01 septembre 2024

Deux dissertations "philosophico-théologiques"

 

Emmanuel Falque

Deux années consécutives, en 2015-2016 et en 2016-2017, j'ai eu la chance de suivre, sur le conseil de Jean-François Mézières, le cours de philosophie donné, en première intention, aux séminaristes du grand séminaire interrégional d'Orléans par Emmanuel Falque, doyen honoraire de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris. Quelques auditeurs libres pouvaient se glisser dans les rangs des séminaristes, au titre du CERC, le Centre d'étude et de réflexion chrétienne local. 

Emmanuel Falque se revendique phénoménologue et chrétien. Le cours de 2015-2016 était consacré aux fondateurs de la phénoménologie : Edmund Husserl et Martin Heidegger, Max Scheler, Edith Stein et Maurice Blondel. Celui de 2016-2017 présentaient les héritiers, contemporains : Merleau-Ponty, Jean-Louis Chrétien, Emmanuel Levinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, Henri Maldiney. Ces deux années furent pour moi un "retour en philosophie" enthousiasmant (au sens étymologique !), grâce aux qualités de pédagogue d'Emmanuel Falque, l'énergie de son verbe et sa vitalité contagieuse.

Chaque cycle fut conclu par une épreuve académique, un devoir sur table de 4 heures, exercice auquel je me suis soumis, non sans appréhension : à 65 ans, bien qu'écrivant à l'époque tous les jours, n'étais-je pas "rouillé" au point d'être désormais incapable de rendre une copie en bonne et due forme, dans les délais impartis ?

Le 28 janvier 2016, le sujet était le suivant. J'ai retranscrit, à la suite, ma copie :


***

Doit-on s'étonner comme le fait Janicaud dans Le tournant théologique de la phénoménologie française, que phénoménologie et théologie aient pu s'embrasser au point de ne plus faire qu'une ? Les philosophes visés, pas tous chrétiens d'ailleurs (Levinas) ont-ils commis un crime de lèse-pensée en réexaminant la geste chrétienne à la lumière d'un des courants les plus modernes de la pensée contemporaine, comme l'avaient fait avant eux, dès les premiers temps, Augustin revisitant les Ecritures avec Platon, ou plus tard Thomas d'Aquin avec Aristote ? Janicaud reproche pour l'essentiel aux Henry, Marion, etc. d'avoir rompu avec l'immanence à laquelle s'étaient tenus les fondateurs, Husserl et Heidegger (du moins à leur débuts). Mais outre que les dits fondateurs ne se sont peut-être pas eux-mêmes tant contentés de l'immanence - en 1966 n'ira-t-il pas déclarer dans une formule certes restée mystérieuse : "nur noch ein Gott kann uns retten", "seul un dieu peut encore nous sauver" - ne pourrait-on au contraire penser que la phénoménologie a fait faire, est en train de faire faire, à la théologie une "cure d'immanence" dont elles pourraient sortir singulièrement renouvelées l'une et l'autre ? Ce fut le pari à chaque siècle du "fides quaerens intellectum".

Il est un fait que pour celui qui la découvre, la pensée phénoménologique "consonne" rapidement avec le Nouveau Testament. Ainsi, la formule liturgique "Le Christ s'est manifesté et il a habité parmi nous", qui est une déclaration de foi, peut être entendue, avant toute décision de croire, comme une éclosion et une présence affirmées. "Manifestation" est un concept-clé du philosophe Michel Henry, contenu dans le titre de sa thèse, L'essence de la manifestation ; "habiter" est un concept central du philosophe Martin Heidegger : c'est la tâche qu'il assigne au Dasein, à l'homme en charge d'accueillir dans le monde l'être dont lui seul peut permettre le dévoilement. Il est donc sans doute possible - et même souhaitable - de revisiter cette formule en suspendant, à la manière phénoménologique, toute croyance, mise entre parenthèses pour mieux explorer le récit néotestamentaire.

On proposera d'explorer d'abord la deuxième partie de la formule, espérant que ce choix apparaîtra fondé au terme de notre commentaire.

"...et il a habité parmi nous"

À l'évidence, l'habitant dont il est question est le Jésus de l'Histoire, celui dont les évangiles ont fait la biographie quadriforme, qu'il faut donc reparcourir rapidement pour comprendre de quel habiter il est question.
Ne pourrait-on risquer l'idée qu'il y a en Jésus un refus du "Da" du Dasein ? À relire les synoptiques, on voit bien que Jésus n'est jamais "là". Peut-être est-ce au désert qu'il inaugure cette façon qu'il va avoir de n'être en aucun lieu, sinon dans des habitats extrêmes. Au point que Marc au chapitre 1 va nous déclarer qu'"il vivait au milieu des bêtes sauvages (μετὰ τῶν θηρίων) et [que] les anges le servaient". Est-ce là l'habitat d'un homme, d'un Dasein ? Plus tard, en réponse à la question "Où habites-tu ?", il répondra d'un "Venez et voyez" qui ne nous dira rien sur le lieu, et il finira pas avouer que "le Fils de l'Homme - cet autre lui-même - n'a pas de pierre où reposer la tête", au contraire des oiseaux qui ont des nids et les renards des tanières. Pendant toute cette vie publique, dès le moment où il "sorti" (du "sein du Père", Jn 1, 18), il ne rentre plus nulle part, happé par les foules qui le poursuivent, sautant d'une maison dans une autre; d'une rive vers un désert, d'un désert vers une route, encore. Ce mobilisme de celui qui ne tient pas en place et ne tient dans aucune place, transforme, radicalement, l'habiter de l'homme. Un seul lieu, peut-être, va s'imposer comme tel, le Golgotha, puisqu'il lui faudra être-là pour accueillir la mort, cette phase de la vie à laquelle il n'échappe pas, même si, comme le fait remarquer Maurice Zundel, on peut s'étonner davantage que Jésus fût mort - qu'il ait pu mourir - que du fait qu'il ait été ressuscité, tant la vie était son être même. On avancera dont l'idée que le moment où Jésus habite notre monde, c'est ce lieu où il meurt. En ajoutant que même son cadavre se refusera à occuper un lieu - le tombeau - plus de trois jours. Pour devenir désormais "tout entier, en tout lieu, donnant l'être à chaque lieu à tout ce qui occupe un lieu" (Messiaen, Trois petites liturgies)

"Le Christ s'est manifesté..."

C'est par cette étonnante façon d'habiter, inédite, que l'annonceur du Royaume est devenu l'annoncé, que Jésus est devenu le Christ, "devenu" étant un autre verbe pour "manifesté". Le Christ apparaît dans le prologue de saint Jean comme le "phénomène" par excellence, puisqu'il est dit logos - "Verbe" - et lumière. Il est venu parmi les siens et les siens ne l'ont pas reconnu, qu'est-ce à dire ? Qu'il a bien été "vu" comme Jésus, le fils du charpentier de Nazareth, dont on connaissait la mère, les frères, les soeurs mais qu'en cette humanité, quelque chose n'a pas été re-connue. Comme s'il avait subi le destin de l'être heideggérien, condamné à rester voilé derrière l'étant. Chez Heidegger, l'être est toujours empêché d'être autrement que dans la forme dégradée de l'étant. Le procès d'étance qui livre les étants au monde à partir de la corne d'abondance qu'est l'être tout à la fois manifeste qu'il y a de l'être, repéré à son origine - "au commencement était le logos" - mais un être perpétuellement voilé.

La manifestation du Christ, au même titre que celle de l'être, n'est pas achevée. "Quand le Fils de l'homme reviendra sur terre, trouvera-t-il la foi ?" déplorait Jésus sortant de chez Zachée. Dom Grammont, l'abbé du Bec-Hellouin, ayant un jour commenté devant nous ce texte en disant qu'il ne fallait pas le comprendre comme "trouvera-t-il encore la foi", lecture à laquelle notre époque serait tentée de céder, mais "trouvera-t-il enfin la foi ?"

Le christianisme transforme profondément la métaphysique qui reposait sur le trépied Dieu - le monde - l'homme. En lui substituant le Père, le Fils et l'Esprit, il met en place une économie plus instable, rompant avec l'onto-théologie, admettant sinon la mort de Dieu du moins son insaisissabilité définitive, au profit d'un prochain qui vient à l'homme dans l'inattendu de l'événement et la contingence la plus absolue. L'homme est dans la nécessité d'être-là pour l'accueillir.


***

Le 2 février 2017, c'est un autre sujet qui était proposé aux séminaristes et aux auditeurs du cours de philosophie :



Qu'en est-il de l'autre aujourd'hui ? Si l'on considère qu'il ne prend forme que dans l'acte de la rencontre, on ne manquera pas que pour beaucoup - et peut être pour tous à certains moments de la vie – il demeure comme une puissance et donc une menace dont il faudrait se garder. Le monde contemporain offre deux symptômes de ce que l'on pourrait nommer une crise de la rencontre, indice d'une altérité elle-même en question.

Au Japon, où le phénomène prend une ampleur inédite, on évalue à plus de 2 millions le nombre de jeunes adultes qui vivent désormais sans jamais sortir de chez eux, avec pour seule « compagnie » un écran d'ordinateur, unique fenêtre sur un monde qui semble les avoir effrayés définitivement. Est-ce que ce phénomène gagne l'Occident ? D'aucuns voient dans la multiplication de ce que l'on renomme « phobie scolaire », dès le collège, l'indice que notre société fabrique à son tour des « hikikomoris », nom donné au Japon à ces ermites d'un nouveau type.

Le second phénomène, plus classique et mieux répertorié, qui fait symptôme d'une difficulté contemporaine de la rencontre, s'observe dans la vie sexuelle des nouvelles générations : « faire couple » et durer dans cet état de rencontre n'a plus aucun caractère d'évidence. Psychologues, sociologues, moralistes même avancent toutes sortes d'explications : les attentes vis-à-vis de la vie à deux se seraient accrues démesurément et seraient donc nécessairement déçues, l'individualisation croissante des comportements remettrait en cause toute forme d'association humaine durable, y compris la conjugale ( par généralisation du CDD…) Sans oublier le règne annoncé par Lacan du « plus-de-jouir » colporté par les mouvements mondiaux des années soixante.

Ces deux symptômes soulignent les difficultés nouvelles de la rencontre et placent donc la question de l'autre, de l'altérité au cœur de toute réflexion sur le monde contemporain. Ici, c'est peut-être au philosophe de reprendre la main…

Nous voudrions avancer l'hypothèse suivante. Si la rencontre est bien « le lieu de l'autre », l'espace intersubjectif où il se matérialise, s'effectue, se constitue, alors les réussites et les échecs de cette constitution doivent être analysés à l'aune des trois modalités ou des trois « moments » liés ensemble, selon lesquelles la rencontre humaine se réalise. Nous en évoquerons trois successivement qui seront comme les moments successifs d'une genèse mais aussi, pour prendre une image mécanique, comme les trois temps d'un moteur, nécessairement répétés et chacun aussi indispensable aux deux autres.

En s'appuyant sur trois philosophes, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas et Jean-Louis Chrétien, nous voudrions évoquer tour à tour le corps à corps où se noue l'expérience de la chair, le face-à-face où se déploie la vision, et le côte à côte, condition d'émergence d'une expérience du monde partagée grâce au langage.

Avant même le corps à corps qui débute à notre naissance quand une sage-femme nous pose sur notre mère, peut-être y a-t-il un corps en corps, ce sein maternel dont nous gardons sans doute, enfouie quelque part, la nostalgie irrépressible ? De ce temps où nous étions à l'intérieur d'une autre, plus intime à elle-même qu'elle-même, nous n'avons gardé que l'évidence d'un nombril, signe indélébile de notre prime dépendance. C'est le grand metteur en scène et théoricien du théâtre Stanislavski qui l'exprime : « Sur la scène, tout vient de l'autre » (des spectateurs eux-mêmes, quand il s'agit d'un one-man-show)

Ce corps à corps, l'in-fans, celui qui ne parle pas, l'éprouve dans un maelström de sensations et de perceptions encore innommables et innommées, sinon par des voix qui interrogent (« tu as chaud ? Tu as froid ? Tu as mal ? »), sans obtenir pendant longtemps des réponses articulées au souci de l'autre qu'elles expriment.

L'allaitement, le bain, tous les soins du corps du nourrisson sont les puissantes épreuves de ce corps à corps qui vont constituer peu à peu pour l'infans un vécu, ce vécu du corps auquel Maurice Merleau-Ponty donne le nom de chair, à la suite de la distinction opérée par Husserl dans les Méditations cartésiennes entre Körper et Leib, corps et chair.

Ce corps à corps est sans doute un moment de confusion, où se joue encore une forme d'indistinction entre les corps, que la scène sexuelle s'évertuera à reconstituer dans la fusion charnelle, espérée, déçue et recommencée. Sans doute l'autre n'émerge pas encore définitivement du corps à corps mère-enfant, source éventuelle de difficultés ultérieures pour l'adolescent puis l'adulte. Mais il constitue en même temps une matrice de toutes les rencontres à venir et de toute constitution de l'autre.


Alors que la plupart des sens, ouïe, odorat, toucher, goût entretiennent vraisemblablement la confusion des choses et des êtres, la vision est sans doute celui qui imprime la marque de la distinction, de l'altérité. On évoquera ici évidemment le texte fondateur que fut « Le stade du miroir dans la formation du je » (Jacques Lacan) ou le face à soi-même du nouveau-né et de sa mère (ou de son père d'ailleurs) va donner à celui-ci les prémices de son identité et la première reconnaissance de l'autre, assomption vers un face-à-face sans doute encore vécu jusqu'ici dans une forme d'inconscience de soi-même et du vis-à-vis, en tout cas de ce qui les sépare.

Cette assomption de l'autre, dans son visage reconnu à son reflet, cette seconde naissance dans le face-à-face, c'est, nous prévient Levinas la découverte de l'état de guerre dans lequel nous nous trouvons en permanence. Giraudoux l'avait noté de son humour tranchant : « la paix, c'est l'intervalle entre deux guerres ». Avec le face-à-face commence la lutte, visage contre visage. Si Levinas voit dans le visage la matérialisation du commandement « Tu ne tueras pas », il sait aussi que chaque fois que j'ignore le visage, je m'ouvre la possibilité de tuer l'autre, sinon de façon vitale (comme dans le génocide ou le crime individuel) du moins en le néantisant, en le faisant disparaître du champ de ma vision.

Si le face-à-face est l'emblème de toute lutte, il est aussi celui de toute reconnaissance d'une altérité : au terme de l'indécision du combat, de la confusion qu'il entraîne, vainqueurs et vaincus acquerront une identité, heureuse ou malheureuse, mais qui est bien le fruit de cette rencontre. Dans le combat de Jacob, celui-ci attend de savoir contre qui il a lutté toute la nuit. « Quel est ton nom ? » C'est qu'en effet, le face-à-face ne peut prendre sens que dans l'hospitalité du langage. Lorsqu'il n'y a ni vainqueur ni vaincu, les lutteurs épuisés se retrouvent côte à côte et se parlent enfin.


Chez Jean-Louis Chrétien, il y a une première arche, avant celle de Noé, qui assure, dans l'hospitalité de la parole, une forme de salut (au double sens du mot) primordial dans l'être. Lorsque Dieu conduit les animaux devant Adam pour que celui-ci donne à chacun un nom, il veut s'assurer que cet homme est bien fait à son image et qu'il a comme lui la capacité d'être le verbe qui crée toute chose. D'une certaine façon, il fait de l'homme un co-créateur en l'associant dès l'origine à son œuvre. Comme si cet Adam était la figure prochaine du fils incarné et qu'il allait poursuivre ce que le Verbe a commencé aux premiers instants de l'univers.

L'homme apparaît bien comme celui pour qui toute chose a un nom et, par le langage, advient à l'être. Peut-être est-ce là, dans le langage que se trouve la véritable origine du monde, son commencement, qui selon le mot de Platon cité par Hannah Arendt, « tant qu'il séjourne parmi les hommes sauve toute chose ». La parole – le langage au risque de son énonciation, de sa force jaculatoire - apparaît bien comme ce qui donnent forme au tohu-bohu primordial. Dans le langage l'être a trouvé asile, comme le Verbe dans la crèche de Noël. Avec le langage, l'homme se saisit du monde, et peut, à côté de l'autre qui fait face à ce même monde, vérifier ce qui est l'en-commun.

Corps à corps, face-à-face et côte à côte sont bien les trois moments où se joue la rencontre et où se constitue l'autre émergeant sans cesse de la confusion et de la guerre.



12 août 2024

Circenses et... panem

 

                       Lucie Castets à Lille                         Emmanuel Macron en Nouvelle-Calédonie

CIRCENSES ET... PANEM

C'est l'heure. La trêve est finie. Après les jeux, le pain. Il va falloir sortir du frigo olympique les résultats du scrutin de juin. Lucie Castets, 37 ans, haute-fonctionnaire tout droit extraite de la vie municipale parisienne, est prête à l'ouvrir, la main sur la porte. Par quelques déplacements en province (Lille, La Chapelle-Saint-Mesmin...) elle a commencé d'accréditer sa stature de "première ministrable". 

Dans l'interview du chef de l'État, le 23 juillet, qui a suivi d'une heure à peine sa désignation par le Nouveau Front populaire comme candidate au poste de Première ministre, le président de la République émettait le voeu que le front républicain qui avait écarté le RN du pouvoir soit aussi celui qui gouverne. La question qui demeure pendante est : le Nouveau Front populaire d'opposition est-il soluble dans un front républicain de gouvernement ? Emmanuel Macron appelait de ses voeux des compromis qu'il a pourtant écrasés dans l'oeuf depuis deux ans à coups de 49.3. Ces compromis peuvent-ils maintenant surgir de terre ? Ceux qui se sont unis contre, peuvent-ils se réunir pour ? Lucie Castets pourrait-elle faire entrer des ministres centristes, macronistes, voire LR dans son gouvernement ? Elle n'y semble pas disposée a priori. C'est sur la "proposition du Premier ministre" que le président "nomme les autres membres du Gouvernement". Dans la pratique de la Ve République, il ne n'apparaît pas qu'un Premier ministre ait jamais pu imposer un ministre contre l'avis du Président. 

Reste que s'il n'admettait pas que les résultats des élections législatives doivent ouvrir une période de cohabitation, comme il y en a déjà eu sous la Vème République, au prétexte qu'aucun des trois "blocs" n'a à lui seul la majorité à l'Assemblée nationale, Emmanuel Macron commettrait sans doute une faute politique aux conséquences imprévisibles.

12 juillet 2024

Rushdie, encore et toujours




« Il était essentiel que j'écrive ce livre : une manière d'accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l'art. »

Le 12 août 2022, Rushdie s'apprête à donner une conférence à Chautauqua, dans le nord de l'Etat de New York sur l'importance d'assurer la sécurité des écrivains, lorsqu'un jeune, l'Ange de la Mort, sort des rangs et se jette sur lui, un couteau à la main. Pendant 27 secondes il le poignarde à 15 reprises. Salman Rushdie, contre tous les pronostics, est resté en vie et a pu écrire Knife, Le couteau en français.

Quelle intelligence indomptable ! À aucun moment Rushdie n'autorise son lecteur à le considérer comme une victime. Il est toujours en vie, de ce qu'il nomme cette « seconde chance dans la vie » qu'il entend consacrer résolument « à l'amour et à l'écriture ».

D'ailleurs si son premier chapitre, intitulé « Le couteau » est consacré à l'attentat, le second, comme un pansement immédiat s'impose : sa rencontre, cinq ans auparavant, avec la poétesse africaine-américaine Rachel Eliza Griffiths, dans des circonstances hautement comiques, rencontre grâce à laquelle l'attentat demeurera à jamais comme une brève incise (incision?) dans une histoire d'amour qu'il n'a pas interrompue. Au contraire.

Il est évident que l'amour d'Eliza, l'Ange de la Vie, le récit que Salman Rushdie en fait, écrasent les misérables circonstances de l'assaut qu'il a subi à Chautauqua. Mais il décrit admirablement son combat pour vivre. Vivre, c'est l'injonction qu'il a entendue, chuchotée à son oreille alors qu'il gisait à terre, ensanglanté, et plus tard pendant les longues journées d'hospitalisation, dont dix-huit jours de soins intensifs, « dix-huit des plus longs jours de ma vie ».

Rushdie imagine l'échange qu'il aurait pu avoir avec son agresseur, qu'il préfère nommer « A ». Il revient évidemment à différents moments de son existence et aux conséquences que la fatwa de Khomeiny a eues sur elle après la publication des Versets sataniques. Son livre est ainsi fait d'allers et retours incessants entre sa vie passée et l'attaque qui a tout ravivé.

Il consacre six pages (pp. 235-240), qu'il veut définitives pour lui (« je n'y reviendrai plus »), à la religion, encadrées par deux affirmations : «  Je ne suis pas croyant » et au terme de son argumentation : « Mon athéisme demeure intact ». Il distingue soigneusement « la croyance privée », qui ne regarde personne d'autre que l'intéressé·e,·de « l'idéologie politisée dans la sphère publique ». Pour lui, les croyants relèvent d'une enfance de l'humanité dans laquelle ils sont restés (il n'est pas loin alors de la théorie des trois âges d'Auguste Comte). Le plus intéressant, c'est ce qu'il reconnaît in fine : « je me suis aperçu que d'une certaine façon j'avais été plus influencé par le monde chrétien que je ne le pensais ». Cette influence, il la reconnaît dans des citations de la Bible, de saint Paul notamment, qui lui échappent et jalonnent son œuvre. Tout cela a « profondément cheminé » en lui. Mais ajoute-t-il, « rien de tout cela ne fait de moi un croyant ». Sait-il à quel point, peut-être, ce dialogue perpétuel avec la religion, fait de lui, à son corps défendant, cet homme éminemment vivant ?

Le couteau – Salman Rushdie – 2024 – Gallimard, collection "Du monde entier" (269 pages, 23 €)

Voir aussi son interview sur CBS Morning, où il est reçu en compagnie de sa femme, Rachel Eliza Griffiths.

11 juillet 2024

Merci Macron !

Mirabeau devant Dreux-Brézé le 23 juin 1789 


Pour François Ruffin



Plutôt que de pester ou gémir devant la Lettre du président Emmanuel Macron aux Français et d'y voir l'ultime manœuvre dilatoire d'un autocrate en bout de course, je propose d'y reconnaître l'invitation, encore implicite, à ouvrir immédiatement un chantier, à conduire pendant l'expédition des affaires courantes et les JO : l'élaboration de la Constitution de la VIème République, qui, seule, mettra fin à la crise de régime en cours. Prendre au mot le président.

Si on lit bien cette lettre, Emmanuel Macron :
1/ reconnaît la défaite de sa majorité (qui n'en était déjà plus une depuis 2022) en recevant la "demande claire de changement et de partage du pouvoir" qui s'est exprimée dans le résultat des élections ;
2/ définit les "forces politiques", légitimes, auxquelles il s'adresse comme celles qui ont formé le "front républicain" qui a refusé que l'extrême droite arrive au pouvoir, autrement dit tout l'hémicycle hormis le RN (incluant donc l'ensemble des composantes du Nouveau Front Populaire 2024, LFI compris, contrairement à la rhétorique préélectorale antérieure du pouvoir en place qui refusait les "extrêmes", cf. le "ni ni" d'un Édouard Philippe)
3/ invite ces "forces politiques" de l'arc républicain bâtir "une majorité solide, nécessairement plurielle" [je souligne] sous l'égide du front républicain qui les a élues, toutes voix mêlées par le jeu des désistements et des reports. Faut-il rappeler ici que des LR, des Modem, des Renaissance, doivent leur élection à des électeurs du Nouveau Front Populaire 2024; et qu'inversement des députés du Nouveau Front Populaire 2024 doivent leur élection à des électeurs de droite ? Ce métissage électoral doit déboucher sur celui des programmes et "l'invention d'une nouvelle culture politique française".
4/ Ce "en même temps" républicain auquel aurait conduit le dernier scrutin accomplirait donc "l'esprit de dépassement" des clivages partisans que le président a toujours "appelé de ses vœux".
CQFD ?

Nous sommes donc vraiment à un moment-clé de la République : la fin de la Vème, provoquée par cette dissolution et son résultat. La Constitution de 1958 upgradée en 1962 a donné tout ce qu'elle pouvait donner, y compris l'utopie macroniste qui s'est cristallisée dans la formule du « en même temps », formule qu'elle ne pouvait pourtant pas porter entièrement, encore tributaire de la loi majoritaire et du parti unique, dont l'ultime incarnation française aura été « En Marche », progressivement défaite.

En dissolvant l'Assemblée nationale au soir des élections européennes, le président a ouvert, « à l'insu de son plein gré », une nouvelle ère politique dont le premier acte ne peut être que l'élaboration de la Constitution d'une VIème République, capable de supporter la nouvelle donne de la démocratie française : la fin de la monarchie républicaine, le gouvernement par l'accord des minorités, la République des idées. Merci Macron !

Finie la politique comme religion dogmatique, finis les totems de la gauche comme de la droite, lourds et inamovibles : l'égalité formelle, l'âge de la retraite, le SMIC, l'ISF, les nationalisations, etc. versus la libre entreprise, les « lois » du marché, la critique de « l'assistanat », etc.. Place à l'agilité des idées face à un monde mobile et saisissable, à ces idées qui peuvent emporter l'adhésion au-delà des anciens clivages partisans et de leurs œillères.

Finis aussi les partis majoritaires exerçant leur hégémonie : en récusant le RN, les électeurs ont non seulement écarté l'extrême-droite paranoïaque, antisémite, antimusulmane, xénophobe, athée, homophobe, nationaliste et antieuropéenne, mais aussi et surtout le fantasme obsolète du parti majoritaire voire unique, voie directe vers le totalitarisme fascisant dont les incarnations ne manquent pas de par le monde. Place aux formations politiques multiples innervées non seulement par les corporatismes mais aussi par les mouvements et les idées servant le bien commun. C'est autour de ces communs que la discussion politique, citoyenne, doit se nouer, ce que quelques grands débats citoyens ont tenté d'esquisser, dont des référendums auraient dû appuyer les conclusions. Le lobbying doit y être accueilli aussi : mieux vaut qu'il énonce et défende ses intérêts économiques privés au grand jour que dans le secret des alcôves ou des dîners en ville (l'un n'excluant pas l'autre, la lutte des classes n'est pas morte).

Le seul enjeu de la période qui vient de s'ouvrir : que l'actuel Parlement, RN compris cette fois, prenne le président au mot - n'avait-il pas intitulé son manifeste de candidat, Révolution ? - et se mue, profitant de sa récréation forcée, en assemblée constituante qui accouchera de la Constitution de la VIème République et la soumettra à référendum au peuple français. Chiche ?

10 juillet 2024

Quelques leçons d'un scrutin



 Quelle qu'ait été l'intention du président de la République en dissolvant l'Assemblée nationale, il s'agit maintenant de prendre en compte la volonté du peuple telle qu'elle s'est exprimée à travers les urnes, d'admettre l'intelligence politique à l’œuvre dans son vote :

1. Le peuple français a rejeté clairement la perspective que le Rassemblement national ait la majorité pour gouverner seul ;
en faisant de lui le premier parti de l'Assemblée nationale (hors coalition), il a cependant souhaité qu'il participe à l'élaboration de la loi ;
le « front républicain » justement constitué pour « faire barrage » à cette majorité ne doit pas se muer à l'Assemblée en une sorte de cordon sanitaire autour des députes d'extrême-droite qui les exclurait de la vie législative et avec eux, ceux qui les ont élus.
2. Le peuple français a rejeté non moins clairement l'idée, fortement entamée depuis 2022, qu'une majorité gouverne à elle seule, au détriment des minorités, en envoyant trois « blocs » à l'AN dont aucun ne peut prétendre gouverner sans les autres ; les votes du 30 juin et du 7 juillet tordent clairement le bras à cette idée.
3. Le vote de ces élections en appelle aux compromis, sur le modèle des démocraties nordiques dont le feuilleton Borgen a offert la représentation. Mais avons-nous une Birgitte Nyborg ? Nous raisonnons en France autour de "totems" de gauche (l'égalité, la retraite, le SMIC, l'ISF, les nationalisations, etc.) et de droite (libre entreprise, « lois » du marché, critique de « l'assistanat », etc.) selon des pensées assez binaires dans lesquelles le compromis a du mal à se glisser. La vie politique française consistait jusqu'ici à défaire ce que l'autre avait fait, "l'autre" étant alternativement "de gauche" et "de droite". J'avais cru que Macron nous sortirait de ce dilemme, dans sa voie centriste du « en même temps » dont il avait fait sa marque, sociale-démocrate. La suppression de l'ISF a été son péché originel. Il n'a pas vu quel lourd symbole il maniait là (à moins qu'il n'ait simplement payé son tribut à ceux qui l'avaient aidé à mener son raid éclair sur la République, comme beaucoup l'ont affirmé).
4. La question des minorités et les questions minoritaires doivent rentrer dans le jeu. Le slogan lancé par André Laignel : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires » est devenu insupportable. Il est l'indice de ce qui a miné la démocratie elle-même et en a changé certaines en « démocratures ».
5. La « monarchie républicaine » mise en place en 1962 par l'élection du président de la République au suffrage universel, greffée sur la Constitution de 1958, n'aura pas résisté au « raid » opéré sur elle en 2017 par un inconnu nommé Macron, ni à la réélection de celui-ci en 2022. Emmanuel Macron aura sans doute été le dernier président de la Vème République.
6. L'heure est sans doute venue de passer à la VIème République par une Constituante qui tirera les leçons de la Vème et des aspirations des minorités à être entendues, tout en conservant ses contre-pouvoirs qui ont fait leur preuve : bicaméralisme, un Conseil d'État juge de la conformité des décrets à la loi ; un Conseil constitutionnel, juge de la conformité des lois à la Constitution.

26 juin 2024

Et la culture dans tout ça ?

Médiathèque nouvelle de Vitrolles, ville "libérée" du FN en 2002.


Dans cette campagne éclair des élections législatives de l'été 2024, personne ne parle de la culture, la grande oubliée des discussions. Sans doute parce que, depuis les années 2000, comme l'explique Philippe Poirrier (dans La Croix du 25 juin, p. 6), un consensus politique s'est développé entre les partis républicains : "démocratiser la culture ; soutenir la création artistique dans sa diversité; protéger le patrimoine ; défendre l'exception culturelle" (c'est-à-dire la mise à part des cultures nationales dans les traités internationaux).
Or, le RN n'adhère pas à ce consensus, la culture étant avant tout pour lui le vecteur du combat pour ses valeurs. Son accès au pouvoir changerait donc radicalement la donne. Privatiser l'audiovisuel public par exemple, qui est à son programme, lui permettrait de remettre en cause l'esprit critique et l'ouverture qui caractérisent encore le service public. On le voit déjà à Europe 1, radio détenue par Vincent Bolloré, où les journalistes se seraient vu interdire de qualifier le RN de parti "d'extrême-droite" (contre une décision récente du Conseil d'État validant ce classement par les préfectures).
Dans les communes gérées par le Front national dans les années 90, les bibliothèques municipales d'Orange, Vitrolles, Marignane, Toulon pour citer les plus marquantes, ont subi cette instrumentalisation de la culture, voyant leurs fonds, jeunesse en particulier, censurés et les achats contrôlés. Marion Maréchal, de son côté, a promis de supprimer le régime des intermittents, ce qui aggraverait instantanément la précarité des artistes et de tous celleux qui contribuent au spectacle vivant.
Peut-être en raison d'une forme d'« invisibilisation des classes populaires dans un certain nombre de créations » contemporaines, pointée par Marjorie Glas, la culture est considérée par l'électorat du RN et nombre de ses cadres comme l'affaire d'une élite parisienne qui dépense beaucoup d'argent pour financer des choses incompréhensibles, qui les font ricaner ou les indiffèrent. Le RN est essentiellement tourné vers la conservation du patrimoine, réduit aux monuments historiques, témoins et garants de la pureté des racines des « Français de souche », contre l'envahissement multiculturaliste, l'une de ses obsessions.
L'arrivée du RN au pouvoir provoquerait donc, entre autres désordres, une "crise de la culture" sans précédent que personne n'a envie de vivre.

31 mai 2024

Transportation sur le Caillou



Mardi 20 octobre 2009 (matin)

       L'anse Vata vue par ma fille. J'aurais aimé prendre cette photo.

Nous sommes à Nouméa depuis samedi soir. Nous, c’est-à-dire Marie-Aude, Constance et moi. Marie-Aude est invitée pour deux semaines en Nouvelle-Calédonie. Son livre 22 ! a été élu par les enfants de CM2 et de 6ème qui participaient au concours organisé annuellement par l’association Livre, mon ami. L’association nous a généreusement logés dans une suite du Ramada Plaza, un des grands hôtels qui jouxte l’anse Vata, l’une des plus belles plages de Nouméa. Nous nous recalons péniblement sur les horaires locaux (neuf heures de décalage avec la métropole, à 7 h du matin ici, il est 22 h à Orléans). Hier soir, nous nous sommes couchés vers 19 h, moi le premier effondré, après la réception au vice-rectorat. Résultat, nous étions frais comme des gardons… à 3 h du mat’ et n’avons guère redormi. Pendant nos insomnies, Marie-Aude et moi découvrons Henry James. Constance lit La princesse de Clèves, l’une des lectures obligées de la Première. Marie-Aude est partie en animation à 7 h 30 ce matin, un peu démâtée, accompagnée par Bernard. Au programme, une école primaire à La Coulée et le collège de Plum, derrière le Mont-Dore local. Ce mont proche de Nouméa doit son nom à la couleur qu’il prend dans le soleil couchant et, accessoirement, au premier évêque local, Mgr Douarre, qui était auvergnat et l’a ainsi baptisé. Nous retrouverons Marie-Aude vers 16 h ce soir. Demain, nous l’accompagnerons à Yaté, sur la côte ouest, au pied du grand barrage qui alimente en électricité le Territoire (c’est ainsi qu’on nomme ici la Nouvelle-Calédonie). Ici, l’industrie du nickel consomme trois fois l’énergie nécessaire aux seuls habitants. Grâce à sa centrale au charbon (et maintenant au fuel), la Nouvelle-Calédonie se place au rang des pires pollueurs de la planète par tête d’habitant. C’est un indicateur injuste, me fera remarquer Paul Maes : on ne produit pas impunément 12 % du nickel mondial – bientôt beaucoup plus - sur une île qui fait trois fois la Corse.
Aujourd’hui, je vais explorer Nouméa avec Constance.

jeudi 22 octobre 2009 (soir)

Nous venons de passer une journée en rêve à Ouvéa. Levés à 4 h 15 pour être emmenés à 5 h dans le 4 X 4 de Jean et Brigitte Simon, nous sommes arrivés très en avance au petit aérodrome Magenta qui dessert les îles. Nous avons retrouvé le vice-recteur de la Nouvelle-Calédonie, Ives Melet, après avoir pris un petit déjeuner au bar de l’aérogare et nous nous sommes embarqués dans un ATR72 d’Air Calédonie. A l’arrivée, deux jeunes filles en robe mission, escortées par un enseignant, nous ont offert des colliers de fleurs et des couronnes tressées avec des feuilles de coco séchées. Puis Samuel, l’organisateur de la journée est arrivé et nous sommes partis, tous couronnés, y compris le vice-recteur, jusqu’à Fayaoué. Nous étions attendus à l’école primaire catholique Saint-Michel. Une tente et une sono étaient déjà installées devant une petite église pimpante, entièrement restaurée l’an passé à l’occasion du 150ème anniversaire de l’arrivée de la mission catholique sur Ouvéa. Puis les groupes d’enfants nous ont rejoints un à un, vêtus de couleurs vives, chaque école ayant la sienne. La cérémonie a commencé avec le « geste » coutumier d’accueil : remise d’une étoffe de couleur et d’une corbeille tressée dans laquelle était coincé un billet de 1000 F.


Les billets de banque émis par l’Institut d’émission d’outre-mer sont colorés, coloniaux, très beaux, bien plus que nos tristouilles euros (1000 francs Pacifique font un peu moins de 10 euros). Réponse au geste d’accueil par Brigitte Simon, qui a également remis deux étoffes au chef local. Marie-Aude a dit également un mot. Les activités préparées par les différentes classes ont pu alors commencer. Les 6ème du collège Guillaume Douarre ont d’abord entonné un chant d’accueil en langue faga uvea, accompagnés par Samuel à la guitare. Puis, les CM2 d’Eben Eza ont posé des questions qui ont permis à Marie-Aude de se présenter. Les CM2 de Saint-Michel ont présenté une bande dessinée fixée sur un grand panneau, qui réinterprétait 22 ! S’est ensuivie une chorégraphie sur le même 22 ! par les 6ème du collège Eben Eza, aidés par quelques parents qui assuraient l’accompagnement musical. Les 6ème du collège Hwadrilla ont lu un poème consacré à 22 !. Toute cette cérémonie en plein air a été suivie d’une rencontre, dans une classe, avec des délégués de chaque école, pendant que les enfants goûtaient sur l’esplanade, à deux pas du plus beau lagon du monde….

Après un dernier geste d’adieu – Marie-Aude a remis une étoffe et un exemplaire de l’Espionne - nous sommes partis dans un mini-bus, accompagnés par quatre enfants jusqu’aux falaises de Lekiny. Là nous avons retrouvé une classe « environnement » qui s’employait à nettoyer l’endroit et à lui redonner vie et propreté, juste en face des falaises. Photo de groupe :


Puis nous sommes partis déjeuner avec les enseignants et quatre petits guides chez Roger Alosio : apéritif, entrée de crevettes, bougna au poisson et au tarot (sorte de patate douce, un des féculents de base de l’alimentation locale), poisson cuit à l’étouffée, dessert d’oranges et de pommes, le tout excellent. Nous avons repris l’avion à 15 h 30. Depuis ce qu’on appelle ici pudiquement « les événements », certains habitants pensent encore qu’Ouvéa est une île maudite. Une jeune institutrice originaire de l’île en a fait la confidence à Brigitte. A quinze ans, elle était en internat à Nouméa et en a pris « plein la figure » quand Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné ont été assassinés à Ouvéa par un insulaire, le 4 mai 1989. Elle pensait même, vingt ans après, que nous ne viendrions pas. Aucun auteur de l’opération Livre mon ami n’était revenu à Ouvéa depuis dix ans. Il semble bien qu’il y ait encore un « complexe ouvéen » mais Marie-Aude ne l’a pas senti dans la nouvelle génération qu’elle a rencontrée. Pour eux, c’est déjà de l’Histoire. Ils n’étaient pas nés à l’époque, les jeunes qui chantent et dansent aujourd’hui devant elle.


La veille, mercredi, nous sommes allés dans le sud, jusqu’à Yaté. Cette fois, nos guides étaient Bernard Capecchi, un géographie intarissable, et sa femme Eliane, moins bavarde mais plus vigilante, sur les horaires comme sur les itinéraires, quand Bernard, lancé sur une explication, ratait un croisement... Partis vers 7 h, nous sommes arrivés après une bonne heure et demie d’une route qui tournicotait pas mal, jusque sur les bords du lac de retenue du barrage de Yaté. Le lac était à son étiage, découvrant ses rives rouge latérite et les squelettes blanchis des niaoulis, derniers témoins debout de la forêt ennoyée.


Nous avons grimpé au sommet du « mur » de Yaté, qui tombe vers la petite ville, blottie près de sa ria, et abritée derrière son récif « frangeant ». Arrivés au collège, Constance et moi avons laissé Marie-Aude à son animation et Bernard nous a emmenés, Constance et moi, jusqu’au barrage de Yaté, achevé par Edf en 1959.


Lundi 26 octobre

…Ce barrage est à lui seul un véritable exercice de style, commenté par Bernard, car il combine quatre types de construction en un seul : le barrage-voûte (style Tignes), le barrage en contrefort (type Génissiat), le barrage en terre (les ingénieurs d’Edf ont réalisé là les calculs qui ont servi pour Serre-Ponçon) et le barrage-digue. Inspecté par le bureau Véritas à l’occasion de ses cinquante ans, il a été déclaré bon pour le service pour les cinquante années à venir ! L’électricité qu’il fournit ne sert plus désormais qu’à écrêter les pointes de consommation du Territoire. Nous nous sommes baladés dans la nature environnante, repérant grâce à notre guide quelques plantes endémiques, comme le « gourde du mineur », une plante carnivore qui recueille l’eau de pluie, y attire les insectes sur lesquels elle referme un couvercle pour pouvoir les digérer tranquillement. De retour au collège de Yaté après avoir fait un crochet par l’usine d’Edf en contrebas, nous avons dégusté notre premier bougna : du poulet et des tarots, baignant dans du lait de coco et cuits à l’étouffée dans des feuilles de bananiers. Le principal de l’endroit avait sorti sa guitare ce qui nous a donné l’occasion, à Marie-Aude et moi, d’offrir à l’assemblée une interprétation inoubliable (évidemment) des Champs-Elysées de Joe Dassin…

Au retour nous avons emprunté la piste que vont utiliser les camions qui achemineront la latérite vers l’usine du Sud en construction sur le site de Goro : extraction du nickel par hydrométallurgie. La latérite est pulvérisée en fines particules, de l’ordre du micron et mélangée avec de l’acide sulfurique. Ce jus est porté à 500 bars de pression dans d’énormes cocottes-minute. L’acide sulfurique perd son hydrogène et se combine avec les métaux pour donner des sulfates de nickel, de cobalt, etc. Ce sont les Allemands qui ont construit le bout d’usine qui va produire sur place l’acide sulfurique nécessaire et qui en ont déjà déversé accidentellement 40 m3 dans une rivière puis dans l’Océan. La nature semble l’avoir bien pris - en dehors des poissons et végétaux qui étaient sur le trajet de l’acide - mais la facture pour les Allemands va être lourde car un certain nombre de paramètres de l’usine, tuyauteries, bassins de rétention, etc., sont à revoir… Et l’accident a remis en avant le risque écologique que fait peser l’exploitation du nickel sur l’île. Mais les enjeux de développement sont trop importants tant dans le Sud que dans le Nord (nouvelle usine de Voh) pour que des projets industriels de cette ampleur soient remis en cause.

La piste est devenue une véritable autoroute de latérite sur laquelle Bernard pouvait rouler sans risque à 100 à l’heure. 


Les exploitants ont pris des engagements : après avoir gratté la couche superficielle de latérite, ils vont remettre de la terre et planter des arbres pour reconstituer une forêt au lieu et place du « maquis minier » qui s’étendait jusqu’ici sur les espaces labourés puis abandonnés par les mineurs. Nous sommes passés par les chutes de la Madeleine, petit Niagara local au cœur d’un domaine naturel protégé et aménagé. Puis retour à Nouméa vers 16 h.

Je reviens en arrière. Il y a juste une semaine, Marie-Aude a fait sa première animation chez un jeune instit’, Jean-Claude Massa. L’après-midi, nous avons été reçus au vice-rectorat pour une cérémonie-cocktail de bienvenue avec toute l’équipe de Livre, mon ami. C’est là que nous avions fait connaissance avec le vice-recteur, M. Ives Melet.

Le mardi, Constance et moi avons laissé Marie-Aude partir et nous avons commencé l’exploration de Nouméa (après avoir commandé une voiture pour l’expédition du vendredi à Païta et réservé la journée au phare Amédée du samedi). Pris à l’anse Vata, le bus nous a débarqués sur la place des Cocotiers, qui est le cœur de Nouméa et de son quadrillage colonial de rues. Nos déambulations nous ont conduits successivement au musée de la ville de Nouméa, implanté dans l’ancienne mairie, ex-première banque éphémère de la Nouvelle-Calédonie, puis dans un snack où nous avons déjeuné. Après quoi nous sommes montés jusqu’à la cathédrale qui domine la ville et nous avons admiré la superbe voûte en bois, due à un prêtre ancien charpentier de marine. Nous voulions aller jusqu’au parc zoologique et botanique mais après une petite grimpette supplémentaire, celui-ci nous a paru provisoirement hors d’atteinte. Nous sommes redescendus dans le centre, passant par une librairie scolaire, dont le propriétaire, M. Collette, avec qui j’ai bavardé, était justement le correspondant de l’école des loisirs et le fournisseur local des livres de Marie-Aude. Marie-Aude était déjà à l’hôtel quand nous sommes revenus.

Vendredi matin, nous sommes partis à Païta. Je suivais la voiture d’Aline qui accompagnait Marie-Aude ce jour-là. Le collège Louise-Michel de Païta est flambant neuf… et déjà trop petit car Païta se développe comme une ville-champignon, dans l’orbite de Nouméa. Elèves et professeurs sont partis à travers champs jusqu’à une habitation-musée toute proche que nous a fait visiter une guide en costume d’époque. La tombe d’un des premiers et plus célèbres colons de l’île, James Paddon, se trouve à Païta ; les colons allemands qui avaient fondé la station sont enterrés à proximité de la maison. Nous avons laissé Marie-Aude après nous être donné rendez-vous au restaurant du mont Koghi. De là-haut, j’ai entrepris avec Constance une balade d’une heure et demie dans la forêt, jusqu’à une cascade que nous avons fini par trouver après quelques détours hors piste… Au retour, nous avons croisé Aline et Marie-Aude qui nous avaient rejoints. Evelyne s’est jointe à nous pour le déjeuner (excellent, Constance a mangé une… tartiflette, pas vraiment un plat local !). Je suis reparti vers Nouméa avec Constance et nous avons cherché – et finalement trouvé – le parc botanique, situé sur les hauts de Nouméa.

Occasion de découvrir le fameux cagou, l’oiseau-fossile rescapé de Gondwana et emblème du Territoire : 

"Comme un oiseau sans ailes ♫"

« Fossile toi-même, patate ! ». A la sortie du parc, nous retrouvons Aline et Marie-Aude de retour de Païta. Aline nous conseille de faire un crochet par le relais-télévision tout proche qui domine la rade de Nouméa. Vue imprenable à 360°, coucher de soleil et…fumées de l’usine de la société Le Nickel garantis.

Notre sortie de samedi au phare Amédée s’est déroulée selon un planning qui ne laissait pas grand place au hasard : tout était organisé de A à Z, mais sans que cela fût pesant, car on pouvait participer… ou s’éclipser. Après trois quarts d’heure de navigation dans les embruns, nous avons débarqué sur l’îlot au son des guitares et des ukulélés. Et la journée s’est enchaînée sous le soleil : baignades, premières visions sous-marines (j’avais loué masque, tuba et palmes), repas avec musiques et danseuses, qui associaient joyeusement l’assistance à leurs déhanchements, visite du phare (Constance a « calé » à la perspective des quelque 250 marches et Marie-Aude en a retiré des crampes aux mollets), démonstration de grimper au cocotier (sélectionné pour l’épreuve, je ne suis pas arrivé jusqu’en haut…) et de nouage de paréo (Constance s’en est mieux tirée que moi), exploration des fonds dans un bateau à fond de verre : nous avons été les seuls à nous jeter à l’eau pour donner à manger aux poissons qui se ruaient sur nos vieux croûtons moisis.

  
Au phare Amédée
La journée a passé comme par enchantement et c’était déjà l’heure du retour à quai, puis à l’hôtel grâce au même autocar qui avait fait le matin même la tournée de ramassage des grands hôtels de Nouméa. Ces dames ont pris quelques coups de soleil, sans gravité.


Dimanche matin, relâche et bagages avant de partir vers Koné. Je vais à la messe de 10 h à l’église du Vœu, « vœu » que la 2ème guerre mondiale épargne la Nouvelle-Calédonie, ce qui fut le cas, sinon dans ses enfants, du moins dans sa terre. Les Américains, qui ont utilisé le Caillou comme base arrière de leurs opérations dans le Pacifique, ont laissé quelques traces de leur passage, notamment les tiques du bétail, qui n’existaient pas sur l’île. L’américanophilie n’est pas un vain mot à Nouméa : pour certains, le 4 X 4 Chevrolet reste le must, loin devant les japonais ou les coréens. Il y a même un club de passionnés de la bonne vieille « Jeep » qui défilent une fois par an dans les rues de la capitale dans les uniformes et les matériels de l’armée américaine, pieusement conservés et briqués.

Nous sommes arrivés hier soir à Koné grâce à Jean et Brigitte, après cinq heures de route dont deux arrêts, un à Foa et l’autre à Bourail, où, après avoir fait un détour par la Roche Percée, curiosité naturelle de l’endroit, nous avons mangé des nems dans un petit snack routier qui ne désemplit pas. Pendant cette longue route nous avons découvert le paysage de brousse, les champs immenses et les troupeaux de bovins ou de chevaux, avec à l’horizon le lagon d’un côté et de l’autre la Chaîne qui, sur 400 km de long, sépare la côte orientale de l’occidentale. De loin en loin, un flamboyant en fleur. C’est l’arbre qui signale l’arrivée du printemps en Calédonie et… la fin de l’année scolaire. Arrivés à la nuit, l’Hibiscus était fermé mais sa patronne, une grande et élégante jeune femme, n’était pas loin et nous a fait les honneurs nocturnes de son splendide hôtel, récemment rénové. Marie-Aude s’est plongée immédiatement dans la piscine. La déco du jardin revue en plein jour est splendide, mi-japonaise, mi-mélanésienne. Chauffe-eau solaire et pompes à chaleur apportent la touche écolo à l’ensemble. Marie-Aude est partie en animation lundi matin avec Jean et Brigitte, rejoints par Evelyne dans son pick-up de broussarde. J’ai fait quelques courses dans le centre de Koné avec Constance et nous avons bouquiné l’un et l’autre. A midi, nous avons déjeuné tous les six à l’hôtel, où tout était de qualité. La cuisine de l’Hibiscus est aussi « quatre étoiles ». Constance termine Au bonheur des dames avant d’attaquer Lambeaux, l’une de ses lectures obligées avec La princesse de Clèves et L’absolue perfection du crime. J’en profite pour lire ou relire moi aussi tous ces livres. Avec un petit plouf dans la piscine.

Mardi 27 octobre

Deuxième journée à Koné. Marie-Aude vient de repartir avec Brigitte et Jean. Un collège ce matin et en début d’après-midi, d’autres collégiens venus exprès en car de Hienghène, sur la côte Est, la patrie de Jean-Marie Tjibaou. Ce soir, à 18 h, rencontre dans un « château » tout proche. Hier soir, le journal télévisé local de RFO a rendu compte de la rencontre du matin au collège de Koné : interview de Marie-Aude et d'un des jeunes élèves, Boris. Brigitte était très contente car c'était une première dans l'histoire de Livre, mon ami, que cette prestation au JT.

J’ai visité Koné hier avec Constance. On en fait vite le tour. Cela ressemble à une ville du Far-West avec une rue centrale, des trottoirs qui s’interrompent de temps en temps, des maisons ou des magasins alignés… ou pas, peu de vitrines. La pharmacie est une vraie pharmacie, à l’extérieur comme à l’intérieur. La mairie est à la croisée des deux rues principales et une maison commune traditionnelle au toit de chaume occupe une partie de la cour intérieure. Mais la ville est appelée à croître grâce à la nouvelle usine d’extraction et de traitement du nickel qui va s’implanter à Voh.

La province du Nord est une assemblée de tribus. Au bord de la route, aux intersections, les panneaux indicateurs ne portent pas le nom d’un hameau ou d’un village comme en métropole mais signalent simplement : « tribu de Ouate » ou « tribu de Ouatom ». Hier soir, nous avons dîné avec la principale du collège que Marie-Aude avait visité le matin. Une femme solide, avec un fort accent du Sud-Est (elle est toulonnaise). Elle a choisi de quitter son premier poste à Nouméa pour partir « en brousse », à Hienghène et aujourd’hui à Koné, parcours à rebours de l’habituel : finir sa carrière à Nouméa, en ville, est l’itinéraire « normal ». Son gendre est un kanak de la tribu de Jean-Marie Tjibaou, à Hienghène et elle nous montrait fièrement des photos de sa fille et de son petit-fils métis au milieu des siens. Pour l’heure, ils sont partis tous les trois… en Auvergne pour trois ans. Son gendre fait une formation de soudeur et reviendra dans son pays quand il sera prêt à le faire bénéficier de ses nouvelles compétences.

Je viens de terminer un livre sur et de Louise Michel, Matricule 2182, qui contenait notamment de nombreux extraits de son séjour en Nouvelle-Calédonie, où elle fut condamnée à être « transportée » après la Commune. Image étonnante de cette femme à la candeur indomptable, qui devint l’amie des Kanaks et sut les comprendre et les défendre quand la plupart des colons et des militaires ne voyaient en eux que des « sauvages ».

mercredi 28 octobre 2009

Il n’y avait pas foule, paraît-il, à la conférence de Marie-Aude au château Grimini de Pouembout. Un seul enseignant de Koné s’était déplacé, celui qui l’avait reçue le matin même et qui était venu avec sa femme et leur bébé de deux mois… Les autres étaient restés chez eux et Michelle, la principale, n’était pas là non plus. En revanche de courageuses bibliothécaires et documentalistes de la côte Est n’avaient pas hésité à traverser la Grande Terre pour venir entendre Marie-Aude, qui est rentrée vers 20 h avec Jean et Brigitte. Marie-Aude avait préféré que Constance et moi n’y allions pas. Elle a peur de se répéter devant nous.

Nous arrivons de Koné après trois heures et demie de route. Nous sommes partis vers 7 h du matin, laissant à regret le merveilleux hôtel Hibiscus et notre hôtesse, Cécile Kubeck. Aujourd’hui, c’est le jour de la remise officielle du prix Livre, mon ami, au centre culturel Jean-Marie Tjibaou, l’un des derniers grands travaux mitterrandiens, réalisé par l’architecte italien Renzo Piano. Une des fiertés architecturales de l’île et de la région, avec l’opéra de Sydney.

Jeudi 29 octobre 2009

J’écris sur un ordinateur qui s’obstine à se croire le jour d’avant. Je suis jeudi et « il » est mercredi. Il s’en faut de dix heures. Nous résorbons rationnellement cette anomalie en parlant de décalage horaire mais tout se passe comme si ce que j’écris ce matin s’enfuyait à l’instant hier soir. Le temps n’a plus rien d’absolu parce que je suis dans un autre espace. Tout est devenu relatif.

Marie-Aude a reçu hier son trophée Livre, mon ami au centre culturel Tjibaou. La cérémonie a fait se succéder sur la scène un nombre impressionnant d’enfants : rap sur les titres des ouvrages de l’auteur, chorales, chorégraphies sur un slam de Grand Corps Malade. C’est Fred Fichet, un sculpteur métro installé depuis vingt ans en Nouvelle-Calédonie, – il avait épousé une Calédonienne qui, m’a-t-il dit, est repartie en France tandis que lui restait là - qui avait fabriqué le trophée. Les infos télévisées du soir ont consacré quelques instants à la remise du prix et Les Nouvelles de ce matin un petit article avec photo de la récipiendaire. Un petit goûter a été offert aux enfants par l’association, ce qui nous a valu de discuter avec les uns et les autres. Corinne Albaut était là et nous a invités chez elle ce soir.

Pour moi le plus intéressant est ce qui a suivi : une visite du centre, en compagnie de Francesca ( ?), une jeune guide kanak qui, chemin faisant, nous a parlé aussi et surtout de la culture de son peuple et de la façon dont elle la vivait et la ressentait. Je sais que je l’ai écoutée avec attention, que je lui ai posé des questions, mais je n’ai réalisé que ce matin au réveil la force qu’avaient pris ses propos dans mon esprit. Il y a dans le centre un chemin qui évoque les cinq étapes de la vie kanak, de la naissance du premier homme à sa renaissance. Malheureusement, nous n’avons pas eu le temps de l’emprunter. Autrefois, nous a raconté Francesca, le défunt était confié, enveloppé dans une étoffe, aux racines d’un banian. Un gardien, revêtu d’un masque, lui était assigné, qui pouvait rester plus d’un an à veiller le corps, la tribu pourvoyant à son alimentation. Puis lorsque le temps du deuil était accompli, le corps était déposé dans une grotte. Donc pas d’ensevelissement, pas d’incinération. La civilisation française a évidemment rendu impossible ces rites funéraires, et leur a substitué les sépultures chrétiennes. Mais sur Ouvéa, nous avons entraperçu des cimetières au bord de la route : pas de tombes en marbre, mais un poteau fiché en terre, et orné d’étoffes multicolores nouées au bois vertical.

vendredi 30 octobre 2009

Dernier jour d’animation pour Marie-Aude. Ce matin, c’était deux classes de CM2. Anne-Marie est venu nous rechercher vers 10 h 30 car la seconde classe avait préparé une multitude de plats locaux tous plus délicieux les uns que les autres. Constance et moi avons été accueillis avec la fameuse chanson « mon cœur est en Calédonie », qui est devenue une sorte d’hymne inscrit au répertoire de toutes les chorales scolaires. La jolie maîtresse aux yeux d’or avait fait superbement travailler les enfants.

Le temps est maussade aujourd’hui sur Nouméa. Il a plu et alors que Constance et moi attendions notre bus sous un soleil éclatant, nous en sommes descendus place des Cocotiers sous une averse, juste pour nous réfugier à l’Atelier des femmes (où Constance a trouvé un collier). Notre après-midi de courses en a été un peu refroidie. La pluie ayant cessé, nous avons quand même pu circuler dans le Chinatown local et faire une ou deux emplettes. Mais je sens bien que je ne suis pas le complice de shopping idéal pour ma fille.
Hier soir, nous avons dîné chez Corinne et son compagnon, qui vivent dans une résidence-hôtel dominant l’anse Vata. Demain, si le temps le permet, le mari de Juliette, Paul Maes, nous emmène faire une balade dans son hélicoptère.

Dimanche de la Toussaint

Je suis retourné à la messe dans l’église du Vœu, bien pleine à l’office de 7 h du matin.
Je reviens sur la balade en hélico d’hier. Samedi matin, Juliette nous a donc appelés : « Le temps est Ok, je passe vous prendre et vous conduit à l’aérodrome Magenta, Paul vous emmène dans le Sud ». Notre pilote est un petit homme noueux, aux gestes précis, plutôt rassurant, mais peu loquace, nous a prévenu Juliette. Mais a-t-elle ajouté, il répondra à toutes vos questions. Je suis impressionné en montant dans la cabine de l’hélico vert pomme. Un quatre places. C’est mon baptême d’hélico, pour Constance aussi. Paul nous fait coiffer chacun un casque audio qui va nous servir à communiquer pendant tout le voyage. Je monte à l’avant, Constance et Marie-Aude sont derrière. Juliette nous prend en photo. Paul démarre sa machine qui monte en puissance. Dialogue avec la tour de contrôle. En souplesse, l’engin quitte le sol et file à deux ou trois mètres au-dessus du sol pour prendre la piste et décoller comme un avion. Très vite nous sommes au-dessus de l’océan. Nous volons à 500 pieds, altitude déclarée au contrôleur aérien (une jeune femme, d’après la voix) et qui s’affiche sur l’altimètre. Je filme. Nous volons à 180 km/h mais l’océan sous nos pieds semble presque immobile. Paul tient dans sa main droite un petit manche recourbé qui ne paye pas de mine. Il a aussi une pédale sous chaque pied. Rien de spectaculaire dans un pilotage économe de gestes. Nous quittons la mer pour entrer sur la Grande Terre, par une ria. Nous survolons une crête couronnée d’éoliennes et nous redescendons vers un ancien bagne. Paul nous signale, au milieu d’une anse une curieuse baignoire de pierre, émergeant de l’eau, restes d’un jacuzzi construit autrefois par les Japonais sur une source d’eau chaude. Des voiliers sont abrités dans des criques et leurs passagers nous font de grands signes quand nous passons au-dessus d’eux. Puis le terminal maritime de l’usine de Goro se profile. Un long tapis roulant file du port minéralier jusqu’à l’usine que nous survolons. Les installations, gigantesques, pourraient être celles d’un grand pays. Paul nous signale les tas de soufre, de calcaire et de charbon. L’usine va vivre en autarcie, produisant même son électricité, dont elle restitue les excédents pour alimenter Nouméa ! Un peu plus loin, nous voyons les habitations où vont vivre les employés de l’usine, vues de haut une succession de petites boîtes, comme des Algécos. Un peu plus de 1000 personnes en période courante travailleront là, dans un décor spartiate, il y en a eu jusqu’à 4000 pour construire le site. Paul dirige son appareil vers les cascades de la Madeleine que nous survolons. Il nous propose de nous dégourdir les jambes et atterrit à côté de la rivière des Lacs, posant délicatement l’hélico sur une petite plate-forme naturelle. Il coupe le contact et c’est tout simple : nous sortons et nous retrouvons sans transition en pleine réserve naturelle, dans un silence à peine troublé par des chants d’oiseaux et le bruit de l’eau.


Paul nous montre des roches pleines de minerai et nous fait découvrir une plante carnivore, une petite fleur rouge minuscule. Il est finalement plus bavard que nous. Nous redécollons aussi naturellement que nous sommes arrivés. Constance est montée devant, à côté du pilote. Paul nous signale la plaine du Champ-de-Bataille où les tribus canaques se faisaient la guerre. Nous revenons sur Nouméa. Paul prend l’axe de la piste comme le ferait un avion et au ras du sol, file jusqu’au cercle jaune où il pose son insecte vert. Pilotage précis, impeccable. Nous le remercions chaleureusement et Juliette nous raccompagne au Ramada Plaza.


Après-midi shopping à Nouméa. Mais écourté car les magasins ferment dès cinq heures.

mardi 3 novembre 2009

Retour vers Paris, dans la nuit et le froid (relatif) de cet automne. Le voyage de retour quoiqu’ayant duré près de 30 heures, de porte (d’hôtel) à porte (de maison) nous a paru moins long et fatiguant que celui de l’aller. Il faut dire que le dernier week-end s’est passé calmement.
Dimanche, même, le temps était maussade sur Nouméa, bruineux, comme pour ne pas nous faire regretter de quitter le territoire. Les membres du comité sont venus nous dire au revoir au Ramada Plaza. Nous avons pris un verre ensemble et Marie-Aude a improvisé un bilan de son séjour, de ce qui avait marché (ou pas). C’est Jean et Brigitte qui nous ont accompagnés à l’aéroport. Nous avons décollé lundi vers 00 h 30, heure locale. L’escale à Séoul a été plus courte. Pendant le trajet, nous avons alterné lecture et visionnage de films : au total, nous étions moins abrutis qu’à l’arrivée à Nouméa. Nous avons également reconquis, en revenant, les fuseaux horaires que nous avions perdus en partant, avec en prime, l’heure d’hiver.


Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...