24 novembre 2022

Camille et Augustin



Pour Jean,

Sur la prière

Depuis que nous sommes nés, nous sommes séparés de notre mère. Depuis que le monde est créé, nous sommes séparés de Dieu. La séparation est la condition de la Vie, de notre vie. Cette séparation, Jésus l’a révélée à ses disciples quand ceux-ci lui ont demandé de leur apprendre à prier. Il leur a dévoilé en même temps un dieu « Père ». Voussoyant encore Dieu, « Notre Père, qui êtes aux cieux… » « restez-y » avait enchaîné Prévert, insolent ou rancunier, actant la séparation d’un « et nous, nous resterons sur cette Terre qui est quelquefois si jolie ». Prier c’est vouloir abolir la séparation en l’actant. 

« Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente ». C’est mon ami Dominique Léotard qui m’avait signalé cette phrase de Camille Claudel, tirée d'une lettre à Rodin, griffée sur la façade d’un immeuble de l’île Saint-Louis. Est-ce Dieu, cette « chose absente », tapie derrière ce qui nous tourmente et qui n’a pas de nom ? Ou nous « inquiète » comme le constate aussi saint Augustin dans les premières lignes de ses Confessions : « tu nos fecisti ad te et cor nostrum inquietum est donec resquiescat in te ». S’interrogeant d’entrée sur la volonté de louange qu’il y a au cœur de l’homme - « l’homme veut Vous louer », cet homme qui pourtant, le reconnaît-il, est « une part médiocre de votre création » - Augustin juge que c’est Dieu lui-même qui pousse l’homme « à mettre sa joie à le louer », « parce que vous nous avez créés pour vous (« ad te ») et que notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous » (« in te »)[1]

À seize siècles de distance, l’inquiétude d’Augustin répondait par avance au tourment de Camille, lui en proposait une résolution, mais nul n’a dit à l’artiste, pas même son frère Paul, qu’elle pouvait glisser son tourment en Dieu et l’y faire reposer. Nul ne lui avait appris à prier ou bien elle avait oublié. Sculpter la chose absente lui en tenait lieu, le marteau dans une main et le burin dans l’autre, peut-être étourdie entre deux œuvres sous les caresses de Rodin, qui lui exprimaient autrement « ce qui n’était pas encore » [2]. 

Inquiétude et tourment d’une double séparation. Comment combler la distance de la Terre au Ciel, de la naissance à la mort ? Dans Le soulier de satin , le Saint Jacques de Claudel, Paul cette fois, propose une formule à « deux âmes qui se fuient à la fois et se poursuivent » et qui n’auraient qu’à le « regarder pour se trouver ensemble » puisque « quand la terre ne sert qu’à vous séparer, c’est au ciel que vous retrouverez vos racines » [3]. Le ciel et non quelque au-delà incertain de la mort serait le véritable orient vers lequel tourner nos vies tout en gardant les pieds sur terre, comme le conseille Prévert. C’est sans doute la prière qui peut seule commander cette vection entière de notre être, qu’il soit tête et cœur ou corps et âme. Qu’importe en quelles sortes de parties nos atomes sont divisés, la prière a pour fonction de nous réunifier en nous faisant remonter, libres, à la source d’où nous venons, par les bras qui nous ont à la fois portés et égarés.

Saint François de Sales est le maître qui nous introduit à cette « vie dévote ». « 1. Mettez-vous en la présence de Dieu – 2. Suppliez-le qu’il vous inspire » [4] La consigne paraît simple. Exige-t-elle de s’arrêter, de suspendre son affairement ? Sans doute, surtout s’il s’agit de (re)prendre contact, comme s’il s’agissait d’un•e ami•e perdu•e de vue. Se retirer dans sa chambre ou dans une église, allumer une bougie, poser son corps dans la position où Dieu aimera me trouver. Essayer de faire le vide en ne pensant à rien, « ce rien qui nous délivre de tout » (Claudel encore). On a alors l’impression d’être dans un sas, enfermé entre deux portes, celle qu’on vient de refermer et celle qui n’est pas encore ouverte. Le mot d’antichambre serait moins angoissant. Le « supplier » alors, comme souvent supplient les psaumes, les antiennes d’ouverture de la liturgie quotidienne de la messe. « Prends pitié de moi, Seigneur, car j’ai crié vers toi tout le jour… » Ces mots d’autrui peuvent nous aider à supplier, à quoi nous ne sommes guère habitués, par insouciance, orgueil, oubli ou simplement par peur d'entrevoir la détresse qui est au fond de nous, qui était au fond d'Augustin et au fond de Camille. Et attendre. Quelque chose, quelqu'un, va se manifester à moi. Un contact s’établira, tôt ou tard, maintenant ou dans la journée. La prière peut restaurer et retisser ce lien perdu à la naissance du monde. C’est sa fonction et alors il devient possible de louer tout ce qui arrive, le mauvais comme le bon, porté par une boussole intérieure, tournée pour la journée vers Dieu et le prochain, qui sont une seule et même chose. La porte s’est ouverte qu’aucune nuit ne refermera.

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Notes :

[1] Les confessions, saint Augustin, traduction Joseph Trabucco, Garnier Flammarion.

[2] Cf. « la caresse » dans la phénoménologie de l’éros d’Emmanuel Levinas – in Totalité et infini, p. 235, Martinus Nijhoff, 1961.

[3] Le soulier de satin, Deuxième journée, scène VI

[4] Introduction à la vie dévote – Saint François de Sales – Première partie, chapitre IX

20 novembre 2022

"La faute de l'abbé Ricard"


Assemblée plénière des évêques de France à Lourdes (8 novembre 2022)


"Méfiez-vous de votre dévotion à la Vierge" [Frère Archangias à l'abbé Mouret]

in La faute de l'abbé Mouret, Émile Zola



L'exemple vient d'en haut

Après l'aveu (tardif) du cardinal Ricard, et ceux à venir puisque l'épiscopat a semble-t-il choisi le genre du feuilleton pour ses révélations (il y a déjà eu Mgr Santier puis Mgr Grallet), ce n'est pas l'Eglise catholique qui est en crise mais la voix de sa hiérarchie, son autorité, du fait de la disqualification de certains de ses membres, de plus en plus haut placés. Ce qu'a dû reconnaître Mgr Éric de Moulins-Beaufort dans le discours de clôture de l'assemblée des évêques à Lourdes, le 8 novembre dernier, qu'on écoutera avec profit (33 mn 45). 

« La faute de l'abbé Ricard », pour ancienne qu'elle soit et en dépit de la prescription qui découle de cette ancienneté, a rejailli sur le cardinal qu'il est devenu, sur la légitimité de son parcours et même sur le corps auquel il appartient du fait de sa carrière – pour le pékin de base, le plus haut « grade » juste en-dessous de pape - jusqu'à ruisseler sur l'ensemble de l'institution ecclésiale. Certes, en conscience, aucun  catholique ne devrait pouvoir lui jeter « la première pierre » - qui en tout état de cause ne vaudra jamais réparation pour la présumée victime - mais ceux qui ne tirent pas pour eux-mêmes la leçon de l'évangile dit de la femme adultère [1], par ignorance, pharisaïsme ou simple anticléricalisme, n'y manqueront pas. Ce qui est indéniable, c’est que l’Église catholique est entrée dans une nouvelle phase dans laquelle, qu’elle l’ait voulu ou non, elle se « donne en spectacle », comme on dit, elle « scandalise » par le haut, rebond prévisible des révélations faites par le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase) publié le 5 octobre 2021.

Appeler un chat un chat

A la lecture des aveux des « coupables », on est soi-même embarrassé par des tournures qui ressemblent plus à des éléments de langage fournis par un communicant qu'à des propos sincères. Même si la pudeur et le souci de protéger celle de la victime anonyme, seule à pouvoir se reconnaître, peut expliquer des expressions aussi vagues et stéréotypées que « gestes inappropriés » ou « comportements déplacés », on aimerait des précisions qui situerait la faute en question, puisque faute est avouée, entre un faux-pas ponctuel et sans lendemain et un acte relevant du Code pénal, qui connaît lui-même des gradations. Tant qu’à nous faire voyeurs, autant qu’on sache ce qu’il y a à voir ; tout ne peut pas être mis sur le même plan ! Car enfin, un geste peut être « déplacé » au regard du statut conféré à un prêtre du fait de son ordination, sans qu'il constitue pour autant une « agression » notamment vis-à-vis d’une personne majeure, dans une situation de séduction pas toujours prévisible. Mais ce « déplacé »  peut aussi renvoyer à la « surprise », qui est un des éléments retenus par le Code pénal pour qualifier un viol (« violence, menace, contrainte ou surprise »). Et certains gestes venant d'un prêtre peuvent a priori surprendre une femme (ou un homme) qui ne s'y attend pas de la part d'un homme « consacré », célibataire réputé tenu à une continence parfaite et perpétuelle (sans toutefois qu’il ait fait vœu de chasteté comme un religieux).

 C'est l'intention qui compte

Ce qui doit être pris en considération surtout, c'est l'intention. Le Christ ne condamne pas le désir en lui-même. Il peut m’arriver de désirer une femme ou un homme - car le désir n'est jamais hors jeu dans une relation - sans commettre l'adultère (si je suis marié, ou elle ou lui, ou tenu par d'autres vœux). Mais, dit précisément l'évangile à l'attention des hommes, je ne dois pas regarder une femme pour la désirer [2], dans l'intention d’attiser mon désir sur elle. C'est l'intention qui règle tout, faisant de l'autre un sujet ou un objet (sachant que tout un chacun peut aussi désirer être un objet pour l'autre à un moment d'une relation, mais c'est une autre histoire !). L’évangile le dit clairement, en des termes quasi-phénoménologiques : « la lampe du corps, c’est l’œil » [3]. L’œil qui regarde pour désirer, c'est l’œil pornographe [4]. Après, si je suis un homme et si je bande, il m'appartient de savoir ce que je fais de cet état, de ce signal que m’envoie mon corps, en me rappelant l'avertissement de Brassens : « la bandaison papa, ça ne se commande pas » et celui de Sade : « il n'est nul homme qui bande qui ne veuille être un despote. ». Même commentaire si je suis une femme qui sait aussi bien quelles sont les manifestations corporelles de son désir, le corps mentant rarement, et sur le « despotisme féminin » capable d’emprunter d'autres voies que le masculin.

Un système « clérical-impérial », misogyne et anti-homosexuel

Donc, on ne lapide personne mais ce qui est probable, en revanche, c'est qu'un nombre croissant de catholiques se sente maintenant fondé, comme a commencé à le faire la Ciase, à amplifier sa critique d’un système « clérical-impérial » (tel que le définit Danièle Hervieu-Léger), de surcroît misogyne et condamnant l'homosexualité (ce qui est paradoxal quand on sait désormais que le corps des clercs catholiques abrite en son sein une proportion d’homosexuels, conscients ou non de l’être, supérieure à la moyenne dans la population générale [5] ).

La sacralisation du prêtre

Rappelons les grands traits de ce système. Il place dans le monde, nommés sur un territoire donné, la paroisse [6] , des hommes plus ou moins jeunes en exigeant d’eux tous, uniformément, sans considération de leur ethos individuel, d'y vivre quasiment comme des moines (sans pour autant faire les mêmes vœux), donc comme n'étant pas du monde, ainsi qu’en a décidé au XIème siècle le grand pape Grégoire VII [7] parce qu’il était moine lui-même et voulait réformer et assainir l'Église (avant que Luther ne débarque quatre siècles plus tard…). L’instauration de la règle du célibat s'est accompagnée d'une sacralisation du prêtre censée préserver contre toute tentation les engagements déduits de son ordination. Cette sacralisation, combinaison indissoluble de la « mise à part » et de la « continence », a produit un effet de levier formidable pour donner aux clercs un pouvoir quasi-absolu sur l’ensemble des baptisé•es relevant de leur juridiction territoriale, et en particulier sur les femmes, exclues du service des sacrements (mais non des tâches multiples dans les églises, à l’instar des religieuses). 

L'emprise de la confession

Parmi ces sacrements, celui de pénitence a sans doute créé le plus d'occasions d’emprise du clerc-confesseur sur ses pénitent•es, compte tenu de l'importance singulière prise dans la confession auriculaire par l’aveu personnel – et dans certains cas, par la recherche obsédée, inquisitoriale de cet aveu - des péchés commis contre le sixième commandement, étendu, alors qu'il ne concerne en théorie que l'adultère, à l'ensemble des comportements sexuels. Les « stripconfessions » de l’abbé Santier ou les pelotages pseudo-psychanalytiques de l’abbé Anatrella relèvent bien de cette obsession du « peccati carne » que fouaillaient encore naguère les prêtres italiens de Rome [8]. 

L'Église « experte en humanité »

Dans ces conditions, si des leaders de l'Église catholique peuvent être soupçonnés de duplicité, de vies  parallèles, qu'ils auraient pris soin de cloisonner et qui  s'affranchiraient des principes affichés par eux, la hiérarchie catholique peut-elle continuer à se poser dans son ensemble, au-dessus du « peuple de Dieu », sans ironie ou cynisme, en « experte en humanité » dans la lignée du discours de Paul VI à l’Onu en octobre 1965 ?

De la loi naturelle trangressée à la rupture anthropologique

Esquivant désormais le registre doctrinal-moralisant traditionnel, issu d’une lecture largement extensive des dix commandements, principalement du « tu ne tueras pas » et, on l’a dit, du « tu ne commettras pas d'adultère », l'Eglise catholique « qui est en France » a cru pouvoir dans la période récente, après les batailles perdues contre la pilule (1967) et l'interruption volontaire de grossesse (dépénalisée en 1975), critiquer diverses innovations sociétales - mariage pour tous, droit à mourir dans la dignité, droit à l'enfant par tous moyens existants, revendications existentielles de minorités très agissantes LGBTQ+, etc. – les présentant  comme des « ruptures anthropologiques ». Il s'agit là d'une terminologie modernisée  qui se veut  elle-même en rupture, plus ou  moins cosmétique, avec l'ancien discours doctrinal plus rigide fondé sur la « loi naturelle »  (invoquée par l’encyclique Humanae vitae en 1968 pour condamner la pilule contraceptive) et le « péché » (qui consiste à  transgresser cette loi).  C’est tenter d'affirmer une essence de l'homme déconnectée de conceptions religieuses, pour la partager avec tous et y reprendre pied en tant qu'autorité morale, alors qu'il est vraisemblable que l'Eglise catholique ne puisse plus désormais prétendre s'adresser qu'à ses fidèles, comme le pense Mme Hervieu-Léger.

Le catholicisme, « une contre-culture » ?

S’il est une idéologie qui pourrait signifier aujourd'hui cette « rupture anthropologique », c'est bien le transhumanisme. Celui-ci vise en effet un au-delà de l'humain, à travers diverses possibilités « d'augmentations » psycho-physiologiques, repoussant, avec la figure de « l’homme augmenté » aussi bien la finitude posée par l'être-pour-la-mort heideggerien que la vie éternelle offerte à tous via la résurrection chrétienne. En affirmant que le transhumanisme ne serait rien d'autre qu'un avatar du capitalisme qui poursuit son œuvre amorale destructrice de l'humanité et de la planète via la science et la technique [9], des courants catholiques ont endossé des positions objectivement anti-capitalistes, entendant même se poser comme les hérauts (héros ?) d'une « contre-culture » au sens où Jean Paul II avait caractérisé la culture dominante du monde contemporain comme « culture de mort ». Le désormais saint pape reprenait alors une condamnation du monde (kosmoV) certes présente dans la tradition johannique, mais sans les nuances que l'évangéliste  prête à Jésus, pour qui le « monde » reste une réalité ambivalente, tantôt positive-sauvée (« je ne Te demande pas de les retirer du monde ») tantôt infernale et irréparable, car conduite par le « Prince de ce monde » ( « prenez courage, j'ai vaincu le monde » i.e. le Mal en langue laïque).

Plus jamais

Ces courants catholiques  sont liés autant à la mouvance traditionaliste qu'à la charismatique voire à  la féministe – des alliances objectives apparaissent entre eux – et revendiquent un esprit de « résistance » typique des positionnements minoritaires, qu'ils soient émergents ou déclinants. Les catholiques « conciliaires » (en gros, les « boomers ») regardent avec perplexité ces courants s'emparer d’une partie de l'épiscopat, qui, de son côté, se réjouit de cette attitude de « résistant » qui contribue à  l'affirmation d'une identité catholique renouvelée dans le contexte de ce que Mme Hervieu-Léger nomme « l'exculturation » du catholicisme, i.e. son expulsion hors de la culture commune et dominante. Cette culture, ces nouveaux catholiques peuvent, comme les « anciens », revendiquer d’y participer en y mêlant  leur voix, au besoin dissonante mais réduite à présent à n'être qu'une parmi d'autres, sans plus jamais pouvoir prétendre à détenir la vérité. 

Les dégâts de la Manif pour tous

À noter que si le populisme consiste à suivre le peuple (et non à le précéder, Mussolini l’avait bien compris ainsi), les évêques dans leur ensemble ont eu un comportement qu'on peut qualifier de populiste au moment de la Manif pour tous, en bénissant les autocars qui partaient vers Paris pour une croisade d'un autre genre. Pour beaucoup de jeunes catholiques progressistes, l'hostilité manifestée alors contre l'homosexualité et par là contre les  homosexuel•les a constitué aussi un moment de rupture avec l'institution catholique, attirant leur attention sur des paragraphes terriblement obsolètes du Catéchisme de l’Église catholique (entre autres, § 2357 à 2359) promulgué en 1992 par Jean Paul II. 


***

Vers l'implosion, avec ou sans point d'interrogation ?

Quelle première leçon tirer de cette crise des abus sexuels au sein de l’Église catholique ? Tout ce qui y concerne la sexualité devrait y être mis à  jour d'urgence voire purement et simplement expurgé du catéchisme.  Ces leçons de morale composent une doctrine d'une autre époque qui n’a plus rien à faire mélangée aux dogmes intangibles de la foi, dont elles corrompent la lecture contemporaine. La crise en cours crée les conditions d’une réforme qui viendra nécessairement. Interrogée par Emmanuel Laurentin, Danièle Hervieu-Léger révélait l’autre jour sur France Culture que le titre initial de son livre coécrit avec Jean-Louis Schlegel, Vers l’implosion ? [10] ne comportait pas de point d’interrogation, lequel avait été ajouté par l’éditeur…


PS : Ces considérations font écho à celles que m'avait déjà inspiré en octobre dernier une communication épiscopale à destination des fidèles. Cf. L'Église dont le prince est un enfant.

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Notes :

[1] Jean 8, 1-11

[2] Matthieu 5, 28 (Sur l'œil, je renvoie ici à mon billet du 11 février 2018.)

[3] Matthieu 6, 22

[4] Œil pornographe malheureusement surentraîné aujourd’hui, dès le plus jeune âge.

[5] Séminariste moi-même à Saint-Sulpice dans les années 68-70, et quoique étant alors un adolescent provincial et peu déniaisé, j’avais compris a posteriori, affranchi par l’un ou l’autre, que nombre de mes condisciples parisiens étaient homosexuels – pratiquants. Ils se reconnaissaient entre eux d'une question : "Est-il de la paroisse ?".

[6] Paroisse qui peut comprendre aujourd’hui en milieu rural 10,  30,  40 clochers...

[7] pape de 1073 à 1085.

[8] Je dois l’anecdote à Lucien Monteix, curé de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement à Paris 3ème, qui se souvenait au début des années 70, de terribles confesseurs romains répétant « peccati carrrne, peccati carrrne ? » à leurs pénitents pour les pousser à ce qui semblait être l’aveu suprême.

[9] Science et technique elles-mêmes critiquées de longue date par les philosophes de l’école de Francfort (Habermas et alii)

[10] Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme – Danièle Hervieu-Léger, Jean-Louis Schlegel – mai 2022 – Seuil (387 pages, 23,50 €)



09 septembre 2022

Elizabeth Finch

 


"Monothéisme, dit ce jour-là Elizabeth Finch. Monomanie. Monogamie. Monotonie.
Rien de bon ne commence de cette façon."

Neil hérite un jour les papiers et les livres d’une enseignante dont il a suivi les cours des années auparavant alors qu’il était trentenaire et déjà divorcé. Il nous raconte quel étrange et fascinant personnage était Elisabeth Finch, dont il est tombé amoureux, adorant « le fait qu’elle était bien plus intelligente que moi ». À l’issue de l’année de cours, elle va accepter contre toute attente de déjeuner avec lui deux ou trois fois par an, réglant toujours l’addition, et cette relation platonique va durer vingt ans, sans que le mystère qui entoure Liz Finch ne se dissipe pour son commensal transi. 

Il va même s’accroître du fait de cet héritage intellectuel confié à Neil sans qu’il l’ait vu venir. En lisant les carnets de Liz, en parcourant sa bibliothèque, en essayant de percer ses secrets, en se nouant d’amitié avec son frère aîné Christopher pour essayer de découvrir qui elle était vraiment, Neil s’embarque par fidélité posthume dans une longue recherche historique qui va le ramener au temps de l’empereur romain Julien dit – par les chrétiens - l’Apostat, celui par qui l’empire eût pu rester païen au lieu de basculer définitivement dans le christianisme. Parallèlement, Christopher mettra Neil sur la piste « d’un homme au pardessus croisé » dont Liz a peut-être été l’amante. Au final, Neil est tenté d’écrire la biographie d’Élizabeth, plus pour rester en sa compagnie que pour la percer à jour. 

Et l’on découvre que le nerf, discret comme Liz, de ce roman est la critique qui s’y dessine peu à peu, dans la lignée d’un Nietzsche, de la religion chrétienne, qui aurait détruit « la joie de vivre ». Épictète, cité par Liz au début de son cours, avait pourtant donné sa clé du bonheur dans son Manuel : savoir reconnaître la différence entre les choses qui dépendent de nous et celles qui nous sont données et sur lesquelles nous ne pouvons agir, et nous comporter en conséquence. Si Julien l’Apostat n’avait été vaincu, à trois siècles de distance, par le « pâle Galiléen », serions-nous plus heureux car plus libres ? 

Julian Barnes fait tout pour que Liz et Neil après elle nous en convainquent. Mais au final, l’Histoire ne relève-t-elle pas justement de ces choses sur lesquelles nous ne pouvons pas agir et qui ne doivent pas nous tourmenter, au contraire des récits, qu’un romancier peut mener à sa guise, jusqu’à la réinventer ? Un livre doux-amer, cérébral et élégant comme un club d'Anglais agnostiques. 

Elizabeth Finch - Julian Barnes - Mercure de France - 197 pages - 19 €

01 mai 2022

Pour un « Front démocratique » aux élections législatives



Quel nom donner à l’opposition démocratique lors des élections législatives ?

Je fais partie de celleux qui ont voté Mélenchon au premier tour des présidentielles, un vote utile un peu à contrecœur, mais pour conjurer la configuration d’un second tour qui semblait aussi inéluctable qu’inutile, soit un nouveau face-à-face entre le futur président et, comme n’a pas manqué de le souligner Zemmour au soir du 24 avril, le « huitième échec » de la famille Le Pen.

Je fais partie aussi des déçus d’Emmanuel Macron, qui s’étaient enthousiasmés dès 2016 pour ce jeune candidat qui voulait renouveler la vie politique et lui insuffler un nouvel élan, notamment en la débarrassant du clivage gauche/droite pour rallier à lui tous les « progressistes ». J’avais en son temps largement décortiqué le livre-programme Révolution de ce météore qui s’est installé depuis dans le paysage politique. Frédérique Dumas, ex-députée LREM, vient de conter sa désillusion macronienne – entre autres - dans un livre de souvenirs sans filtre sur sa carrière de productrice de cinéma et sur le pouvoir en général : Ce que l’on ne veut pas que je vous dise (Masson éditions).

Alors que les tractations vont bon train entre les « partis de gauche » qui mangent (ou pas) dans la main de Mélenchon pour sauvegarder leurs circonscriptions, on s’interroge sur la meilleure bannière qui pourrait rassembler à gauche une alternative au RN et à LREM. La France insoumise (ou Union populaire) ne peut prétendre écraser ses vassaux encore vaillants au plan local et ce n’est sans doute pas son intérêt électoral. Mais la manne financière que représentent des voix et des élus locaux pour le financement des partis au cours des cinq ans à venir interdit à tous de perdre leur identité et va donc être disputée âprement. D’autant que le seuil de 12,5 % des électeurs inscrits (et non des suffrages exprimés) exigé pour se maintenir au second tour place la barre assez haut, notamment en cas de forte abstention. Raison primordiale pour s’entendre avant le premier tour.

Quel nom commun donner à ce qui pourrait sortir des discussions en cours ? La vie politique ne manque par de vocabulaire pour désigner ses organisations : Parti, Union, Rassemblement, Convention, Front, Fédération, Ligue, Organisation, Mouvement, Alliance, Alternative, Force, Centre, Action, Lutte et j’en oublie sans doute.  L’Union de la gauche aurait un air rétro. Le Front populaire reste un moment de l’Histoire dont il serait sacrilège d’emprunter l’étendard. Depuis, le Front a-t-il  été trop longtemps national pour être récupéré à gauche ? « Front de gauche » aurait pourtant quelque allure, même s’il se situerait  dans l’opposition plus que dans la proposition. Mais l’appellation a déjà été utilisée par Mélenchon. Le Front national s’est lui-même débaptisé en « rassemblement » misant une partie de sa « dédiabolisation » sur ce changement de nom. Difficile aussi de marier le national et le socialiste pour d’autres raisons historiques... Comment par ailleurs utiliser le mot « peuple » ou l’adjectif « populaire » sans être accusé de populisme ? Il s’agit bien de se « rassembler » et naguère il y eut un Rassemblement pour la République... L’adjectif socialiste a fait son temps et connote trop le quasi-défunt PS.  Le mot « parti » semble inadéquat pour désigner l’union électorale de partis différents. C’est pourtant de cela qu’il s’agit : d’une union pour gagner des élections, à laquelle chacun doit  prêter un peu de son identité quitte à en perdre une partie. 

L’enjeu de ces élections législatives est inédit : il s’agirait d’imposer une cohabitation au locataire de l’Élysée, en considérant les élections de juin comme un troisième tour des présidentielles, alors même que le quinquennat a été créé pour éviter cette cohabitation (idée bien déconstruite par Blast). En demandant « élisez-moi comme Premier ministre », M. Mélenchon a clairement revendiqué le leadership qui serait issu des résultats. Mais rien ne permet d’augurer que l’effondrement des partis historiques, PS, Verts ou PC auquel on a assisté à l’élection présidentielle, sera de même ampleur lors des scrutins locaux, d’autant que des positions fortes ont été assurées lors des municipales dans certains grandes villes, par exemple, ainsi que dans les élections départementales et régionales. 

Aussi, Front démocratique ne serait-il pas un bon dénominateur commun, chacun restant identifié avec son étiquette originelle ? On aurait ainsi des candidatures uniques au premier tour, Front démocratique-PS, Front démocratique-PC ou Front démocratique-Les Verts, Front démocratique-FI. La question de l'étiquette ainsi réglée, il ne reste qu'à définir un candidat unique de ce Front démocratique dans chaque circonscription. S'il gagne, il sera toujours temps de choisir un Premier ministre dans le parti arrivé en tête au sein de ce Front pluriel et de composer un gouvernement dont les portefeuilles seront répartis à la proportionnelle, sachant que tous les ministères ne sont pas égaux... Mais nous n'en sommes pas encore là ! Rendez-vous les 10 et 17 juin.


25 avril 2022

Une bien étrange soirée électorale


La défaite en chantant

Marine Le Pen exprimait un soulagement manifeste - presque une joie - d'avoir à nouveau perdu l'élection présidentielle pour mieux rebondir vers une déculottée aux législatives. En soulignant que la marque Le Pen était responsable de son huitième échec, Zemmour n'a pas manqué d'enfoncer son coin et de prétendre à  la succession de cette lignée familiale défaite et jugée définitivement  incapable d'exercer quelque pouvoir que ce soit. Les discussions à l'extrémité de la droite, elle aussi fracturée, vont être savoureuses. Ces gens-là se foutent du "peuple" comme de leur première chemise. D'ailleurs l'accent mis sur le "pouvoir d'achat" dans la campagne montre le mépris dans lequel la famille de Montretout le tient : il n'est justement pas question de conférer au "bon peuple" un autre pouvoir que celui de survivre. Curieusement, le banquier qui les a fait rejouer et déjouer une nouvelle fois, n'est guère plus inspiré quand il brandit des "pass" ou des "chèques" (sic), comme ces nobles d'Ancien régime qui jetaient des écus aux manants, de la fenêtre de leurs carrosses.

La victoire absente

Côté jardin, la scénographie de l’arrivée d’Emmanuel Macron au Champ-de-Mars était troublante. Il surgissait de la nuit, tenant la main de sa femme Brigitte, suivi par une cohorte d’enfants de tous âges, au son de l’Hymne à la joie de Beethoven, l’hymne de l’Union européenne. L’image n’arrivait pas à être joyeuse. Peut-être parce qu’elle évoquait irrésistiblement le terrible conte des frères Grimm, le joueur de flûte de Hamelin : vers quel destin ce président allait-il emmener les enfants de France ? Peut-être aussi parce la femme à ses côtés, le visage crispé, n’avait jamais paru aussi frêle ni aussi inflexible et que les brandebourgs de son dolman évoquaient, dans la nuit parisienne, les blanches côtes d’un squelette d’Halloween, vision d’une farce mi-maladive mi-tragique. Jamais non plus il n’est apparu aussi clair qu’il y avait un couple au sommet de l’État, ce que le témoignage récent de l'ancienne députée LREM, Frédérique Dumas, atteste*. Car à côté du tandem Macron-Kohler, le couple Emmanuel-Brigitte semble ordonner les décisions prises tant à l’Éducation nationale qu’à la Culture, rien d’important ne s’opérant semble-t-il dans ces deux ministères sans l’aval de celle qui fut enseignante et professeur de théâtre de son futur mari et président de la République.

Côté cour, sur le plateau de la télévision publique, on ne pouvait pas ne pas remarquer la réapparition de deux anciens membres du Parti socialiste, Ségolène Royal et Manuel Valls. Le second allait d’ailleurs fermement récuser la vieille étiquette politique que le banc-titre de la télévision avait accolée par erreur à son nom, tandis que la première, qui n’a pas ménagé son soutien au président reconduit, apparaissait dans la lumière du studio plus jeune et déterminée que jamais. Un Premier ministre qui serait une femme de l’ancien monde, teintée d’écologie, ça ne vous dit rien ? Un ancien Premier ministre qui repiquerait au gouvernement après une traversée du désert catalan, vous ne voyez pas qui ? Deux belles "prises" comme on dit désormais ?

Et maintenant ?

Le discours du nouveau président, lui, a sonné étrangement creux, comme le cortège qui le précédait, attendant de poussifs applaudissements que ses pauses mal calculées ne réussissaient pas à susciter. Ce n’est pas la mise en scène qui sauvera ce quinquennat, même si le spectacle s’est emparé depuis longtemps de la vie politique. Il va falloir une écriture solide pour faire apprécier la pièce qui va se jouer. Emmanuel Macron l’a-t-il compris ? Il paraissait lui aussi absent de ce moment, presque transparent, tel un élégant pantin mécanique doté à nouveau de tous les pouvoirs mais fatigué d'avance. Ou c’est nous qui étions sans illusions après avoir écarté le pire ?

* Ce que l'on ne veut pas que je vous dise - récit au cœur du pouvoir - Frédérique Dumas - Massot éditions (363 pages, 21,90 €)



08 avril 2022

En thérapie, saison 2



Le Covid m'a permis de visionner en deux jours la nouvelle saison d'En thérapie, qui m'a paru plus riche et passionnante encore que la première. Les acteurs sont talentueux et sans doute remarquablement dirigés et filmés dans ce huis-clos d'une maison du Pré-Saint-Gervais, d'où l'on s'évade parfois, car, outre les séquences au Palais de Justice, un jardinet fait sas entre le monde et le cabinet, et parfois scène extérieure, lieu d'un mi-dire en quelque sorte.

Chaque analysant pose à un moment ou l’autre la question « que dois-je faire ? » et attend de l’analyste qu’il y réponde à sa place, de sa place de « sachant ». Le premier travail de l’analyste, le plus élémentaire, est justement de résister à répondre à la place de son patient, développant l’impatience de celui-ci, sa frustration même. Et son agacement devant l’inévitable renvoi : « Et vous, vous en pensez quoi ? ». Le sujet est « supposé savoir », selon la formule connue, savoir de son désir inconscient que l’analyste a pour but de laisser son analysant déployer. 

L’autre problématique développée, c’est celle du « sauveur ». Philippe Dayan (Frédéric Pierrot) est-il atteint par le syndrome du sauveur, c’est ce que Claire (Charlotte Gainsbourg), sa « contrôleuse », lui laisse entendre. Au fond le sentiment d’échec qu’éprouve Dayan vient non pas tant du constat qu’il ferait que ses patients ne guérissent pas mais qu’il ne parvient pas à les sauver, le renvoyant à une fêlure ancienne, entrevue mais brouillée par l'image de son père. Car « sauver », ce n’est pas soigner – obligation de moyen - ni même guérir – devoir de résultat – mais c’est arracher à la mort, rendre à la vie, quasiment ressusciter : figure de l’impossible. Sauver renvoie à la question, cruciale c’est le cas de le dire, du salut, avec ou sans majuscule. 

À noter que le mot Dieu n’est, je crois, jamais prononcé par aucun des personnages de la série. Pour paraphraser un constat fait à propos de Jésus, Freud est juif et ses disciples ne le sont pas. Les interprètes sont bien seuls au monde, désormais.

Ce que la série montre très bien pour chaque analysant, c'est le lent processus d’anamnèse inhérent à toute démarche d’analyse, comment tout souvenir retrouvé en cache un autre, comme dans un jeu de poupées gigognes. Au fond, tout souvenir est un souvenir-écran et cette régression-progression semble ne jamais devoir s’arrêter, qui commence au constat d’une répétition et à l’émergence chez l’analysant de la question lancinante : « qu’est-ce que ça répète ? ». 

Ce que démontrent les quatre « cas », outre celui de Dayan l’analyste, c’est à quel point l’entrée en analyse détruit l’équilibre précaire de chacun, précisément parce que cet équilibre était devenu insupportable, mais sans que rien ne garantisse qu’un nouveau lui sera substitué au terme, s’il y en a un, de l’analyse. D’où la tentation récurrente pour chaque analysant, « d’arrêter », quand il constate qu’il « perd », que le sol se dérobe sous ses pieds, sans aucune assurance de regagner quoique ce soit. L’analyse est la promesse douteuse d’un qui perd gagne que seul étaye la foi-confiance nouée dans le transfert mais régulièrement minée par le doute.

La culpabilité, le sentiment d'imposture, traversent et taraudent tous les personnages, tantôt échos précieux des événements vers lesquels ceux-ci pointent, malgré l'amnésie traumatique ou le simple flou qui engloutit le passé, tantôt leviers pour soulever les pierres tombales, affronter les fantômes, ces "travaux dans l'inconscient du secret inavouable d'un autre" (selon Abraham et Torok).

Ainsi, Inès (Eye Haïdara) devra retrouver la blessure originelle derrière la « malédiction de la tante Ahoua ». Lydia (Suzanne Lindon) va devoir découvrir l’origine de son refus-peur de soigner son cancer. Le jeune Robin (Aliocha Delmotte) harcelé au collège, écartelé par ses parents, Léonora (Clémence Poesy) et Damien (Pio Marmaï) et le choix auquel leur séparation semble le contraindre, va devoir comprendre qu’il peut continuer à vivre même si l’union qui l’a mis au monde se défait. Alain (Jacques Weber), le chef d’entreprise voit ressurgir, avec le suicide d’une de ses employées, le spectre de son frère Michel, son fantôme, à la racine de sa culpabilité. 

Claire est le miroir idéal de la pratique de Dayan et des impasses qui la constituent, malgré lui, et en font la valeur qu’il n’arriverait plus à reconnaître sans elle. Le 35ème et dernier épisode de la saison 2 voit se dérouler l’ultime rencontre entre Claire et Philippe (Dayan). La séance de supervision se transforme rapidement en un échange confraternel – Claire parle de « résonance entre confrères » - poussé par Dayan qui interroge Claire sur les origines de sa vocation de psychanalyste. Au démarrage, Claire a pointé chez Dayan un syndrome du sauveur lié selon elle à un « besoin impérieux de reconnaissance » dont elle juge qu'il a corrompu peu à peu la position initiale d’analyste de son confrère et lui a fait commettre des "imprudences". C’est alors que Dayan amène Claire à exposer les origines, les raisons, de sa vocation. Comment le succès de son livre, Sacha, qui l’a fait connaître à Dayan, l’a aussi arrachée à Lyon pour la jeter dans les bras de son éditeur, dont elle lâche le prénom, Damien, mais cet « emballement qu’on prend pour du désir » - elle renvoie Dayan à ce qui lui est arrivé avec Rebecca - n’a pas duré. Devant ce succès éphémère, dans son tourbillon parisien, Claire a eu très vite un « sentiment d’imposture » et au final se retrouve plus seule que jamais. D’ailleurs elle s’apprête à retourner à Lyon. Et c’est autant elle-même que Dayan qu’elle questionne quand elle s'interroge à voix haute devant lui : « Comment se fait-il que ce qu’on croit vouloir vous fait tourner le dos à ce qu’on désire vraiment ? »

C’est Claire aussi aura su aider Dayan à surmonter l’épreuve que constitue le procès que lui intente la famille d'Adel Chibane (Reda Kateb dans la saison 1) pour non-assistance à personne en danger, procès qui jusqu’à son délibéré va peser sur Dayan pendant toute cette saison 2, comme un suspense parallèle aux dénouements attendus pour chaque analysant. Ce procès de Dayan, c’est aussi en filigrane le procès permanent et silencieux que fait la société tout entière à la psychanalyse, de son coût, de son impuissance à soigner-guérir-sauver, au cœur duquel Esther (Carole Bouquet) va ressurgir de la saison 1, avocate aussi inattendue que déterminante, autant de Freud que de Dayan lui-même. Seront-ils tous les deux relaxés ?


15 mars 2022

La fin de la dissuasion



Le monde face au joueur du Kremlin

Quelle que soit l’issue du conflit russo-ukrainien, une victime symbolique risque de se dresser au-dessus des morts civiles et militaires des deux camps, au-dessus des ruines encore fumantes de cette nouvelle guerre civile en Europe, cette Europe « de l’Atlantique à l’Oural » que le général de Gaulle appela jadis de ses vœux. Cette victime, c’est la théorie de la dissuasion fondée sur la détention de l’arme nucléaire par quelques pays, ceux du club restreint que forme le Conseil de sécurité de l’ONU et quelques autres dont les premiers n’ont pu contenir entièrement la prolifération.

Que dit cette doctrine militaire de la dissuasion ? « La dissuasion nucléaire est une doctrine militaire défensive qui se fonde sur une crainte réciproque des conséquences liées à l’emploi en premier de l’arme nucléaire. La dissuasion se fonde sur la capacité de seconde frappe, c’est-à-dire de riposte en cas d’attaque nucléaire. »

Cette doctrine ne garantit pas la paix, mais l’absence du recours à l’arme nucléaire par un belligérant. C’est cette garantie à laquelle M. Poutine a mis fin en lançant son « opération spéciale » contre l’Ukraine, menaçant le monde entier et notamment les pays de l’UE et singulièrement les membres de l’OTAN qui voudraient « interférer » dans son opération. Dès le 24 février, cette menace a pris la forme de « conséquences telles que vous n’en avez jamais connues dans votre Histoire » pour se préciser le 27 février lorsque le président de la Fédération de Russie à demandé de « mettre les forces de dissuasion de l’armée russe en régime spécial d’alerte au combat ».

La rupture est double car l’emploi en premier de la force nucléaire est évoqué ici dans le cadre d’une opération offensive qui rencontrerait une adversité extérieure, une riposte, celle-ci fût-elle conventionnelle. Pour la première fois dans l’Histoire, depuis Hiroshima et Nagasaki, une puissance nucléaire mène, en brandissant la menace de l’arme atomique, une guerre qu’on peut considérer de son point de vue comme civile puisqu’elle-même affirme que le territoire sur lequel elle s’avance est le sien (comme auparavant la Crimée) mais qui vue du point de vue de la souveraineté des États du continent européen s’apparente clairement à une guerre de conquête (ou vraisemblablement de reconquête dans l’esprit de M. Poutine).

La deuxième rupture est une conséquence de cette initiative belliqueuse. Tout se passe comme si l’équilibre d’une peur partagée, symétrique, inhérente à la dissuasion nucléaire, avait été rompu. Comme si l’agresseur n’avait plus peur d’une riposte, de la seconde frappe, comme s’il était le seul à ne pas avoir peur pour son pays face au monde entier transi par l’audace du conquérant russe. De la dissuasion, on est brutalement passé au bluff. Si le joueur du Kremlin gagne cette partie, cela voudra dire que l’arsenal nucléaire d’un seul aura suffi à terroriser et pétrifier le monde entier, l’Union européenne au premier chef. On pourra alors parler de la fin de la dissuasion nucléaire et se demander dans quel nouveau monde nous venons d’entrer et quel nouveau jeu les puissants vont se sentir le droit d’y jouer.


Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...