04 octobre 2015

Qu'est-il arrivé à Christophe Honoré ?

Sur la littérature jeunesse

Qu’est-il arrivé à Christophe Honoré, "écrivain et cinéaste", entré dans la carrière artistique qui est la sienne par la porte du roman pour la jeunesse ? Celui qui préside depuis le 8 septembre aux destinées du Centre de promotion du livre jeunesse en Seine-Saint-Denis, lequel chapeaute le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, vient de produire à un mois d’intervalle, dans le Monde des livres, deux critiques assassines de jeunes auteures pour la jeunesse qui ne méritaient sans doute ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Roland Barthes disait : « C’est l’insistance d’une conduite qui en livre la signification ». Or, M. Honoré insiste et signe, puisqu’il bénéficie dans un quotidien encore prestigieux d’une tribune, baptisée Jeunesse oblige, qui est sans doute méritée mais qui devrait l’inciter lui aussi à respecter quelques obligations. Jugez-en.

Le 3 septembre 2015, sous le titre Un roman vieillesse, notre écrivain-cinéaste-auteur jeunesse-critique-à-ses-heures démolit un premier roman, celui de Cécile Hennerolles, Vladimir et Clémence paru chez Grasset Jeunesse. Je devrais plutôt écrire : démolit Cécile Hennerolles elle-même, tant la critique se déploie surtout ad hominem (en l’occurrence ad mulierem). M. Honoré ne résiste pas au plaisir un peu sadique de mettre en scène pour nous la malheureuse auteure devant son ordinateur, s’exclamant « au terme de chaque nouvelle phrase saccagée » […] : «Et voilà le travail ! ». Il la décrit « persuadée que la convention, la médiocrité de son écriture était la marque d’une tradition », et qualifie en outre cette écriture de « miteuse ». Mme Hennerolles écrit « pauvre », avec « la modestie d’une écriture sans invention », car elle est convaincue que c’est ça, « bien écrire pour enfants ».

Après une telle exécution en règle, on se demande ce que notre auteure, taxée au passage « d’inconscience » et « d’ignorance » aurait dû faire pour s’épargner un tel déluge de compliments. Eh bien, elle aurait dû mener « les combats inévitables qu’un écrivain doit mener en littérature jeunesse ». Tadam ! Qu’est-ce à dire ? M. Honoré propose à l’auteur jeunesse une sorte de djihad (intérieur, rassurez-vous) : rien moins que « d’effacer l’enfant de sa tête » et surtout ne jamais tenter de « s’assurer d’être compris » (sic). Le souci d’être lisible, le fait d’assigner à son écriture un horizon de réception, nuiraient donc gravement à l’auteur jeunesse ? Ne peut-on à notre tour imaginer que le jeune Honoré a été abonné à la revue Tel Quel avant de l’être à Pomme d’Api ? La suite tendrait à le confirmer.

De cet enfant, M. Honoré a en effet une vision très précise. Ce n’est pas celui qui « bouge tout le temps » comme le prétendrait Mme Hennerolles, mais un enfant plongé dans « l’immobilité », « la solitude terrée, la torpeur exaltante », etc. Qu’il oppose à l’auteure sa propre vision, qui est peut-être tout simplement celle de l’enfant qu’il a été ou d’un qu’il connaît, passe encore, mais qu’il prétende que cette immobilité est une « qualité commune à toute enfance », n’est-ce pas vouloir ranger tous les enfants d'aujourd'hui, sans doute mis sous Ritaline, dans un même casier à bouteilles, le sien ?

Le 2 octobre, notre écrivain-cinéaste-auteur jeunesse-critique-à-ses-heures récidive dans la même tribune qu’il occupe toujours, cette fois sous le titre Menu enfant. Sa nouvelle victime, Alice Brière-Haquet (ciel, encore une femme !) semble avoir commis d’emblée un crime impardonnable : « la sortie simultanée de cinq livres en librairie ». Ce « genre de record » la disqualifierait aux yeux de notre critique, sans autre forme de procès. Ça ne peut arriver qu’à des auteurs jeunesse, ça, madame, pas à des écrivains, des vrais. Si M. Honoré admet la « sournoiserie » de cette distinction, c’est quand même le premier coup de hache qu’il abat sur notre malheureuse (bis) auteure. Vous ne pouvez pas être un écrivain, un vrai, si vous publiez cinq livres simultanément. Quand on connaît un tant soit peu les tours et détours de la production d’un livre, illustré de surcroît, et considérant que chacun d’eux n’a peut-être pas le volume d’un Belle du Seigneur, il peut arriver, oui, à un auteur jeunesse qui émarge à plusieurs maisons d’édition, parfois oui, par nécessité économique M. Honoré, de sortir simultanément plusieurs livres dont la mise en chantier et la réalisation ont pu s’étaler sur une, deux voire trois années. On appelle ça les hasards de la programmation. En faire le reproche à un auteur paraît complètement déplacé, surtout si c’est uniquement pour l’écarter sous ce prétexte de la catégorie, que dis-je, de la dignité, d’écrivain.

Mais attention, la hache va s’abattre à nouveau. Magnanime, notre critique veut bien retenir encore un instant son bras en accordant des circonstances atténuantes à sa nouvelle victime : c’est sûr, c’était un ouvrage de commande et une « nécessité » – il ne précise pas économique, ce serait trop vulgaire, mais le pense très fort - a « contraint » cette pauvre fille, un « pouvoir […] s’exerce sur cette auteure », celui de l’abominable Castor (poche). En bref, elle ne peut pas avoir écrit cette daube dans « un geste libre d’écriture ». On accordera à notre démolisseur en chef qu’il fait preuve là d’un zeste d’empathie, certes paternaliste, mais quand même. C’est ce qui explique sans doute que dans la suite de sa tribune, il s’oriente vers le livre plus que vers l’auteure. On est soulagé pour elle. C’est le livre qui est haché menu, et non Alice Brière-Haquet (qui a répondu ici) comme l’avait été Cécile Hennerolles un mois auparavant.

Qu’ai-je envie de dire à M. Honoré après avoir lu ses deux recensions ?

D’abord, que s’il ne veut pas accréditer « l’idée que le livre pour enfants est un sous-livre rédigé par des non-écrivains », idée contre laquelle il s’était vaillamment insurgé dans le Monde du 7 avril 2010 pour défendre la subvention du département de Seine-Saint-Denis au salon de Montreuil, il devrait utiliser sa tribune non pas à s’acharner sur de jeunes autrices dont il juge à tort ou à raison les ouvrages médiocres, mais à montrer au contraire quelles œuvres pour la jeunesse contemporaines relèvent de la littérature avec un grand L, et pourquoi. Ce serait beaucoup plus utile pour la cause qu’il veut défendre puisqu'il la préside désormais.

Ensuite, j’ai envie de lui écrire qu’il se trompe de cible. Ce n’est pas l’écrivain qui est responsable de la qualité d’un livre, c’est l’éditeur. L’écrivain écrit, l’éditeur édite. C’est celui-ci qui décide de publier ou non un texte. C’est lui qui décide de ce qui a de la valeur ou pas pour le public qu’il vise. S’il s’est trompé, cela ne peut-être imputé à l’auteur, même s’il est évidemment possible et même souhaitable d’entamer un dialogue critique avec ce dernier.

Enfin, je crois que lorsqu’on cumule les casquettes comme d’autres les mandats, il ne faut pas oublier ce qu’on a été, un jeune auteur, un débutant, qui peut avoir besoin d’encouragements plutôt que de coups. Et après tout, si on n’a pas aimé un livre, on n'est pas obligé d’en parler, sauf à vouloir faire, avec le petit pouvoir parisien qu’on s’est fabriqué, un « carton » sur quelqu’un, un petit de surcroît, qui ne pourra pas vous répondre et dont vous n’attendez aucun renvoi d’ascenseur.

Bien sûr, je vous cite encore, il y a sans doute une « masse de livres idiots [qui] fait barrage entre l’enfant et la vraie littérature ». Mais ce n’est pas une spécificité de la littérature pour la jeunesse, que je sache. Et dans ce domaine, il en faut pour tous les goûts, des livres qui se déplient, qui flottent dans la baignoire, il faut des « Petit Ours brun va sur son pot » autant que des Harry Potter, des abécédaires en carton et des « vrais » romans de l’école des loisirs. Qu’il y ait avec cette diversité le risque que du moins bon voire du médiocre se glisse dans ce qui est offert aux enfants et à tous ceux qui leur prescrivent les livres, c’est indéniable. Mais je pense vraiment que le devoir d’un critique est de montrer le meilleur, d’expliquer inlassablement pourquoi c’est le meilleur, plutôt que de s’acharner sur ce qu’on n’a pas aimé. D'inviter à la lecture, en somme.

Aussi, je crois ne pas être le seul à attendre votre troisième tribune avec vigilance, monsieur le président du CPLJ.

PS1 : Et merci à Clémentine Beauvais d'avoir attiré notre attention sur Jeunesse oblige.

PS2 : A lire aussi la réaction de Cécile Boulaire et de Vincent Cuvellier, auquel j'ai répondu.


01 septembre 2015

La famille chrétienne n'existe pas

Pour désenchaîner Éros



Sous ce titre provocateur choisi par son éditeur (Albin Michel), André Paul passe la première session du Synode sur la famille (qui s’est tenue en octobre 2014) au crible des thèses qu’il a soutenues dans son livre précédent, Éros enchaîné, qui inventoriait les « maladies religieuses du sexe » et établissait leurs origines, au terme d’une enquête historique rigoureuse. Se livrant cette fois à un examen aussi serré des éléments de langage produits par le Vatican pendant et après l’assemblée des évêques, il montre que toutes les « ouvertures » manifestées dans le rapport provisoire ont été refermées dans la Relatio Synodi finale et il explique pourquoi. A la veille du second round qui se déroulera en octobre 2015, son livre souligne la distance qui sépare toujours, et de plus en plus, les documents du Magistère de l’Église, de Pie XI à Benoît XVI, de ce qu’il nomme la « société réelle » contemporaine, celle du démariage, selon l’appellation proposée par Irène Théry. Il analyse, à l’aune de l’histoire des idées qu’il avait brossée dans Éros enchaîné, la pertinence des cadenas posés par les papes du XXème siècle sur l’exercice de la sexualité humaine et notamment le plaisir, qui semble être le véritable « point aveugle » de leurs réflexions : procréationnisme hérité des Pythagoriciens via les deux Alexandrins, Philon le Juif et Clément le chrétien, interdiction de la contraception moderne, culpabilisation des divorcés-remariés, condamnation des « actes de l’homosexualité intrinsèquement désordonnés » (selon le § 2357 du Catéchisme de l’Église catholique de 1992), sont examinés de façon critique et argumentée.


A l’emploi un peu dégoulinant du mot « miséricorde » - non pas celle vivifiante et réellement cordiale de Dieu mais celle, mortifère, d’hommes hors du monde penchés sur de pauvres pécheurs – André Paul suggère de substituer sur toutes ces questions « l’empathie évangélique », dont son ouvrage livre en conclusion, avec les voies et les moyens qu'elle pourrait emprunter, l’esprit même. Comme il y a urgence, l’auteur s’engage dans cette croisade d’idées avec toute la force de son savoir et la verve de son style volontiers polémique. L'Église saura-t-elle répondre "au défi de la société réelle", sous-titre de son livre ? A l’instar de beaucoup de « catholiques d’ouverture », Paul observe les paroles et les gestes du pape François, espérant que celui-ci puisse apposer sa marque progressiste sur l’Exhortation apostolique qui conclura le Synode d’octobre prochain. Mais sans illusion.


20 février 2015

Comment faire rire un paranoïaque ?

 


C'est le jeune professeur de philosophie, finalement démissionnaire du lycée Averroès de Lille, Soufiane Zitouni, qui a attiré mon attention et piqué ma curiosité sur ce titre et sur ce livre qu'il citait dans sa tribune parue dans Libération le 14 janvier [2015] dernier.

Il s’agit d’un recueil de textes divers, conférences, rassemblés en 1996 et écrits une quinzaine d’années auparavant, au début de la décennie 80. La critique des dérives des disciples de Lacan est parfois forte. Roustang, lui, opte pour une ligne claire, ne cédant jamais à l’ésotérisme ni au clin d’œil pour initiés, du style "comprenne qui peut". Et il ne renonce pas à poser des questions qui fâchent.

Ainsi : pourquoi certains analystes en viennent-ils à considérer le terme de guérison comme un quasi gros mot ? La guérison est un thème qui court comme un fil rouge dans les différents textes de Roustang. Bien sûr, ce terme n’a pas le même sens pour un analyste que pour un médecin. La guérison, ce n’est pas « la restauration de l’intégrité antérieure », la restitution de celle-ci au patient, mais au contraire « la production d’un état qui ne lui a jamais été donné ». C’est pourquoi l’analyse, qui semble tellement tournée vers le passé – beaucoup la critiquent pour cette raison et s’y refusent sous ce prétexte – est en fait tout entière aspirée par cet état futur, à venir. Premier paradoxe.

Second paradoxe : au commencement est la souffrance, c’est dans et par la souffrance que nous nous reconnaissons comme sujet et, dans l’analyse, la régression avive cette souffrance dont nous refusons de guérir, puisque la guérison signifierait la fin de ce sujet-là, que nous perdrions à peine l’aurions-nous entrevu. La souffrance à un aspect positif : elle est aussi une force, celle-là même qui peut aider à pousser l’affect vers la « bonne » représentation. Et c’est quand même elle qui nous fait demander la guérison.

Sans doute y a-t-il à l’origine de la psychanalyse un conflit entre deux buts, connaître et guérir qui sont aussi deux voies qu’emprunte l’analyse. Soit, par la remémoration de l’infantile, par les rêves, l’association libre, le souvenir raconté à nouveau, accéder à une « prise de conscience » (qui serait aussi une « prise », opérée sur l’inconscient ?) de l’origine des tensions psychiques ou, pour accéder à la guérison que la seule remémoration ne permet pas, opérer une répétition en acte, cette fameuse perlaboration (Durcharbeitung) qu'autorise le transfert.

Quels sont les traits qui permettent d’identifier la guérison ? « L’indépendance du patient, l’augmentation du plaisir et de l’action, la communication facilitée. » L’analyse, dit fermement Roustang, ne peut pas ne pas se donner le but de la guérison en ce sens-là, guérison qui n’aboutit pas forcément, d’ailleurs, à l’éradication de tous les symptômes gênants.

Le transfert est « ce remède merveilleux dont on est incapable de se passer ». Car j’ai « besoin d’un autre qui m’accepte, me reconnaît, qui me comprend, me tolère et ne me juge jamais ». J’ai noté alors : « n’est-ce pas aussi la définition de l’ami ?"

Le transfert est le lieu de reproduction de la névrose.

Le transfert a deux sens : à l’origine de la névrose, il y a le lien entre un affect et une représentation « inadéquate » de celui-ci, incapable donc de l’exprimer. Dans ces conditions, « le but de la thérapie est de rétablir la liaison de l’affect avec la représentation convenable » en « transférant » l’affect d’une représentation vers une autre. Mais transfert a aussi un sens plus immédiat : il s’agit du lien qui s’établit du patient avec l’analyste. De ce lien, peut naître une névrose de transfert, qui témoigne du refus de guérir de l’analysant, c’est-à-dire de mettre un terme à l’analyse, refus parfois partagé par l’analyste.

La première tâche de l’analyste vis-à-vis de son patient est de lui apprendre à associer, « sans retenue ». Il s’agit de passer de la parole « imposée » en société, à la « déparole ». Pour cela, analyste et patient doivent construire conjointement « une autre scène ».

D’une certaine façon, le psychanalyste, qui initie le patient au monde du rêve, du désir, des fantasmes et des pulsions, est un « mystagogue ». Cette dimension d’initiation forme, avec la guérison et le transfert une sorte de triptyque que Roustang, analysant le style de Freud, met en correspondance avec les genres littéraires qu’il détecte dans son œuvre : respectivement analytique, rhétorique et poétique.

 


11 janvier 2015

Soumission

  De Huysmans à La Mecque en passant par Rocamadour...


       Soumission, de Michel Houellebecq, est l'histoire d'une conversion, celle de François, le héros du roman, qui se raconte, au dernier chapitre du livre, engagé encore au conditionnel dans les ultimes étapes d'une adhésion opportuniste à l'islam, devenu sinon première religion de France du moins soutien du parti dominant, après l'élection, en 2022, d'un président musulman. Authentique ouvrage de spiritualité pour notre temps (mais oui !), pimenté des intermèdes érotiques dont il semblerait que l'auteur ait besoin pour relancer son écriture et ne pas s'endormir sur son clavier, c'est tout aussi indiscutablement un récit de politique fiction dans une France identifiable à quelques personnages de la société du spectacle, Bayrou, Pujadas, etc. - certains férocement caricaturés - projetés dans ce futur proche avec d'autres, de pure invention ceux-ci.

François est un universitaire quadragénaire qui a consacré une thèse - et sept ans de sa jeunesse - à Huysmans, un écrivain naturaliste de la deuxième moitié du XIXème qui s'est converti, lui, au catholicisme. Le parcours de François fait donc écho à celui de l'homme qu'il connaît le mieux puisqu'il a tout lu de lui, et qui l'accompagne tout au long du roman.

On sait aussi, grâce à l'interview donnée par Michel Houellebecq à Sylvain Bourmeau que l'auteur lui-même a évolué sur la question de Dieu. Avant, "il avait l'impression d'être athée", maintenant "pas vraiment" mais "vraiment agnostique". Son athéisme, précise-t-il, "n'a pas vraiment résisté à la succession de morts que j'ai connue". Dans l'ordre, son chien et ses parents.

       Ces trois conversions, celle d'un écrivain oublié, celle d'un personnage de fiction et celle, encore work in progress, de son créateur, constitueraient donc la matrice qui a engendré Soumission.

Que ce livre soit sorti le jour même où la rédaction de Charlie Hebdo était massacrée par deux frères (sans majuscule) musulmans auto-revendiqués et où son auteur faisait la couverture de l'hebdomadaire satirique en question, n'est sans doute qu'une fâcheuse coïncidence car quoiqu'en aient dit certains, Edwy Plenel par exemple, Houellebecq n'est ni plus ni moins islamocritique qu'une caricature de Mahomet. Certes, on peut lui reprocher de jouer massivement dans ce roman avec une hypothèse politico-religieuse qui fait peur dans certaines chaumières, qui fait l'essentiel du fonds de commerce du Front national, chez nous et ailleurs, et qu'il avoue lui-même être "peu vraisemblable" dans l'interview citée : la prise du pouvoir en France par un parti musulman. Mais n'est-ce pas le droit voire le devoir d'un écrivain - et c'est sans doute la forme très particulière de l'engagement de Houellebecq en littérature - de pousser la fiction au plus près de nos fantaisies et de nos fantasmes, aussi absurdes qu'inavoués, pour les débusquer ? Jusqu'à agiter malicieusement le chiffon chiite d'un ayatollah longtemps nourri sur notre sol : "Si l'islam n'est pas politique, il n'est rien" (Khomeyni)(223)

Pour cette raison, je créditerais volontiers Houellebecq de cette "honnêteté anormale" (43) que la jeune amante de François, la juive Myriam, lui attribue. Ou, en termes sartriens, d'absence totale de mauvaise foi. Disant cela, je n'exclus pas que notre auteur soit aussi un malin et sache tirer tous les bénéfices d'une observation aiguë du monde contemporain et de ses travers pour s'assurer un succès de librairie, au besoin en scandalisant les bien-pensants de tout poil ou en surfant sur la connerie profonde. Mais ce sont sans doute les jaloux de ce succès qui l'accuseront d'avoir eu des mauvaises intentions en convertissant François à l'islam plutôt qu'au catholicisme, ce qui était son intention initiale.

Soumission est le livre d'un héros triste et peu à peu arraisonné par l'ennui, qui ressemble peut-être à son auteur. Mais plein d'humour aussi, tantôt vachard tantôt dans l'autodérision. Le narrateur assiste impuissant à la fin d'une époque et ne sait pas encore quelle place il aura dans celle qui commence. N'est-ce pas notre situation à nous, lecteurs ? Cette fin risque aussi de le priver de la seule femme qu'il aime, Myriam la déjà nommée, une de ses jeunes étudiantes (soit vingt ans de moins que lui). Avis aux femmes, l'amour pour Houellebecq ne se paie pas de mots. "L'amour chez l'homme n'est rien d'autre que la reconnaissance pour le plaisir donné" (39). Cette définition crue, sans fards, relève de la même "honnêteté anormale" qui a dû séduire Myriam, laquelle, pour le plus grand bonheur des deux, aime prodiguer à François de généreuses fellations, dont le bénéficiaire sait lui être reconnaissant. Cet amour, toutefois, ne suffira pas à la retenir, en quoi il aura montré ses limites masculines, sinon misogynes.

A Rocamadour où, ayant fui Paris, il passe quelque temps à l'hôtel, François est "catalogué : un célibataire, un célibataire un peu cultivé, un peu triste, sans grandes distractions" (165). C'est qu'il est aussi hanté par la vieillissement qui vient. Il sait que son corps va le lâcher progressivement, mais compte bien que sa bite fasse partie du dernier carré (99) et qu'in fine les plaisirs de la chère prennent le relais de ceux de la chair, si du moins il arrive à trouver la femme pot-au-feu "capable de se transformer en fille", idéal conjugal qu'avait imaginé Huysmans à l'âge de 28 ans, pour son premier roman...(97) Féministes s'abstenir ! Dans le sanctuaire, François passe de longues heures devant la statue "étrange" de la Vierge noire, devant ce mystérieux enfant Jésus, qui n'est déjà plus un enfant, mais "le roi du monde" (166). A Rocamadour, l'athéisme de François est sur le point de céder, un moment bercé ou forcé par la poésie insistante de Péguy. Mais le miracle n'a pas lieu. Et "définitivement déserté par l'Esprit", François redescend "tristement" [encore] les marches en direction du parking." (170)

C'est le tournant du livre. La trajectoire de François s'écarte définitivement de celle de Huysmans. Côté politique fiction invraisemblable, la Sorbonne a été rachetée par l'Arabie saoudite, comme un vulgaire club sportif parisien. Il faut dire que le Ministère de l'Education nationale a été "concédé" à la Fraternité musulmane, le parti du président Ben Abbès, par l'UMP-PS réunis pour faire barrage au FN. Robert Rediger, un universitaire qui a toujours tenu des positions pro-musulmanes, vient de se convertir et a pris la présidence de la prestigieuse université. Et François va pour la première fois se sentir désirable (249) quand celui-ci lui propose un poste très bien payé, et la perspective d'avoir comme Rediger "une épouse de quarante ans pour la cuisine, une de quinze ans pour d'autres choses..." (262) moyennant une simple formalité : sa conversion à l'islam. La rencontre avec Rediger est l'acmé du livre. C'est là que se déploie un long plaidoyer pour la religion musulmane et que le livre trouve son titre par la bouche de Rediger. "Il y a pour moi un rapport entre l'absolue soumission de la femme à l'homme, telle que la décrit Histoire d'O, et la soumission de l'homme à Dieu, tel que l'envisage l'islam." (260)

C'est en lisant un petit livre prosélyte de Rediger, Dix questions sur l'islam, que François achève de faire son choix en faveur d'une collaboration au régime, qu'il avait jusque là  rejetée. Rediger y a glissé une critique du christianisme, largement inspirée du premier Nietzsche et donc un peu éventée. Et il présente sérieusement l'islam comme "une chance historique pour le réarmement moral et familial de l'Europe", à vrai dire la seule chance : retrouver une "culture traditionnelle, encore marquée par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux anciens" (276). En somme, une véritable restauration, formellement très proche de celle à laquelle aspire l'extrême-droite française, ce qui ne laisse pas d'être troublant.

Avec ce livre, qui se lit d'une traite, Houellebecq ne fait pas seulement bouger les lignes. Il les dynamite, il les fait exploser. Il fouaille les pensées et les désirs les plus secrets et les plus immondes de son lecteur, les met à nu et lui demande, sans suggérer aucune réponse ni prendre parti lui-même : et toi, que veux-tu, comment te positionnes-tu, que décides-tu ? Son désenchantement nous décape au point de rendre dérisoire le prêt-à-porter politique, moral et religieux qui nous est proposé ad nauseam. Moyennant quoi, dans une optique très anarchiste ou situationniste, il nous invite à tout rejeter et à tout réinventer, sur les décombres de nos croyances apeurées et de nos idéologies exténuées.


19 novembre 2014

Djihâd

A nos enfants perdus

Le Monde débarque sur mon lit comme tous les matins avec ses nouvelles différées : l’écrit fait écho aux actualités parlées immédiates de la radio et de la télévision, que je n’écoute guère, et d’Internet surtout, nouveau fil énervé de l’Histoire en marche, petite et grande mélangées. L’écrit résonne après coup, étrange répétition qui confirme, amplifie ou raisonne l’émotion initiale, qu’une autre a déjà chassée. Aujourd’hui c’est une tuerie dans une synagogue de Jérusalem, ville trois fois sainte « au bord de l’embrasement » titre le quotidien, et en pages intérieures, les visages romantiques et barbus de jeunes gens, beaux comme des dieux grecs. Certains sont partis au djihad depuis nos tranquilles provinces, et se sont laissé filmer pour les yeux du monde entier en train de décapiter leurs semblables, ou du moins complices de cette activité macabre dont on peine à croire qu’elle puisse donner un sens durable à leurs vies. Reconnus au premier regard par leurs mères, incrédules, sur des images voulues aussi atroces qu’à Grand Guignol. Que vont devenir ces apprentis de la mort après ça, après cet étrange mariage de la guerre et du spectacle, après ces « noces barbares », exhibitions d’un nouveau genre ? Usant de l’épée, ils périront sans doute par l’épée, cent ans après leurs aînés, aussi absurdement mais sans gloire aucune, sans que leurs noms restent inscrits sur quelque fronton ou monument national. Leurs chairs seront déchiquetées par la frappe anonyme d’un drone dans quelque désert. Elles finiront d’y pourrir avec ces femmes violées et ces enfants massacrés par la volonté de  « saigneurs  » orientaux d’un autre âge, auxquels ils auront voué leur jeunesse française. Inexplicablement.

 « Tu as dit ‘inexplicablement’ ? » : raisonnements en chambre pour mon ami Jean qui réagissait à mon « Djihâd ».

Mon cher Jean, au risque de faire de l’histoire à la hache, je te signale que les aimables missionnaires de nos campagnes fin XIXème que tu évoques, aux méthodes souvent musclées, n’ont pas empêché l’envoi de millions de jeunes gens aux fantastiques boucheries du siècle suivant. Par ailleurs, il me semble que le laïcisme de l’époque, était autrement plus violent qu’aujourd’hui, de combat plus que de tolérance, car il s’attaquait à une Eglise qui était alors en force et imposait son ordre sinon sa foi à toute la société, par sa puissance temporelle et religieuse. Autre aspect des choses : en 14, la fraternité s’arrêtait à la frontière allemande et le « Boche » n’était pas notre prochain. Les croix de mission que tu célèbres ont vu s'enterrer les pères et les fils qu’elles venaient soi-disant d’évangéliser. Mais de quelle sorte d’évangélisation s’était-il agi pour que toutes ces horreurs aient été néanmoins possibles dans une Europe réputée bien plus chrétienne – du moins « christianiste » (Brague) - qu’aujourd’hui ? Les offenses de 70 n’avaient pas été pardonnées en 14. Les goupillons ont béni les sabres des deux camps sans barguigner.

L’adverbe qui concluait mon texte consacré au Djihâd, « inexplicablement », n’entendait pas clore la discussion. Il renvoyait plutôt à une double sidération, instantanée : celle des parents de ces jeunes gens, à bon droit stupéfiés par leur progéniture, et la mienne, la nôtre, devant les chiffres désormais publiés par la police, soit 1132 Français(e)s qui auraient été absorbés par les « filières de recrutement en Irak et en Syrie » (Le Monde du 19/11/14). Passée cette sidération, notre raison n’en finit pas, bien sûr, d’échafauder des explications, des plus rationnelles aux plus délirantes.

55% de ces jeunes seraient des « convertis », sans doute de rien à quelque chose. Car si on assiste bien aux marges des groupes religieux à une radicalisation destinée à combattre les effets de l'assimilation et de l'affaissement des traditions dans une société laïque, indifférente voire hostile aux religions, radicalisation ou du moins repli identitaire qui touche autant les catholiques (fondamentalistes, tradis, Civitas, Manif pour tous, Sens commun), que les Juifs (surtout en Israël par tentation obsidionale) et évidemment les « bons » musulmans mutant en mauvais « islamistes », on conçoit mal le passage direct d’une religion de l’amour, la chrétienne, à sa version musulmane la plus extrémiste. Les convertis viennent donc de ce rien, ce vide de l'esprit abandonné du fait de la déchristianisation massive de l’Occident, et ce en dépit du rebond dû à Vatican II et à ses ouvertures prophétiques, désormais menacées elles aussi, si rien n'est fait, par le repli catholique sur la Tradition.

Ces jeunes ont-ils brutalement résolu de quitter l’anomie sociale de leur province ou de leurs quartiers, le chômage insurmontable dans leurs trous perdus et les jeux vidéo en chambre, en voyant naître ce vrai royaume d’héroïque fantaisie qui les appelait – « califat », quelle trouvaille de marketing ! - taillé dans le vif comme au temps de Lawrence d’Arabie par des seigneurs tout-puissants avec droit de vie et de mort, entourés de femmes enfin soumises à toutes les volontés masculines, ponctué de massacres dignes des meilleures mises en scène du Seigneur des Anneaux et de ses avatars ? Ces littératures et images très présentes sur nos écrans, n'auraient-elles pas remis au goût du jour - pourquoi toujours dédouaner la culture de sa responsabilité dans la marche du monde ? - des mœurs féodales plus variées et plus distrayantes que celles de notre néo-capitalisme, mou et consumériste ? D'autres ont pu évoluer, certains itinéraires semblent le suggérer, d’intentions humanitaires initiales, généreuses, à une révolte authentique voulant s’attaquer aux racines de la pauvreté et des inégalités de notre monde, en créant de toutes pièces un royaume pur et sans tache et sa légion étrangère, où leurs idéaux seraient accomplis ( en clair,  une révolution, dont l’Occident n’a plus les clés, modèle 89 revu par Al-Bhagdadi et alii) ?

Si l’on regarde l’Histoire, toutes les époques ont connu ces départs  ou défections idéalistes. Au fond d’eux-mêmes et toute idéologie mise à part, étaient-ils si différents de nos djihadistes ceux qui rejoignaient les rangs des Républicains combattant Franco juste avant-guerre, ou, quelques années après, les maquis de la France résistante, ou plus près encore ces militants tiers-mondistes et autres « porteurs de valise » qui soutenaient le FLN dans sa lutte pour libérer le peuple d’Algérie du joug colonial ?

Olivier Roy, sans doute optimiste, donnait un an d’existence à Daech, dans une interview récente à Télérama. La démobilisation de ces apprentis-égorgeurs et autres stagiaires de la Kalach, du moins de ceux qui auront survécu, et leur réintégration familiale, judiciaire, psychique et simplement humaine sur le territoire national, si retour il y a, vont poser d’autres problèmes. Ni Pôle Emploi ni la mosquée de Paris ne sont sans doute prêts à y faire face, même au prix de formations accélérées... Le retour du fils prodigue chez papa-maman est improbable. Devront-ils rendre des comptes pour des crimes de guerre qui n’auront finalement concerné que de loin notre pays, de surcroît difficiles à prouver même vidéos à l’appui, ou une forme d’amnistie après un sérieux déconditionnement - commencé dans un salon de Roissy - est-elle envisageable pour ces  « sectaires  » ? Tels les vétérans du Vietnam, de l’Algérie ou de l’Afghanistan, mais bien moins légitimes qu’eux au regard des nations sinon d’Allah, seront-ils condamnés à se repasser à l’infini le film mental de leurs exactions, suivis par des psychiatres et soignés à coups de neuroleptiques ? Et certains ne garderont-ils pas à jamais le goût du sang, purificateur, surveillés à ce titre de plus ou moins près par la DCRI ?

Je me suis parfois demandé ce qu’étaient devenus ceux, heureusement peu nombreux, qui, dans les années 90, tranchaient au rasoir la gorge des jeunes filles qui se promenaient en mini-jupes dans les rues ou les bus d’Alger : sont-ils maintenant épiciers, bons pères, bons époux, bons croyants, faisant sauter leurs petits-enfants sur leurs genoux ? L’après de l’horreur engendre ses fantômes, qui ne sont, encore une fois, rien de plus mais rien de moins que « le travail dans l’inconscient des secrets inavouables d’un autre »*, que nous côtoyons tous les jours sans rien connaître de lui. De ces fantômes non plus, nous ne sommes pas débarrassés. Ils hantent l’humanité depuis Caïn.


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* J'emprunte cette définition du fantôme aux psychanalystes Abraham et Torok (in L'écorce et le noyau)

 



22 octobre 2014

Sur Zemmour

La vérité si je mens


La posture, l’assise même, d’un pamphlétaire ou d’un polémiste, tribun sans parti, électron plus ou moins libre, relèvent pour une large part des adversaires, bien institués eux, qu’il se donne en les réinventant au besoin. Zemmour n’échappe pas à ce régime de dépendance : il tient à ses ennemis, qui assurent son fonds de commerce : les féministes, les  « jeunes des quartiers », le néo-capitalisme qui émascule les producteurs pour en faire des consommateurs, les gays qui veulent imposer leur « désir du même » etc. Il en entretient une description, qui n’est que le reflet de ses aversions. D’aucuns parleraient de boucs émissaires, mais dont le polémiste, paradoxalement, se dit volontiers la victime, ce pourquoi il se défend d’eux en les attaquant, comme un moustique s’attaquerait au taureau. Le polémiste est un parasite de la vie comme elle va. Pas forcément inutile.


Donc, Zemmour : ce qui suit présente et commente une interview qu’il a donnée, disponible sous un format court (19 mn environ sur YouTube) et que je viens de découvrir via un de mes amis Facebook. Je regarde peu la télévision et les exhibitions-causettes. Je précise aussi que je n'ai pas lu Le suicide français, n'aimant pas la littérature décliniste qui prospère dans (et sur) notre pays.


« Il y a des choses qu’on ne doit pas dire aujourd’hui à propos des hommes et des femmes. » Zemmour dénonce un politiquement correct qui interdirait la discussion sur les rôles respectifs de chaque sexe, au nom d’un égalitarisme posé comme un absolu : « les hommes et les femmes, c’est pareil ». Moi, dit Zemmour (qui dit souvent moi-je), "je veux que ça continue à ne pas être pareil", parce que ce non pareil est le produit d’une civilisation à laquelle il tient. Au passage, on ne sait pas à quoi il tient le plus : cette « civilisation » (laquelle ?) ou ce qu’elle produit, ce non pareil. Quiconque, ajoute-t-il ne soutient pas ce discours (le sien, donc) passe aujourd’hui pour un « odieux macho, fasciste, etc. ». Comme le Komintern avait décidé de traiter de « fasciste » tout ce qui s’opposait au communisme, est traité aujourd’hui de « macho » tout ce qui est « traditionnellement masculin et viril ». Incluant sans doute M. Zemmour.


Les hommes sont de ce fait « perdus » et ne savent plus qui ils sont, et les femmes répètent « ah non, moi, je ne veux pas d’un macho » alors qu’elles ne savent même pas ce qu’elles veulent. Pour Zemmour, les hommes ne veulent plus être des hommes selon les critères traditionnels, des héros, des guerriers et ça, ce serait la faute à la guerre de 14-18, dit-il, et à la boue des tranchées, qui les auraient humiliés définitivement, en les mettant plus bas que terre (de fait, au fond des tranchées). Dans la Grande Guerre, ajoute-t-il curieusement, « le corps de l’homme change ». Pense-t-il alors au corps blessé, ou serait-il possible que la guerre elle aussi ait dévirilisé l’homme, ce qui serait paradoxal puisque selon Zemmour, l’essence de l’homme est d’être un guerrier. Par la fréquentation trop assidue des infirmières, peut-être ?


Il nous dit aussi que le capitalisme - occidental on présume - ne veut plus des producteurs, qui sont « en Inde ou en Chine désormais », mais des consommateurs et le meilleur consommateur, c’est la femme. Donc il faut transformer tout le monde en femmes, ce à quoi le capitalisme s’emploierait. On voit que là, Zemmour part d’un schéma simpliste où les hommes produisent pendant que les femmes consomment, en quoi il néglige, au moins, toute la contribution des femmes à l’économie, domestique, et surtout à la reproduction de la force de travail (qui manque déjà à nos amis allemands). Mais ce simplisme a une origine plus originelle qu’il assène plus loin : les hommes sont des chasseurs et les femmes, pas, attendant sans doute la côte de mammouth rôtie, blotties avec leurs rejetons au fond de la caverne. Zemmour doit regarder Silex and the city.


Enfin, dernier péché sociétal : des groupes « minoritaires », les féministes, les gays, travaillent à instaurer une forme d’indifférenciation entre les sexes, visant à imposer le « désir du même ». Zemmour reprend là une idée très répandue dans la Manif pour tous selon laquelle un homosexuel (ou une) serait amoureux de son double et l’on sait ce que cette idée fausse doit au mythe qu’Aristophane expose dans le Banquet de Platon, mythe qui a pourtant donné naissance aux genres pluriel, en voie de réhabilitation (lire sur ce sujet Eros enchaîné, d'André Paul). Comme si l’altérité fondamentale, celle du prochain biblique, n’était qu’affaire de sexe ou de genre !


La société, pour Zemmour, est devenue « morbide ». Cette maladie, c’est son impuissance. Pour combattre cette morbidité, « on affiche des femmes nues partout », car le vrai problème de notre société est de susciter, de réveiller le désir masculin. D’abord, on ne sait pas trop qui est ce « on » et puis il faudrait s’entendre : si le capitalisme veut avant tout des consommateurs, c’est avant tout le désir de consommer qu’il s’emploie à développer. Les femmes dénudées des publicités ne sont pas là pour exciter les hommes mais plutôt pour faire chauffer les cartes bleues, non ?


Le couplet contre « Madame Badinter » et « Madame de Beauvoir », les meilleures ennemies de Zemmour, est lui aussi curieux puisqu’il les accuse d’avoir commis un « hold-up idéologique » - Zemmour a le sens de la formule approximative - sur leurs sœurs prolétaires. Ces deux bourgeoises n’auraient jamais souffert personnellement de la domination masculine (qu'en sait-il ?) mais auraient « volé » ce statut de dominées à leurs consoeurs prolétaires, les seules vraies, pour en faire des livres et parler à leur place. Mais que fait donc Zemmour quand il parle des "hommes" en notre nom à tous ?


Les femmes savent-elles ce qu’elles veulent ? Zemmour rappelle l’interrogation de Freud, « Was will das Weib ? », « Que veut la femme ? » une femme déjà quelque peu essentialisée par cet article défini. Dans l’interview, une journaliste tente de répondre à la place des femmes, des choses somme toute assez simples, de bon sens : « apprendre, travailler, être libres de s’épanouir et de développer leur cerveau… » Mais pour Zemmour, les femmes ont déjà tout ça, et depuis longtemps et ce n’est pas une nouveauté. Et de prendre des exemples au XVIIIème siècle en évoquant Madame du Deffand qui correspondait avec Voltaire d’égale à égal. Une élite, reconnaît-il, alors que le paysan de l'époque n'est pas à la fête.Travailler ? répond encore Zemmour : les femmes ont toujours travaillé. Mais « les femmes créent moins et transgressent moins que les hommes parce qu’elles ont une forme d’intelligence différente de celle des hommes. » Et Zemmour d’enfoncer le clou : « Je suis désolé de le dire [et il peut l’être !], mais les grands génies sont des hommes ». Pourquoi ? Parce que les femmes ne transgressent pas et Zemmour de marteler d’un « c’est comme ça » pour essentialiser, de toute éternité, cet état de fait. Sur ce qui n’est pourtant assez largement qu’un produit de l’histoire, Zemmour propose d’interroger le « Bon Dieu » - la boutade en dit long sur son niveau de réflexion sur la nature des choses - pour en connaître l’origine !


« Qu’est-ce donc que le génie des femmes ? L’amour ? » interroge la journaliste, qui s’obstine, la maladroite, à vouloir leur en attribuer un... Zemmour cite alors Rousseau : « L’amour a été inventé par les femmes pour que ce sexe, qui devait obéir, domine ». L’origine de tout ça, dit Zemmour, « c’est que les hommes chassent et que les femmes ne chassent pas [sic]. Mais aujourd’hui on ne doit pas dire qu’ils ont des rôles différents, on doit dire qu’ils ont des rôles interchangeables, eh bien moi, je ne suis pas d’accord » Encore un moi-je. Cette interchangeabilité – prônée, théorisée – martèle-t-il, est en train de « détruire notre société. »

Passant au divorce, il affirme que c’est (encore !) la féminisation de la société qui est à l’origine du « divorce de masse ». L’indifférenciation est en train de tuer le couple car elle tue le désir. Dans une société traditionnelle dominée par les hommes, il y a les individus et la famille : le couple n’a guère d’importance, il n’est qu’un « passage », « un moment de passage ». Or aujourd’hui, c’est le couple qui est « déifié », « sanctifié » : on veut « se mettre en couple ». Zemmour évoque les « petits couples » dans la rue ; ce serait nouveau [?!], il n’y a plus d’individus autonomes : ils sont « couplisés ». Et comme le couple est mythifié, dans la réalité, on est forcément déçu, donc on divorce. Avant, on disait : on ne divorce pas pour les enfants, mais comme ce n’est plus la famille mais le couple qui est important, on divorce.

Zemmour cite alors Pascal Quignard selon qui le christianisme a rompu avec l’ordre grec en rapprochant eros et philia dans l’amour conjugal. C’est une tentative de féminisation de la société, car c’est « le vieux rêve des femmes, lier l’amour, agapè ou philia et le désir, l’eros. Or « traditionnellement », les hommes n’ont que faire de ce lien et même, ajoute Zemmour, c’est un « danger pour eux » (sic). « Le christianisme a tenté cette utopie » du « mariage d’amour » mais très vite les hommes ont repris le pouvoir dans l’Eglise et ils ont imposé leur « arrangement », avec l’amour dans le mariage et le désir à l’extérieur (« il y a des professionnelles pour ça », courtisanes ou putes, sans doute). Cette structure traditionnelle a repris le dessus, même dans une société chrétienne. On voit là que la « tradition » dont parle Zemmour relève davantage du théâtre de boulevard du XIXème siècle, fait de bourgeois cocus et de petites vertus, que d’une quelconque Tradition à laquelle ou pourrait mettre un grand T.


Mais quel danger menace donc les hommes, à mêler philia et eros ? Là, oubliant sans doute que l'auteur de La Chartreuse de Parme était authentiquement féministe, comme l’a reconnu Simone de Beauvoir elle-même, Zemmour fait donner le Stendhal de De l’amour : « au premier grain de passion, il y a le premier grain de fiasco ». En clair, l’homme qui aime la femme la sanctifie et n’arrive plus à la désirer, en fait « à bander ». Or aujourd’hui on somme les hommes d’aimer pour [avoir le droit de] désirer. Notons encore une fois que le lecteur de Zemmour ne sait toujours pas qui est ce « on » qui « somme » les hommes.


Dans les années 70, ajoute Zemmour, des femmes ont dit « nous aussi on ne va plus lier le désir à l’amour, on va s’en émanciper. » Elles ont pris des amants, se sont bien amusées. Le bout de cette évolution darwinienne, c’est Catherine Millet, qui est pour Zemmour « l’incarnation de cette idéologie », une sorte d’archétype, ajoute-t-il, presque admiratif. Mais en évoquant Millet et cette forme de réussite féminine, qu’en pense-t-il réellement ? Que c’est « bien » ? Que ces femmes qui ont délié le sexe de l’amour ont eu la vertu qui fait les vrais hommes ? M. Zemmour n’irait peut-être pas jusque là, dans sa mythique société traditionnelle préférée.


Mais, quoiqu’il en soit du modèle Catherine Millet et de ses émules, aujourd’hui, poursuit Zemmour, on est à rebours de cette évolution : « les jeunes filles, à nouveau obsédées par l’amour, ont retrouvé les comportements de leurs grands-mères », même si elles accumulent les amants. Le problème c’est qu’elles imposent ce régime d'amour aux garçons qu’elles tétanisent, tellement elles sont féroces, par exemple sur l’infidélité. Les garçons ne sont plus des hommes, des transgresseurs, ils sont féminisés, castrés et ils sont là, petits garçons de leur maman et de leur petite amie, qui est leur deuxième maman. Ils sont éternellement le petit garçon de leur maman, qui les a élevés toute seule, qui a « dégagé » le père à cet effet dans les années 70-80 et en plus ils sont la « copine » de leur petite copine avec qui ils partagent leurs crèmes de beauté, se montrent leur épilation... L’horreur absolue pour Zemmour.


A propos des images, il note « une espèce d’obsession du sexe dans les images de femme. » « Moi j’ai une explication » [c’est fou ce qu’il ressemble à Sarkozy à certains moments !]. C’est parce que les hommes n’arrivent plus à désirer qu’on leur invente un monde sur-sexualisé. Encore un « qu’on ». Car « au fond d’elles-mêmes, les femmes sont désespérées par ce comportement des hommes. » Dans cette civilisation – la nôtre, pas celle que regrette Zemmour - les jeunes garçons, soit se soumettent à cet ordre féminisé, soit essaient de  « se bricoler une sexualité  » qui, le plus souvent, est « ou ridicule, ou barbare, parce que ce n’est pas ritualisé. » Là les féministes ont raison, dit Zemmour [et « Madame Badinter » d’écarquiller les yeux, sûrement !], la virilité est dangereuse : les hommes sont fondamentalement violents, barbares, destructeurs. C’est pour ça que les femmes civilisent, canalisent. Ont-elles tort ou raison, à ce moment-là ? Zemmour ne l'avouera pas.


Au passage, parlons de l’évolution des films pornos, qui, grâce à Internet, sont devenus le fonds d’éducation sexuelle des jeunes : on est passé du film échangiste (style Brigitte Lahaie), libertinage de classes moyennes, que regardait Zemmour dans sa jeunesse sans penser à mâle, à des films « sans histoires, sans scénarios, où ils sont à dix sur une fille qu’ils tabassent plus ou moins : on jubile quand on voit ces films-là, parce qu’on se venge  », lui a dit un jeune homme  « bien sous tous rapports. » 


Alors évidemment, revenons à cette occasion sur les « jeunes de banlieue » autre essence sociale zemmourienne, comme LA femme : ils refusent la société féminisée et s’inventent eux aussi une virilité d’une « barbarie inouïe »: ils interdisent à leurs sœurs de sortir autrement qu’en survêtement ou voilées, parce qu’ils ont peur des femmes. Là, l’auditeur de Zemmour ne peut s’empêcher de sourire : ce n’est pas gentil, certes, mais est-ce vraiment d’une « barbarie inouïe » que d’obliger sa petite sœur à porter un survêtement ? Une journaliste, d’ailleurs, ne comprend plus : « Ils ont donc un comportement traditionnel ?   » suggère-t-elle, sous-entendant que M. Zemmour pourrait au moins approuver cette manifestation d’autorité mâle, de masculinité, sur la gent féminine, au lieu de tout critiquer ? Mais « non », répond Zemmour, qui tient visiblement à ostraciser les jeunes, leurs pères n’obligeaient pas leurs femmes ou leurs sœurs à sortir en survêtement. (sic). On est « au-delà du traditionnel ». Et d’évoquer, pour bien préciser ce qu’il appelle « au-delà », le drame de la jeune Sohane, brûlée en 2002 par le garçon qu’elle avait éconduit. Ce que Zemmour feint alors d’ignorer pour coller cette casserole aux « jeunes de banlieue  », c’est que ces violences au sein du couple sont la première cause de mortalité des femmes (1/7ème des décès), tous milieux et toutes ethnies confondues et qu'on peut douter légitimement que pérenniser (ou revenir à) cette forme de société idyllique dominée par les mâles soit un bon plan.


Enfin, pour Zemmour, s’il y a une tradition de contrôle strict des femmes par les hommes dans les pays musulmans, c’est parce que ceux-ci en ont peur : ils ont peur de ne pas être à la hauteur, donc ils les enferment, ils ont sûrs ainsi qu’ils ont une supériorité. C’est toujours le problème de l’homme, pour Zemmour, pathétique : il faut montrer une supériorité. Retour par Pascal Quignard et le phallus qui s’appelait chez les Romains le fascinus : il faut fasciner, les hommes veulent fasciner et les femmes veulent être fascinées. Et cette image a été construite « pour le bien des deux » : « sinon les hommes ne bandaient pas et les femmes n’avaient pas ce qu’elles voulaient. » Ce qui semble au passage suggérer que les femmes veulent donc quelque chose et le savent ? Donc, quitus est donné aux Romains et à leur fascinus mais pour ce qui est des banlieues, ils "délirent bien au-delà du comportement traditionnel", par réaction à la société féminisée : on est dans la folie barbare.  « La virilité humiliée par la féminisation est une virilité qui se barbarise. » C'est la faute aux féministes, encore ?


De ce tourbillon brouillon, il ne ressort pas un portrait précis de la société « traditionnelle » à laquelle Zemmour souhaiterait revenir (ou qu'il veut promouvoir ?). Les femmes doivent rentrer à la maison ? C’est monsieur qui doit décider de tout ? Notre polémiste paraît plutôt être, comme beaucoup de contemporains, largué par le monde tel qu’il est et tenté par le fondamentalisme ou la réaction. Et l’on pourrait reprendre à son propos, la question que Freud posait à propos des femmes : « Que veut M. Zemmour ? » 


27 septembre 2014

Éros enchaîné

Une généalogie des maladies religieuses du sexe




Dès les premiers chapitres de son encyclique Deus caritas est (Dieu est amour), Benoît XVI citait en 2005 le philosophe du nihilisme : « Selon Friedrich Nietzsche, le christianisme aurait donné du venin à boire à l’éros qui, si en vérité il n’en est pas mort, en serait venu à dégénérer en vice. Le philosophe allemand exprimait de la sorte une perception très répandue : l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? » (§ 3)

Reprenant à nouveaux frais l’interrogation du pape émérite, et proposant d’autres réponses, ce n’est pas un poison que dénonce André Paul dans son nouveau livre, mais des chaînes, qu’il entend bien briser. Il commence d’ailleurs par une manière de « coming out » personnel. Non que ce savant bibliste et historien nous dévoile soudainement quelque orientation tenue jusqu’ici secrète ! Mais que de façon plus forte et plus signifiante, avec les premières pages de son livre consacrées à des « ouvertures » inédites sur ses années d’apprentissage, il nous offre à lire l’itinéraire singulier d’un homme qui, de son propre aveu, est né paganus au XIXème siècle pour être projeté catholicus au XXIème, a porté lui-même les chaînes dont son enfance pyrénéenne et sa formation ecclésiastique ont recouvert son propre éros, et a peut-être découvert, dans un intense désir d’études longuement et jamais assouvi, les prémices d’un exercice de ce sexe et de ce genre « oméga » dont son livre se fait l’étonnant annonceur, aussi troublant que pertinent pour notre époque.

Car cette mise en bouche autobiographique, qui brosse aussi le portrait de temps en partie révolus - ah, le « tout sexuel » obsessionnel de la confession ! - est suivie d’une rigoureuse déconstruction historique de la morale sexuelle catholique, menée avec le souci pédagogique de ne jamais perdre le lecteur. Au fil d’un inventaire érudit mais toujours accessible, André Paul nous guide du code de Hammurabi au catéchisme de Jean Paul II, en passant par Platon, par les relais du juif alexandrin Philon, contemporain de Jésus, et du chrétien Clément, évêque de la même ville un siècle plus tard, qui fut le forgeron en chef des fameuses chaînes. En effet, depuis Clément qui a radicalisé les thèses de Philon, "l'Église romaine est restée alignée sur le procréationnisme pythagoricien" de ce dernier, pour lequel les relations sexuelles n'étaient justifiées qu'en vue de la reproduction. Ces chaînes seront encore alourdies lorsque le concile de Trente, en 1563, scellera après de longs débats l'indissolubilité du mariage et avec elle, le code sexuel des catholiques jusqu'à nos jours.

Parallèlement à ce décryptage historique, André Paul se livre à une exégèse serrée des textes du Nouveau Testament qui traitent du mariage et des relations de genre (eros n’est pas un mot du vocabulaire grec des évangiles ou des épîtres). Au passage, il dédouane de façon convaincante, au nez et à la barbe de la Tradition, aussi bien Jésus de Nazareth, le fondateur du christianisme, que Paul de Tarse, son premier théologien, des accusations portées contre le christianisme, religion de l’amour qui aurait trahi son thème central.

Ce double parcours critique, historique et biblique, conduit André Paul à proposer d’autres réponses aux questions de l’indissolubilité du mariage, de l’homosexualité et plus généralement du genre, sans nouveau dogmatisme, sans démagogie de la pensée non plus. Relecteur attentif du Banquet et du Timée, il envisage les fortunes diverses de l'androgyne et du deuxième sexe dans notre culture. Incomparable dompteur des mythes qui tissent celle-ci, il sait les faire parler vrai, de façon neuve et simple, du corps et de son avenir, jusqu'à cette utopie d'un sexe "omega" : le seul sexe vraiment humain ?

Celleux que les chaînes d’Éros ont blessés durablement dans leur chair, avec ou sans Dieu, trouveront peut-être dans ce livre de quoi s’en délivrer et, pourquoi pas, de quoi en rire avant d’en guérir. Car c’est une vraie bonne nouvelle que nous annonce André Paul : non, entre Dieu et le sexe, il n'y a pas à choisir. On n'en attendait pas moins d'un Dieu qui a voulu s'incarner.

 


Le coup du lapin

  Julia Pavlowitch, éditrice, continue d'agrandir sa "tribu" d'auteurices. A près Timothée de Fombelle et Marie-Aude Mura...