08 mars 2020



Ivan Jablonka en « ajusteur » des masculinités

« Que faut-il dire aux hommes ? » s’interrogeait Saint-Exupéry. Quelle meilleure lecture pour un homme, pour un adolescent, en cette journée internationale des droits des femmes, que le livre d’Ivan Jablonka, paru au mois d’août 2019 ? En ce dimanche 8 mars où dans chaque église l’évangile de la transfiguration annonce la figure eschatologique du Fils de l’Homme ?

Des hommes justes est né, explique* Jablonka, juste après Laetitia ou la fin des hommes, examen du cas tragique de Laetitia Perrais, cette jeune nantaise de 18 ans assassinée puis démembrée en 2011 par son tueur – « j’ai passé plusieurs années autour de sa tombe »- et un an avant la « vague » #MeToo. Jablonka ne cache pas qu’ayant une femme, étant père de trois filles, il avait un intérêt personnel à explorer, en face du mouvement féministe et en compagnonnage avec lui, le sujet du patriarcat et des masculinités toxiques voire criminelles. Son livre a pour lui valeur d’intervention sociologique dans un champ politique au fond assez vaste qui se préoccuperait de la situation des femmes mais aussi de l’émergence et de la formation de ce qu’il nomme les hommes justes. L’homme juste, le « mec bien », ne l’est pas comme un type-idéal, figé : c’est l’homme qui se préoccupe en permanence de la justesse de son comportement dans la vie courante vis-à-vis des femmes, qu’il s’agisse de la séduction, de la galanterie, dans son couple, au travail, etc. C’est un homme qui s’ajuste pourrait-on dire. Au niveau sociétal, c’est encore un homme en construction, mais ce n’est plus tout à fait une utopie veut croire Jablonka qui lance ce pavé de quelque 430 pages pour contribuer à son avènement. Ce livre est évidemment le livre d’un historien, bien documenté (au risque parfois d'être touffu), qui fait un « état de la question » très complet, historique donc, de longue période, mais aussi sociologique, juridique, par grandes aires civilisationnelles, etc. de la question féminine et de la question masculine.

Quant au sous-titre de son livre, Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Jablonka l’a emprunté à l’ouvrage Masculinities (au pluriel) de la sociologue australienne Raewyn Connell, dont il a retenu aussi le concept de « masculinité hégémonique ». La masculinité ne peut en effet être comprise que diffractée dans les masculinités plurielles où elle s’exprime, dans sa diversité. On ne naît pas homme, mais on le devient, et ce devenir expose l’individu à toutes sortes de transformations au regard notamment du genre. Il n’est sans doute pas fortuit que ce pluriel et ce devenir aient été particulièrement énoncés et mis en valeur par une femme trans, madame Connell. Du fait de ce pluriel, la domination masculine n’est pas LA domination indifférenciée de tous les hommes sur toutes les femmes, mais le fait d'UNE masculinité hégémonique qui s’exerce non seulement sur des femmes mais aussi sur des hommes, qui en sont eux aussi victimes. La masculinité de domination se décline elle-même en masculinités d’ostentation, de contrôle, de sacrifice et d’ambiguïté, cette dernière osant même jouer avec le féminin, « comble de la virilité » souligne Jablonka. On sait quels fléaux engendrent cette masculinité de domination : guerre, dictature, fondamentalisme, course au profit. La place des femmes dans une société dit aussi quelque chose de l'état de sa démocratie.

Le livre explore « les failles du masculin », contemporaines, qui ont conduit notamment à la réaction masculiniste, « récupérée par les Églises dans une perspective de reconquête et de lutte contre la féminisation des sociétés » comme l’illustrent, dans l’Église catholique, « une des institutions les plus patriarcales du monde », les camps Optimum ou les retraites Au cœur des hommes. C’est dans une quatrième et dernière partie qu’il énonce les conditions d’avènement d’une nouvelle « justice de genre », grâce à des formes nouvelles de masculinité : de non-domination, de respect, d’égalité, qui devraient, à terme, parvenir à « dérégler le patriarcat », qui remonte au Néolithique.

C’est aussi aux hommes d’y contribuer et Jablonka les y appelle avec ce livre-manifeste. Il tente, après avoir annoncé « la fin des hommes », de proposer des voies de renaissance masculine avec cette figure de « l’homme juste », à la fois familière et utopique, proche et eschatologique, écho intime de son auteur à « l’homme révolté » de Camus.


Des hommes justes  - Du patriarcat aux nouvelles masculinités – Ivan Jablonka – Seuil – août 2019 – (442 pages, 22 €)


 


* Voir l'excellente présentation de son livre par l'auteur chez Mollat (59 mn)


 



 


10 février 2020

Le boomer et la mécanique quantique


Pour en finir avec les identités ?



Le chat de Schrödinger alias Cookie


Il y a des collisions étranges dans le journal, parfois. Au réveil – 5 h du matin et les gratouillements de Cookie m’ont empêché de me rendormir – je lis dans Le Monde du 22 janvier (2020) qui traîne au pied de mon lit depuis quelques jours un entretien avec Michèle Delaunay qui vient d’écrire un livre sur Le fabuleux destin des baby-boomers. Au dos, sans rapport apparent, un article sur Les univers parallèles qui annonce en titre : « Dans le monde quantique, plusieurs réalités se superposent ». Sans rapport, dis-je, sauf qu’il se conclut ainsi : « Nous existons et nous n’existons pas. Nous sommes vivants et morts. Voilà ce que nous dit la physique quantique. »

Dans son entretien, Michèle Delaunay situe d’abord les « boomers » dans le temps. Ils sont nés entre 1946 (+ 200 000 naissances cette année-là) et 1969 (pour Sirinelli) ou 1973 pour Delaunay, année où, note-t-elle, les naissances ont chuté de façon importante. Dans cette large fourchette, où je me retrouve aux côtés des enfants de ma sœur aînée, Delaunay distingue les « oiseaux du matin », nés avant 55, élevés dans le manque de la guerre et dans une culture encore paysanne (je ne me souviens pas d'en avoir souffert), des « oiseaux de midi », qui ont connu la publicité, la consommation, etc. et qui ont été davantage confrontés  « au rétrécissement du marché du travail ». Les « oiseaux du midi », les « boomers » de la dernière heure ont été baptisés un peu ironiquement par Serge Guérin les « quincados » (= quinquagénaires vivant comme des adolescents). Plaidant pour un allongement optionnel de la vie active et une réinjection souple des « vieux » boomers dans celle-ci, elle préconise en quelque sorte une « révolution de l’âge ». 

Mais elle souligne aussi le manque d’anticipation dans la gestion des « trente pleureuses » qui vont s’ouvrir, à raison de 2000 morts par jour à prévoir, peut-être plus et plus vite si la sédation profonde et continue est déléguée à la médecine de ville (ça, c'est mon commentaire du jour en écoutant France Cul). Selon elle, seules les entreprises funéraires anticipent ces morts en série à venir, alors qu’il faut dix ans pour construire un Éhpad, sans doute un peu moins pour un incinérateur. Elle qualifie les questions posées par ce vieillissement de « vertigineuses sur le plan sociétal, philosophique, économique », « religieux » ajoute-t-elle-même, soulignant que le deuil civil, au contraire du mariage, n’est pas pris en compte par la République.

En disant que nous sommes vivants et morts à la fois, la physique quantique énonce peut-être sinon la solution, du moins suggère que la séparation ne soit plus autant marquée entre les deux. N’est-ce pas ce que certains éprouvent, au passage à la retraite, d’être à la fois morts et vivants, morts du fait de l’arrêt de leur vie professionnelle, et vivants, de leurs désirs intacts, de leur vie continuée, familiale, relationnelle, bénévole, etc.

Allons plus loin. Penser à la lumière d’un esprit quantique que l’on peut être à la fois mort et vivant ne contribuerait-il pas à résoudre par extension, et à tous les âges, certains cruels (et faux ?) dilemmes de l’existence, autour de l’identité – ne suis-je pas aussi homme et femme à la fois, homo et hétéro, jeune et vieux, de gauche et de droite, etc. – ou de la dépression : à quoi bon se suicider au risque de se retrouver vivant dans un univers parallèle ? D’où sans doute la grande sagesse du proverbe yiddish, à méditer par tous les boomers et les autres : « Ne succombez jamais au désespoir : il ne tient pas ses promesses. »

 


24 janvier 2020

Aujourd'hui, l'Apocalypse




Pourquoi l'Apocalypse est, selon André Paul, une Bonne nouvelle.


Avant de devenir un nom commun, synonyme de catastrophe majeure voire de fin du monde, l'Apocalypse avec majuscule est, en langue française, le nom propre du dernier livre de la Bible chrétienne. André Paul, « théologien libéral » et historien nous en propose une traduction nouvelle, « fidèle à son modèle antique mais  moderne dans sa forme littéraire » (10)*. A sa suite, mettant le texte « au travail », il lui fait tracer ce qu'il nomme « sept voies de lecture » ou «  d'accès » (65)  - et ajouterai-je de cheminement intérieur au texte - pour son lecteur, convaincu que le livre biblique est en capacité de délivrer, de son sein même et par lui-même, les clés de son interprétation. Derrière cet effacement apparent de notre auteur, se développe malgré tout son ample et savant commentaire, nourri de références intertestamentaires et historiques qu'il avait savamment défrichées et déchiffrées dans son livre précédent, Biblissimo, révélant le terreau dans lequel le texte s'enracine et comment ce texte a « travaillé » non seulement ses lecteurs mais aussi l'Histoire, et singulièrement au sein de l'Histoire, l’art et la politique, qui ont assuré à l'Apocalypse, et ce jusqu'à nos jours, une fécondité et donc une destinée esthético-idéologique hors du commun.


Lire ou relire ce texte, utilement enrichi par le traducteur de titres et de sous-titres qui permettent au lecteur de s'y repérer un tant soit peu, est une expérience peu commune d'immersion dans un monde de visions dont on saisit très vite en quoi elles sont effectivement la matrice visuelle et idéologique de productions artistiques – on songe aux gravures de Dürer - et de mouvements politiques - « millénaristes » de toutes sortes - aussi bien anciens que contemporains. Cette lecture, André Paul l'a voulue inaugurale. Il aurait pu la reléguer en annexe mais il voulait s'assurer que son lecteur « sache recevoir et pour ainsi dire ingérer, quelle qu'en soit la démesure et comme à l'état brut, tant ses images que ses sons » (84), dans une première lecture « naïve » en quelque sorte. Et notre auteur de soutenir, non sans quelque paradoxe au vu des quelque 300 pages de ce livre, que « la lecture de l'Apocalypse ne s'accommode ni du commentaire ni de l'allégorie ».

Placé à la fin de la Bible, l'Apocalypse est le répondant parfait, au sens liturgique de ce mot, du premier livre, celui de la Genèse, qui serait l'alpha alors que le dernier serait l'oméga, accomplissant les Écritures dans la figure centrale de l'Agneau, avatar ultime de Jésus de Nazareth. Cette dernière transfiguration du Fils de l'homme en animal, pour symbolique qu'elle soit, a une « fonction cardinale et structurante » (137), nous explique l'auteur, non seulement pour l'économie littéraire du livre, mais pour la foi chrétienne elle-même. D'ailleurs, nous rappelle-t-il dès les premières lignes, apocalypse signifie révélation en grec et c'est bien la connivence profonde de l'Apocalypse avec l'évangile, autre mot grec simplement translittéré en français, qu'André Paul s'attache à montrer et démontrer dans son ouvrage, affirmant même « l'équivalence entre Révélation et Évangile » (72), entre apocalypse et bonne nouvelle, autrement dit.

Aujourd'hui l'Apocalypse est aussi l'occasion pour André Paul de revenir à des thèmes – singulièrement ceux de la rupture et du mythe chrétiens - qu'il n'a cessé de vouloir reprendre et approfondir de livre en livre, depuis une cinquantaine d'années.

Il y a bien une « rupture doctrinale produite et signifiée par le livre de l’Apocalypse » (67), rupture d'avec les contextes tant mythologique que judaïque de cette œuvre. Parce que Jean de Patmos est bien autre chose qu'un simple voyant ou visionnaire, « il y a rupture avec le schéma courant de la production apocalyptique » (98) de l'époque qui se contente le plus souvent de transposer les conditions terrestres des humains. A cette rupture disons culturelle, il faut ajouter une rupture religieuse d'avec le judaïsme contemporain qu'André Paul repère dans la destitution symbolique du Temple, présente aussi dans l'évangile de Jean - «mais lui parlait du temple de son corps » (Jean 2, 21) - et dans l'institution du « jour du Seigneur » à la place du sabbat.

Quant au « mythe chrétien », dont il entend « promouvoir la réalité et la pertinence »(68), André Paul lui consacre une ample et remarquable conclusion – la pointe du livre en fait - dans laquelle il développe comme jamais ce qu'il entend par là. Il n'est pas étonnant que ce soit le livre de l'Apocalypse qui lui ait fourni le support idéal à cette nouvelle démonstration, laquelle confère un sens nouveau à un « au-delà » chrétien.

Pour notre auteur, parler de mythe à propos de la chose chrétienne, ce n'est pas s'inscrire dans une entreprise, qu'elle soit hostile ou non, de démythification (ou de dėmythologisation à la manière d'un Bultmann), qui viserait à distinguer dans les Écritures ce que l’on peut à la rigueur croire, en vertu de quelque historicité dûment contrôlable et contrôlée, de ce qui relève de légendes dépassées. C'est au contraire une approche qui entend restituer au texte son intégrité et au mythe qu’il porte sa force pleinement performative, que tend au contraire à dissoudre toute autre approche interprétative-allégorique. Qu'est-ce qu'un mythe ? André Paul en propose plusieurs définitions illustrées.

C'est d'abord un récit – c’est le sens du muthos grec - en forme de drame narratif destiné à « jouer et signifier une origine », par exemple l'origine des sexes chez Platon, dans les deux schémas – contradictoires – que le philosophe en livre respectivement dans le Banquet et dans le Timée.

Le mythe peut servir aussi à porter un « diagnostic anthropologique sur le Mal, la souffrance et la mort », leur imaginant une sortie par le haut, dans un monde recréé, un au-delà. Plutôt que de préconiser un retour à l'origine, le mythe va alors proposer « un rendez-vous avec la fin » (272), en quoi, souligne notre auteur, le mythe est « subversif ou révolutionnaire ».

C’est chez Plutarque, « grand collecteur de mythes et de traditions grecques » qu'André Paul trouve l'articulation qu'il recherche entre muthos et logos, qui étaye, pour cet auteur latin, Grec d'origine, toute theologia. Et d'avancer une analogie : le mythe serait à l'écriture ce que la fête est à la société et à la vie, cette expérience qui transcende les conditions ordinaires de celles-ci.

Dans l'Apocalypse précise André Paul, le récit assumerait à la fois la fonction ordinaire du mythe, mise en forme du drame de l'Histoire, et la sortie vers un au-delà de celle-ci, délivrée du mythe par la fusion des deux cités, chères à saint Augustin, la terrestre et la céleste. Cette « sortie », qui n'est pas sans rappeler la formule de Marcel Gauchet pour qui la religion chrétienne est « la religion de la sortie de la religion », l'Apocalypse en serait donc, pour notre auteur, le plus éloquent des manifestes, un manifeste performatif appelant l'humanité à passer de l'existence à la Vie. Ce passage a un coût dont Jésus-Christ-Agneau a payé le prix, celui d'une pédagogie dramatique de l'existence instaurée par lui (278), nommée « Passion » par les chrétiens.

En révélant ces ressources de la vie, cachées depuis la fondation du monde, l'Apocalypse nous appelle donc à nous libérer, par la foi et dans l'hupomonè, « persévérance confiante dans l'épreuve » (277), des obsessions de la survie. Cet appel, à lui seul, ne suffirait-il pas à prouver l'actualité du livre d'André Paul, dont cette courte recension ne saurait bien évidemment dire l'entière richesse ?

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Aujourd'hui l'Apocalypse – André Paul – Les éditions du Cerf – parution : 9 janvier 2020 (308 pages, 22 €)

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* les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination de la présente édition.

23 décembre 2019

Une bête au Paradis

Genre : #balancetonporc bucolique



            Aimer encore

Un grelot du passé tinta en elle.
Pendant quelques secondes, son oreille fut emplie de ce son tordu qui venait de loin.
Elle l’entendit, ce grelot furieux que le moindre battement de cœur bousculait.
Elle portait ce drôle d’enfant à une voix, cet instrument étrange, ce bégaiement aigu,
insupportable s’il durait trop, résonnant du crâne à l’orteil.


« Vous êtes arrivés au Paradis ». C’est écrit tôt, sur la première page, et par ce simple écriteau, Cécile Coulon nous jette dans son domaine sans crier gare, où la tragédie est déjà consommée. Depuis I.N.R.I*, on sait ce que valent les pancartes et le poids d’ironie douloureuse qu’elles portent.

Cécile Coulon, c’est Mauriac sans Dieu. En apparence, aucune figure tutélaire ne se tient derrière ses personnages pour commander, infléchir ou interdire leurs sentiments et leurs actes. À moins de se référer au Deus sive natura de Spinoza. Car chez Coulon, c’est la nature qui est à vif, c’est elle la première source de toutes les émotions, leur unique matrice, c’est elle qui dirige le cours des choses avec sa force poétique, jusqu’à leur accomplissement. Face à la Nature et contre elle, le monde des intérêts humains tente de tisser sa toile, de se glisser insidieusement dans les esprits et de les corrompre pour détruire les paysages et les lignées que ceux-ci ont portées. Ce monde violent va prendre le visage séducteur d’Alexandre, venu tout droit du vert paradis des amours lycéennes pour fracasser en deux temps le Paradis vert d’Émilienne et de ses petits-enfants, Blanche l’aînée et Gabriel le petit frère brisé. Louis, l'ado blessé recueilli par Émilienne, le valet de cœur jaloux, sera au final bien mal récompensé.

Les fidèles de L’Iconoclaste ne manqueront pas de relever des correspondances entre le roman d’Adeline Dieudonné paru l’an passé, La vie sauvage, et celui de Cécile Coulon publié cette année, Une bête au Paradis, comme si le sauvage de l’une avait appelé la bête de l’autre. Chacun d’eux commence en roman d’apprentissage, parfumé d’enfance au point qu’on pourrait les penser tous les deux destinés à la jeunesse. Mais très vite les drames arrivent et les prédateurs sont là ou se préparent. Les femmes et les enfants vont-ils se rebeller ? Oui, car l’heure de la revanche a sonné. Les masques publics vont tomber, qui recouvraient les dominations domestiques, les raclées infligées aux épouses, aux enfants, aux animaux. Les manœuvres, les promesses non tenues, les manipulations du sentiment féminin, les confiances détruites, forment une gigantesque addition qui s’abat au final sur les menteurs et les violeurs d’âmes et de corps. Les hommes brutaux, faillis, infidèles, trompeurs seront abattus ou livrés à une mort abjecte, en châtiment de leurs vies impitoyables. C’est une justice expéditive qui est rendue. Point n’est besoin de contre-enquête ni de procès pour les lecteurs. Le récit des victimes acculées à la folie par leurs autrices suffit à faire foi, il ne sera pas utile d’y mêler ni police ni avocats ni juges avant de venger d’un coup, comme à Guignol, des années de persécutions.

Est-ce si simple ? « Celle-là surmontera tout. » Ce fut le pronostic de l’instituteur devant les autres adultes quand Blanche revint à l’école, avec son petit frère Gabriel, après la mort brutale de leurs parents dans un accident de voiture, à deux pas du Paradis. À relire le prologue d’Une bête au paradis, rien n’indique que Blanche, en surmontant tout, à sa manière, ait trouvé dans la vieillesse un quelconque apaisement. Quel « grelot du passé » tinte encore en elle quand elle fleurit chaque jour la fosse à cochons désertée ? Est-ce le souvenir de celui en qui elle avait cru, ou ces quelques pétales saluent-ils, de leur beauté sauvage et désespérée, le sentiment, bafoué et enfoui dans le sang ?  Le « Bildungsroman » s'est mué en conte d'avertissement. 

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* I.N.R.I abréviation romaine de IESVS NAZARENVS REX IVDAEORVM. Il s'agit, selon évangile de Jean, du sigle que Ponce Pilate fit graver sur l'écriteau posé au-dessus de Jésus en croix, écrit en trois langues, hébraïque, grecque et latine et qui signifie Jésus de Nazareth le Roi des Juifs (ou Judéens, selon les traductions) Cf. Jean 19, 19-22.


09 novembre 2019

Par les routes

 Le petit pain chaud de la rentrée littéraire



On apprend dès les premières lignes que le narrateur de Par les routes est un artiste, à la fois écrivain et peintre, qui ne s’attarde guère sur ses œuvres. Mais l’une d’elle est sans doute en cours, c’est le livre que nous allons lire. Car le métier du narrateur ressemble furieusement à celui de l’auteur, Sylvain Prudhomme. Quand le roman commence, Sacha vient de s’installer dans la ville de V. pour y travailler, écrire et peindre, donc. V. reste anonyme mais c’est une Ville du Sud, au bord d’un fleuVe. Sacha n’y connaît pas grand monde, juste un vague cousin, aimable dans son souvenir, mais c’est un peu volontaire. Sacha cherchait la solitude, une sorte d’ermitage en ville.

Mais le hasard va vouloir – formule inepte car il n’y a guère de hasard dans un roman – que, dans cette ville de V., Sacha retrouve un autre anonyme, l’autostoppeur, qu’il n’a pas revu depuis 15 ans mais qu’il n’a jamais oublié. L’autostoppeur a changé jadis la vie de Sacha mais aujourd’hui quelque chose a changé dans la vie de l’autostoppeur. Il a une compagne, traductrice de l’italien et ils ont eu ensemble un garçon. Elle, elle semble s’être accommodée de lui, qui n'a pas cessé de disparaître périodiquement pour de longs voyages en France, pour le seul plaisir d’être emmené par celle ou celui qui, en voyant le fameux pouce agité au bord de la route, va décider de s’arrêter. Elle, elle semble être toujours amoureuse de cet intermittent de l’amour qui, entre deux éclipses, fait des chantiers de rénovation, une activité sans importance, ce n’est pas ce qui le fait vibrer.

Sylvain Prudhomme nous introduit doucement mais irrésistiblement dans ce triangle à la Jules et Jim. La Catherine de Truffaut s’appelle ici Marie (mais il y a aussi une Jeanne dans l'histoire). Le triangle est en fait un quadrilatère. Agustin, le fils de l’autostoppeur, est bien présent dans le récit dont il va être, pourrait-on dire, un acteur passif. Après, ce qui devait arriver arrive. J’ai besoin de partir moi aussi, dit un jour Marie, fatiguée de l’autostoppeur absent. Sacha se propose de garder Agustin et s’installe chez Marie. Au bout de dix jours, il est toujours sans nouvelles de Marie. En riant, Sacha se dit qu’il est « un putain de coucou », sauf qu’il n’a pas viré l’oisillon du nid. Marie va-t-elle revenir ?

Ce n’est pas l’intrigue ni son dénouement qui surprennent ou qui font l’intérêt de ce roman que l’on pourrait classer dans les petits pains chauds – je préfère à l'anglais feelgood - de la rentrée. C’est la façon de raconter les choses de la vie en mode journal extime, de les dépeindre et de les repeindre sans cesse, dans un milieu doux et bohème de province, sans trop de besoins donc sans trop de soucis. Dans l'œil du cyclone social. Pour ses dialogues, Sylvain Prudhomme s’est affranchi du tiret cadratin, se contentant d’un retrait à la ligne ou les insérant dans le corps du texte sans guillemet. Cette décision typographique lisse agréablement le texte, mariant la voix du narrateur à celle des autres en une sorte de continuum qui est, au fond, celui de notre imaginaire de lecteur, sans ponctuations ni limites.

Le collectionneur de rencontres aléatoires continue à fasciner Sacha. D’une certaine façon, quinze ans après, l’autostoppeur a reconquis son ami et va tenter ultimement de l’arracher, à Marie cette fois, qu’il sait lassée de lui. Plutôt qu’une histoire de triangle, ce roman est plutôt le récit d’un lévirat, cette coutume orientale qui veut que si mon frère marié meurt sans descendance, j’épouse sa veuve pour lui en donner une. Partir c’est mourir un peu. Mais partir beaucoup, trop même, c’est aux yeux de Marie, mourir complètement.


PS : Par les routes a obtenu le prix Femina 2019.

28 septembre 2019

À ces Idiots qui osent rêver

 



Les quatre saisons de l’amitié et de l’amour

Assise sur un banc, une jeune femme lit tranquillement. Survient un homme, écouteurs aux oreilles, portable en main, qui tient une conversation animée avec, on le devine, sa compagne du moment. La jeune femme vit déjà mal cette intrusion, et quand l’homme, ayant terminé sa conversation téléphonique, s’assied, désinvolte, auprès d’elle et la prend à témoin de ses déboires sentimentaux du moment, elle l’enverrait bien paître ailleurs. Sauf que. Sauf que la conversation s’engage, que la jeune femme n’arrive pas à s’en dépêtrer et qu’au final, quelque chose se noue entre les deux, un lien amical qui va se transformer sous nos yeux, au fil du temps amoureux qui s’étire comme un chat.

Céline Devalan a écrit et mis en scène une pièce nerveuse et romantique, jouée comme une comédie musicale, numéros de claquettes inclus. Des tableaux se succèdent, tantôt courts tantôt plus longs, à égale distance entre le film Quand Harry rencontre Sally et la comédie musicale La La Land, tous les deux cités. La musique de scène, due à Adriel Genet, ajoute son énergie à la pièce. Chacun défend sa vision de l’amour. L’une est passionnée et romantique, l’autre aspire, en apparence, à un bonheur plus tranquille. Qui convertira l’autre, qui l’emportera au final ? C’est Thibault Amorfini qui donne la réplique à Céline Devalan et leur complicité sur scène est évidente. Dans la petite salle du théâtre Essaïon, on est si proches d’eux que les choses jouées de l’amour ont tôt fait de rejoindre nos vérités intimes. Émotion garantie.

Attention ! plus que deux dates : jeudi 3 octobre 2019 à 19h15 et vendredi 4 octobre à 21 h 30

Théâtre Essaïon 6 rue Pierre au lard 75004 Paris

PS : En cet été 2022, la pièce est reprise dans le cadre du festival off d'Avignon du 7 au 30 juillet au @theatrelaluna.



31 janvier 2019

Varsovie-Les Lilas

Pas un jour sans une ligne





Méfiez-vous de ces espionnes qui vous écoutent aux terrasses ou aux zincs des bistros, qui vous suivent dans la rue ou vous observent aux arrêts d’autobus. Elles n’ont qu’une hâte : rentrer chez elles et écrire, écrire jusqu’à trouver le mot juste qui vous épinglera définitivement sous la vitre d’un livre.

Marianne Maury-Kaufmann pourrait être cette sorte d’entomologiste collectionneuse. Illustratrice, elle campe chaque semaine dans Version Femina, d’un trait cruellement tendre, une version moqueuse voire caustique de ses contemporaines, dont elle ne se désolidarise pourtant jamais. A celles et ceux qui ont la chance de l’avoir pour « amie » sur Facebook, elle offre régulièrement ses petits sketches de la vie quotidienne, si bien ciselés qu’ils réveillent notre regard assoupi sur le monde.


Avec Varsovie-Les Lilas, son deuxième roman, elle nous livre une version plus grave de la vie en nous faisant monter dans un autobus parisien où Francine, son héroïne, voyage sans but précis la journée durant. Sans but précis, vraiment ? En fait, en empruntant le 96 qui passe en bas de chez elle et l’emmène tantôt vers Montparnasse, tantôt vers la Porte des Lilas, Francine cherche à qui parler. Ce n’est pas d’être veuve qui l’a rendue muette. Ce ne sont pas ses rendez-vous avortés avec Roni, sa fille, qui ne lui en laisse pas placer une, qui lui rendront la parole. Non. Francine est née juive à Varsovie en 1939. Elle a donc beaucoup de chances de vivre encore, à Paris, aujourd’hui. Mais ce qu’elle a à dire est trop lourd, trop massif. Elle a eu trop de mamans avant de retrouver la sienne, cette Dorota qui est réapparue devant elle un beau jour du printemps 1945, comme un fantôme, avec toujours « deux ans de moins sur ses papiers » mais « cinquante de plus dans le corps ». Dorota ne racontera rien à sa fille. Francine, elle, ne peut rien raconter à personne de ces années arrêtées et enterrées dans un coin de sa mémoire d’enfance.


Francine continue donc à traverser inlassablement Paris, gentiment toquée. Les lignes de bus ont leurs habitué•e•s. Pourquoi un jour descend-elle avec celle qu’elle a surnommée en secret « la Bougie », pourquoi la suit-elle dans la rue, où trouve-t-elle l’audace de l’aborder, le courage de lui demander : « Vous aussi, vous êtes seule ? » La Bougie est une drôle de fille, qui pourrait être la sienne. Elle s’appelle Avril. Elle va devenir la raison de vivre de Francine, qui n’avait jamais pensé qu’elle pourrait en avoir une, de raison. Avril à Paris. Jusqu’au jour où…


En filmant Francine en plans très serrés, c’est aussi un portrait de la capitale que nous livre « MMK », un Paris saisi à bras-le-corps dans sa mauvaise saison, celle des pavés humides, des lumières de Noël qui pèsent sur les âmes solitaires. Elle mêle tellement les vies croisées et leur décor qu’elle semble pétrir une pâte urbaine de rues, de boutiques, de lampadaires, de façades ouvertes sur l’intime, de paumé·e·s en tout genre, pâte que ses mots précis, ajustés, font lever lentement en nous, jusqu’au dénouement, simple et lumineux. Gracié.


Montez dans le 96 avec Francine, vous ne le regretterez pas.

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Varsovie-Les Lilas, Marianne Maury-Kaufmann, Éditions Héloïse d’Ormesson (173 pages, 16 €)


Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...