ». Mais le chevreuil n’écoute pas et il ne se noie même pas. À Paris, des canards se dandinent sérieusement devant la Comédie française et le Conseil d’État. À Orléans, en pleine ville, un chevreuil encore se promène au petit matin sur une des artères la plus fréquentée en temps normal. La Seine redevient limpide, on en voit le fond et çà et là un Vélib’ d’avant échoué sur le lit du fleuve. En Inde, pour la première fois depuis 30 ans, l’Himalaya est visible à plus de 250 km.

I just called to say I love you

C’est le moment de se dire « je t’aime » dans l’impuissance où l’on est, devant cette loterie à la vie à la mort, cette roulette russe chinoise, rouge ou noir, pair ou impair, quel pouce décide de notre sort dans ce cirque, la balle qui m’est destinée est-elle déjà dans le barillet ? Et pourtant, je continue à me croire immortel, en SEXagénaire. Le téléphone reprend du service, 'I just called to say I love you ♫' comme le chantait Stevie Wonder en… 1984. On se skype, on se textote, on se courrielle et l’on conclut le plus souvent par la formule à succès du moment : « prends soin de toi ».

Police de la santé

Radio et télévision diffusent de façon lancinante les conseils de prévention qui inscrivent jusque dans notre cerveau reptilien les « gestes barrière », qui auraient pu être dits « protecteurs », imposant la « distanciation sociale », au lieu de « physique », comme si les inégalités existantes ne suffisaient plus, proscrivant les « embrassades », mais n’allant pas jusqu’à interdire les rapports sexuels. Il nous faut désormais remplir une « attestation de déplacement dérogatoire », dûment cochée, pour aller faire ses courses ou faire une courte promenade « dans un rayon d’1 km ». Nous la gommons tous les jours. Une application se propose très vite sur Internet pour reporter ce rayon sur une carte… Et bientôt l’attestation est sur nos téléphones portables. Plus tard, ce sera la course aux masques et les oreilles douloureusement décollées par leurs élastiques.

Addition de drames ou simple statistique ?

A cela s’ajoutent les conférences journalières du ministre de la Santé et de son directeur, les duettistes Véran et Salomon, qui égrènent le décompte macabre des décès, des cas déclarés, des admissions en réanimation, etc. Un adage bien connu des statisticiens l’énonce : 1 mort, c’est un drame, 100 morts une catastrophe, 1 million de morts, une statistique. Avec 2000 morts journaliers, on est un peu au-dessus de la moyenne puisqu’il y en a bon an mal an 600 000 en France. Le seul chiffre intéressant serait celui de la surmortalité. Mais il n’est connu qu’après coup, dans un délai qui n’est pas compatible avec celui du spectacle qui impose sa loi aux politiques, coincés dans l’immédiateté, entre les médias et l’opinion, et condamnés à faire leur la maxime célèbre de Cocteau : « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». On n’a pas de masques ? Disons que les masques ne sont pas nécessaires. Etc. Ah, oui : il nous resterait à applaudir les soignants : mais à la campagne, personne n'est à sa fenêtre à 20 h. À la place, l'Angelus continue à sonner trois fois par jour et les oiseaux à chanter jusqu'au coucher du soleil.

Enterrer les morts

Les obsèques pouvaient faire croire qu’on ne mourait pas seul. Or il n’y a plus d’obsèques, les vivants et les morts sont débarrassés des formules du souvenir et de l’espérance : ni biographie esquissée ni paradis entrevu. Laïc engagé depuis peu dans la célébration catholique des obsèques dans ma commune rurale, c’est dans un cimetière, à ciel et tombe ouverts, et non dans une église, que je vais animer ma dernière cérémonie d’enterrement, le 16 mars. Je le fais malgré l’opposition de ma femme qui m’avait fait me décommander, dans un premier temps, pour laisser officier un prêtre à ma place. Je m’étais senti lâche et j’avais décidé d’assumer la cérémonie à son insu. Les obsèques suivantes dans le secteur vont être prises en charge par les prêtres disponibles, mais réalisées la plupart du temps dans « la plus stricte intimité familiale ». Cette formule qui pointait naguère une volonté positive des familles ou du défunt n’exprime plus qu’une contrainte négative : on enterre les morts à la sauvette. On meurt à la sauvette aussi. Un de nos amis décède brusquement à Paris dans la maison de retraite où il avait été admis quelques semaines auparavant, dans la nuit du 28 au 29 mars, sans qu’on sache de quoi précisément – il avait eu « des problèmes respiratoires » deux jours avant - et nous ne pouvons pas l'accompagner ni les siens. Cette histoire, qui cette fois nous concerne, est pourtant tristement banale, répétée par milliers chaque jour de par le monde

La religion à l’arrêt ?

Le dimanche 1er mars, premier dimanche de Carême, Mgr Blaquart, l’évêque d’Orléans, fait passer des consignes, que je commente ainsi à un ami : « Mgr Blaquart a fait lire en chaire les consignes prophylactiques suivantes : plus de baiser de paix, plus de communion sur la langue, plus de ciboire où l'on boit à tour de rôle (intinction obligatoire), plus de serrage de louches par le prêtre à la sortie de l'église. On annonce encore des pèlerinages à Paray-le-Monial et Lourdes, mais je doute que ça tienne longtemps. Cher prophète, pouvons-nous encore embrasser nos femmes ? ». Le 14 mars, les cérémonies religieuses non indispensables sont suspendues par le gouvernement. Et les obsèques sont strictement encadrées (moins de 20 personnes, y participer entre dans le cas des déplacements autorisés pour « motif familial impérieux). Ceci va durer jusqu’au samedi 24 mai, un arrêt du Conseil d’Etat autorisant le reprise des cultes. Entre temps, de nombreux prêtres auront découvert YouTube, célèbreront des messes devant les photos de leurs paroissien•nes, diffusées via Internet, obtenant parfois des audiences supérieures à celles qu’ils auraient eues dans leurs églises ouvertes. Les catholiques sont ceux qui vont-à-la messe : privé de culte dominical, est-on encore un « tala » ? Les chrétiens auront eu l’occasion de pratiquer Matthieu 6, 6 : « Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte et prie ton Père qui est là, dans le secret. » Et aussi Matthieu 25 : « Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli; j’étais nu, et vous m’avez habillé; j’étais malade, et vous m’avez visité; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi! » Quand donc Seigneur avons-nous fait tout cela ? interrogeront les justes, étonnés, au jour du jugement. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Enfin les prêtres eux-mêmes pourront relire la « messe sur le monde » de Teilhard de Chardin. « Puisque, une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde. » Voilà une belle prière à transposer pour un prêtre par temps de confinement. « Puisque pour la première fois, Seigneur, je n’ai ni église, ni autel, ni fidèles, etc. »

Du temps perdu ?

Marie-Aude me signale une interview de Christophe Honoré dans Le Monde du 1er mai au titre en apparence bien plombant : « Ce temps imposé est un temps empoisonné ». Le point de vue de l’artiste fournit pourtant un contrepoint utile à tout un tas de commentaires entendus depuis des semaines, parfois cuculs ou lénifiants. Je commente le propos d’Honoré sur Facebook :

"À rebours de tous ceux et toutes celles qui s’efforcent de lire le sens du moment que nous vivons, ensemble et pourtant isolé•es, et d’en donner une interprétation, Christophe Honoré veut ne rien voir de positif dans le temps du confinement. Le titre de l'article est chargé d’une belle allitération : l'imposé serait nécessairement un poison. Pour l'artiste, ce temps est perdu, corps et biens. Logiquement, il nous dit qu’au lieu de nous évertuer à lui trouver un sens, nous ferions mieux d’admettre cette perte, « pour laisser la possibilité qu’il y ait un temps retrouvé ». Belle conclusion mais dont l'esthétique gauchit sans doute le propos proustien. Ce n’est pas un temps perdu que l’on retrouve dans la Recherche, comme un objet oublié ou égaré, c’est un temps traversé. Non pas ce temps ordinaire, dont la fluidité nous le fait oublier pour nous conduire plus vite à la mort, mais un temps opaque, difficile, « visqueux » dirait un Sartre, à travers lequel il faut se frayer un chemin. Un temps d’épreuve, notion inaperçue d’Honoré, même s’il l’entrevoit en évoquant « le passage du temps » et « les traces laissées par l’événement ». Il reproche surtout, à juste titre, qu’on réduise l’événement pur de la maladie qui nous assaille au châtiment du consommateur de la société ultralibérale. Mais en « ratant » la notion d’épreuve, il réfute ipso facto, implicitement, celle d’apprentissage - la Recherche est pourtant un, sinon LE, roman d'apprentissage, de l’auteur et de Swann en même temps - dans une posture assez nihiliste, ne voyant que la destruction en nous, refusant aussi bien de « s’adapter à la situation » que de s’évertuer à « donner un sens à ce qui se passe ». Ce qu’il est conduit tout de même à faire le temps d'une interview. Sans doute parce qu'il ne peut pas fermer la discussion comme il tente de le faire en affirmant que c’est « un événement historique, point ». C’est justement parce que l’histoire n’a pas encore mis ce « point » qu’elle reste fondamentalement ouverte. D'ailleurs, y a-t-il des événements purs – du style ‘un Chinois mange un pangolin infecté par une chauve-souris’ ? Tout événement du fait même qu'il (nous) arrive est toujours-déjà historique, et c’est cette arrivée transcendante, qui est l'essence de l'historicité, qui interdit le « point » en nouant d'emblée la discussion : des causes, des effets, du sens pour les humains et pour la Nature, à reporter à l'infini dans l’Histoire et son (dis)cours."

Et si c’était un rite de passage ?

Cette fois-ci, c’est ma fille qui me signale un article du site The Conversation qui reprend les analyses d’un anthropologue, Arnold Van Gennep sur les rites de passage. Celui-ci distingue trois étapes, séparation, liminarité et incorporation. Reprenant ces stades, l’autrice et l’auteur de l’article suggèrent d’assimiler notre confinement à la liminarité, ce seuil inconfortable qu’il faut franchir pour passer d’un état stable à un autre, de l’enfance à l’âge adulte par exemple au prix le plus souvent d’épreuves initiatiques difficiles mais toujours assurées de leur résolution par la communauté qui les organise. Ici, point d’instance bienveillante qui surveillerait la bonne fin de notre initiation. Mais l’épreuve étant là, comment ne pas réfléchir aux conditions à créer pour l’accueillir au mieux et la traverser ? L’article de Vanessa Oltra et Gregory Michel, deux Bordelais, est très suggestif. 

Le ressort et le cliquet

Cette crise a nourri aussi une conviction ou un espoir que le « monde d’après » ne serait pas le même que « le monde d’avant ». Il me semble qu’à cette idée utopique ou romantique, voire métaphysique, des choses, on devrait substituer une vision plus pragmatique de la réalité capable de distinguer deux mouvements distincts. Je retiens deux images, plutôt mécaniques, celles du ressort et celle du cliquet.

Le ressort, m'indique Wikipedia, c’est un organe ou une pièce mécanique qui utilise les propriétés élastiques de certains matériaux pour absorber de l'énergie mécanique, produire un mouvement, ou exercer un effort ou un couple. Il accepte de s’écraser, mais dès que les forces qui s’appliquaient à lui renoncent, il se détend et revient à sa position initiale ou peu s’en faut. Le ressort amortit les chocs les plus brutaux au risque d’allonger leurs effets dans le temps. Qu’on pense à une 2 CV passant sur un cassis et on aura une bonne image des vertus et des inconvénients de l’amortissement. 


Pour le même Wikipedia, le cliquet, lui, est un mécanisme qui maintient un système en l'état ou — plus généralement — l'empêche de revenir en arrière et le force à aller de l'avant. S’il y a un « sens de l’Histoire », c’est à un effet de cliquet qu’on le doit, même si l’Histoire, qui n’est pas une mécanique, échappe évidemment en partie au cliquet, ce qui nous vaut quelques retours en arrière. Le cliquet garantit que l’effort que vous déployez pour mouvoir quelque chose ne va pas être anéanti en totalité par une défaillance ou une distraction de votre part. Il permet aussi que cet effort soit interrompu sans en perdre les premiers résultats. Quiconque a déjà manœuvré certain type de cric ou les vannes d’une écluse sait à quoi sert un cliquet.


On peut parier qu’une partie des choses comprimées pendant cette période – le confinement aura été une forme de compression - va nécessairement se détendre, reprendre sa place et son volume antérieurs, après quelques oscillations qu’on lira aussi comme des hésitations, des regrets ou des remords. Et après tout, ce n'est pas un ressort qui va nous dicter notre vie.

Une autre partie des choses – j’emploie volontairement ce terme vague, générique – se refusera à revenir en arrière. Nevermore. C’est l’effet du cliquet, bénéfique et angoissant qui nous jette en avant, contraints en quelque sorte par nos acquis, de nouvelles habitudes prises, dont certaines vertueuses. Ce seront alors aussi des refus, des revendications. La naissance d’un autre monde possible. Alors l'épreuve n'aura pas été inutile, individuellement et collectivement. Alors nous le devrons, cet autre monde, à celles et ceux qui n'en seront pas revenu·es, à celles et ceux qui nous aurons sauvé·es.

  


08 mars 2020



Ivan Jablonka en « ajusteur » des masculinités

« Que faut-il dire aux hommes ? » s’interrogeait Saint-Exupéry. Quelle meilleure lecture pour un homme, pour un adolescent, en cette journée internationale des droits des femmes, que le livre d’Ivan Jablonka, paru au mois d’août 2019 ? En ce dimanche 8 mars où dans chaque église l’évangile de la transfiguration annonce la figure eschatologique du Fils de l’Homme ?

Des hommes justes est né, explique* Jablonka, juste après Laetitia ou la fin des hommes, examen du cas tragique de Laetitia Perrais, cette jeune nantaise de 18 ans assassinée puis démembrée en 2011 par son tueur – « j’ai passé plusieurs années autour de sa tombe »- et un an avant la « vague » #MeToo. Jablonka ne cache pas qu’ayant une femme, étant père de trois filles, il avait un intérêt personnel à explorer, en face du mouvement féministe et en compagnonnage avec lui, le sujet du patriarcat et des masculinités toxiques voire criminelles. Son livre a pour lui valeur d’intervention sociologique dans un champ politique au fond assez vaste qui se préoccuperait de la situation des femmes mais aussi de l’émergence et de la formation de ce qu’il nomme les hommes justes. L’homme juste, le « mec bien », ne l’est pas comme un type-idéal, figé : c’est l’homme qui se préoccupe en permanence de la justesse de son comportement dans la vie courante vis-à-vis des femmes, qu’il s’agisse de la séduction, de la galanterie, dans son couple, au travail, etc. C’est un homme qui s’ajuste pourrait-on dire. Au niveau sociétal, c’est encore un homme en construction, mais ce n’est plus tout à fait une utopie veut croire Jablonka qui lance ce pavé de quelque 430 pages pour contribuer à son avènement. Ce livre est évidemment le livre d’un historien, bien documenté (au risque parfois d'être touffu), qui fait un « état de la question » très complet, historique donc, de longue période, mais aussi sociologique, juridique, par grandes aires civilisationnelles, etc. de la question féminine et de la question masculine.

Quant au sous-titre de son livre, Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Jablonka l’a emprunté à l’ouvrage Masculinities (au pluriel) de la sociologue australienne Raewyn Connell, dont il a retenu aussi le concept de « masculinité hégémonique ». La masculinité ne peut en effet être comprise que diffractée dans les masculinités plurielles où elle s’exprime, dans sa diversité. On ne naît pas homme, mais on le devient, et ce devenir expose l’individu à toutes sortes de transformations au regard notamment du genre. Il n’est sans doute pas fortuit que ce pluriel et ce devenir aient été particulièrement énoncés et mis en valeur par une femme trans, madame Connell. Du fait de ce pluriel, la domination masculine n’est pas LA domination indifférenciée de tous les hommes sur toutes les femmes, mais le fait d'UNE masculinité hégémonique qui s’exerce non seulement sur des femmes mais aussi sur des hommes, qui en sont eux aussi victimes. La masculinité de domination se décline elle-même en masculinités d’ostentation, de contrôle, de sacrifice et d’ambiguïté, cette dernière osant même jouer avec le féminin, « comble de la virilité » souligne Jablonka. On sait quels fléaux engendrent cette masculinité de domination : guerre, dictature, fondamentalisme, course au profit. La place des femmes dans une société dit aussi quelque chose de l'état de sa démocratie.

Le livre explore « les failles du masculin », contemporaines, qui ont conduit notamment à la réaction masculiniste, « récupérée par les Églises dans une perspective de reconquête et de lutte contre la féminisation des sociétés » comme l’illustrent, dans l’Église catholique, « une des institutions les plus patriarcales du monde », les camps Optimum ou les retraites Au cœur des hommes. C’est dans une quatrième et dernière partie qu’il énonce les conditions d’avènement d’une nouvelle « justice de genre », grâce à des formes nouvelles de masculinité : de non-domination, de respect, d’égalité, qui devraient, à terme, parvenir à « dérégler le patriarcat », qui remonte au Néolithique.

C’est aussi aux hommes d’y contribuer et Jablonka les y appelle avec ce livre-manifeste. Il tente, après avoir annoncé « la fin des hommes », de proposer des voies de renaissance masculine avec cette figure de « l’homme juste », à la fois familière et utopique, proche et eschatologique, écho intime de son auteur à « l’homme révolté » de Camus.


Des hommes justes  - Du patriarcat aux nouvelles masculinités – Ivan Jablonka – Seuil – août 2019 – (442 pages, 22 €)


 


* Voir l'excellente présentation de son livre par l'auteur chez Mollat (59 mn)


 



 


10 février 2020

Le boomer et la mécanique quantique


Pour en finir avec les identités ?



Le chat de Schrödinger alias Cookie


Il y a des collisions étranges dans le journal, parfois. Au réveil – 5 h du matin et les gratouillements de Cookie m’ont empêché de me rendormir – je lis dans Le Monde du 22 janvier (2020) qui traîne au pied de mon lit depuis quelques jours un entretien avec Michèle Delaunay qui vient d’écrire un livre sur Le fabuleux destin des baby-boomers. Au dos, sans rapport apparent, un article sur Les univers parallèles qui annonce en titre : « Dans le monde quantique, plusieurs réalités se superposent ». Sans rapport, dis-je, sauf qu’il se conclut ainsi : « Nous existons et nous n’existons pas. Nous sommes vivants et morts. Voilà ce que nous dit la physique quantique. »

Dans son entretien, Michèle Delaunay situe d’abord les « boomers » dans le temps. Ils sont nés entre 1946 (+ 200 000 naissances cette année-là) et 1969 (pour Sirinelli) ou 1973 pour Delaunay, année où, note-t-elle, les naissances ont chuté de façon importante. Dans cette large fourchette, où je me retrouve aux côtés des enfants de ma sœur aînée, Delaunay distingue les « oiseaux du matin », nés avant 55, élevés dans le manque de la guerre et dans une culture encore paysanne (je ne me souviens pas d'en avoir souffert), des « oiseaux de midi », qui ont connu la publicité, la consommation, etc. et qui ont été davantage confrontés  « au rétrécissement du marché du travail ». Les « oiseaux du midi », les « boomers » de la dernière heure ont été baptisés un peu ironiquement par Serge Guérin les « quincados » (= quinquagénaires vivant comme des adolescents). Plaidant pour un allongement optionnel de la vie active et une réinjection souple des « vieux » boomers dans celle-ci, elle préconise en quelque sorte une « révolution de l’âge ». 

Mais elle souligne aussi le manque d’anticipation dans la gestion des « trente pleureuses » qui vont s’ouvrir, à raison de 2000 morts par jour à prévoir, peut-être plus et plus vite si la sédation profonde et continue est déléguée à la médecine de ville (ça, c'est mon commentaire du jour en écoutant France Cul). Selon elle, seules les entreprises funéraires anticipent ces morts en série à venir, alors qu’il faut dix ans pour construire un Éhpad, sans doute un peu moins pour un incinérateur. Elle qualifie les questions posées par ce vieillissement de « vertigineuses sur le plan sociétal, philosophique, économique », « religieux » ajoute-t-elle-même, soulignant que le deuil civil, au contraire du mariage, n’est pas pris en compte par la République.

En disant que nous sommes vivants et morts à la fois, la physique quantique énonce peut-être sinon la solution, du moins suggère que la séparation ne soit plus autant marquée entre les deux. N’est-ce pas ce que certains éprouvent, au passage à la retraite, d’être à la fois morts et vivants, morts du fait de l’arrêt de leur vie professionnelle, et vivants, de leurs désirs intacts, de leur vie continuée, familiale, relationnelle, bénévole, etc.

Allons plus loin. Penser à la lumière d’un esprit quantique que l’on peut être à la fois mort et vivant ne contribuerait-il pas à résoudre par extension, et à tous les âges, certains cruels (et faux ?) dilemmes de l’existence, autour de l’identité – ne suis-je pas aussi homme et femme à la fois, homo et hétéro, jeune et vieux, de gauche et de droite, etc. – ou de la dépression : à quoi bon se suicider au risque de se retrouver vivant dans un univers parallèle ? D’où sans doute la grande sagesse du proverbe yiddish, à méditer par tous les boomers et les autres : « Ne succombez jamais au désespoir : il ne tient pas ses promesses. »

 


24 janvier 2020

Aujourd'hui, l'Apocalypse




Pourquoi l'Apocalypse est, selon André Paul, une Bonne nouvelle.


Avant de devenir un nom commun, synonyme de catastrophe majeure voire de fin du monde, l'Apocalypse avec majuscule est, en langue française, le nom propre du dernier livre de la Bible chrétienne. André Paul, « théologien libéral » et historien nous en propose une traduction nouvelle, « fidèle à son modèle antique mais  moderne dans sa forme littéraire » (10)*. A sa suite, mettant le texte « au travail », il lui fait tracer ce qu'il nomme « sept voies de lecture » ou «  d'accès » (65)  - et ajouterai-je de cheminement intérieur au texte - pour son lecteur, convaincu que le livre biblique est en capacité de délivrer, de son sein même et par lui-même, les clés de son interprétation. Derrière cet effacement apparent de notre auteur, se développe malgré tout son ample et savant commentaire, nourri de références intertestamentaires et historiques qu'il avait savamment défrichées et déchiffrées dans son livre précédent, Biblissimo, révélant le terreau dans lequel le texte s'enracine et comment ce texte a « travaillé » non seulement ses lecteurs mais aussi l'Histoire, et singulièrement au sein de l'Histoire, l’art et la politique, qui ont assuré à l'Apocalypse, et ce jusqu'à nos jours, une fécondité et donc une destinée esthético-idéologique hors du commun.


Lire ou relire ce texte, utilement enrichi par le traducteur de titres et de sous-titres qui permettent au lecteur de s'y repérer un tant soit peu, est une expérience peu commune d'immersion dans un monde de visions dont on saisit très vite en quoi elles sont effectivement la matrice visuelle et idéologique de productions artistiques – on songe aux gravures de Dürer - et de mouvements politiques - « millénaristes » de toutes sortes - aussi bien anciens que contemporains. Cette lecture, André Paul l'a voulue inaugurale. Il aurait pu la reléguer en annexe mais il voulait s'assurer que son lecteur « sache recevoir et pour ainsi dire ingérer, quelle qu'en soit la démesure et comme à l'état brut, tant ses images que ses sons » (84), dans une première lecture « naïve » en quelque sorte. Et notre auteur de soutenir, non sans quelque paradoxe au vu des quelque 300 pages de ce livre, que « la lecture de l'Apocalypse ne s'accommode ni du commentaire ni de l'allégorie ».

Placé à la fin de la Bible, l'Apocalypse est le répondant parfait, au sens liturgique de ce mot, du premier livre, celui de la Genèse, qui serait l'alpha alors que le dernier serait l'oméga, accomplissant les Écritures dans la figure centrale de l'Agneau, avatar ultime de Jésus de Nazareth. Cette dernière transfiguration du Fils de l'homme en animal, pour symbolique qu'elle soit, a une « fonction cardinale et structurante » (137), nous explique l'auteur, non seulement pour l'économie littéraire du livre, mais pour la foi chrétienne elle-même. D'ailleurs, nous rappelle-t-il dès les premières lignes, apocalypse signifie révélation en grec et c'est bien la connivence profonde de l'Apocalypse avec l'évangile, autre mot grec simplement translittéré en français, qu'André Paul s'attache à montrer et démontrer dans son ouvrage, affirmant même « l'équivalence entre Révélation et Évangile » (72), entre apocalypse et bonne nouvelle, autrement dit.

Aujourd'hui l'Apocalypse est aussi l'occasion pour André Paul de revenir à des thèmes – singulièrement ceux de la rupture et du mythe chrétiens - qu'il n'a cessé de vouloir reprendre et approfondir de livre en livre, depuis une cinquantaine d'années.

Il y a bien une « rupture doctrinale produite et signifiée par le livre de l’Apocalypse » (67), rupture d'avec les contextes tant mythologique que judaïque de cette œuvre. Parce que Jean de Patmos est bien autre chose qu'un simple voyant ou visionnaire, « il y a rupture avec le schéma courant de la production apocalyptique » (98) de l'époque qui se contente le plus souvent de transposer les conditions terrestres des humains. A cette rupture disons culturelle, il faut ajouter une rupture religieuse d'avec le judaïsme contemporain qu'André Paul repère dans la destitution symbolique du Temple, présente aussi dans l'évangile de Jean - «mais lui parlait du temple de son corps » (Jean 2, 21) - et dans l'institution du « jour du Seigneur » à la place du sabbat.

Quant au « mythe chrétien », dont il entend « promouvoir la réalité et la pertinence »(68), André Paul lui consacre une ample et remarquable conclusion – la pointe du livre en fait - dans laquelle il développe comme jamais ce qu'il entend par là. Il n'est pas étonnant que ce soit le livre de l'Apocalypse qui lui ait fourni le support idéal à cette nouvelle démonstration, laquelle confère un sens nouveau à un « au-delà » chrétien.

Pour notre auteur, parler de mythe à propos de la chose chrétienne, ce n'est pas s'inscrire dans une entreprise, qu'elle soit hostile ou non, de démythification (ou de dėmythologisation à la manière d'un Bultmann), qui viserait à distinguer dans les Écritures ce que l’on peut à la rigueur croire, en vertu de quelque historicité dûment contrôlable et contrôlée, de ce qui relève de légendes dépassées. C'est au contraire une approche qui entend restituer au texte son intégrité et au mythe qu’il porte sa force pleinement performative, que tend au contraire à dissoudre toute autre approche interprétative-allégorique. Qu'est-ce qu'un mythe ? André Paul en propose plusieurs définitions illustrées.

C'est d'abord un récit – c’est le sens du muthos grec - en forme de drame narratif destiné à « jouer et signifier une origine », par exemple l'origine des sexes chez Platon, dans les deux schémas – contradictoires – que le philosophe en livre respectivement dans le Banquet et dans le Timée.

Le mythe peut servir aussi à porter un « diagnostic anthropologique sur le Mal, la souffrance et la mort », leur imaginant une sortie par le haut, dans un monde recréé, un au-delà. Plutôt que de préconiser un retour à l'origine, le mythe va alors proposer « un rendez-vous avec la fin » (272), en quoi, souligne notre auteur, le mythe est « subversif ou révolutionnaire ».

C’est chez Plutarque, « grand collecteur de mythes et de traditions grecques » qu'André Paul trouve l'articulation qu'il recherche entre muthos et logos, qui étaye, pour cet auteur latin, Grec d'origine, toute theologia. Et d'avancer une analogie : le mythe serait à l'écriture ce que la fête est à la société et à la vie, cette expérience qui transcende les conditions ordinaires de celles-ci.

Dans l'Apocalypse précise André Paul, le récit assumerait à la fois la fonction ordinaire du mythe, mise en forme du drame de l'Histoire, et la sortie vers un au-delà de celle-ci, délivrée du mythe par la fusion des deux cités, chères à saint Augustin, la terrestre et la céleste. Cette « sortie », qui n'est pas sans rappeler la formule de Marcel Gauchet pour qui la religion chrétienne est « la religion de la sortie de la religion », l'Apocalypse en serait donc, pour notre auteur, le plus éloquent des manifestes, un manifeste performatif appelant l'humanité à passer de l'existence à la Vie. Ce passage a un coût dont Jésus-Christ-Agneau a payé le prix, celui d'une pédagogie dramatique de l'existence instaurée par lui (278), nommée « Passion » par les chrétiens.

En révélant ces ressources de la vie, cachées depuis la fondation du monde, l'Apocalypse nous appelle donc à nous libérer, par la foi et dans l'hupomonè, « persévérance confiante dans l'épreuve » (277), des obsessions de la survie. Cet appel, à lui seul, ne suffirait-il pas à prouver l'actualité du livre d'André Paul, dont cette courte recension ne saurait bien évidemment dire l'entière richesse ?

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Aujourd'hui l'Apocalypse – André Paul – Les éditions du Cerf – parution : 9 janvier 2020 (308 pages, 22 €)

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* les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination de la présente édition.

23 décembre 2019

Une bête au Paradis

Genre : #balancetonporc bucolique



            Aimer encore

Un grelot du passé tinta en elle.
Pendant quelques secondes, son oreille fut emplie de ce son tordu qui venait de loin.
Elle l’entendit, ce grelot furieux que le moindre battement de cœur bousculait.
Elle portait ce drôle d’enfant à une voix, cet instrument étrange, ce bégaiement aigu,
insupportable s’il durait trop, résonnant du crâne à l’orteil.


« Vous êtes arrivés au Paradis ». C’est écrit tôt, sur la première page, et par ce simple écriteau, Cécile Coulon nous jette dans son domaine sans crier gare, où la tragédie est déjà consommée. Depuis I.N.R.I*, on sait ce que valent les pancartes et le poids d’ironie douloureuse qu’elles portent.

Cécile Coulon, c’est Mauriac sans Dieu. En apparence, aucune figure tutélaire ne se tient derrière ses personnages pour commander, infléchir ou interdire leurs sentiments et leurs actes. À moins de se référer au Deus sive natura de Spinoza. Car chez Coulon, c’est la nature qui est à vif, c’est elle la première source de toutes les émotions, leur unique matrice, c’est elle qui dirige le cours des choses avec sa force poétique, jusqu’à leur accomplissement. Face à la Nature et contre elle, le monde des intérêts humains tente de tisser sa toile, de se glisser insidieusement dans les esprits et de les corrompre pour détruire les paysages et les lignées que ceux-ci ont portées. Ce monde violent va prendre le visage séducteur d’Alexandre, venu tout droit du vert paradis des amours lycéennes pour fracasser en deux temps le Paradis vert d’Émilienne et de ses petits-enfants, Blanche l’aînée et Gabriel le petit frère brisé. Louis, l'ado blessé recueilli par Émilienne, le valet de cœur jaloux, sera au final bien mal récompensé.

Les fidèles de L’Iconoclaste ne manqueront pas de relever des correspondances entre le roman d’Adeline Dieudonné paru l’an passé, La vie sauvage, et celui de Cécile Coulon publié cette année, Une bête au Paradis, comme si le sauvage de l’une avait appelé la bête de l’autre. Chacun d’eux commence en roman d’apprentissage, parfumé d’enfance au point qu’on pourrait les penser tous les deux destinés à la jeunesse. Mais très vite les drames arrivent et les prédateurs sont là ou se préparent. Les femmes et les enfants vont-ils se rebeller ? Oui, car l’heure de la revanche a sonné. Les masques publics vont tomber, qui recouvraient les dominations domestiques, les raclées infligées aux épouses, aux enfants, aux animaux. Les manœuvres, les promesses non tenues, les manipulations du sentiment féminin, les confiances détruites, forment une gigantesque addition qui s’abat au final sur les menteurs et les violeurs d’âmes et de corps. Les hommes brutaux, faillis, infidèles, trompeurs seront abattus ou livrés à une mort abjecte, en châtiment de leurs vies impitoyables. C’est une justice expéditive qui est rendue. Point n’est besoin de contre-enquête ni de procès pour les lecteurs. Le récit des victimes acculées à la folie par leurs autrices suffit à faire foi, il ne sera pas utile d’y mêler ni police ni avocats ni juges avant de venger d’un coup, comme à Guignol, des années de persécutions.

Est-ce si simple ? « Celle-là surmontera tout. » Ce fut le pronostic de l’instituteur devant les autres adultes quand Blanche revint à l’école, avec son petit frère Gabriel, après la mort brutale de leurs parents dans un accident de voiture, à deux pas du Paradis. À relire le prologue d’Une bête au paradis, rien n’indique que Blanche, en surmontant tout, à sa manière, ait trouvé dans la vieillesse un quelconque apaisement. Quel « grelot du passé » tinte encore en elle quand elle fleurit chaque jour la fosse à cochons désertée ? Est-ce le souvenir de celui en qui elle avait cru, ou ces quelques pétales saluent-ils, de leur beauté sauvage et désespérée, le sentiment, bafoué et enfoui dans le sang ?  Le « Bildungsroman » s'est mué en conte d'avertissement. 

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* I.N.R.I abréviation romaine de IESVS NAZARENVS REX IVDAEORVM. Il s'agit, selon évangile de Jean, du sigle que Ponce Pilate fit graver sur l'écriteau posé au-dessus de Jésus en croix, écrit en trois langues, hébraïque, grecque et latine et qui signifie Jésus de Nazareth le Roi des Juifs (ou Judéens, selon les traductions) Cf. Jean 19, 19-22.


09 novembre 2019

Par les routes

 Le petit pain chaud de la rentrée littéraire



On apprend dès les premières lignes que le narrateur de Par les routes est un artiste, à la fois écrivain et peintre, qui ne s’attarde guère sur ses œuvres. Mais l’une d’elle est sans doute en cours, c’est le livre que nous allons lire. Car le métier du narrateur ressemble furieusement à celui de l’auteur, Sylvain Prudhomme. Quand le roman commence, Sacha vient de s’installer dans la ville de V. pour y travailler, écrire et peindre, donc. V. reste anonyme mais c’est une Ville du Sud, au bord d’un fleuVe. Sacha n’y connaît pas grand monde, juste un vague cousin, aimable dans son souvenir, mais c’est un peu volontaire. Sacha cherchait la solitude, une sorte d’ermitage en ville.

Mais le hasard va vouloir – formule inepte car il n’y a guère de hasard dans un roman – que, dans cette ville de V., Sacha retrouve un autre anonyme, l’autostoppeur, qu’il n’a pas revu depuis 15 ans mais qu’il n’a jamais oublié. L’autostoppeur a changé jadis la vie de Sacha mais aujourd’hui quelque chose a changé dans la vie de l’autostoppeur. Il a une compagne, traductrice de l’italien et ils ont eu ensemble un garçon. Elle, elle semble s’être accommodée de lui, qui n'a pas cessé de disparaître périodiquement pour de longs voyages en France, pour le seul plaisir d’être emmené par celle ou celui qui, en voyant le fameux pouce agité au bord de la route, va décider de s’arrêter. Elle, elle semble être toujours amoureuse de cet intermittent de l’amour qui, entre deux éclipses, fait des chantiers de rénovation, une activité sans importance, ce n’est pas ce qui le fait vibrer.

Sylvain Prudhomme nous introduit doucement mais irrésistiblement dans ce triangle à la Jules et Jim. La Catherine de Truffaut s’appelle ici Marie (mais il y a aussi une Jeanne dans l'histoire). Le triangle est en fait un quadrilatère. Agustin, le fils de l’autostoppeur, est bien présent dans le récit dont il va être, pourrait-on dire, un acteur passif. Après, ce qui devait arriver arrive. J’ai besoin de partir moi aussi, dit un jour Marie, fatiguée de l’autostoppeur absent. Sacha se propose de garder Agustin et s’installe chez Marie. Au bout de dix jours, il est toujours sans nouvelles de Marie. En riant, Sacha se dit qu’il est « un putain de coucou », sauf qu’il n’a pas viré l’oisillon du nid. Marie va-t-elle revenir ?

Ce n’est pas l’intrigue ni son dénouement qui surprennent ou qui font l’intérêt de ce roman que l’on pourrait classer dans les petits pains chauds – je préfère à l'anglais feelgood - de la rentrée. C’est la façon de raconter les choses de la vie en mode journal extime, de les dépeindre et de les repeindre sans cesse, dans un milieu doux et bohème de province, sans trop de besoins donc sans trop de soucis. Dans l'œil du cyclone social. Pour ses dialogues, Sylvain Prudhomme s’est affranchi du tiret cadratin, se contentant d’un retrait à la ligne ou les insérant dans le corps du texte sans guillemet. Cette décision typographique lisse agréablement le texte, mariant la voix du narrateur à celle des autres en une sorte de continuum qui est, au fond, celui de notre imaginaire de lecteur, sans ponctuations ni limites.

Le collectionneur de rencontres aléatoires continue à fasciner Sacha. D’une certaine façon, quinze ans après, l’autostoppeur a reconquis son ami et va tenter ultimement de l’arracher, à Marie cette fois, qu’il sait lassée de lui. Plutôt qu’une histoire de triangle, ce roman est plutôt le récit d’un lévirat, cette coutume orientale qui veut que si mon frère marié meurt sans descendance, j’épouse sa veuve pour lui en donner une. Partir c’est mourir un peu. Mais partir beaucoup, trop même, c’est aux yeux de Marie, mourir complètement.


PS : Par les routes a obtenu le prix Femina 2019.

28 septembre 2019

À ces Idiots qui osent rêver

 



Les quatre saisons de l’amitié et de l’amour

Assise sur un banc, une jeune femme lit tranquillement. Survient un homme, écouteurs aux oreilles, portable en main, qui tient une conversation animée avec, on le devine, sa compagne du moment. La jeune femme vit déjà mal cette intrusion, et quand l’homme, ayant terminé sa conversation téléphonique, s’assied, désinvolte, auprès d’elle et la prend à témoin de ses déboires sentimentaux du moment, elle l’enverrait bien paître ailleurs. Sauf que. Sauf que la conversation s’engage, que la jeune femme n’arrive pas à s’en dépêtrer et qu’au final, quelque chose se noue entre les deux, un lien amical qui va se transformer sous nos yeux, au fil du temps amoureux qui s’étire comme un chat.

Céline Devalan a écrit et mis en scène une pièce nerveuse et romantique, jouée comme une comédie musicale, numéros de claquettes inclus. Des tableaux se succèdent, tantôt courts tantôt plus longs, à égale distance entre le film Quand Harry rencontre Sally et la comédie musicale La La Land, tous les deux cités. La musique de scène, due à Adriel Genet, ajoute son énergie à la pièce. Chacun défend sa vision de l’amour. L’une est passionnée et romantique, l’autre aspire, en apparence, à un bonheur plus tranquille. Qui convertira l’autre, qui l’emportera au final ? C’est Thibault Amorfini qui donne la réplique à Céline Devalan et leur complicité sur scène est évidente. Dans la petite salle du théâtre Essaïon, on est si proches d’eux que les choses jouées de l’amour ont tôt fait de rejoindre nos vérités intimes. Émotion garantie.

Attention ! plus que deux dates : jeudi 3 octobre 2019 à 19h15 et vendredi 4 octobre à 21 h 30

Théâtre Essaïon 6 rue Pierre au lard 75004 Paris

PS : En cet été 2022, la pièce est reprise dans le cadre du festival off d'Avignon du 7 au 30 juillet au @theatrelaluna.



Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...