27 décembre 2023

Jean Perrot, lecteur de Marie-Aude Murail

 Jean Perrot avait envoyé à Marie-Aude Murail ce texte qu'il avait consacré à Vive la République ! puis le livre où il figurait, Mondialisation et littérature de jeunesse*, avec cette dédicace : "À Marie-Aude, ce livre à qui  elle a offert une belle conclusion, et par conséquent une ligne directrice, en souvenir de nos rencontres littéraires et amicales. Jean."


ÉCOLE LAÏQUE ET MONDIALISATION… 

OU “VIVE LA RÉPUBLIQUE !” DE MARIE-AUDE MURAIL (I)

par Jean Perrot


On a peut-être oublié l’époque pionnière de la fin des années quatre-vingts, alors que, dans le sillage du courant féministe, et avec des titres comme Baby-Sitter blues, Un dimanche chez les dinosaures, Mon bébé à 210 francs, et tant d’autres de ses récits à l’humour caractéristique, Marie-Aude Murail prospectait et débusquait les dysfonctionnements, mais aussi les joies et les  nouvelles convivialités de la famille et de la société d’alors. C’est avec le même esprit pugnace et impertinent, mais avec des préoccupations planétaires et sous l’égide de la Convention des Droits de l’Enfant, et aussi avec la même générosité et un métier confirmé que la romancière aborde dans Vive la République !, son dernier roman publié en 2005 chez Pocket jeunesse, les problèmes posés aux citoyens par la nouvelle économie et la mondialisation.

Elle met l’accent sur le déracinement croissant des populations, sur les nouvelles pratiques culturelles et sur le racisme qui affectent et transforment le paysage français. Ainsi, mêlant fiction et information par l’intermédiaire de son personnage principal, un adolescent révolté qui propage les idées exprimées dans un livre au titre incomplet No logo dont l’auteur n’est pas mentionné (p. 130), elle s’insurge contre l’aliénation des jeunes transformés en mannequins par les nouvelles techniques de publicité des marques et elle rappelle à ce sujet que : « Au Lesotho, en Afrique, des centaines de femmes travaillent neuf heures par jour sur leurs machines à coudre à la lumière des néons. Ça leur rapporte cent euros par mois. Sans assurance médicale, sans congé maternité. Tout ça pour faire des tshirts Levi’s ! » (p. 60)

Un lecteur un peu averti aura remarqué que le livre en question est celui de Naomi Klein publié en 2000 et que son titre développé est No Logo : No Space, No Choice, No Jobs. L’auteur, une jeune journaliste canadienne est devenue une sorte d’icône de la résistance à la tyrannie des marques commerciales et aux processus brutaux de la mondialisation. No Logo est encore un site internet sur lequel on pourra en ce moment découvrir les dessous politiques des évènements qui ont affecté Haïti récemment…

Marie-Aude Murail aborde en fait la question de l’identité personnelle et les fonctions dévolues à l’école de la République dans un cadre qui se traduit par une aggravation des inégalités et une impuissance accrue des défavorisés et laissés pour compte par l’accroissement des richesses de quelques uns. Déjà dans Maïté Coiffure (École des Loisirs, 2003) et dans Simple (École des Loisirs, 2004), c’est le contrepoids à opposer à une tradition élitiste et un « racisme » qui élimine les « canards boiteux », qu’il s’agisse des handicapés sociaux ou physiques, qui était considéré et exploré.

Auparavant, dans Golem (Pocket Jeunesse, 2002), avec son frère Lorris et sa sœur Elvire dite aussi Moka, Marie-Aude Murail avait traité dans un ambitieux projet, les incidences de la société de marché sur la pratique des jeux vidéo des jeunes des banlieues et dénoncé vigoureusement l’aliénation imposée par les multinationales à une génération dont les forces vives sont spoliées et détournées de tout but humaniste légitime.

Rassemblant les divers dilemmes posés par une réalité contemporaine en pleine mutation, Marie-Aude Murail remet aujourd’hui en jeu le poids de l’école dans le contexte de l’immigration et des difficultés économique qui multiplient les sans papiers et le racisme ambiant. Alors que Golem et d’autres récits braquaient le projecteur critique sur les enfants de l’immigration maghrébine, c’est la question des familles africaines, et en particulier, de celles qui viennent de la Côte d’Ivoire qui passe au premier plan. Question d’actualité terrible, après les incendies tragiques qui ont eu lieu à Paris cet été. Question qui est l’objet de regrettables confusions, car, on l’oublie trop souvent, les enfants mis en cause sont souvent français, eux-mêmes. On voit que l’enjeu du littéraire ici est indissociable d’une investigation politique plus générale. Marie-Aude Murail, repose aussi directement à cette occasion la question de la formation des enseignants, notamment pour l’enseignement de la littérature et l’apprentissage de la lecture. Elle apporte un point de vue original que l’on pourra mettre en parallèle avec les articles portant sur « La littérature de jeunesse : repères, enjeux et pratiques » qui constituent l’essentiel du dernier numéro 149 de la revue Le Français Aujourd’hui reparue en mai 2005 sous un nouveau format chez Armand Colin. Elle est donc encore une fois à la pointe d’une écriture vigilante qui s’efforce de rester en prise avec une société où la question de l’enfance constitue un enjeu majeur de notre temps.

Tous ces éléments nous engagent à examiner de près le roman dont le titre Vive la République ! nous inciterait plutôt à attendre une défense de la spécificité française, institution que certains considèrent comme menacée par le projet de la construction européenne, avec son école laïque limitée par les développements de la privatisation. Aurions-nous là un cocorico lancé facétieusement au visage des lecteurs en mal de défense du territoire national ? Ce serait peu connaître un écrivain qui défend bec et ongles une conception plus complexe de la liberté.

La parole duelle

Marie-Aude Murail est bien connue et appréciée pour son franc parler qui fait fi des censures et des tabous. Et ce sont deux sortes de libertés verbales qu’elle pratique avec ses personnages : la première est celle des gens de pouvoir, possédants ou tentés par la possession, hantés par l’avoir, par la revendication de l’avoir comme marque de distinction et de suffisance. Ce « personnel » narratif se laisse aller à l’expression crue de ses désirs et l’on verra que le face à face du lecteur avec ces icônes négatives de la hiérarchie sociale n’est pas sans danger pour la romancière qui prend en charge leurs pulsions, même si elle entend finalement les confondre.

La deuxième forme d’expression libérée se situe sur le versant « positif » de la narration : c’est celle du « peuple », des gens authentiques et vrais, car ils possèdent, comme Gavroche, les qualités de cœur qui en font les héros naturels de l’univers fictif. Il va de soi que ces personnages sont les représentants, ou les incarnations heureuses ou malheureuses, et toujours plus ou moins impertinentes, de l’Enfance, détentrice de la vérité, de la vertu et dépositaire de la foi en l’avenir (littérature de jeunesse oblige ?).

La rencontre et, le plus souvent, le heurt, de ces deux langages assurent les mécanismes de l’humour et le sel dont se pare une intention narrative toujours en quête de saillies et de rebondissements susceptibles de capter la bienveillance des lecteurs. Vive la République !, un récit à la troisième personne dont la narratrice ne paraît pas se distinguer de la voix de la romancière, est l’illustration parfaite d’une stratégie romanesque qui associe magies et contre-magies du verbe pour provoquer surprises et interrogations du récepteur : l’originalité des personnages, en effet, se cristallise dans leurs expressions imagées. Des figures de rhétorique les mettent directement ou indirectement en scène et s’amplifient dans les échos ou réactions que leurs formules suscitent dans un entourage, toujours placé comme au spectacle, au premier rang d’un public qui enregistre et répercute les effets déployés par la dramaturgie de la narration.

Celle-ci sacrifie volontiers à Guignol, mais son but véritable est de toucher les coeurs par une émotion purifiante qui est le but ultime de la morale de la romancière. Encore faut-il que la première série d’expressions ne porte pas atteinte au crédit de confiance que le lecteur sera capable d’attribuer à cette mise en scène qui repose encore sur un art consommé de la construction de l’intrigue et sur un engagement qui a pour clef de voûte le respect (la passion) des droits et des visages de l’enfant. Dans un message électronique qu’elle m’adressait en mars 2004, Marie-Aude Murail écrivait : « Ce qui me guide quand j’écris, c’est l’amour de mes personnages. » Personnages inspirés par son entourage proche dans un propos réaliste qui certes a besoin des mythes pour donner des ailes à l’imagination, mais qui est toujours ancré dans la vie. Nul doute que l’adolescent central de Vive la République !, avec ses combats et ses errances sur le chemin d’une vérité donnant sens à l’existence n’ait quelques rapports avec l’Émilien des années 90 dont la parole et les bons mots servaient déjà à dénoncer la perversité des discours imposés par les marques…

L’ombre portée du masculin

C’est bien comme une claque délibérée aux conventions « respectables » du genre romanesque adressé à la jeunesse par un écrivain qui n’oublie pas de mentionner dans sa présentation qu’elle est « chevalier de la Légion d’honneur » que, dès la page 3 de Vive la République !, sonne la déclaration de « l’homme en cravate et bras de chemise » visitant, en compagnie d’une « femme en tailleur fuschia » l’école primaire « Louis-Guilloux, Ecrivain français (1899-1980) » d’une ville qui est sans doute Orléans (mais dont l’imprécision sera maintenue jusqu’au bout). Ces deux personnages se sont introduits dans la place à la suite de Cécile, qui sera l’héroïne du récit, jeune institutrice tout juste sortie de son IUFM et qui, dans le point de vue du narrateur omniscient, observateur de la scène, s’émerveille de découvrir « une vaste cour plantée de tilleuls » dans laquelle « les trilles d’un oiseau triomphaient : « une petite école ignorée du monde sous un toit de ciel bleu. » Cette vision d’un lieu idyllique qui enchante une jeune fille enthousiaste, dont la vocation a été inspirée par sa « première maîtresse d‘école », est brisée, par la « brutalité de l’expression » que lance le visiteur : «- Hein ? dit l’homme dans son dos. On croirait jamais, vu de la rue. En plein centre ville, avec les administrations, les collèges, les magasins. Il y a de quoi se faire des couilles en or ! » (p. 11) 

Certes, la formule signe la vulgarité de celui qui, on l’apprendra, s’appelle Louvier et qui intrigue pour faire disparaître cette « école de la République » afin d’installer à sa place un « Tchip Burger » ; l’homme est directeur d’une chaîne de cette sorte de restaurant dispensant ces « Tchips » qualifiés un peu plus loin par Éloi, le futur amoureux de Cécile, de « steaks de vache folle sur un lit de cholestérol. » (p.16) L’effet immédiat de l’obscénité de Louvier, est de faire « flamber » les joues de la jeune fille, blessée dans son rêve par cette agression verbale d’un macho sans pudeur. Cet acte a des incidences perverses sur ses pensées mêmes et entraîne un ressassement remarqué par Nathalie plus loin (p.59) La narratrice, de son côté, ne se prive pas d’insister sur l’impact insoupçonné que cette agression a pu avoir sur son avenir : « Cécile ne remarqua pas que le hasard, ou le destin, mettait sur sa route pour la troisième fois l’homme aux couilles d’or » (p.17) La technique narrative du style indirect et de la «vision avec » laisse peu de place à la distance critique et à une évaluation du point de vue du narrateur.

Car jusqu’ici le lecteur, lui-même, ignore tout de la signification symbolique de ce langage. Il ne découvrira que progressivement la réalité scandaleuse qu’elle recouvre : la nature basse d’un pur produit de l’économie de marché commandée au mépris de toute valeur par la seule quête du profit, contre laquelle Marie-Aude Murail va diriger ensuite ses pointes avec le mordant et l’indignation auxquels nous ont habitués ses romans antérieurs.

Ainsi le jeune lecteur, vierge de tout renseignement et donc supposé innocent, doit-il supporter longtemps le poids d’une indécision concertée (car elle fait partie du suspense) qui suppose une certaine audace de la part de la romancière. Mieux, celle-ci n’a pas froid aux yeux, car cette métaphore sera relayée ensuite par un lapsus assez surprenant de l’Inspecteur, « le Tueur », qui rend visite à Cécile dans sa classe. Commentant le sens du mot « casse-cou » et dénonçant les excès d’un « imaginaire » des « pédagogues » dangereux pour les enfants, cette autorité hiérarchique se laisse aller à dire : « La liberté du pédagogue a ses limites et au-delà de celles-ci, je crie : « Attention, casse-couill… Hum, casse-cou ! » (p. 260)

Formule tout aussi impropre dans une classe de CP que surprenante dans ce genre de roman ! On voit que le projet de dérision carnavalesque correspond à une émancipation jubilatoire de la romancière qui, attaque le machisme ambiant sur son propre terrain et avec des arguments frappants. Elle en rajoute encore lorsqu’à la fin du récit qui entérine la déconfiture des méchants, elle prête encore ces mots à l’ivrogne emprisonné avec les Africains défendus vigoureusement par Nathalie, l’infirmière intérimaire qui « n’aimait pas les gens. Elle aimait l’Humanité » (p.103). Cette jeune militante qui « préférait le travail de nuit, le plus dur, auprès des grabataires et des malades enfin de vie » (p.105) a aidé avec succès les sans-papiers et s’est distinguée par sa passion de la justice et du droit et la vigueur de son intervention. D’où la formule d’approbation hardie : « ça, c’est une fille qui a des couilles ! s’enthousiasma l’ivrogne. » (p. 280).

Certes le lecteur ou la lectrice qui a pris le parti des faibles et des opprimés est prié(e) ici de rire jaune à ce mot qui consacre définitivement la stupidité et la vulgarité des grotesques. Du patron de Tchip Burger, en passant par l’Inspecteur et jusqu’à l’ivrogne qui sent son Marméladov dostoïevskien, un voyage au bout de la nuit de l’absurde a déployé hardiment (le mot d’esprit dans ses relations avec l’inconscient ?) le crible de l’impertinence féminine, sans se formaliser des normes et du qu’en dira-ton…

L‘innocence enfantine et le jeu à la rescousse

Nathalie incarne la figure énigmatique de la militante sans autre passion que celle de la lutte politique. C’est elle qui déclare qu’il « faut faire la révolution » (p. 106). Son personnage, toutefois, ne manque pas d’ambiguïté (« Elle était la générosité même, mais si violente que personne ne pouvait l’aimer », p. 96) et son langage offre l’amorce de l’humour populaire qui va servir d’assise à la contre-offensive morale organisée par la romancière. C’est elle qui marque au sceau d’une formule savoureuse le personnage féminin négatif dont Louvier va se servir pour parvenir à ses fins : « une espèce de bonne femme de la préfecture, une emperlouzée de première. » (p.105), « la pouf en rose » (p.192), Nathalie, néanmoins, ne possède ni la grâce ni la légèreté « musicale » de (Sainte ?) Cécile et suscite les remarques caustiques de la narratrice qui prend ses distances avec elle et souligne bien qu’elle ne « faisait jamais la vaisselle et laissait s’encrasser les éviers. » Partageant un appartement avec Eloi, qui au dénouement, se libèrera et rejoindra Cécile chez elle, Nathalie dans le désordre de sa chambre vit dans un « innommable boxon ». Elle incarne caricaturalement les contradictions d’une révolte non maîtrisée : « Car Nathalie qui poussait fort loin l’esprit de révolte, fumait pour emmerder les non-fumeurs et écrasait ses mégots à côté des cendriers par refus de l’ordre établi. » (p.104)

Ainsi, en contrepoint de ces excès, le héros authentique de Marie-Aude Murail ne va pas sans une certaine simplicité. Éloi, qui participe au « tag » des affiches publicitaires, se laisse aller à des jeux de mots puérils (« J’y go » pour « j’y vais »). Répliquant à Nathalie qui s’insurge contre la « proprieté privée », il déclare, nu sur son lit : « Eh bien, moi je fais don de mes fesses à la collectivité. » (p. 104) Il détourne comme dans un jeu de fausses pistes le policier chargé de le surveiller. Enfin, la chanson qu’il retient possède toutes les caractéristiques du « folklore obscène des enfants » cher à Claude Gaignebet : « Un petit animal, les quatre pattes en l’air… me montrait son derrière. » (p. 108). Bref, il est plus proche des pratiques du jeu cathartique de l’enfant, tel que celui-ci est exprimé par Audrey avec Philippine dans une mise en scène ludique avec un singe et des poupées. L’enthousiasme de la fillette avait été bafoué par son père, alors qu’elle admirait le chant d’une vedette du groupe « Street Generation ». Celui-ci lui avait vulgairement déclaré : « Qu’elle chante ou qu’elle pète, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? » (p.58). Dans le jeu qui exorcise et dédramatise ensuite cette obscénité, les fillettes reprennent ce motif : « Et alors, dit Philippine, il y aurait Baptiste qui ferait que péter dans la classe. Elle attrapa le singe et le fit s’accroupir avec des « prout, prouts » jouissifs. Audrey hurla de rire. Mais Philippine fut inflexible et mit le singe au coin » (p. 181)

L’adjectif « jouissif » témoigne de l’adhésion de l’instance narrative au jeu de l’enfant. Ce dernier offre le retournement burlesque des préjugés et des rigidités de l’adulte. Le roman est bien une petite machine visant à désamorcer la violence parentale : la valeur morale de ses arguments se mesure à la part d’humour plus ou moins bon enfant qui en offre les signes extérieurs et la garantie.

Ajoutons qu’Eloi est l’incarnation même d’une liberté fantasque qui se joue dans le paradoxe de l’aléatoire : toutes les fois qu’il doit prendre une décision importante pour son avenir, il recourt au jeu de dés. Alea jacta est ! pourrait être sa maxime (le temps des mythes est aussi un enfant qui joue aux dés !), jusqu’à ce que l’expérience des réalités de la vie le conduise à se réformer et à entreprendre des études pour avoir un métier…

La magie des histoires et la pédagogie

Cette proximité de l’adulte et de l’enfant commande en fait toute la pédagogie de Cécile qui, ne se sentant pas préparée à sa tâche par la formation dispensée en IUFM (nous laissons ici à Marie-Aude Murail le soin de répondre aux critiques des « spécialistes » du dernier numéro de la revue Le Français Aujourd’hui que les méthodes d’enseignement de la lecture de Cécile ne manqueront pas de provoquer !), se fie à son instinct pour improviser des histoires répondant aux problèmes affectifs et humains surgis dans le contexte de la classe.

Ainsi, dès le début du récit, pour dédramatiser l’impact que pourrait avoir le spectacle du visage brûlé d’un enfant africain de sa classe (le petit Ivoirien appelé « Fête des Morts » et dont on apprend que « la brûlure, en cicatrisant de façon anarchique, avait fait une bouillie de la chair, rongeant l’oreille au passage. » p. 22), Cécile se prend à dire qu’elle a connu « un bébé lapin à qui s’est arrivé ». Dans un dialogue avec ses élèves présenté comme une écoute et un échange sensibles de l’enseignante proche de ses élèves, la jeune institutrice aperçoit le titre d’un album anodin La famille Lapinou prend le train dont le titre annonce la prédominance des stéréotypes les plus éculés de la littérature de jeunesse. Elle s’en sert d’abord pour détendre l’atmosphère tendue de la classe (« Elle l’avait appelé Crotte-Crotte »), ce qui déclenche une scène mimée par un élève turbulent qui se présente alors comme « Baptiste Crotte-Crotte » (un peu sur le modèle du jeu d’Audrey et de Philippine tout juste mentionné) et provoque l’hilarité de la classe tout entière. Ainsi Cécile peut-elle introduire sa propre version : « elle inventa au fil des mots la terrible aventure du petit lapin brûlé au berceau. » (p.23). Lapinou, l’animal héroïque symbolisant l’enfant doux et sans défense reviendra sans cesse au cœur des séances qui suivront. Il est le personnage principal d’une représentation théâtrale réussie donnée par les élèves. Mieux, il est l’objet de l’identification du petit Léon qui fait une fugue, lorsqu’il apprend que sa famille est menacée : « Il était Lapinou et il les sauverait tous » (p. 168). Pathétique identification, car dans ce passage qui décrit un véritable cauchemar, Léon revit l’assassinat de son père tué en côte d’Ivoire par les jeunes miliciens qui s’opposaient au gouvernement auquel sa famille est liée. Enfin, le stéréotype de Lapinou irradie subrepticement la narration elle-même, qui le réutilise dans les titres, comme dans le chapitre 19 intitulé « Où Lapinou n’a plus de terrier. » (p. 210) L’humour à la portée des enfants affiche une fausse naÏveté qui est la marque de la duplicité de l’écrivain pour la jeunesse. Marie-Aude Murail donne ici le meilleur de son art qui sait émouvoir ses lecteurs sans mièvrerie, mais avec une forte charge affective déclenchant à la fois l’indignation et l’identification participative.

Inutile de préciser que l’aspect provoquant de la pédagogie de Cécile, « qui eut le sentiment qu’elle jouait avec le feu », sera source de conflits aigus avec les parents bourgeois de la classe. La complicité pédagogique qu’implique la prise en compte des besoins affectifs réels de l’enfant, suggère Marie-Aude Murail, va de pair avec la marginalité sociale : ainsi, plus loin, une femme de service surnommée Mémère considère-t-elle que Cécile ne pouvait pas être une institutrice, mais « au mieux, une remplaçante. » (p.65) C’est que la perspective d’un enseignement qui a des fonctions thérapeutiques doublant l’apprentissage technique et culturel ou reléguant celui-ci au second plan, va à l’encontre de tous les préjugés d’une société qui ne mise que sur la compétition féroce et sur la réussite d’une élite, sans considération pour les faibles et les opprimés.

D’une manière symétrique encore dans le roman, l’humour  représenté par les déformations du langage enfantin offre la conclusion de l’histoire tragique racontée par Cécile pour dédramatiser l’angoisse de la mort. La scène se passe dans la BCD de l’école, lorsque l’un des élèves Ivoiriens de la classe, Démor, découvre son nom dans le titre d’un autre album Bonjour, madame la mort et demande à son institutrice d’en raconter le contenu : ce qu’elle fait avec son talent habituel. Dans le débat qui s’ensuit, on est amené à expliquer que la mère des enfants Baoulé a perdu un de ses bébés, le jumeau de l’aîné de leur nombreuse famille. La tension émotive suscitée par l’évocation de la mort pousse alors un des enfants à s’exclamer : « Moi, mon papy, ze le garde dans mon coeur, dit Louis. Comme ça, il mourrira plus jamais. » (p. 67)

Les bizarreries de la formulation enfantine offrent à l’écrivain la garantie assurée d’un succès aussi facile qu’authentique, car fondé dans la profondeur des sentiments. C’est une pédagogie de l’humour simple que Marie-Aude Murail revendique et pratique avec passion et dévouement. Grâce à son intervention, Cécile a transformé l’école : comme le remarque mémère qui a observé toute la scène : « La BCD était un lieu enchanté et Cécile une magicienne. » (p. 67)

Mais cette école d’Orléans a un nom bien curieux et inhabituel Louis-Guilloux que nous n’avons pas trouvé sur la liste des écoles des diverses circonscriptions de la région. Ce nom serait-il arbitraire et son choix délibéré, dans le but de rappeler des évidences nécessaires ? Louis Guilloux, dans un esprit proche, mais bien différent politiquement, de celui qui a conduit Léon Frapié, défenseur de l’enfance souffrante et victime, à écrire La maternelle (Prix Goncourt 1904), n’est-il pas l’auteur d’Angelina et de La maison du peuple, livres qui mettent en scène la pauvreté et les méfaits de l’industrialisation transformant les artisans en prolétaires ? Et Le pain des rêves ne comporte-t-il pas une interrogation sur les fonctions de l’école qui embrigade les jeunes au nom de la patrie ? On y voit la famille Lhôtellier dans la rue la plus misérable du quartier, comme le seront les enfants Baoulé obligés de vivre dans une gare désaffectée dans la banlieue d’Orléans… La nouvelle école Louis-Guilloux saura-t-elle donner quelque espoir à ces derniers ? Qui, dans la vision de Marie-Aude Murail, sait encore crier « Vive la République » dans la violence et les égoïsmes de la société qui transforme les êtres humains en marchandises et en instruments du profit factice ? C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie de cet article : la famille africaine aux douze enfants Baoulés y assumera une fonction bien spécifique, appelant un morcellement et une complexification de l’intrigue, mais le directeur de l’école, Montoriol, aura aussi un rôle social à jouer, pris comme il est entre sa jeune institutrice et une épouse au conservatisme prudent. La puissance du maternel et du féminin aura besoin du soutien d’un masculin capable de faire triompher l’utopie. Nous verrons bien, en tout cas, si Marie Aude Murail continue à aimer et à faire aimer ses personnages… 


MARIE-AUDE MURAIL (II) :
DE CHARLES DICKENS EN BAOULÉ !!!

par JEAN PERROT

« J’ai un fils de mon intelligence.
- Et de ton coeur, lui dis-je… »

Spiridion, George Sand

« Egayez, égayez, égayez !
C’est le mot d’ordre du patron. Et ça marche. » (1)

Charles Dickens et l’amour du « populo »

L’envergure d’un écrivain, en effet, se mesure, non seulement à son intelligence de l’intrigue et à son investissement personnel dans les affaires du monde, mais aussi à sa générosité, à sa capacité de faire vivre et prospérer, ou mourir, des personnages qui suscitent l’identification active du lecteur. Dans la stimulation du principe de sympathie qui détermine ce genre d’adhésion, Vincent Jouve souligne l’importance du thème de l’enfance (« en tant que genèse ») venant après ceux du désir ou de l’amour.(2) Ce n’est pas Marie-Aude Murail qui contredira cette proposition, elle qui, dans sa récente étude sur Charles Dickens, rappelle, non seulement la proximité affective de l’écrivain et des enfants (« Même les bébés lui tendaient les bras. ») (3), mais aussi l’invention fertile qui anime en permanence sa création dans ce domaine : « Des enfants, des enfants pauvres, malades, démunis et innocents, Dickens en sème à travers toute son œuvre… » (4)

La vie romancée du romancier, on le voit, s’écrit au présent de l’indicatif, comme pour montrer l’éternité ou la qualité mythique, la solidité irrécusable, des gestes évoqués. Mais elle s’écrit aussi au rythme d’une « indomptable énergie » de la narratrice indissociable de l’auteur et parcourt la vie de Dickens, comme celui-ci l’a lui-même vécue, c’est-à-dire au pas de course, « à la diable » (on ne manquera pas le jeu de mots sur le sens de Dickens), dans un halètement du style qui s’accélère lors de l’ascension du Vésuve, dans l’épisode de l’accident de train, dans les grands moments d’une quête permanente du succès, et surtout dans ces pages accompagnant Dickens dans la sorte de suicide qu’il s’administre à coups de lectures publiques hallucinantes ponctuées du massacre répété de Nancy par Bill Sikes. Les différents chapitres sont introduits dans la tradition de Tristram Shandy de Sterne et du roman picaresque du XVIIIè siècle et le lecteur est comme pris à partie, se trouve embarqué dans une extraordinaire aventure, dans un « train de vie » qui implique voyages vagabonds en Angleterre, France, Suisse et Italie ou déménagements avec femme et belle-soeur, gosses, domestiques et bonnes d’enfant à l’appui :

« Vous voyez d’ici le branle-bas ! les domestiques emballent la vaisselle, Kate et sa soeur empilant d’énormes quantités de linge dans un nombre prodigieux de boîtes…  » (5)

Il y a chez l’auteur, comme chez son biographe (on se demande lequel inspire l’autre) une « transe », un héroïsme de l’acte de l’écriture qui est l’incarnation paradoxale d’une légèreté excentrique placée souvent sous le signe du rire : « La plume court, Charles étouffe un rire, avance, fait lever tout son pays d’enfance […] Charles déborde d’inventions loufoques… » (6) Il s’agit pour lui, en puisant dans une vaste connaissance du monde londonien, de ménager par le rire, mais aussi par les pleurs, un lecteur « aimable et intelligent, mais qui a un peu peur de s’ennuyer » (7)

Mais, dira-t-on, cette cible d’un écrivain qui sert, lui aussi, de « patron », n‘est-elle pas aussi difficile à atteindre que le lecteur contemporain, aux yeux de la perspicace critique, en tout cas ? Et Marie-Aude Murail partagerait-elle les préoccupations de Charles dans son exploration de la société d’aujourd’hui : le sous-titre de sa biographie semble l’indiquer : Charles Dickens. Ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatreTout un programme ! Du travail à la gloire ! La revendication commune d’origines prolétariennes, même fantasmées : « Je ne suis pas vraiment pauvre. Les pauvres ne choisissent pas leur vie. » déclarait Éloi dans Vive la République ! (8) Comme elle l’écrivait encore dans la lettre déjà citée de 2004 dans la première partie de cet article, en réponse à certaines remarques que je lui faisais sur Maïté Coiffure (le roman dans lequel Louis, fils de bourgeois, fait son apprentissage du travail manuel dans une filière toujours si déconsidérée dans un système éducatif obsédé par la compétition des élites intellectuelles), Marie-Aude Murail peut dire de son côté : « J'aime le populo, j'aime ma grand-mère couturière, c'est Bonne-Maman et ses expressions, "un vrai cul sans mains"... En fait, j'aime beaucoup de choses, beaucoup de façons d'être au monde. Madame Maïté, son âpreté, son tiroir-caisse, son malheur absolu, je suis allée jusqu'à lui donner le nom de ma mère, peut-être à cause de son courage. Et Louis, son mutisme, ses yeux doux, ses doigts qui craquent, mon fils Charles, lui et pas lui, bien sûr, surprise et bonheur à le voir grandir. Lui se battant dans les rues d'Orléans, eh oui, ça aussi, c'est du "vrai". » Il fallait s’en douter et on l’aura deviné sans peine : il y a du Dickens chez Marie-Aude Murail dans sa quête de « vrai ». La romancière, loin de cultiver une « dickensolâtrie », comme Maria Beadnell, apporte sa différence et évite la répétition, sans déroger au réalisme du maître du loufoque. On comprend qu’elle emploie avec délectation le prénom de Charles dans son essai sur l’écrivain, et il y a aussi sans doute beaucoup de son fils, porteur du même prénom, dans le personnage de cet Éloi, taggeur anti-consumériste (un souvenir du saint Eloi de Bordeaux ?), capable, on l’a vu, de jouer littéralement sa vie sur un coup de dés ! Comme si, en créant ce personnage, Marie-Aude Murail renversait le cours de l’histoire (et des histoires) et devenait en quelque sorte la propre mère littéraire de Charles Dickens.

La réciprocité du roman et de la biographie

L’art du biographe ici ? Faire « grandir » un personnage, participer activement et affectivement au sens d’une destinée tragique hors de pair ! On l’aura remarqué, cette vie de Dickens est précédée d’une dédicace au fils Charles de Marie-aude Murail et d’une citation extraite de David Copperfield : « Deviendrai-je le héros de ma propre vie ? » La question est-elle à usage familial ? Adressée à chaque lecteur, elle ne peut que retentir indirectement sur notre lecture de Vive la République !. Mais que dire des effets de style du biographe dans ce contexte? Ils expriment un goût marqué pour la langue du peuple, pour celle, par exemple, de Sam Weller, inoubliable cireur de bottes: « Désolé, m’sieur, chacun son tour de rôle, comme il disait le bourreau en ficelant ses bonshommes » ou encore « Je ferai mieux la prochaine fois, comme disait la petite fille qui avait noyé son frère et égorgé son grand-père » (9) Et la morale du biographe, alors ? L’amour des pauvres ou l’amour de l’Autre conduisent-ils à traquer et à dénoncer toute la misère du monde ? Smyke, l’enfant martyrisé à Dotheboys ! « La petite Nell est-elle morte ? s’inquiète l’Amérique…

Mais, plus loin, voici bien une autre hantise du biographe ? « Etre populaire », est-ce une tare ? Ainsi on n’oubliera pas de faire les comptes de « l’Audimat » de celui « qui ne tient pas en place » . Ne pas oublier non plus ses « gilets rouges, tapageurs, avec une grosse chaîne en or, bien visible. Boz, c’est lui… » Et aussi se demander « quel papa il est ». Pourtant le lecteur se tromperait en négligeant la grande passion du biographe : le théâtre ! Il est partout chez Dickens comme dans l’œuvre de Marie-Aude Murail. Mais allons à l’objet essentiel de notre lecture : le métier et l’importance de celui qui est, dès la première page, accueilli comme « le plus grand romancier de tous les temps ». un être qui « se tue à petit feu », qui s’épuise à ce qui est plus une passion qu’un travail : la littérature ! Et la question formulée ici par Marie-Aude Murail concerne les deux associés : « Qu’est ce qui me pousse en avant,sans que je puisse résister ? » ( 10) Par où l’on peut vérifier qu’à l’humour et aux idées politiques de l’Anglais qui dérangeait la société victorienne et qui a fondé sa « Guilde de la littérature » pour secourir les écrivains et les artistes dans le besoin, répond aujourd’hui le ludisme (disons, le sérieux !) - un mode de participation autre - de Marie-Aude Murail. Celle qui milite pour la Charte des écrivains et qui est aussi « animauteur », comme elle l’écrit en 2003 dans Auteur Jeunesse, pourquoi le suis-je devenue? Comment le suis-je restée ? (11), va d’école en collège et en lycée, tout comme Charles Dickens arpentait l’Amérique ou l’Angleterre : elle est l’ambassadrice d’une littérature de l’extrême, l’exploratrice de terres de souffrance dans lesquelles la littérature ne s’aventure jamais qu’à ses risques et périls et pour une cause qui la dépasse.

En relation indirecte avec cette vision critique d’une vie romancée, un récent article du journal Le Monde pour la rubrique « France-Société » analysait d’ailleurs certaines formes du « Militantisme » moderne sous le titre « Les anti-consommation veulent changer le monde hors des partis », et citait le livre de Naomi Klein que nous mentionnions dans la première partie de cette étude, ainsi que ceux de Guy Debord, de Paul Ariès et de tous les « Casseurs de pub » ; membres du R.A.P (Résistance à l’agression publicitaire), écologistes et autres organisateurs de manifestations » ludiques » dans le prolongement de Mai 68. (12) Les auteurs montraient bien, bibliographie à l’appui, le caractère juvénile de cet engagement qui concerne les Éloi et les Nathalie de vingt à trente ans, mais qui a des incidences sur l’écriture contemporaine. Comme nous le verrons en conclusion de ces pages, cette écriture, par l’entremise de Marie-Aude Murail et de plusieurs autres écrivains, n’est-elle pas en train d’annoncer l’arrivée sur la scène des Dickens de l’avenir ?

Un manifeste pour la défense de l’enfance par l’école de la laïcité

Ainsi la vision de l’Angleterre victorienne de la romancière est-elle complémentaire (inspiratrice ?) du monde qu’elle construit (et analyse) dans Vive la République !, loin de s’enfermer dans une vision ethnocentrique, Marie-Aude Murail semble relever un véritable défi en multipliant le nombre des familles et celui des enfants qu’elle met en scène dans son roman. L’école qui exprime l’esprit de la République et qui rassemble en principe toutes les catégories sociales, n’est-elle pas le lieu rêvé pour cela ? Un lieu qui n’interdit pas l’utopie, car sa solidité s’appuie précisément sur la convivialité et la générosité de la jeunesse toujours présente. C’est ce que fait observer Georges Montoriol, le directeur de l’école Louis-Guilloux. Celui-ci, comme le note la narratrice, a « eu un rire très juvénile » après avoir échangé avec la jeune institutrice débutante des « éclaircissements sur le caractère des enfants Baoulé et de leurs petits secrets », et, réfléchissant aux incidences du particularisme de ces derniers, il déclare:

« Où, dans quel autre endroit de France, peut-on trouver pareil rassemblement de gens différents ? Des pauvres et des riches, de toutes races, de tant de pays, aux histoires si différentes, qui croient en Dieu, en Jéhovah, en Allah, ou qui ne croient en rien, comme le mécréant qui vous parle ? Et ils jouent ensemble, ils apprennent au code à coude et ils fraternisent. Y-a-t-il un autre endroit où Eglantine de Saint André aurait la chance de rencontrer Toussaint Baoulé et de l’aimer ?  » (13)

L’aristocrate et le sans papiers ? La fille de l’ancien colonisateur et celle du colonisé ? Serions-nous ici dans un des épisodes sentimentaux de L’Instit, cette série télévisée qui doit une part de sa célébrité à Gérard Klein ? Pas tout à fait pourtant et là réside la note spécifique de Marie-Aude Murail, car sa narratrice par son humour introduit aussitôt une distance critique et remarque :

« La cloche sonna, coupant court au lyrisme de M. le Directeur. »

L’intégrité de l’émotion n’en est pas moins préservée, car l’homme ajoute, désamorçant toute dérision prématurée : « Je dois tout à l’école, dit-il brusquement. Et j’espère que l’école me devra un peu quelque chose. » (14) L’engagement laïque réside dans ce principe de « l’échange symbolique » qui régit les sociétés « primitives » analysées par Marcel Mauss : don et contre don s’équilibrent et assurent l’avenir. Tout le roman n’est que la vérification de cette loi inscrite en marge de la société de l’intérêt et du profit. Comme la jeune institutrice de La maternelle de Léon Frapié que nous avons évoquée plus haut, et selon laquelle le personnage féminin central de Vive la république ! que Montoriol va guider dans son travail, est - comme les héroïques institutrices de la Canadienne Gabrielle Roy - une innocente de coeur qui se dévoue entièrement pour ses jeunes élèves. Son action déclenche les débats et, finalement, la générosité de la collectivité scolaire (équipe des enseignante et groupe de parents). Son effet de retour sur l’art du romancier est d’entraîner l’apparition de toute une série de portraits savoureux et haut en relief, comme celui de Chantal Pommier, la maîtresse des CE2, « blindée dans sa jupe après les excès des fêtes » ou celui de Marie-Claude, autre institutrice au « teint gris et le blanc de l’œil jauni » (15).

Mais, au terme du conflit qui, on l’a vu, oppose les enseignants et les parents de l’école Louis Guilloux aux manoeuvres de Louvier, lequel menace l’institution de fermeture et, dans ce but, n’hésite pas à faire renvoyer les réfugiés politiques dans leur pays et à leur faire courir un risque de mort, c’est encore à Georges Montoriol qu’il importe de tirer les conclusions de la victoire obtenue au dénouement :

« Notre école, poursuivit Georges, est assez grande pour accueillir douze enfants qui n’ont plus de patrie. Notre école est assez forte pour protéger douze enfants dont les parents viennent d’être arrêtés. Notre école, l’école de la République se fait un devoir d’apprendre à ces douze enfants, comme à tous nos enfants, à lire, écrire, compter et vivre ensemble. » (16)

Proclamation passionnée, une fois de plus et dont l’emphase qualifiée de « prêchi-prêcha » est dégonflée par l’humour de la chanson du GAP (du Groupe Anti Pub) inspiré une fois de plus par la malice et l’impertinence de l’enfance : « La petite souris est morte, hey, hey, o ! Y a ses boyaux qui sortent. C’est pas beau, c’est pas beau. » (17) Mais le rôle de l’école ne se limite pas à assurer des fonctions pratiques et, du reste, « vivre ensemble » suppose que toutes les parties soient reconnues comme égales, que la parole du citoyen partage le même statut.

Quand les « sans papiers » ne peuvent se faire entendre : contagion d’une berceuse et puissance du maternel de la famille africaine

Et dans Vive la République ! précisément, c’est l’impuissance verbale des adultes sans papiers africains qui est d’abord représentée, en même temps que la honte qui paralyse leurs enfants. Ainsi Eloi, qui, selon la formule bien connue de Goethe a remplacé la prière par la lecture de la gazette quotidienne, fait-il lire à son amie Nathalie la sinistre nouvelle donnée par son journal :

« Une Ivoirienne de vingt-quatre ans, sous le coup d’un arrêté de reconduite à la frontière et en rétention administrative dans un hôtel de Montargis avec ses deux enfants de un et trois ans, s’est jetée de la fenêtre du premier étage… » (18)

L’incapacité à se faire entendre appelle des gestes désespérés et c’est à une conduite semblable que Mme Baoulé semble contrainte par Moussa, l’ami ivoirien de son frère qui lui conseille dans un français particulier (« Isprès, al s’a j’tée d’la fenêt. Pou les papiers. » (19) d’obtenir par ce geste muet ce que la parole ne peut lui apporter. Significativement, et en contrepoint, Nathalie, la militante qui défend les sans papiers, glissera dans le sac de Mme Baoulé un téléphone portable lorsque celle-ci sera enfermée dans le commissariat de police, et cette femme ne sera vraiment sauvée qu’après s’être exprimée à la télévision ! De la même manière, l’une des fillettes Baoulé se mure dans le silence et refuse d’avouer qu’elle a d’horribles douleurs causées par des caries non soignées et ce n’est que grâce à l’intervention du directeur de l’école et de Nathalie qu’elle pourra être soignée. Là, nous sommes vraiment dans l’univers de L’instit dont l’épisode diffusé le 28 septembre 2005 semble s’inspirer presque littéralement.

Et pourquoi pas ? S’exclamera peut-être l’intéressée…

La comédie des jumeaux, héros de la fertilité et de l’humour

La parole, toutefois, est pleine de verve chez les Ivoiriens, au même titre que celle de Sam Weller et autres personnages dickensiens. Ainsi, Mme Baoulé, ignorant la loi Pasqua de 1993, a cru pouvoir obtenir la nationalité française en ayant un enfant, mais elle a mis au monde des jumeaux, ce qui l’amène à plaisanter sur son malheur en déclarant : « C’est pas d’ma faute, dit-elle. J’aime tellement mes enfants que je fais toujou’s la photocopie ! » (20) Illustration originale du mythe des jumeaux qui illumine le roman et de la fascination qu’ils exercent encore aujourd’hui! C’est que Mme Baoulé, comme la Bûcheronne du Petit Poucet « allait vite en besogne et n’en faisait pas moins de deux à la fois ». Chez les Dickens aussi, on l’apprend en lisant Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, cinq enfants et l’accablement devant l’épuisement de sa femme dans les maternités pesaient lourd sur la détermination et l’écriture du romancier. Et on a l’impression que Marie-Aude Murail, par ses jumeaux, a voulu dans son roman exorciser l’horrible vision que Charles, emmené par sa bonne chez les jeunes accouchées, a pu avoir de ces quadruplés, « exposés côte à côte sur un linge propre en haut d’une commode. » (21) La parole vive contre ainsi le fantasme des corps immolés ! Le poids de l’inconscient se trouve neutralisé par l’expression des voix différentes et par une burlesque inflation de jumeaux dont l’onomastique suscite une créativité ludique particulière : leurs prénoms, en effet, traduisent les effets de miroir - les ressemblances et les différences – et les logiques animistes qu’entraîne la dynamique gémellaire. Ainsi Toussaint répond-il à Fête des Morts (logique du temps ritualisé), Honorine à Victorine, toutes deux « sept ans et « pipelettes » (l’identité), Félix à Tiburce, l’un « mollasson, l’autre « plutôt trop dégourdi » (la logique des contraires). Bref, nous assistons à un déchaînement baroque de la « pensée primitive » qui définit le sujet dans un contexte culturel introduisant un décalage amusant par rapport au contexte européen. Déchaînement couronné par le triomphe que représente l’apparition finale du couple suprême : celle des jumeaux inattendus, pour lesquels « Mme Baoulé dut faire un détour par la maternité » dans l’épilogue. Et quels prénoms pour ces derniers nés de la dynastie : Auguste et Napoléon ! (22) Leurs noms traduisent une pulsion mégalomaniaque grotesque, mais « bon enfant » ! La passion des jumeaux, on le sait depuis les travaux de Marc Soriano, c’est à un autre Charles que nous la devons : à Charles Perrault, qui prit un jour sa « revanche de cadet » par l’écriture, l’homme de lettres, et tous ceux qui recourent au mythe à sa suite, devenant par une invisible prolifération de rhizomes intertextuels, les doubles virtuels de héros morts ou disparus. Et, dirons-nous, c’est comme si dans le cas présent, l’auteur de la biographie de Dickens, se hissait par contrecoup à l’état de jumeau de son propre personnage héroïque. Oublié Nils Hazard, simple double d’un universitaire séducteur et chasseur d’énigmes dans les romans de Marie-Aude Murail de 1991 à 1998 ! Comme disait Nils qui n’avait pas une « tête d’enterrement », « il y a des pourquoi qui sont veufs de parce que. » … (23)

Polyphonie africaine

Mais la verve des Africains de Vive la république ! éclate autant chez les parents que dans le groupe d’enfants où se manifeste une véritable polyphonie due à l’abondance des personnages prenant la parole. Polyphonie plus réduite lorsque, par exemple, une partie des Baoulé est réunie dans « l’île des Cannibaoulés » dans le chapitre 9 intitulé « Qui parle de bonheur ? », ou dans le passage situé à la fin du chapitre 25 montrant deux d’entre eux avec Mémère dans le « fast food » en train d’imaginer « l’école en Burger ». D’une manière générale, Marie-Aude Murail, dans d’authentiques morceaux debravoure, exploite le procédé qu’elle avait déjà mis au point dans Mon bébé à 210 francs (1990), et qui, selon l’analyse formulée par Patrick Joole et Christine Plu, « plonge le lecteur au cœur d’un univers familial bruyant, une sorte de cacophonie reflétant les désaccords et les inimitiés. » (24) Reflétant, dirons-nous, aussi bien les enthousiasmes et les joies, comme le montre le vacarme familial dans le squat de la gare SNCF :

« On mangeait sous l’auvent de la gare quand il pleuvait ou assis sur les rails quand le temps s’y prêtait. On parlait de l’école, les grands faisaient rigoler les petits en imitant Mémère : « Petits Veauyou! » ou bien Montoriol… » (25)

Comme le montrent aussi « les grandes retrouvailles de la tribu Baoulé » au cours desquelles « ils avaient tant de merveilles à se raconter ». La complexité énonciative appelle alors un brouhaha de voix indirectement rapportées (« La maison du docteur Pommier avait déjà fait l’objet de plusieurs descriptions de la part de Prudence et de Pélagie. La baignoire à remous avait été plébiscitée … ») et la démonstration virtuose d’un mélange de faits rapportés et d’observations dues à une « voix pensée » qui parodie avec drôlerie celle des mères (« Clotilde leva les yeux d’extase. Ce petit Martin, qu’il était mignon ! Mais on se faisait bien du souci pour la prémolaire qui lui gonflait la gencive sans vouloir sortir. Il allait nous faire une otite. Et Lola était trop jolie. Clotilde lui donnait son bain. ») (26).

Le chant de la mère

La libération véritable de la parole dans cet univers, toutefois, commence avec celle des mères retrouvant une authenticité qui avait été réprimée ou aliénée. Elle intervient ainsi pour la mère d’Eloi, lorsque son fils est grièvement blessé. Cette émergence explicitement soulignée caractérise surtout celle de la voix de Mme veuve Baoulé, lorsque celle-ci apprend qu’elle risque d’être séparée de ses enfants : l’oralité de l’écriture éclate alors dans la reproduction de la berceuse que cette femme se met à chanter en prenant son enfant dans ses bras : « - Bébé , ô bébé, nouan zoe khoh, bébé ô béb, nouan zoe gbiyako… » (27) Le lyrisme de la scène est rendu plus discret et pudique par le retour au secret de la langue maternelle et à la mélodie qui fait irruption dans un contrepoint mettant fin à la tension dramatique de l’instant. Le langage et les soins des présences féminines offrent ainsi une sorte d’enveloppe sonore favorable à l’éclosion de la voix ultime du « héros ».

L’épilogue et les grandes espérances : par où la chanson d’Alphonse redouble celle de Charles Dickens

Vive la république ! est augmenté d’un épilogue, tout comme Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre. Marie-Aude Murail est ici fidèle au procédé qu’elle a repéré chez l’Anglais et qui, faisant suite à des « péripéties comiques ou pathétiques », permet à l’écrivain de « ramener chacun au bercail pour qu’à l’épilogue tous soient là, comme les acteurs au dernier rappel.» (28) Mais il était impossible de ramener autrement qu’en songe sur la scène finale de la biographie les deux mille personnages que Dickens a créés. Et il était tout aussi difficile de rassembler tout le personnel du roman au dénouement de Vive la République ! Aussi Marie-Aude Murail a-t-elle fragmenté l’épilogue en scènes multiples. Mais la dimension théâtrale est préservée jusqu’au bout dans son récit et c’est du haut du pont de la Loire que quatre des enfants Baoulé contemplent le flot d’un fleuve devenu le symbole du temps mythique auquel ils ont maintenant accès. C’est alors qu’Alphonse, l’aîné qui a été placé chez le directeur Montoriol, lorsque la famille était dispersée, prend la parole et se met à chanter, sur un mode qui rappelle Tête à rap de Marie-Aude Murail de 1994:

Avec son crayon, son cahier,
Alphonse va redessiner
Une école pour tous les enfants,
Un tableau, une chaise et des bancs,
Un cartable pour chacun,
Pour reconstruire la vie demain . (29)

La parole, certes, est « simple » comme dans le roman de Marie-Aude Murail de 2004 de ce titre, et sa magie appartient au jeu de la satisfaction hallucinatoire. Mais cette « magie », comme celle des contes de Cécile, reçoit la caution de la narratrice romancière qui ajoute les derniers mots : « Et c’était vrai. » Une telle déclaration est plus qu’un simple soutien stratégique de l’auteur. C’est aussi un écho indirect de cette quête de la « vérité » qu’elle a partagée avec Dickens. Et c’est bien comme la répétition d’un acte prémonitoire de Dickens enfant qu’il faut considérer le geste d’Alphonse. Dans sa biographie, Marie-Aude Murail rappelle, en effet, cet épisode mémorable de la cinquième année de l’écrivain anglais, qui le vit « triompher, debout sur une table, dans un répertoire de chansons comiques » ; elle commente alors la précocité des « grands hommes » qui « se mettent à parler dès le berceau » (30). Alphonse, n’est ni Napoléon, ni Auguste et, certes, ne revendique pas un tel don, mais sa chanson est bien l’annonce d’un avenir à « reconstruire », après la levée du béton qui a obstrué portes et fenêtres du squat familial, après que le danger de l’enfermement raciste ait été conjuré. Par la magie de l’école de la République, par l’énergie et la solidarité que celle-ci fait encore naître…

Jean Perrot

* in Mondialisation et littérature de jeunesse, Jean Perrot, Éditions du Cercle de la librairie, collection Bibliothèques, 2008, 381 pages, 46 €.

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Notes

1) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, Paris : l’école des loisirs Coll. Belles Vies, 2005, p. 119.

2) Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris : PUF écritures, 1992, p. 138.

3) Marie-Aude M : Charles Dickens… op. cit., p. 100

4) Ibid. p. 101.

5) Ibid., p. 108.

6) Ibid., p. 58.

7) Ibid., p. 119.

8) Marie-Aude Murail, Vive la République !, op. cit., p. 132.

9) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., pp. 60-61..

10) ibid., p. 124.

11) Marie-Aude Murail, Auteur jeunesse. Comment le suis-je devenue ? Comment le suis-je restée ?Paris : Editions du Sorbier, 2003, op. cit., p.49.

12) Audrey Garric et Adeline Percept, « Militantisme. », Le Monde. Dimanche 25-lundi 26 septembre 2005, p. 6.

13)Marie-Aude Murail, Vive la République !, op.cit., p. 143-144.

14) Ibid.

15) Ibid., p. 126.

16) Ibid.p. 311.

17) Ibid.

18) Ibid., p. 105

19) Ibid., p. 165.

20) Ibid., p. 95

21) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p.9.

22) Marie-Aude Murail, Vive la République !,op. cit., p. 315.

23) Marie-Aude Murail, Auteur jeunesse…, op. cit., p. 10.

24) Patrick Joole et Christine Plu, « Entendre la littérature à l’école et au collège » in « Voix. Oralité de l’écriture », Le Français Aujourd’hui, N°150, septembre 2005, p. 62.

25 ) Marie-Aude Murail, Vive la République !, op. cit., p. 97.

26) Ibid., pp.251-252.

27) Ibid., p. 167.

28) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p. 117.

29) Marie-Aude Murail, Vive la République !,op. cit., p. 321.

30) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p. 8.

02 novembre 2023

Toussaint

Thérèse de Lisieux à l'âge de 8 ans

Divisés et séparés

Dès que je parle, je me divise, entre ce que je dis et ce que je voulais dire, entre le silence que j'étais et le bruit que je deviens, entre ce que je suis et ce que je parais être, entre ce que j'avais - croyais avoir - et qui m'a échappé, que je crois avoir perdu. 

Lorsque Dieu a parlé, il s'est lui aussi divisé, entre Lui et sa Création. "dieu Dit et cela fut". Chaque fois qu'il parle, qu'il ouvre la bouche, il crée. Chacun de nous est donc un mot de Lui qui, à peine prononcé, est devenu silence de Dieu. Voilà pourquoi sans doute nous le cherchons dans le silence, ce silence d'avant notre naissance, à l'origine du monde. Je suis né d'avoir été parlé par Dieu, épanché, craché, expulsé de Lui. 

Depuis que nous parlons, comme Dieu nous vivons divisés, division dont Platon a imaginé un récit dans son Banquet. Nous voudrions revenir à la source silencieuse de nous-mêmes, nous reconstituer un en Lui, quand Il n'avait encore rien dit de nous, quand nous n'ex-istions pas, dans l'Être ou l’antre maternel ou, comme le dit saint Jean à propos du Fils au début de son évangile, en kolpos tou patrou, « dans le sein du père ». Mais nous ne pouvons pas rebrousser chemin, nous devons aller de l’avant pour revenir à Dieu.

Car non seulement nous sommes divisés, mais aussi nous sommes séparés. Séparation qu’Augustin pressent dans l’inquiétude intime qu’il éprouve et confie à Dieu – et donc à nous qui le lisons - au tout début des Confessions : « tu nos fecisti AD Te et cor nostrum inquietum est donec requiescat IN Te », « tu nous as faits POUR Toi et notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose EN Toi. » 

Notre division intime ne nous aide pas à nous réunir à un ou une autre, lui-même, elle-même divisée. Qui est moi, qui est elle ou lui, qui s’attire ou se repousse ? La loi de l’attraction universelle est bien singulière entre hommes centrifuges et femmes centripètes, hommes qui vont et femmes qui viennent - qui s’assemble ne se ressemble pas - et c’est miracle que le tenon trouve sa mortaise. Butine papillon depuis l’aube et c’est bientôt le soir et la mort mais ton cercueil est une chrysalide d’où tu renaîtras.

Toussaint, « tous saints comme Dieu est saint », disait la petite Thérèse, séparés parce que divisés, divisés parce que séparés, c’est peut-être Paul Claudel qui a raison : « quand la Terre ne sert qu’à vous séparer, c’est au Ciel que vous retrouverez vos racines. »


18 octobre 2023

Sacerdoce



« Qu’êtes-vous allés voir au cinéma ? »

Deux salles combles hier soir au Grand Club, le cinéma flambant neuf de Gien (45) et un gérant aux anges, c’est le cas de le dire, pour l’avant-première du film Sacerdoce qui sort aujourd’hui 18 octobre 2023 en France dans quelque 150 salles. 



Ce documentaire retrace quelques moments de la vie de quatre prêtres quadragénaires, trois en France et un aux Philippines. Le tout sous l’œil d’un cinquième, François Potez, sorte de sage plus âgé, rompu à la vidéo, qui est la voix off de ses jeunes confrères, commentant, soulignant, ce qui est montré.

À la fin de la projection, nous avions la chance d’avoir un des quatre mousquetaires, Paul Bénézit, le « champion cycliste », régional de l’étape en quelque sorte, pour répondre aux questions de la salle. Comme il s’était déjà fait interpeller par une paroissienne âgée sur l’air de « tiens, voilà la vedette ! » il a tenu à nous préciser : « je ne suis ni acteur, ni star, ni – pour les moins jeunes – vedette. Je ne joue pas ! ».

Ce qui nous renvoyait nous, constitués volontairement spectateurs d’un film où évoluait « le Père Paul » que nous côtoyons en chair et en os dans la vie réelle, à la question que Jésus adresse à la foule après avoir répondu aux disciples de Jean le Baptiste venus de sa part lui demander : « Es-tu celui qui vient ou en attendons-nous un second ? » (Matthieu 11, 3). 

Cette question est celle qui s’adresse à tout spectateur du monde. « Qu’êtes-vous allés contempler au désert ? » demande Jésus aux foules qui ont afflué au Jourdain pour se faire baptiser par Jean. Et nous, qu’étions nous venus contempler hier soir au cinéma ? Des hommes d’exception sûrement, cette exception du prêtre, « visible tant il est à part » commente François Potez, exception au sein de ce que Vatican II a défini comme le « sacerdoce commun des fidèles », de tous les chrétiens baptisés, hommes, femmes et enfants.

Et nous avions bien envie de redire à propos de ces quatre prêtres ce que dit Jésus à propos de Jean le Baptiste : « il ne s’est pas levé parmi les enfants des femmes de plus grand que Jean le Baptiste » (Matthieu 11, 11) cette fameuse question « du plus grand » qui revient à plusieurs reprises dans les évangiles et que Jésus récuse à chaque fois mais qu’il reprend ici à son compte. Qui est la question commune de la « star » ou de la « vedette » qui se pose à quiconque se retrouve projeté sur un écran. 

Car ils sont admirables, beaux mêmes, tous les quatre, chacun à sa manière, ces jeunes prêtres filmés en action : Gaspard Craplet, le montagnard, emmenant une dizaine de garçons à sa suite vers « trois sommets, physique, fraternel et spirituel » ; Antoine Reneaut, sillonnant l'Ariège, quinze semaines par an, pour rouvrir toutes les petites églises, allant à la rencontre, porte à porte, de tous les cœurs, assoupis ou non, croyants ou non ; Matthieu Dauchez, le « Versaillais », arpentant dans sa soutane blanche immaculée les bidonvilles de Manille à la recherche des enfants jetés à la rue par la misère, les coups, l’inceste ; Paul Bénézit, le seul prêtre « normal », en paroisse, entre villes et villages, normal mais… champion de France cycliste du clergé en 2022 et chasseur, adepte du tir à l’arc !

Oui admirables, dirait Jésus, mais il ajouterait sans doute comme dans le passage cité, à propos de chacun des quatre: « mais le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui ». C’est ce que Paul Bénézit nous a redit à plusieurs reprises : « je ne suis pas dans ce film pour me montrer mais pour montrer le Christ qui est ma vie ».

Sacerdoce a été voulu en 2019 par un laïc, Émile Duport, chef d’une entreprise de communication, qui souhaitait restaurer l’image du prêtre entachée aux yeux du public par les crimes de quelques-uns. C’était l’époque de l’affaire Preynat à Lyon, qui allait aussi emporter le cardinal Barbarin dans sa tourmente, et du film Grâce à Dieu, de François Ozon, qui enfonçait le clou dans la soutane. Clous qui allaient se multiplier dramatiquement à la publication le 5 octobre 2021 du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, présidée par Jean-Marc Sauvé. « Écharde dans la chair », selon le mot de saint Paul, mais cette fois dans la chair de l’Église elle-même.

L’urgence de cette restauration était partagée. Le documentaire a été pré-financé très vite par quelque 900 donateurs à hauteur de 120 000 €, premier tour de piste qui a permis que d’autres financements soient trouvés et que le réalisateur, Damien Boyer, un chrétien évangélique, mène cette aventure au bout, comme il s’en est expliqué dans une interview donnée au magazine Famille chrétienne.

Ce documentaire ne pouvait esquiver « la crise des abus ». « Ce n'est pas parce qu'il y a des traitres dans une armée qu'elle doit déposer les armes ! », lance crânement Matthieu le Versaillais, du fond de son bidonville. Il y a ainsi une longue séquence, un face à face entre une femme abusée par un prêtre dans son enfance et le « Père Paul ». Cette femme explique très bien son drame intime : avoir perdu la confiance, indispensable pour refaire le pas de la foi, dont elle est indissociable. Mais aussi son espérance, en face d’un prêtre, de voir cette confiance un jour restaurée, malgré la blessure et la cicatrice, définitives. 

L’autre question, qui n’est pas au centre du film mais n'est évidemment pas oubliée non plus, c’est celle du célibat consacré, auquel les prêtres catholiques sont toujours tenus. Si les quatre prêtres l’évoquent, ne niant ni les tentations, ni la « blessure affective » pour l'un, ou les « frustrations » pour un autre, qu’un tel engagement peut engendrer, tous le vivent, hic et nunc, comme la condition pour être « tout à tous », sans préférence ni exclusive et comme une vraie liberté de leur vie donnée au monde et à Dieu. CQFD.

Ce documentaire est remarquablement bien monté, rythmé, sans longueurs. Le fait qu'il n'y ait pas à proprement parler d'acteurs, s'agissant d'un documentaire, n'exclut pas qu'il y ait parfois des séquences soigneusement mises en scène comme celle d'où est tirée l'affiche : la caméra tourne autour de Paul Bénézit, en soutane, seul au milieu d'un champ moissonné, au soleil couchant. 

Les cinq portraits se répondent et les images sont très belles, alternance de visages en gros plan et de vues aériennes qui donne sa respiration au film, spirituelle et cinématographique.  

On ne peut que lui souhaiter un beau succès en salles et à l'international.

Sacerdoce - un film documentaire de Damien Boyer - sortie le 18 octobre 2023 - durée : 1 h 30.


07 octobre 2023

L'enfant dans le taxi



 "Je voudrais vivre dans un monde où les choses puissent se dire en face, la vérité s'affronter. Où chacun de nous soit assez libre et fort pour accueillir la liberté des êtres qui l'entourent."

Simon, le narrateur de L’enfant dans le taxi, écrit ces mots, cette profession de foi, alors qu’il arrive presque au terme de sa quête, qui a dû se faire enquête. Il va enfin rencontrer en Allemagne, au bord du Bodensee, le lac de Constance, M. le bâtard, l’enfant caché de son grand-père, le secret qui a hanté de son silencieux fracas tous les dîners, toutes les retrouvailles familiales depuis la fin de la guerre. Secret qu’Imma, la grand-mère de Simon n’a pas voulu lever, alors même que son mari, Malusci, venait de l’emporter dans la tombe. Qu’elle a même interdit à Simon de chercher à percer.

Pour Simon, tout commence au retour du cimetière, dans ce moment de nevermore où remontent toutes les discussions qu’on n’a pas eues, toutes les questions qu’on n’a pas posées, qu’on pense définitivement enfouies sous quelques centimètres de terre. Définitivement in-humées. In humo. À moins. À moins que le regret ne soit plus fort, à moins qu’un membre de la famille qui en sait davantage ne se sente délivré par la mort du mort. Et ne commence à parler du fils caché de Malusci, conçu avec une jeune Allemande au bord du Bodensee, il y a si longtemps.

Le livre de Sylvain Prudhomme multiplie les échos, les éclats qui jaillissent du murmure étouffé de la vie, comme autant d’éruptions solaires lointaines et actuelles, qui jetteraient leurs lumières inédites et apparemment sans lendemain sur la longue histoire de la famille de Simon. Simon avance lentement sur cette terre de silences, mû par une inflexible volonté de savoir dont il ignore le ressort. Sinon qu’un fantôme prend chair peu à peu et l’appelle. 

Simon doit faire face en parallèle au triste délitement de son couple. A. et lui s’aiment encore, pourtant. Ils forment encore une famille avec leurs garçons, Tom et Victor. Mais ils vont se dépacser, se partager la « garde des enfants », dans un incompréhensible je t’aime donc je te quitte, dont rien ne dit la raison, mais qui forme le fond mélancolique du roman et distille notre empathie attristée pour celui qui raconte. 

Pour Simon, tout se passe comme s’il voulait chasser par avance les fantômes de la solitude qui vient, pour pouvoir enfin regarder la vérité en face. Car le monde qui fait face à la vérité n'existe pas. Seuls existent des êtres assez forts et libres pour faire advenir ce monde autour d'eux. 

C’est pour la saisir au plus près, cette vérité, que Sylvain Prudhomme réinvente cette écriture arachnéenne à la fois légère et solide qui est sa marque, tissant peu à peu la toile serrée de son livre, à laquelle elle n’échappera pas.

L'enfant dans le taxi - Sylvain Prudhomme - Les éditions de Minuit - 2023 (217 pages, 20 €)


06 octobre 2023

Loire

 


À la suite de Louis, trois hommes et une femme au moins ont reçu un message d’Agathe, qui les invite à venir la retrouver dans sa maison au bord de la Loire, là où ils ont vécu chacun à tour de rôle avec elle, des années auparavant. La maison est toujours là, mais Agathe l’a vendue à un couple, en lui faisant promettre de convoquer un jour tous ses ex. Certains ont décliné l’invitation, d’autres n’ont pas répondu. Louis, Jalil, Suzanne, Nicolas arrivent mais vont devoir inventer le sens de leur réunion. Car Agathe ne viendra pas.

Faut-il parler du passé, évoquer Agathe, ou simplement la convoquer dans le présent du fleuve qui passe, éternel, modelant de son courant et de ses remous son lit et ses rives, ses bancs de sable, la faune et la flore qu’il abrite et nourrit alentour ? 

Débarque aussi Laure, la fille d’Agathe. Cela pourrait tourner à Mamma Mia, chaque ex pourrait se demander s’il est le père de cette femme qui refuse de donner son âge, sa date de naissance, déjouant par avance tous les calculs. Sa mère ne lui a jamais dit qui était son père. Ça n’a plus d’importance. D’autant que Laure a eu à son tour une fille, Zélie, une collégienne qui les rejoindra. 

Les jours passent et le souvenir d’Agathe se confond peu à peu avec un arbre, une ruine, un orage. Quand un nouveau message arrive d’un certain José, gravement malade, Louis part à son chevet. Mais va-t-il pouvoir accomplir le vœu de José ?

Davodeau noue le cours de ces vies au cours de la Loire. Ces hommes et cette femme qui ont connu Agathe, qu’ont-ils en commun, qu’ont-ils à partager sur la base de cette pure contingence, celle d’avoir aimé une même personne au même endroit et d'avoir été remplacés ? La vie et la mort, d'antagonistes qu'elles semblaient être, se confondent peu à peu entre ciel et terre, d’où surgit une nature puissante, d’un fleuve qui impose progressivement à un Louis ébloui ses visions et jusqu’à sa pensée.

Une BD admirable que tous les Ligérien·nes voudront lire et contempler sans fin pour (re)découvrir leur fleuve. Pourtant, après l'odyssée initiale de Louis, en nudiste nocturne et involontaire, qui s'est laissé piéger par la Loire, Davodeau éteint un à un tous les récits qui pourraient s'amorcer autour du désir d'Agathe. Et l'album laisse un goût d'inaccompli, comme si le fleuve avait effacé tous les autres protagonistes.

Loire - Étienne Davodeau - paru le 4 octobre 2023 - Futuropolis (101 pages, 20 €)


14 août 2023

L'Assomption, dernier dogme de notre temps ?



Trois déconvenues pour une espérance


 Les messes catholiques des dimanches et fêtes proposent systématiquement trois textes. Il est rare qu’il n’y ait pas un texte de l’Ancien – certains préfèrent dirent le Premier – testament. Or, aujourd’hui, pour l’Assomption fêtée le 15 août, point de lecture du Premier testament. En lieu et place, on lit le chapitre 12 du dernier livre de la Bible, que nous Français nommons, par simple translittération du grec, l’Apocalypse, les Anglais ayant traduit par Revelation et les Allemands par Offenbarung. C’est un texte fameux, celui du « signe de la Femme », peut-être le plus extravagant, le plus puissant de toutes les Écritures. Un texte qui pourrait donner à lui seul l’envie de devenir écrivain. Le drapeau européen lui doit les douze étoiles qui couronnent la femme en question, au grand dam de Jean-Luc Mélenchon. Maurice Clavel a naguère emprunté à ce passage le titre d’un de ses livres, Le tiers des étoiles – « que balayait la queue du dragon ». La tradition chrétienne superpose l’image de cette Femme et celle de la Vierge Marie au point de les identifier. Le dragon en question, écrit l’auteur inspiré, « vint se poster devant la Femme qui allait enfanter, afin de dévorer l’enfant dès sa naissance. » Ce monstre est décrit, excusez du peu, « rouge feu, avec sept têtes et dix cornes et sur chacune des têtes, un diadème. » Or l’enfant nouveau-né, contre toute attente, va lui échapper, on ne sait comment, et la femme aussi, qui « s’enfuit au désert où Dieu lui a préparé une place. » C’est la première déconvenue, celle du diable, que d’aucuns préfèrent voir habillé en principe - du mal avec ou sans majuscule - plutôt qu’en être fantastique cornu ou revêtu d’un costume trois pièces tirant sur le rouge. A chacun de juger s’il se sent plus apte à combattre un principe ou un ennemi mieux distinguable. En tout cas, nul besoin ici de refaire le match. Vierge Marie : 1. Démon : 0. 

Le second texte lu en ce jour est extrait de la première lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe (Grèce) (1 Co 15, 20-27). Tout aussi visionnaire, mais sous une forme théologique rigoureuse, Paul présente le Christ comme « le premier ressuscité parmi ceux qui se sont endormis » (dans la mort). Pour l’apôtre, de même que la mort est venue par un homme, Adam, de même recevrons-nous la vie dans un homme, Jésus Christ. C’est « après avoir anéanti parmi les êtres célestes, toute Principauté, toute Souveraineté et Puissance » que le dernier ennemi, la mort, sera lui aussi détruit. Deuxième déconvenue des puissances négatives. Homme : 1 – Mort : 0. Mais on l’a bien compris, chez Paul, ce n’est pas pour tout de suite : il faut attendre le retour du Christ. Pour l’heure, tout le monde meurt, Heidegger a encore raison quelque temps.

Dans le troisième texte (Luc 1, 39-56), l’évangéliste Luc rapporte le tableau bien connu dit de la Visitation de Marie, juste enceinte après l’Annonciation, à sa cousine Elisabeth, qui en est, elle, à son sixième mois (Luc 1, 36) et va donner naissance à Jean, le futur baptiseur du Jourdain, cette sorte de « faux-jumeau » de Jésus. Élisabeth sera sans doute accompagnée par Marie jusqu’au terme de sa grossesse puisque Luc précise que Marie resta trois mois auprès de sa cousine : 6 + 3 = 9. Futurs comparses du Salut, l’un en précurseur et l’autre en annonceur, Jean le fœtus reconnaît déjà Jésus l’embryon en sautant de joie dans le sein maternel, le texte liturgique dit de façon plus emphatique : « en tressaillant d’allégresse ». C’est cette joie que partage Marie en disant les paroles qui sont devenues le chant chrétien du Magnificat. Marie étend la faveur qui lui a été faite par Dieu – « Il s’est penché sur son humble servante » - au-delà de sa personne, comme un étendard prophétique, quasi-révolutionnaire : « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Troisième déconvenue du « monde » : Dieu : 1 – Puissants et riches : 0.

Que pourrions-nous encore craindre au soir d’une telle journée, devant la déroute totale du diable, des puissants de ce monde et de la mort même ? Leur triple défaite fonde l’espérance de l’humanité tout entière. Et c’est en Marie que cette espérance, chez les catholiques, aime à se refléter. C’est peut-être pour que ce reflet soit plus parfait que le pape Pie XII, en 1950, a énoncé le dogme de l’Assomption, selon lequel Marie serait passée directement de la vie à la gloire en Dieu par une mort atténuée en dormition, selon la terminologie orthodoxe. La peinture religieuse s’était emparée bien avant cette date de la fin de vie glorieuse de la Vierge Marie, comme dans ce tableau du Titien qu’on peut voir à Venise, dans l’église des Frari, où la mort de Marie devient ascension.

(à quelques retouches près, ce billet a été publié pour le première fois le 15 août 2017)


Bonne fête, les Marie !


14 juillet 2023

La méthode Bulle




Avec Marie-Aude Murail, une méthode d'apprentissage de la lecture pour réconcilier les tenants de la syllabique et de la globale et... permettre aux enfants d'apprendre à lire !


Début 2008, une "bulle" éclate. "Bulle", c'est le nom d'une méthode de lecture destinée au cours préparatoire. Elle a été élaborée par Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, Marie-Aude Murail, écrivain pour la jeunesse et Christine Thiéblemont, professeur des écoles à l'école Guillaume Apollinaire d'Orléans. Elle est éditée par Bordas, illustrée par Frédéric Joos.

La méthode se compose pour l'essentiel d'un manuel de lecture et de deux cahiers d'exercices destinés au élèves ainsi que d'un livre du maître détaillant la méthode pas à pas.

Dans le livret Mon écrivain préféré (pp. 28-34) consacré à Marie-Aude Murail et réédité en 2007 par l'école des loisirs (disponible gratuitement et en ligne), Sophie Chérer a raconté la collaboration exceptionnelle entre une autrice et une institutrice, épaulées par une conseillère pédagogique, qui a abouti à l'édition de cette méthode dont la diffusion n'a cessé de progresser depuis sa sortie, dans l'environnement très concurrentiel de l'édition scolaire.

Les éditions Bordas ont mis en place un site de ressources dédié à la méthode Bulle. Dans deux vidéos, Marie-Aude Murail redit l'intérêt qu'elle attache à la lecture à voix haute, intrinsèquement liée à la méthode Bulle et explique comment elle a conçu le roman épistolaire qui sert de support progressif (43 lettres pour 43 sons) à chaque leçon.

Marie-Aude s'est également expliquée sur cette aventure dans un long entretien réalisé en avril 2008 par Cécile Roumiguière pour le compte de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, repris ici :

1/ Marie-Aude, tu viens de publier "Bulle CP cycle 2, méthode de lecture", chez Bordas. Un auteur jeunesse qui signe une méthode de lecture, voilà qui n'est pas commun ! Pourquoi t'être lancée dans cette aventure ?

Mon intérêt pour l’apprentissage de la lecture et son versant tragique, l’illettrisme, remonte aux temps lointains où on m’envoyait évangéliser les ZEP ( = zone d’éducation prioritaire). À force de rencontrer des jeunes qui me déclaraient ne pas aimer lire, ne pas voir à quoi je servais, ne pas comprendre ce que j’écrivais, j’ai été amenée à réfléchir sérieusement à la lisibilité. J’ai lu un article à l’époque qui disait que le principal obstacle à la lecture, c’est le texte ! J’ai voulu être l’écrivain de ceux qui ne lisent pas, sans me rendre compte que, littérairement parlant, c’est du suicide. Bien sûr, nous sommes tous très heureux et flattés quand un enfant nous dit en nous montrant notre livre : « C’est le premier que j’arrive à finir », mais faut-il pour autant renoncer à notre culture, à nos références, à la complexité d’une intrigue, à la richesse du lexique, à la subtilité de l’analyse, etc. ? J’ai en quelque sorte repris ma liberté par rapport au non-lecteur et écrit des romans qui demandent au contraire des compétences. Mais le problème de l’illettrisme m’était resté en travers de la gorge et il y a cinq ans, j’ai eu la chance de rencontrer une maîtresse de Cours préparatoire passionnée de pédagogie et de littérature de jeunesse. C’est en l’écoutant jour après jour me raconter sa classe (elle venait chez moi après l’école) que j’ai découvert premièrement que la vie d’un CP est la plus fabuleuse matière romanesque qui soit (et j’en ai fait entre autres le roman « Vive la République ! ») deuxièmement que le CP est une petite fabrique de lecteurs et que c’est là, là et non au collège, qu’il me fallait intervenir.

2/ Tu as écrit "Bulle" avec Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, et Christine Thiéblemont, enseignante de CP. Comment s'est articulé votre travail à trois ?

Nous avons d’abord travaillé en tandem, Christine et moi, sans savoir que nous aboutirions à une méthode, sans même y penser une seconde. Notre premier challenge, c’était de transformer une classe de bébés en accros de la lecture et de l’objet livre. Nous avons tout tenté, depuis la lecture quotidienne à voix haute en passant par la visite de l’écrivain dans la classe et le livre dédicacé en récompense des efforts fournis. J’ai sollicité mes éditeurs, Bayard et l’école des loisirs, pour pouvoir déverser des livres sur tous ces petits élèves… Le livre est devenu pour chacun d’eux un objet ardemment désiré, qu’on emmène en récré, qu’on se vante de posséder, qu’on caresse de la main sous le pupitre. Puis, pour amadouer une classe d’irréductibles hyperactifs, nous avons fait croire à l’existence réelle d’un personnage de fiction, ma petite Espionne (publiée en série chez Bayard). Christine lisait en classe ses aventures publiées et moi, j’écrivais à la main des lettres de l’Espionne aux enfants du CP, lettres que ma fille illustrait naïvement. Cette année-là, les enfants ont bouclé d’eux-mêmes leur programme au mois de mai. Christine n’avait jamais vu ça. Mais comme nous sommes tombées la même année sur un petit garçon qui n’arrivait pas à comprendre la base de la lecture, à savoir le b-a ba, et que nous aimions cet enfant et voulions le « sauver », nous avons décidé l’année suivante d’inventer une méthode sur mesure pour lui, une méthode qui associerait l’imaginaire et l’apprentissage syllabique. Nous avons fait valider notre démarche par l’Inspection et nous avons été rejointes par une conseillère pédagogique, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, Patricia Bucheton-Langlois. C’est elle qui nous a permis de transformer notre expérience de terrain en une méthode publiable. Et publiée chez Bordas.

3/ Globale, semi-globale, syllabique… comment se situe cette méthode ? Peux-tu nous décrire son principe ?

J’étais au départ, et compte tenu des difficultés repérées dans la classe de Christine, une fervente de la syllabique (avant que monsieur de Robien n’en parle, je précise !). La syllabique, c’est ce que Christine appelle joliment « le secret honteux pour apprendre à lire », c’est-à-dire quelque chose que les enseignants savent bien qu’ils doivent faire pour aider les enfants, mais qu’ils ont souvent fait en cachette de l’institution. Notre « Tata Sara a un rat. » qui ouvre le manuel « Bulle » provoque les moqueries de ceux qui n’ont pas lu le mode d’emploi de notre méthode et de ceux qui n’ont jamais eu vingt-six mômes de six-sept ans en face d’eux, avec pour mission redoutable de leur éviter l’échec scolaire d’entrée de jeu. Christine et Patricia ont tout de même tempéré mon jusqu’au-boutisme syllabique. Pour écrire des phrases qui aient un sens dès le départ, il fallait accepter quelques mots-outils. Il y en a une trentaine à mémoriser sur toute l’année. C’est peu et cela ne trompe pas l’enfant sur ce qu’est véritablement l’apprentissage de la lecture : non pas une récitation de phrases apprises par cœur, mais un corps-à-corps avec la combinatoire. Par ailleurs, ce que nous voulions éviter en nous appuyant sur la syllabique, c’était de faire s’entraîner l’enfant sur des phrases qui n’évoqueraient rien pour lui : « je fagote du chêne. » (méthode Boscher) ou « le père a pêché une loche. » (méthode Léo et Léa).

4/ Pourquoi le choix de la correspondance littéraire comme fil rouge de l’apprentissage ?

Précisément pour donner du sens aux phrases, au départ minimalistes, que les enfants vont déchiffrer dans leur manuel. J’ai écrit au « je », celui d’un petit Milo du CM1, 43 lettres que l’enseignant va lire tout au long de l’année à raison de deux lettres par semaine en moyenne. Selon son tempérament, le maître peut utiliser la correspondance « à plat » en la présentant implicitement comme une fiction, ou en « 3D » en la faisant sortir, sous enveloppe, d’une boîte à lettres installée dans la classe. À chaque lettre de Milo correspond un son nouveau, très présent dans la lettre, mais j’ai fait en sorte que même une certaine densité de mots en « f » ou en « tion » n’altère pas l’écoute et ne nuise pas au sens. J’aime les contraintes et le jeu sur le langage. Je me suis donc plutôt amusée en rédigeant ce roman épistolaire qui d’un côté raconte la vie quotidienne d’un petit garçon et de l’autre entraîne les enfants du CP dans un univers de féerie. Les textes que l’enfant déchiffre dans son manuel sont tirés des aventures de Milo. Au début, ce ne sont que de lointains échos : « Où est Bulle ? Sur le sol ? Sur le mur ? Milo se dit : « Une fée, c’est si petit. » (leçon 12) Puis, ce sont des résumés complets de la lettre. Mais dès le début, les enfants ont en tête toute une histoire avec des personnages, des rebondissements, une attente. Cette façon de procéder permet de donner une profondeur de champ à des phrases plates, les seules qui conviennent aux débutants. Elle corrige ce qu’il y a de décevant pour un apprenti lecteur dans une méthode syllabique : l’absence de sens et de contenu. En lisant les phrases dans son manuel voire en les retravaillant à la maison, l’enfant garde en tête les péripéties de la lettre entendues lors de la lecture à voix haute.

5/ Le manuel de l'élève est illustré par Frédéric Joos, l'illustration est-elle pensée comme un soutien, un guide, pour l'apprenti lecteur ?

Les illustrations de Joos viennent en renfort de l’imagination de l’apprenti lecteur. Nous voulions pour ce manuel un illustrateur, un vrai, de littérature de jeunesse. Et la chance a voulu que l’illustrateur de l’Espionne soit disponible et que ses essais aient convaincu l’éditeur Bordas. Il y avait une forte contrainte pour Frédéric. Ses dessins ne doivent rien apporter au texte, je veux dire par là que si l’enfant doit déchiffrer « Tata Sara a un rat. », il doit voir sur l’image tata Sara et le rat. Rien d’autre. Mais rien n’empêche que tata ait un look sympa et le rat une bonne bouille. Frédéric a légèrement modifié sa façon de faire, son dessin est plus « ligne claire » que d’habitude, mais il en parlerait mieux que moi…

6/ Vous vous appuyez beaucoup sur la lecture à voix haute par l'enseignant, en quoi cela te semble-t-il un élément moteur de l'apprentissage de la lecture ?

Il faut être clair : sans la lecture à voix haute, la méthode « Bulle » ne fonctionne pas. Les enseignants qui ne veulent pas faire ce qu’ils exigent des enfants, à savoir lire à voix haute, n’utiliseront donc pas cette méthode. La lecture d’une lettre de Milo prend entre une minute et demie et deux minutes. Évidemment, nous espérons un investissement plus important de la part de l’enseignant ! J’ai introduit une thématique dans chaque lettre de Milo : la rentrée scolaire, le sentiment amoureux, l’Afrique, la vie au temps des grands-parents, le monde des fées, les pirates, la fratrie, etc. Pour chaque thématique, nous proposons à l’enseignant un minimum de trois livres, album, premier roman, documentaire, classés par ordre de difficulté. Nous avons ainsi établi une bibliothèque de plus de 170 titres tous testés en CP. Nous n’avons oublié ni les comptines, ni la poésie, ni la bande dessinée, ni ces livres « de bébé » que les enfants peuvent lire très tôt tout seuls dans le coin-bibliothèque. Dans le livre du maître, nous avons prévu deux paragraphes intitulés : « Lire à voix haute, pourquoi ? » et « Lire à voix haute, comment ? » Cela fait vingt-cinq ans que je prône la lecture à voix haute, pour la maternelle comme pour le lycée. Daniel Pennac l’a fait, Alexandre Jardin, en lançant l’association « Lire et faire lire », l’a fait, les chartistes le font quand, pendant les animations, ils prennent un de leurs livres et le lisent à voix haute devant les jeunes. Lire à voix haute, c’est partager une culture, faire la meilleure des explications de texte, transmettre des émotions, montrer notre plaisir à lire, et c’est donner à l’enfant du cours préparatoire le désir d’entrer dans les livres à son tour, donc de faire tous les efforts nécessaires pour savoir lire.

7/ "Bulle" propose des exercices pour une pédagogie différenciée, peux-tu nous préciser ce qu'ils recouvrent ?

Le point de départ de notre méthode, ce fut un petit garçon en difficulté, presque en perdition, car être en échec scolaire peut vous amener à jouer les caïds à la récré et à rejeter le système scolaire, puis la société… La pédagogie différenciée s’adresse à environ 20 % d’une classe de CP à des niveaux divers. Il y a donc un chapitre dans le livre du maître qui est consacré à des exercices de pédagogie différenciée, travail sur la combinatoire, sur le séquençage des mots ou des phrases par exemple. Ces exercices ont été concoctés par Patricia Bucheton. Christine s’est davantage intéressée aux méthodes pour aider les enfants à se concentrer quand on leur lit une histoire, les aider à saisir le sens d’un album, à le résumer ou à le lire aux autres, à s’interroger sur l’implicite du texte ou sur la structure du conte. Ce sont à la fois des exercices pour l’enfant et des conseils pour l’enseignant.

8/ "Bulle", ce sont aussi des évaluations en fin de séquence, des pistes d'écriture, des thématiques, des débats… est-ce que les enseignants peuvent y trouver de quoi s'approprier la méthode ou bien doit-on suivre la méthode pas à pas ?

Dans le livre du maître (qui sera aussi consultable sur le site www.bordas-bulle.fr jusqu’en décembre [2008]), les enseignants trouveront le déroulé de chaque séquence pédagogique, 43 fiches-guides pour les 43 sons, plus quelques fiches dites « à la loupe » pour vaincre les principales difficultés du décodage. Nous indiquons pour chaque séquence, qui dure de deux à trois jours, des plages de lecture à voix haute, et d’autres pour débattre sur la thématique, travailler sur le vocabulaire, prolonger les thématiques par de l’expression écrite etc., avec le contenu de chacune de ces séances. Mais nous précisons bien à l’enseignant que cette profusion de propositions doit lui permettre de faire son propre parcours, notamment culturel, et de le varier d’une année sur l’autre pour éviter la monotonie. Nous fournissons aussi des banques de mots et d’exercices, des évaluations, bref nous dégageons le terrain à l’enseignant pour lui éviter de perdre du temps et lui permettre de garder son énergie pour le plus important : ce qui se passe dans la classe.

9/ "Bulle" fait référence à 170 œuvres de littérature jeunesse. À l'heure où certains ne jurent que par les "classiques", n'est-ce pas un magnifique pied de nez à tous les donneurs de leçons qui méconnaissent à la fois la littérature jeunesse et le terrain ?

Attention, « Bulle » honore aussi les classiques ! Nous avons toute une littérature de jeunesse patrimoniale qu’il est essentiel de transmettre. Du reste, pour moi, il faut une couche de contes pour pouvoir y planter la littérature de jeunesse contemporaine, autrement ça ne prend pas… Donc, vive Cendrillon avec les illustrations de Gustave Doré et vive le délectable Barbe-Bleue illustré par Marie Diaz ! Mais il nous a paru tout aussi essentiel de mettre entre les mains des CP les albums de Claude Ponti, Yvan Pommaux, Grégoire Solotareff, Mario Ramos, Gilles Bachelet, Philippe Dumas, Philippe Corentin, Leo Leonni, Tomi Ungerer, Maurice Sendak, etc. et des romans première lecture que nous avons testés un par un et dont nous savons qu’ils résistent même aux enfants turbulents. Nous allons continuer à lire de la littérature de jeunesse, Christine et moi, et nous actualiserons notre bibliothèque sur le site de Bordas. Si vous avez des livres ou des albums sur les différentes thématiques que nous proposons et qu’ils vous semblent convenir à la comprenette d’un six-sept ans, signalez-les nous !

10/ Votre méthode marie lecture et culture, en quoi cela est-il essentiel pour toi ?

Au cours d’une enquête sur la lecture, on avait demandé aux enfants : « À quoi ça sert d’apprendre à lire ? », la majorité avait répondu : « à savoir lire ». C’était donc un exercice qui se mordait la queue. Or, on apprend à lire pour une seule raison valable : entrer dans les livres et y tracer sa propre route. Livre et libre, je l’ai toujours dit. Notre méthode prône la transmission culturelle massive, la seule arme valable pour les temps présents. Les enfants de la classe de Christine ont l’an dernier entendu 120 histoires, répertoriées dans leur cahier de lecteur. Christine est - ce que je suis aussi - une jusqu’au-boutiste… Chaque enseignant adaptera la méthode à sa façon de voir les choses, à sa classe et à ses priorités.

11/ L'apprentissage de la lecture est un passage majeur de la vie. En ces temps pédagogiques troublés, cette méthode me semble un acte politique fort. Qu'en penses-tu ?

Nous avons des convictions, ce ne sont pas des certitudes. Mais nous pensons que cela vaut la peine de les faire connaître. Nous pensons qu’on peut conjuguer la syllabique et le sens, la rigueur de l’apprentissage et la richesse de l’imaginaire, la transmission du patrimoine et la découverte de la création contemporaine. Nous avons surtout voulu œuvrer dans l’intérêt général des enfants, et c’est curieusement une phrase écrite vers 1850 par une certaine George Sand qui nous a servi de ligne de conduite : « N’est-il donc pas possible d’établir un système où les intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des intelligences d’élite ? » Voilà pourquoi tout en fournissant de quoi nourrir les enfants les plus éveillés, nous avons opté pour une méthode progressive tenant compte des difficultés les plus courantes de l’apprentissage de la lecture, pour un manuel de lecture très ligne claire, un livre du maître sans jargon, une littérature de jeunesse de qualité mais dépourvue de tout snobisme. Tous les enfants doivent savoir lire et il ne tient qu’à nous que tous les enfants, qui aiment entendre des histoires, aiment aussi lire des livres.

recueilli par Cécile Roumiguière (avril 2008)



“Bulle CP”, méthode de lecture, de Marie-Aude Murail, Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, éditions Bordas.

Manuel de l'élève 9,95 € ; Les lettres 12 € ; Cahier d'exercice nº 1 et nº 2 : 5,50 € chacun ; Livre du maître 16 € ; Affichettes de mots référents 35 €.

Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...