22 mai 2024

Journal romain



Rome, printemps 2008


En 2007-2008, je suis animateur au sein de l'aumônerie des lycées de l'enseignement public du centre d'Orléans, baptisée Sichem. La responsable de l'aumônerie est Claire Urfels, qui entrera quelques année plus tard dans les ordres, bénédictine au monastère de Bouzy-la-Forêt (45) sous le nom de sœur Elisabeth de la Trinité. Notre aumônier est le père Gilbert Bonnemort.

Nous nous sommes associés avec une autre aumônerie, Képhas, dont la responsable est Isabelle Fouché, accompagnée par le père Richard Mention, pour emmener nos jeunes en pèlerinage à Rome. Le père Olivier de Scitivaux, bon connaisseur de la ville romaine et ancien aumônier de Sichem, est notre guide. 

Le texte qui suit est mon journal de pèlerin.

***

Dimanche 13 avril 2008 : le départ d'Orléans.

Sous un ciel maussade, nous avons rendez-vous à Saint-Dominique à 13 h. Xavier et Françoise [Poisson] sont passés me prendre à la maison avec ma fille Constance. A l’entrée de l’église, c’est une joyeuse effervescence. On se salue, chacun reçoit son « livret du pèlerin » qui va être notre « guide vert » pendant tout le voyage. Programme détaillé de chaque journée, chants religieux et chants profanes, présentation de la Ville éternelle, tout y est prévu, par les soins de Kephas (merci à Isabelle and C° !).

Nous sommes accueillis sous la « tente » par le père Olivier de Scitivaux qui conduit la cérémonie d’envoi en compagnie du père Gilbert Bonnemort, prêtre accompagnateur de Sichem et du père Richard Mention, qui lui, accompagne Képhas. Lectures, chants, homélie nous mettent déjà dans l’ambiance du pèlerinage dont chaque journée sera placée sous le signe d’un sacrement. A l’issue de notre rassemblement, les animateurs sont invités à monter à l’autel pour remettre à chacune et chacun ses insignes de pèlerin, qui l’accompagneront toute la semaine : une petite croix de bois attachée à une cordelette blanche et un foulard de couleur ocre « poché » aux  armes, réunies pour la circonstance, de Kephas et de Sichem. Ainsi adoubés, nous sortons sur la place de l’église, bavardant en attendant l’arrivée des autocars. Et c’est l’heure des adieux et de l’embarquement. Chaque autocar a reçu un nom : « Paul » emmène Sichem et les pèlerins adultes, « Pierre » le groupe des jeunes de Kephas, plus nombreux. Au total, nous sommes 96 à faire le voyage. Et c’est parti… pour une vingtaine d’heures de car en perspective ! Les uns lisent, les autres bavardent, quelques écouteurs pointent l’oreille, pour une musique souvent partagée entre voisin/voisine. Sur l’autoroute, je sortirai ma guitare de son étui pour faire chanter la troupe. Progressivement, nous nous enfonçons dans la nuit et dans nos fauteuils, vaguement somnolents ou franchement endormis pour certains. Chaque arrêt nous extrait de notre torpeur et de notre autocar, sur des aires d’autoroute ou dans des stations-service. Avant de repartir, nous recomptons soigneusement les passagers… Nous passons en Italie par le tunnel de Fréjus. La partie nocturne de notre voyage ressemblera d’ailleurs à un long tunnel jusqu’au matin…

Lundi 14 avril : l’Eglise, sacrement du salut.

Le jour s’est levé après la longue nuit passée en car, ponctuée par des arrêts réguliers, toutes les deux ou trois heures, qui nous ont permis de nous déplier et de satisfaire quelques besoins naturels comme par exemple prendre, à moitié endormi, un infect café soluble à 1 euro, brutalement insolé par les néons d’une station-service. Nous atteignons enfin les faubourgs de Rome et contournons la ville par son « boulevard périphérique » pour entrer par le Sud et le quartier dit de l’EUR, l’Exposition universelle de Rome prévue pour 1942 et mise en chantier sous Mussolini, avant guerre. Nous arrivons enfin vers 11 h à la Pensionata. Une plaque posée sur sa façade nous informe qu’il s’agit d’une possession et même d’un territoire du Saint-Siège. Nos chambres n’étant disponibles qu’à partir de 14 h 30, nous entassons nos bagages dans une pièce et rallions l’esplanade qui jouxte la basilique majeure S. Paolo fuori le Mura, Saint-Paul-hors-les-Murs. Là, assis dans l’herbe, nous attaquons le pique-nique prévu par Képhas. Un beau soleil nous accueille. Quelques « Roms » qui nous ont vu arriver eux aussi tournent autour des groupes pour réclamer argent et nourriture, avec le ton geignard de commande, qui émeut ou agace, c’est selon. Les plus jeunes ont bon cœur. Une partie du pique-nique nourrira donc ces premiers pauvres rencontrés à Rome.

En attendant que l’hôtel puisse nous recevoir, nous entrons dans Saint-Paul, après être passé par son grand atrium carré. Choc de la première basilique majeure visitée, avec son immense nef centrale, d’autant plus immense qu’elle est vide de sièges, et ses quatre autres nefs latérales, séparées et soutenues par 80 colonnes de granit. Nous apprenons qu’une plaque de marbre gravée au nom de l’apôtre est placée sous le maître-autel et atteste de l’emplacement de son tombeau depuis le IVème siècle. Olivier inaugure les fonctions de guide qu’il va exercer tout au long de la semaine avec patience et compétence, nous introduisant inlassablement aux origines de la chrétienté et aux sources de notre foi. Un cloître jouxte la basilique. Chacune de ses colonnettes torsadées, décorées de fragments de mosaïque rehaussés d’or, semble unique.

L’heure tourne. Nous revenons à la Pensionata pour prendre possession de nos chambres, y déposer nos bagages et pour certains, récupérer un peu de la nuit en autocar, qui fut courte et hachée. A 17 h, nous allons vivre notre première messe à S. Paolo. Lorsque nous arrivons, des scouts, disposés en carré, écoutent la promesse d’un des leurs. Nous attendons qu’ils en terminent et nous nous installons face à l’abside ornée d’une superbe mosaïque du XIIIème siècle. Nous en verrons d’autres tout au long de la semaine et ne nous en lasserons pas. J’ai amené ma guitare pour accompagner les chants avec Claire ; nous croyons au début pouvoir nous passer du micro mais le son de mon instrument se perd dans l’immense église et la sanction est immédiate : tout le monde chante un ton en dessous. Je renonce à jouer et nous finirons la messe a capella.

Le repas du soir est copieux et commence par un plat de pasta copieusement garni de sauce tomate et de fromage râpé. Nous sommes bien en Italie…

La veillée préparée par Képhas vise à faire se rencontrer un peu aléatoirement les pèlerins par groupe de trois, chacun devant dresser une sorte de portrait chinois de son voisin. Dans la salle à manger qui nous réunit, c’est une joyeuse cohue entre tables et chaises pour retrouver d’abord celui dont la fiche porte le même numéro puis l’interroger sur ses goûts et ses couleurs… Trois trios sont tirés au sort et doivent se présenter en public. L’opération « communication » est réussie.

Toute la troupe est expédiée au lit. Il s’agit de récupérer de la nuit précédente pour être en forme le lendemain matin.

Mardi 15 avril : Le baptême

Nous entamons notre deuxième journée romaine. En fait, la première complète : nous découvrons donc le réveil téléphoné à 7 h, la salle du petit déjeuner, la distribution de ce qui sera l’invariable ( !) pique-nique du jour, composé de deux petits pains sandwiches de prosciutto et de fromage, une barre de céréales, une bouteille d’eau et un fruit, clémentine ou orange. Et hop, tout le monde dans les autocars. Sichem s’est réparti en deux équipes de 10 et 9, baptisées sur le tas « Capitole » et « Palatin ». Capitole est confiée à Marie-Agnès et moi, tandis que François et Xavier conduisent Palatin. Claire et Gilbert accompagneront tantôt l’une tantôt l’autre. Kephas s’est scindé en cinq équipes, avec Richard, leur aumônier, Isabelle, Frédérique,…tandis qu’Olivier prend en charge le groupe des adultes. Rome grisaille mais nous n’aurons que quelques gouttes de pluie, entre deux églises. Direction Basilica S. Clemente, du nom d’un des premiers successeurs de Pierre, connu notamment pour sa lettre aux Corinthiens. Nous passons devant le Colisée et sommes déposés à côté de la villa Celimontana. Nous partons en direction de S. Clemente, tout proche. Première expérience de cheminement de notre groupe qui s’allonge sur les trottoirs étroits de Rome et traverse interminablement les rues devant des automobilistes romains plutôt patients.

S. Clemente est une des plus anciennes églises de Rome, bâtie sur une domus particulière. Il y a en fait trois niveaux que nous allons explorer sous la conduite d’Olivier. La basilique supérieure renferme en son abside une superbe mosaïque du 12ème siècle. La croix relie la terre au ciel et douze colombes y figurent les douze apôtres. Nous descendons dans la basilique inférieure, du IVème siècle. Une fresque relate le martyre de Clément, qui, selon la tradition, fut attaché à une ancre et noyé par la marée montante. Le troisième niveau recèle un petit temple où l’on célébrait le culte au dieu Mithra, reconnaissable, sur une sculpture en bas-relief, à son bonnet phrygien. Le néophyte était arrosé par le sang des bovins sacrifié à l’étage au-dessus, sorte de baptême. Après cette première descente impressionnante dans le passé chrétien et pré-chrétien, nous quittons S. Clemente pour nous rendre à St Jean de Latran.

Nous commençons par visiter le baptistère, fondé par Constantin et où tous les premiers chrétiens de l’empire furent baptisés. Olivier nous explique le rituel de l’époque : hommes et femmes, après s’être déshabillés, étaient immergés complètement à trois reprises, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, mourant et renaissant ainsi, de façon symbolique, à la vie nouvelle en Christ. De façon insolite, mon portable se met soudain à vibrer et sonner : c’est l’Insee et c’est un étrange rappel pour moi qui suis à 1500 km de Paris et déjà à des siècles du temps présent.

St Jean de Latran est une des quatre « basiliques majeures ». C’est aussi la cathédrale de l’évêque de Rome et le président de la République française fait partie de son chapitre. Il a donc le titre de « chanoine de Latran ». Nous avons entrevu à la télévision, quelques semaines auparavant, les cérémonies d’intronisation de M. Sarkozy. La grande nef de la basilique est présentement vide de toute chaise, comme le sont quasiment toutes les églises « touristiques » de Rome. L’église est décorée de façon impressionnante, chacun des douze apôtres ayant droit à une énorme statue blanche, qui se détache d’une alvéole ceinte de marbre gris, insérée entre deux piliers. Après une visite succincte, nous nous installons vers 11 h dans une chapelle latérale fermée pour y célébrer la messe. Nous sommes assis dans des stalles, tels de bons chanoines.

Après la messe, nous pique-niquons sur le parvis de l’église et dans les environs immédiats. Quelques animateurs dont je suis vont s’offrir leur premier café italien : le cappucino recueille une majorité des suffrages, suivi du « longo » et je dois être le seul à avoir opté pour un expresso, bien serré au fond de ma tasse…

Nous quittons S. Giovanni in Laterano pour rejoindre la Rome antique, la Rome romaine de nos versions latines, avec la découverte guidée du Forum et de ses restes prestigieux. Nous nous rassemblons au pied de l’arc de Constantin, à deux pas de l’énorme silhouette du Colosseo. Nous faisons une première tentative pour pénétrer dans le Forum mais nous arrivons par… l’uscita. Demi-tour. Nous contournons la longue clôture et arrivons à l’entrée : celle-ci est payante, ce dont aucun des « anciens » du pélé n’avait le souvenir et pour cause : c’est une nouveauté. Après une négociation laborieuse à la caisse, dans un mélange d’italien d’opérette et de mauvais anglais, nous obtenons 60 tickets gratuits pour les jeunes, 6 autres pour les accompagnateurs et 6 tickets payants. Une bonne nouvelle quand même : avec ce ticket nous pourrons visiter aussi le Colisée, ce qui n’était pas prévu au programme initial.

L’exploration du Forum commence, guidée par le jeu-découverte préparé par Xavier. Questions, énigmes à résoudre, inscriptions latines à comprendre sinon traduire ponctuent les étapes de notre visite. Les Romains étaient vraiment d’immenses bâtisseurs, du moins leurs esclaves et il y en a de « beaux restes » sur le Forum que nous parcourons en tout sens. Colonnes, temple à Vesta, « basilique », arc votif, chaque ruine y passe et chaque monument « à clé » est décrypté. Un bref commentaire de notre livret du pèlerin en éclaire le nom, l’origine et la destination. Seule la fameuse « louve romaine » nous échappe : nous apprendrons un autre jour qu’il nous aurait fallu ressortir du Forum pour la croiser.

Nous décidons d’aller visiter le Colisée puisque notre ticket d’entrée au Forum nous y donne accès. Visite de ce qui est sans doute le monument le plus impressionnant de la Rome antique (avec les thermes de Caracalla, que nous ne verrons pas). La vue plongeante sur l’arène et son sous-sol donne une bonne idée de la Rome qui vivait et vibrait, deux millénaires auparavant, du « pain et des jeux », le fameux « panem et circenses » qui semble toujours satisfaire l’homme du XXIème siècle.

Nous retrouvons les cars stationnés là où ils nous avaient laissé le matin. Nous sommes un peu en avance et Claire et moi en profitons pour faire une balade dans le parc de la villa Celimontana, jusqu’à la petite église SS.Giovani e Paolo.

Ce soir, c’est « veillée Sichem ». Il s’agit d’un jeu de questions-réponses, concocté par l’équipe des 4ème – 3ème où saint Pierre, le Vatican et les Papes se partagent la vedette. « Ils » ont heureusement oublié depuis longtemps et les questions et les réponses, mais pour respecter un semblant d’égalité, nous avons mêlé les (soi-disant) « experts » de Sichem avec les (présumés) « innocents » de Kephas. Une tablée d’anciens participe au jeu. Je suis chargé de l’animation et c’est une joyeuse foire : je dois hurler pour me faire entendre mais j’y arrive à peu près. L’enjeu d’une éventuelle compétition se perd rapidement dans le tumulte engendré par les cris, les protestations et les fous rires. Une seule équipe ratera une question et sera donc déclarée… vainqueur. J’avais encore assez de questions pour durer jusqu’à minuit, mais au bout d’une demi-heure, il est temps d’arrêter le massacre.

Xavier lance alors sa présentation de la Pieta, au son du Coronation Anthem de Haendel. Les admirables photos de Robert Hupka surgissent du noir et blanc, se répondent ou se mêlent pour mieux se fondre dans la nuit. Elles continueront à tournoyer dans nos esprits habités par cette vision étrange et tendre d’une mère éternellement jeune et de son grand fils, paisiblement abandonné sur ses genoux.

Olivier, très en verve, sûrement inspiré par ce que nous venons de voir, enchaîne un long commentaire sur celle qui, depuis le concile d’Ephèse en 431, a été déclarée « Mère de Dieu », θεοτοκος,  et à qui les ciseaux de Michel-Ange ont quasiment donné l’âge de son Fils. Son exhortation déborde au point que Gilbert, dont c’était le tour ce soir-là, doit abréger la sienne. Un « Notre Père » paumes tournées vers le ciel conclut la soirée. Il est suivi de la traditionnelle bénédiction vespérale.

Mercredi 16 avril : la confirmation.

Nous devons être à Saint-Pierre à 8 h ! Ce matin-là, les téléphones sonnent donc dans les chambres à 6 h. Les autocars se faufilent dans une Rome pas encore trop encombrée et déjà ensoleillée. Nous roulons le long du Tibre, apercevant l’île Tiberine qui rappelle l’île de la Cité à Paris, franchissons le fleuve devant le château St-Ange et nous arrêtons face à Saint-Pierre, sur la via della Conciliazione. Le ciel est bleu, le soleil illumine la place Saint-Pierre et ses fameuses colonnades. Nous franchissons sans encombre les portiques de détection qui donnent accès à la basilique. Tout est tellement proportionné dans Saint-Pierre qu’on en oublierait presque qu’on se trouve dans la plus grande église de la chrétienté. Des repères au sol rappellent toutefois que Notre-Dame de Paris ou notre cathédrale Saint-Croix d’Orléans tiendraient facilement dans la nef centrale… Nous nous rendons immédiatement à l’un des sept autels latéraux pour célébrer l’eucharistie. Nous réalisons à peine que nous sommes en train de vivre la messe à deux pas du tombeau de Saint-Pierre. Notre chant semble emplir la basilique et un jeune bedeau italien vient à plusieurs reprises calmer la sono des Francese… Le prêche de Richard s’envole vers les voûtes. Les confirmés et les futurs confirmands seront successivement appelés pour recevoir une bénédiction spéciale de la part des concélébrants. A la fin de l’office, Olivier quitte son vêtement liturgique pour reprendre sa casquette de guide. La basilique s’est emplie de touristes et de pèlerins. Nous nous faufilons dans la crypte qui abrite les tombeaux des papes. La tombe de Jean-Paul II fait l’objet d’une dévotion particulière et une religieuse veille, telle une antique vestale que le défilé des pèlerins, déjà dense, laisse de marbre. Nous remontons dans la basilique en suivant le sens giratoire qui nous fait repasser par l’extérieur de l’édifice. Olivier reprend l’histoire à ses débuts, le martyre de Pierre, sous Néron, dans le cirque tout proche, dont ne subsiste plus comme trace que l’obélisque déplacé et dressé au milieu de la place Saint-Pierre sur l’ordre de Sixte Quint. Puis la construction, le dôme œuvre de Michel-Ange et peut-être inspiré de celui de Florence que nous entreverrons au loin, au retour. Une chasse vitrée expose curieusement à la vue de tous une dépouille cireuse de Jean XXIII. Est-ce lui, est-ce son double façon musée Grévin ? Troublant et pas vraiment nécessaire pour le pape qui voulut Vatican II. La statuaire est par ailleurs très riche. Nous nous arrêtons devant la comtesse Mathilde de Toscane, la première femme ensevelie dans la basilique. C’est elle qui fut l’organisatrice de la célèbre rencontre de Canossa au cours de laquelle l’empereur Henri V dut demander pardon au pape Grégoire VII, qui l’avait excommunié (déliant ainsi ses sujets du devoir de lui payer l’impôt !). L’empereur ne tarda pas à se venger de cette humiliation ! Un peu plus loin, une foule est agglutinée devant la vitre qui protège la Pieta de Michel-Ange, depuis qu’un fou a voulu la démolir à coups de marteau : elle semble toute petite, au loin, perdue, solitaire. Heureusement, nous l’avons vue de près la veille, photographiée sous tous les angles dans le montage préparé par Xavier :


Je fais un petit saut à la Poste vaticane pour expédier mes cartes, avec des timbres colorés, un vitrail à l’effigie de Sainte Elisabeth de Hongrie. De notre point de rendez-vous, l’obélisque, nous partons à l’assaut des musées du Vatican. Il nous faut pour cela longer pour la contourner la longue et haute muraille de brique qui ceinture le Vatican. Dans l’entrée du musée où nous patientons en attendant qu’Olivier achète les tickets, trône une étrange statue moderne, un bloc de marbre blanc d’où se détache un jeune homme à l’allure de Petit Prince monté en graine, poussé en avant (ou retenu ?) par Jean Paul II, sans doute quelque allégorie dont le sens m’échappe. Nous nous fixons des objectifs limités : voir les « chambres » de Raphaël et la chapelle Sixtine, et un rendez-vous à 13 h 30 à la sortie. Nous partons en petits groupes mais après la longue galerie des cartes géographiques anciennes, qui mène aux stanze di Raffaelo, nous serons progressivement dispersés par la foule. Je me retrouve bientôt seul (si je peux dire !) pour contempler L’école d’Athènes, la fameuse fresque où l’on voit côte à côte Platon, le doigt levé vers le ciel des Idées et Aristote désignant au contraire le sol des réalités sensibles… Un peu plus loin, la chapelle Sixtine est également pleine comme un œuf, avec des gardiens italiens qui brament de temps en temps une consigne en italien pour interdire de s’asseoir ou de prendre des photographies. En fait, il faudrait visiter la chapelle Sixtine avec des jumelles car les peintures originales qu’on a l’habitude de voir en reproduction, agrandies, sont tout là-haut, à 20 m au-dessus de nos têtes, là où le doigt de Dieu tendu vers celui d’Adam paraît bien minuscule ! La seule chose qui se donne bien, gigantesque, folle, c’est le Jugement dernier qui occupe tout le mur ouest, derrière l’autel : pas besoin de se tordre le cou pour détailler les élus et les damnés. Un pape pudibond ou obsédé, mû par la Contre-Réforme, ordonna de voiler les nudités les plus voyantes. Ça donne, sur une trentaine de beaux mâles et femelles une sorte de limace noire en guise de cache-sexe, pas très esthétique. Comme quoi, les plus grandes œuvres d’art ne sont pas à l’abri des caprices des princes de ce monde ou des retournements de l’Histoire. Pour terminer cette visite au pas de charge, je passe par la salle égyptienne, entrevoyant une impressionnante momie présentée dans son sarcophage, telle que les archéologues ont dû la découvrir, noire et décharnée. En ressortant du musée, je suis bon dernier – il n’est pourtant que 13 h 15 -et je rends grâce à Gilbert qui s’est dévoué pour m’attendre. Nous reprenons le chemin en sens inverse, vers Saint-Pierre. Cet axe touristique privilégié s’est couvert entre temps de Sénégalais qui proposent, tous les trois mètres, des sacs Prada, Vuitton, Dolce&Gabbana, etc. tous les mêmes, garantis d’origine...

Lorsque nous arrivons à nouveau sur la place Saint-Pierre, Kephas et Sichem ont déjà déballé les pique-niques. Nous nous installons sur les marches, plein soleil, plein sud. Beaucoup y gagneront quelques couleurs, cet après-midi-là.

Après le repas, nous partons à l’assaut du Janicule, par des petites rues où nous nous perdons un moment. L’effort de la montée en vaut la peine. Le passaggiata del Gianicolo, bordé de bustes de garibaldiens, dressés à l’ombre d’immenses pins parasols, offre une vue superbe sur Rome. Olivier nous en fait identifier au loin les principaux monuments. Nous arrivons alors à l’immense statue équestre de Garibaldi : le héros révolutionnaire italien tourne la tête, paraît-il, vers le Vatican, son ennemi. Nous poursuivons notre route jusqu’à l’église San Pietro in Montorio. Nous sommes chez les Espagnols. Olivier nous montre un « tempietto », petit temple circulaire coiffé d’un dôme, œuvre de l’architecte Bramante, et maquette anticipatrice de la coupole de Saint-Pierre. De là, nous empruntons un escalier qui descend directement dans le Trastevere, jusqu’à la piazza S. Maria in Trastevere. Ceux qui ont encore du courage, jettent un œil aux superbes mosaïques du chœur de l’église, mais tous ou presque vont surtout aller faire la queue chez le glacier de la place pour manger leur première gelato italienne. Les marches d’une fontaine accueillent les pèlerins fatigués pour une pause bien méritée. Puis nous nous rendons au lieu de rendez-vous avec les autocars, que nous attendrons une bonne demi-heure, pris qu’ils sont dans la circulation romaine de 18 h. Ce soir-là, nous battrons le record de vitesse de montée en car. Il faut savoir qu’en Italie, les autocars, semble-t-il, n’ont pas le droit de s’arrêter. Ou si peu…

Veillée Képhas. C’est le jeu de la « juste date », à choisir entre trois pour toute une série d’événements de l’Histoire romaine et chrétienne. Là aussi, bonne ambiance, malgré la fatigue du jour. Comme chaque soir, nous prions ensemble pour conclure notre journée de pèlerin.

Jeudi 17 avril : l’eucharistie.

Jour de repos pour nos chauffeurs. Nous prenons pour la première fois le métro romain de bon matin. Cinq stations de Basilica San Paolo jusqu’à Colosseo. De là, notre petite troupe chemine dans la ville, passant devant « la machine à écrire » - c’est ainsi que les Italiens surnomment l’énorme monument blanc dressé en l’honneur de Victor Emmanuel II – puis s’enfile dans les petites rues qui mènent jusqu’à Saint-Louis-des-Français. Nous sommes accueillis par le recteur, à 9 h 30, avant l’ouverture des portes de l’église aux fidèles. Nous foulons la poussière des morts, nous rappelle le recteur, tandis que toute l’architecture et la décoration intérieure, piliers carrés et voûtes en plein cintre, plafonds à caissons richement dorés, placages en loupe de marbre, nous attirent vers le Ciel et ses trésors. Outre qu’elle est un petit bout de France en Italie, admirablement entretenue, du moins à l’intérieur, Saint-Louis renferme un grand trésor dans une de ses chapelles latérales. Trois immenses et sublimes Caravage, peints sur place et qui n’ont quasiment jamais quitté ce lieu, nous attendent.

La vocation de saint Matthieu…




Saint Matthieu et l’ange…



Le martyre de Saint Matthieu.



Suit un commentaire simple et spirituel du recteur, sur l’ombre et la lumière chez Caravage dans ces trois tableaux. Les ados écoutent le recteur, regardent les tableaux, subjugués ou saturés. Certains ont renoncé tout de suite et se sont assis sur une marche d’autel ou restent adossés à un pilier, prolongeant leur nuit ou se protégeant comme ils peuvent de ce doux déluge d’Art et d’Histoire, malheureusement troublé par un organiste qui semble-t-il règle ou accorde bruyamment son instrument.

Sortis de là, éblouis pour certains, accablés pour d’autres, nous partons par équipe à la découverte de la Rome baroque. Pour cela, il faut savoir où aller. Deux petits tubes remplis de pâtes dans lesquelles Xavier a glissé quelques vermicelles en forme de lettres vont fournir les premiers indices. Pour Capitole, Constance et Ivanne les ont étalées sur le parvis et résolvent l’énigme de départ : « Chiesa del Gesù » sera notre première destination. Commence une longue errance dans Rome qui passera par la fontaine de Trevi, le Quirinale, de nombreuses églises, le Panthéon et sa splendide voûte (43,50 de diamètre !), les glaces chez Giolitti, et pour terminer en beauté, l’eucharistie célébrée dans la chapelle du Séminaire français de Rome. Pour certaines églises, il nous faudra faire preuve d’imagination : elles sont quasiment toutes fermées entre 13 h et 15 h et le Guide vert nous sera précieux pour résoudre certains énigmes posées par Xavier dans son jeu.

Après des kilomètres dans Rome parcourue en tout sens, c’est le frère de Claire Urfels, le père Florent Urfels, qui nous accueille au Séminaire pontifical français. Le chœur de la chapelle est décoré d’une très belle mosaïque moderne. La messe sera recueillie. Il faut dire que nous sommes un peu « cuits ». Nous repartons vers le métro du matin pour revenir à San Paolo. Derrière le forum, nous croisons la fameuse louve romaine, discrète statue de bronze qui, présentement, émerge à peine de la façade d’un immeuble en ravalement. Beaucoup, d’ailleurs, passeront devant sans la voir.

La veillée est organisée par Kephas qui nous propose un spectacle « son et lumière » sur les tribulations de Saint Paul autour du bassin méditerranéen telles qu’elles sont rapportées par les Actes des Apôtres. Il y a tout, même les éléments déchaînés sur la mer Méditerranée.

Vendredi 18 avril 2008 : la réconciliation

Nous partons vers 9 h pour les catacombes. Après quelques détours, car une voie d’accès indiquée sur le plan est fermé, nous entrons dans le domaine de Saint Calixte. D’un seul coup, comme par enchantement, nous sommes passés de la ville à la campagne et l’autocar roule lentement sur une petite route bordée de prés très verts. Il y a eu un orage dans la nuit sur Rome et ses environs. Débarqués sur un parking encore vide, nous nous rendons dans une petite salle où un guide entame ses explications. Il a à ses côtés un meuble contenant de grands panneaux verticaux qu’il tire au fil de son exposé et qui présentent tantôt une coupe du terrain, tantôt les symboles utilisés par les premiers chrétiens, la colombe, l’agneau, le poisson, le dauphin, etc. Contrairement à ce qui se passe quand on fait des fouilles, les tombes les plus récentes sont les plus profondes, soulignera Olivier. Il y a trois ou quatre niveaux, jusqu’à – 25 m. Quand le guide a commencé à parler chacun s’est charitablement gardé de se tourner vers son voisin pour réclamer la version sous-titrée : il a pourtant un accent à couper au couteau (allemand, polonais ?), couteau avec lequel il torture et découpe curieusement la phrase française. Il faut s’accrocher pour suivre. Je me contiens pour ne pas exploser de rire. Heureusement, le sujet m’y aide. Curieusement, au bout de quelques minutes, l’oreille s’habitue, comme si un décodeur s’était mis en route automatiquement.

Après cet exposé liminaire, nous plongeons dans les catacombes à la suite de notre guide, par un escalier de pierre un peu raide. Il règne une humidité impressionnante, qui ronge d’ailleurs les fresques, dont seuls les rouges et les ocres restent encore visibles. Les catacombes, ce sont de longs couloirs - vingt kilomètres de labyrinthe à St Callixte - dont les murs sont trouées de niches horizontales où les morts étaient déposés, recouverts de chaux vive et drapés dans un linceul. Une plaque de marbre fermait le tout. Les plaques de marbres ont toutes été cassées et il ne reste plus que les alvéoles, plus ou moins longues. Mortalité infantile oblige, près de la moitié des tombes creusées dans les murs de tuffeau sont celles d’enfants ou de bébés ! A intervalles réguliers, une petite anfractuosité marque la place où était déposée la lampe à huile, seul éclairage de l’époque. Contrairement aux catacombes parisiennes, il n’y a plus aucun ossement visible, l’église de Sainte Praxède en ayant accueilli beaucoup au moment de sa construction et le reste étant protégé des visiteurs. De temps en temps, on entrevoit une pièce où les vivants déjeunaient paraît-il en compagnie des morts, repas dénommé refrigerium (sic). Aujourd’hui, il y a de loin en loin un autel portatif où des petits groupes de pèlerins célèbrent la messe comme au temps des premiers chrétiens, si bien convoqués par ces lieux. Olivier nous a indiqué que contrairement à la légende, les catacombes n’étaient pas un lieu de refuge où les chrétiens persécutés se cachaient. Le pouvoir connaissait parfaitement l’existence de ces « cimetières » qui n’étaient pas non plus un exclusivité chrétienne : on a retrouvé des catacombes judaïques.

Au détour d’un couloir, une salle plus grande, la crypte de Sainte Cécile, abrite la reproduction d’une émouvante statue due à Stefano Maderno, dont l’original se trouve dans l’église dédiée à la sainte. Celle-ci gît à demi-retournée sur le ventre, les doigts des deux mains formant le symbole de la Trinité. Dans cette position, elle pourrait sembler somnoler mais une fine cicatrice encercle son cou : la marque de la décapitation de cette jeune fille d’une noble famille romaine, qui accompagnait les chrétiens dans leur martyre. Jusqu’à le vivre elle-même.


Lorsque nous remontons à la surface, un beau soleil éclaire la campagne romaine. Notre groupe se pose sur une prairie ceinte d’un rempart de verdure d’où émergent quelques cyprès, gardiens de la tranquillité du lieu. Olivier introduit notre célébration de la réconciliation. Gilbert, Richard et lui vont se disposer un peu à l’écart pour confesser les jeunes – et les adultes – qui le désirent. Il y a une attente paisible et un à un, les pénitents se lèvent et vont voir les prêtres. Olivier prend chacun par l’épaule, comme pour mieux assurer l’intimité et la confidentialité de l’aveu et du pardon. L’absolution est donnée d’un signe de croix. On devine comme dans l’Evangile de la pécheresse pardonnée le « Va en paix et ne pèche plus », délivré ici mains posées sur la tête ou sur les épaules. Chacun peut être spectateur de cette démarche si personnelle accomplie par l’autre mais il n’y a nul voyeurisme car sur toute cette scène, « il fait Dieu », de cette météo imprévisible et sans nuages qui surgit parfois là où deux ou trois sont réunis en son Nom. Ceux qui ne se confessent pas échangent par petits groupes, en parlant à voix basse. Moment de grâce dans ce pèlerinage, dont beaucoup – tous sans doute, chacun à sa manière - surent profiter.

Les cars vont nous emmener jusqu’à la piazza del Popolo pour nous lâcher dans Rome. C’est l’après-midi « quartier libre ». Auparavant, nous pique-niquons sur les hauteurs boisées du Pincio. Nous tombons à la fin du repas sur une dame-pipi qui vient d’inventer une réglementation nouvelle : « ses » toilettes n’accueillent que les adultes, en vertu de quoi les « bambini » (sic) sont priés de rejoindre d’autres lieux à eux destinés.

Rassemblés au pied de l’obélisque (encore un !) où nous nous donnons rendez-vous pour 16 h 45, nous hésitons un moment sur la configuration à adopter : équipe, pas équipe ? Un petit groupe de Sichem a envie de manger un pizza romaine, pour ne pas repartir idiot : ce projet en fédère quelques uns que Claire et moi accompagnons. Les autres suivent Xavier, Françoise, Marie-Agnès, Gilbert à la recherche des souvenirs et des cadeaux à rapporter.

Nous redescendons le Corso à la recherche d’une pizzeria. Le frère de Claire lui a parlé d’une excellent établissement du côté de la piazza Navona. Malheureusement, quand nous arrivons vers 15 h, le service est terminé. Nous nous rabattons sur une pizzeria al taglio, où l’on sert la pizza en quarts que nous mangeons dehors, debout ou tassés sur deux bancs de jardin en plastique blanc. Mission accomplie. Nous continuons notre balade et entrons dans quelques magasins de souvenirs pour trouver l’objet qui va plaire. Je fais un saut à Saint-Louis-des-Français pour acheter un poster d’un des Caravage que nous avons découverts hier. Nous passons aussi par un petit supermarché. Nous finirons par rallier la piazza del Popolo non sans avoir fait un crochet par la splendide Galeria Alberto Sordi, en forme de V et qui donne sur le Corso. En dehors de ses boutiques de luxe, les mêmes que dans toutes les grandes villes européennes, elle présente l’intérêt fondamental d’abriter une des rares toilettes publiques de Rome, que j’ai repérée la veille *. Au retour, je devance le groupe avec Marc pour avoir le temps de voir deux autres Caravage qu’abrite l’église S. Maria del Popolo : La conversion de Saint-Paul et La crucifixion de Pierre. Coincées qu’elles sont, face à face dans le chœur d’une petite chapelle latérale, il faut se tordre le cou pour apercevoir les toiles, superbes là aussi. Sur la piazza, un podium de concert est en cours d’installation. Les essais de sono font vibrer la petite église.

Le soir, avant chaque repas, un petit apéro entre adultes du pélé et animateurs s’est organisé depuis le début de la semaine. Pour le dernier, nous sommes encore plus nombreux. Invariablement, chaque repas aura commencé par un plat de pasta : succès assuré chez les ados, qui compense les sandwiches du midi dont la cote n’a cessé de décroître tout au long de la semaine.

C’est notre dernière veillée, confiée à Sichem. Claire a demandé à chacun de faire un dessin, un poème, bref de laisser une trace de son passage à Rome. Appel entendu. Avec Claire et Marie-Agnès qui nous rejoint, nous assemblons toutes les feuilles recueillies le long d’une ficelle, comme un rappel du linge qui sèche, pendu d’une façade à l’autre, dans les rues étroites de la Rome populaire. Nous organisons le défilé de cet étendage insolite avec quelques jeunes, pendant que Claire égrène les thèmes ou les phrases laissées par chacun. En prélude à la journée du lendemain, consacrée aux vocations, à travers les sacrements de l’ordre et du mariage, nous projetons un montage sur les vocations qui fait défiler une succession de témoins qui se sont levés à l’appel de Dieu tout au long de l’Histoire du Salut, d’Abraham jusqu’à nous. « Et toi ? ». Comme à la fin de chaque veillée, une courte exhortation, un Notre Père et une bénédiction conclut la veillée. Assortie des traditionnelles (et fermes) recommandations d’Olivier en vue d’une (dernière) nuit calme…

Samedi 19 avril

Dernier jour, déjà. Nous montons nos bagages dans les cars et nous reprenons le métro. Nous descendons à Termini, la gare centrale de Rome, modernisée et rebaptisée « Jean Paul II » et marchons jusqu’à notre avant-dernière église, quatrième basilique majeure, Saint-Marie-Majeure. L’Histoire l’a curieusement sertie entre des immeubles. On raconte que la première église du nom fut construite là, sur l’Esquilin, parce qu’il avait neigé le 5 août 356 à cet endroit et que cette neige avait été interprétée comme une circonstance miraculeuse, un signe virginal du ciel. Après cette visite, rapide en dépit des splendides mosaïques, nous sommes sollicités pour la traditionnelle photo de groupe, par un photographe « agréé par le Vatican » (hum !). Il nous donne rendez-vous en début d’après-midi pour nous remettre autant d’exemplaires que nous voudrons de LA photo du pélé…Il tiendra promesse et pour la modique somme de 6 euros, chacun pourra emporter ce souvenir de Rome, de bonne qualité ma foi.

Nous nous rendons ensuite à S. Prassede où nous allons célébrer notre dernière messe romaine. Cette fois, nous occupons la nef et l’église est tout entière à nous. Nous sommes à nouveau face à une merveilleuse mosaïque du IXème siècle, qui occupe toute l’abside. Deux palmiers y symbolisent les deux Testaments, et sur l’un deux, un phénix est perché, signe de la résurrection. Des mosaïques, il y en a aussi dans une chapelle latérale, dédiée à Saint Zénon, qui abrite une « colonne de la flagellation », à laquelle, selon la tradition, Jésus aurait été attaché pour être fouetté devant Pilate. Cette colonne est particulièrement vénérée par les Italiens pendant la Semaine sainte.

En sortant, nous trouvons une sorte de parc, tout proche, pour apprécier notre dernier et invariable pique-nique. Frédérique a la bonne idée de faire tourner une bouteille de vin. A croire qu’elle a fait suivre sa cave à Rome. Excellent Médoc qui améliore l’ordinaire des « monos » comme on nous appelle parfois. Puis c’est l’heure du rendez-vous ultime avec les autocars. Nous les attendrons une bonne demi-heure, en plein soleil, dernière occasion de bronzer. Il fait 25°, cet après-midi-là à Rome et, au démarrage, Claire me confie qu’elle serait bien restée une semaine supplémentaire… ! Elle n’est sans doute pas la seule dans ces dispositions nostalgiques.

Et c’est le long tunnel du retour, qui me paraîtra cependant moins long qu’à l’aller. Pourtant, nous devrons stationner une heure et demie à l’entrée du tunnel du Fréjus : nous sommes tombés le soir où ils changent les ampoules ! Après la nuit, il y a encore quelques belles énergies pour chanter. Nous ferons même plusieurs canons, incluant la partie avant du car (i.e. les « anciens »). Le chauffeur nous fera simplement savoir qu’il a une chose en horreur : les concours de hurlement entre les deux travées du car. Nous n’insisterons pas. Qui veut voyager loin, ménage son cocher. Et, au retour de Rome, tous les chemins ne mènent peut-être pas à Orléans, même si notre ville doit son nom à la Via Aurelia qui en vient… Nous arrivons dimanche à 12 h 30, sous le même temps maussade qu’au départ mais chacun est plein d’images, de souvenirs et les visages apportent à ceux qui sont restés quelques rayons du soleil romain. Il faut se séparer pourtant. Mais personne, je pense, n’oubliera cette semaine passée ensemble, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Amen !


Pierre-Michel Robert
30 avril 2008



* J’exagère : Rome soigne au moins ses pèlerins puisque chacune des quatre basiliques majeures est nantie de toilettes publiques, accessibles parfois de l’intérieur même de l’église !


29 mars 2024

L'omelette du parti Renaissance



 Avec ce tract pondu cette nuit à 2 h 39 dans les boîtes à lettres électroniques, les équipes du parti Renaissance ont atteint ce qu'on pourra appeler désormais le "point Macron" de la communication politique (en référence au point Godwin), point qui équivaut pour un chrétien, en ce Samedi saint, à une descente aux enfers.

Pâque(s) est une marque religieuse déposée, singulièrement juive et plurielle dans sa récupération chrétienne, qu'on ne peut pas mettre à toutes les sauces, fût-ce pour faire du neuf de l'idée européenne, qui vaut mieux. 

Sauf à vouloir provoquer du bruit sur les réseaux sociaux, à quoi ce court billet se résout, un pauvre sourire dans l'âme.

25 mars 2024

Miss Charity

À l'issue du spectacle, Marie-Aude Murail et Elsa Ritter
ont improvisé un bord de scène avec les spectatrices et spectateurs de tous âges.


 Adapter au théâtre le gros roman de Marie-Aude Murail paru en 2008 avait déjà tenté Céline Devalan qui en compagnie de Pascal et Vincent Reverte avait relevé le défi, présenté à la Noël 2013 dans le cadre du théâtre Essaïon. Peter, le lapin de Charity Tiddler aka Beatrix Potter était alors le partenaire à part entière de Charity, que jouait Céline Devalan.

Une deuxième actrice, Elsa Ritter, vient de s'attaquer à ce monument de la littérature jeunesse contemporaine. Avec l'idée de monter un seule-en-scène, elle a sollicité l'appui de Jean-Christophe Leforestier : elle lui a fait lire le livre et il a accepté, puis ils ont commencé à réfléchir en parallèle sur les « morceaux » à choisir dans ce gros récit peuplé de nombreux personnages hauts en couleur, illustres inconnus de fiction auxquels Marie-Aude Murail a mêlé quelques bien célèbres comme Bernard Shaw ou Oscar Wilde. Après quoi ils ont opéré un montage de ces morceaux choisis, réfléchissant parallèlement aux « objets » à utiliser et à la bande-son qui accompagne le spectacle. Se sont imposées aussi deux marionnettes, celle du lapin Peter et celles du duo de souris Miss Désirée et Miss Tutu, à la manipulation desquelles Elsa a été initiée par Jean-Christophe Leforestier. 

Jouant sur la voix et les attitudes corporelles, Elsa Ritter incarne avec force cette galerie de personnages qu’elle fait aussi dialoguer et dont l’identité nous devient familière au fil de la pièce divisée en deux parties (1 h et 1 h 15). Il y a aussi un format jeunesse qui dure… 35 mn ! La scène est divisée en plusieurs espaces grâce à un jeu de paravent, de portants et de draps blancs (effet d’ombres chinoises utilisé) suspendus, avec ou sans pince à linge, à des cordes tendues.  Des aquarelles de Leforestier illustrent le travail et les progrès de Charity dans le fameux "grossissement schématique des détails"... L’actrice disparaît sous une identité pour réapparaître sous une autre, nous laissant seuls-en-salle, en quelque sorte, nous le quatrième mur. Brefs moments de solitude qui permettent de réfléchir au fil de l'émotion et de le garder, dans l’attente de ce qui va ressortir de derrière le drap ou le paravent. 

Le résultat est saisissant, tant Elsa Ritter impose son jeu d'actrice, transformiste sans temps morts pour les besoins multipliés du roman. Un angle de la main, une courbure du corps, une mimique lui suffisent pour caractériser un personnage voire un animal : étonnant Petruchio, le corbeau apprivoisé de Charity, qui volète sur la scène en croassant "je suis un démon, pouët, pouët !" ; effrayante Tabitha, le nounou folle et pyromane de Charity, qui lui conte des histoires effroyables, etc. Ainsi se déploie peu à peu le roman d'apprentissage victorien de Marie-Aude Murail, qui recèle aussi l'étonnante histoire d'amour entre Charity et Kenneth, entrevue dès l'enfance et le jeu de snap dragon

Les lecteurices de Miss Charity verront, souvent avec une intense émotion, se matérialiser le récit de Marie-Aude Murail par la grâce de l'actrice ; quant à celleux qui n'ont pas encore lu le roman, nul doute qu'iels auront à cœur de percer les ellipses de la pièce qui en a été tirée, roman auquel même les silences de son adaptatrice et actrice rendent un hommage fervent.

(pièce vue samedi soir 23 mars 2024 à Arcueil, dans les locaux de L'Anis Gras - le lieu de l'Autre)

02 mars 2024

Frère(s) : d'Olivier à Christian

 

Dimanche 3 mars

Je me réveille en pensant à mon frère. J’ai acheté hier pour 3 € à Emmaüs Olivier, le livre que Jérôme Garcin a consacré - le mot pour une fois n’est pas usurpé - à son frère jumeau, tué à l’été 1962 par un chauffard qui ne s’est pas arrêté. Olivier comme Jérôme avait 5 ans et demi. Et je l’ai lu dans la soirée avant de m’endormir. Je ne l’ai pas lâché. Il y a des livres qui vous font de l’œil et curieusement semblent attendre leur heure pour vous laisser les pénétrer, à moins que ce ne soit eux qui s’emparent de vous. Qui sait ? Tout à coup, il m’est revenu que j’avais dû lire une critique de ce livre dans Télérama à sa sortie. Rêvais-je ? Dans le gros classeur où j’ai accumulé ce que pourrais appeler « ma Recherche » sur mon frère Christian, je viens de retrouver l’article en question, que j’avais soigneusement découpé à l’époque dans le numéro 3187 du 9 février 2011. La date a son importance. Je venais de « prendre ma retraite » comme on dit. J’avais enterré ma mère le 3 janvier précédent à l’issue d’une messe d’obsèques célébrée à l’Abbaye aux Dames, à Saintes. Après la mort de mon père à l’été 2002, j’étais donc complètement, totalement, orphelin d’une mère qui avait été veuve pendant 9 ans.

Il n’y a pas de mot pour se dire veuf ou orphelin d’un frère. Ce n’est pas une situation identifiée par l’état civil. Parce qu’elle n’emporte aucune sorte de droit mais juste un devoir de mémoire, si on peut nommer devoir un genre d’obsession qui vous accompagne toute votre vie et dont témoigne, après et avant d’autres, Jérôme Garcin. Comme il n’y a pas de mot, vous n’en parlez pas à vos proches. Votre conjoint vous a adopté avec ce déficit en vous, ce trou fait à l’emporte-pièce dans votre histoire et vous êtes tous les deux passés à autre chose, la vie, amoureuse, professionnelle, familiale. Vous vous êtes distrait de ce chagrin sans oublier. Vos enfants qui naissent savent eux aussi qu’il y a eu un drame, qu’ils découvrent peu à peu chez leurs grands-parents : ce portrait à 18 ans, une photo faite pour le permis de conduire, un peu raide, c’est tout ce qu’ils sauront pendant longtemps de leur oncle, mort quand leur père avait 12 ans et demi. Puisqu’on vous le dit, il n’y a pas de mots. Les parents non plus, qui ont perdu un enfant, n’en ont pas.

Voilà, il n’y a que ce seul mot : « perdu ». Comme on perd sa casquette dans un train, son portable sur la plage ou son chat qui s’est enfui ? Et il n’y a pas de service d’objets trouvés où l’on pourrait espérer retrouver un frère, un fils perdu. Il n’y a que dans l’évangile, celui de Luc relu et commenté hier, que le berger retrouve la brebis perdue, la femme la drachme perdue, le père le fils perdu. Et tous se réjouissent. Dans la vie, il est rare que votre père vous annonce cette bonne nouvelle : « ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. » (Lc 15, 32)

L’article de Télérama est dans un classeur à vues. Il faudrait que je relise mon journal pour savoir si c’est la recension du livre de Garcin qui m’a ouvert cette perspective dans le temps libre que la retraite m'offrait : poursuivre mon enquête et en faire un livre, de ces livres qui délivrent ceux qui les écrivent et montrent le chemin à d’autres qui cherchent eux aussi une forme de délivrance par l’écriture. Pour contredire cet état de choses : « il n’y a pas de mot » et les trouver, les mots en question, faute de recouvrer celui qu’on a perdu. Pour contredire Duras qui affirmait, catégorique : « écrire ne sauve de rien » comme si elle avait voulu se réserver ce salut-là, par les Lettres, griffonnées sur un manuscrit ou affichées sur un écran où le curseur qui clignote semble dire : « je t’attends ». Disons qu’écrire ne sauve pas de tout mais que tenter de recomposer l’être disparu auquel on s’adresse déjà depuis si longtemps, de son for intérieur, pour en retrouver la figure et l’âme, proposables à d’autres, n'est sûrement pas une entreprise totalement vaine. Jusqu'ici, je n'ai fait qu'interroger les survivants, recenser les témoignages, racler ma mémoire, écrire sans but précis. Il semblait perdu et je l’ai retrouvé. Un peu. Pourrai-je le dire un jour, dans une fraternité d’écriture, pour un livre cénotaphe qui lui redonnerait un corps de mots, ressuscité ?


26 février 2024

Harcèlement de vue et autres considérations

« Femmes, je vous aime »

Femmes je vous aime, Julien Clerc, ♂

« Il n’y en a qu’un qui sait poser ses mains/
Au creux de mon cou, au creux de mes reins »

Ni belle ni bonne, Barbara, ♀

« Bientôt se retirant dans un hideux royaume
La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté »

La colère de Samson, Alfred de Vigny, ♂


Octobre 2017

J’ai envie depuis quelques jours d’inventer un mot-dièze #JeSuisunPorcMoiaussi après le tweet et le  #BalanceTonPorc posté par Sandra Muller, victime d'une drague grossière et sexiste pendant une soirée à Cannes. Réflexe de/du corps ? Léger dégoût devant une soudaine campagne de délation d’hommes par des femmes, dont on vantait que la « parole » fût enfin « libérée », alors qu’il ne s’agissait que de quelques mots écrits jetés sur Twitter et dans la Toile pour participer au concours du plus grand nombre de suiveuses ? Fallait-il entrer dans une bataille d’où ne sortiraient que des vaincu.e.s ? Je me souvenais de Proust citant La colère de Samson comme d’une triste prophétie.

Et puis hier matin, on est le 20 du mois, juste avant de prendre mon train pour Paris pour aller y philosopher, un ami Facebook, provocateur à tendance incel, aimant peut-être plus les chiens que les filles, comme Brel qu’il n’aime pas, postait ce commentaire ::

"En baguenaudant dans le métro et la rue, je pensais, au nom de l'égalité feffuelle [=sexuelle, mon ami est pudique], à un hashtag #balancetespouffes. Celles qui, plus tard, balanceront des porcs, certainement."

accompagné de ces images :


Comme deux jeunes femmes réagissaient fortement à la provocation, j’ai ajouté mon grain de sel :

"En matière de balance, tout est question de poids, de tare et d'équilibre. On a vite fait de la faire pencher d'un côté plutôt que de l'autre, auquel cas la mesure du phénomène est faussée. Quant aux images sus-montrées, je proposerais volontiers le délit de "harcèlement de vue" dont hommes et femmes sont également victimes."

J’avais envie en effet de rétablir la fameuse balance et je venais de trouver le titre de mon texte à venir. Mais j’allais plutôt me balancer moi-même dans une sorte de confession publique qui ramènerait, je l’espère, la paix perpétuelle entre les sexes (rien que ça), non sans avoir livré bataille à ma manière.

Au fait, à quand remontent les campagnes publicitaires qui proposent au su et vu de tout le monde de jolies jeunes femmes de plus en plus déshabillées dont la plastique est sensée attirer le regard du chaland sur le produit qui lui est associé et qui n’est pas forcément de la lingerie ?

Une indignée avait réagi ainsi au post de mon ami :
« Enfin ce qui est à dénoncer c'est ce que font les publicitaires du corps des femmes pour faire du profit! »

A laquelle j’eus envie de répondre illico :
« Auxquels se prêtent/vendent des femmes que RIEN n'oblige à ça. »

[Judith Godrèche a avoué avoir commencé à fréquenter les plateaux des photographes à l'âge de 8 ans. Avec quelles complicités ? Note de février 2024]

Quand j’avais commencé à « fréquenter » sa fille, qui était mineure – elle n’avait pas 18 ans et la majorité était alors à 21 ans, Giscard d’Estaing n’étant pas encore président, c’était au siècle dernier - mon futur beau-père avait lâché à sa femme : « S’il touche à ma fille, je lui casse la gueule » à quoi ma future belle-mère, fine mouche, avait répondu : « Tu sais, ces choses-là se font à deux », m’absolvant par avance, et sa fille avec, de nos premières et oh combien malhabiles entreprises amoureuses hors mariage. 45 ans plus tard, la fille en question est toujours sur le dos du même cheval, qui prend soin de rajuster ses œillères chaque fois qu’il l’emmène se promener, de peur de trop tourner la tête tellement il y a à voir en chemin.

Un jour déjà lointain que j’étais seul et donc sans œillères, assis à contresens dans le 58, quelque part dans le 14ème arrondissement, je levai les yeux de mon livre et aperçus au fond du bus une jeune femme dont le visage très blanc et surtout la bouche rouge écarlate (penser à Nothomb sans chapeau) attirèrent mon regard. Relevai-je la tête trop souvent, distrait de ma lecture ? La regardai-je trop intensément ? En tout cas, je la suivis des yeux quand elle descendit un peu plus loin et, de mon siège, alors qu’elle longeait le bus et arrivait à ma hauteur, je la vis soudain se tourner et lever la tête vers moi, visiblement en furie. Malgré la vitre Securit qui nous séparait, je l’entendis clairement hurler depuis le trottoir, toutes dents dehors : « Je ne suis pas une CHIEN-NE ! » Avais-je trop fixé ses lèvres turgescentes, quelle pulsion scopique si terrible m’avait échappé ? Je n’ai jamais oublié cette scène dramatique et qu’un regard, le mien, avait pu être vécu comme une atteinte sexuelle. Le bus démarrait déjà, je n’ai pas eu le temps d’en descendre, pour comprendre ce qui m’arrivait, ce qui lui arrivait. Je l’ai regretté. C’était il y a longtemps, mais rien en moi n’a prescrit ce moment.

« Celui qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère en son cœur avec elle. » (Matthieu 5, 28). Certes, mais ne peut-on plaider non coupable quand le maquillage – ah, ce rouge à lèvres ! - la longueur de la jupe ou l’échancrure du corsage - jusqu’où ne pas le boutonner ? - sont manifestement prévus pour attirer le regard en question. Séduire, dit-elle, mieux vaut faire envie que pitié, etc. Même avec des œillères, on voit donc des choses qu’on ne devrait sans doute pas voir. Et ne parlons pas de l’invisible qu’on déduit du visible ou qu’on imagine pour peu qu’on ait l’esprit vagabond. S’arrêter au bord du désir, avant l’eau à la bouche ? Je conviens volontiers que la soi-disant « irrépressibilité du désir masculin », dénoncée naguère par la regrettée Françoise Héritier, est une foutaise. D’ailleurs quel séducteur invétéré se confiait récemment ainsi : « Ma recette avec les femmes ? Ne jamais éjaculer. » ? variante crue du « dur désir de durer ».

A l’époque où j’étais encore séminariste, il y avait devant le portail du séminaire Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux, l’entrée d’une école catholique. Un de mes condisciples écossais, très prude et très malicieux - son nom me revient, il s’appelait Donald McKinnon - m’avait fait remarquer à moi qui ne voyais rien de toutes ces choses pendant cette période de ma vie, que certaines (très) jeunes filles qui sortaient de cours, en corsage blanc et jupe plissée bleu marine, s’empressaient de faire faire deux ou trois tours à leur ceinture pour sortir leurs genoux - et parfois plus - de la pénombre. « Au printemps, les jours rallongent et les jupes raccourcissent » comme l'observe le lucide Émilien, le premier héros de Marie-Aude Murail.

Il y a donc beaucoup à voir dans nos rues, dans nos transports en commun, dans nos magasins et dans nos galeries marchandes, sur nos lieux de travail et de loisirs, partout où les hommes et les femmes se croisent, se côtoient, échangent des regards, des phéromones… S’y joue sans cesse cette attraction universelle que l’on ressent plus ou moins selon les jours et l’humeur. Histoire vraie : si P., après avoir croisé le regard de E. et y avoir deviné instantanément quelque connivence, avait laissé les portes de la rame se refermer sur lui, il ne l’aurait jamais rattrapée en haut de l’escalator pour lui proposer de prendre un café, là, tout de suite maintenant et elle ne lui aurait jamais répondu, dans un sourire : « mais oui, pourquoi pas… ». Et ils n’auraient pas aujourd’hui deux enfants… Mais P. aurait tout aussi bien pu se prendre un râteau voire une claque. Qui ne risque rien… L’intuition d’une attirance croisée mérite parfois vérification, surtout si, au bout du compte, il en va de sa vie, de deux vies et à la consommation des siècles, de bien d’autres.

Il y a quelques années, je lisais un livre de José Cabanis qui se déroule pendant la deuxième guerre mondiale. Gilbert, le jeune narrateur de L’âge ingrat y conte un bref moment ses bonnes fortunes auprès de femmes de soldats mobilisés. Puis il conclut ceci. « Je ne sais pas ce qu’elles sont devenues. Elles m’ont appris que les femmes ont envie de faire l’amour autant que les hommes et qu’il n’est pas utile d’être beau pour leur plaire : découverte décisive à vingt et un ans, qu’on fait seul, comme celle de tout ce qui importe. » Je n’avais évidemment aucun moyen de vérifier cette assertion romanesque, dont aucune démonstration ne pouvait m’être apportée par une fiction, mais, telle une révélation physique, elle avait subitement renversé le préjugé contraire qui était le mien jusqu’alors. Peut-être désirais-je alors plus ou moins consciemment rétablir la balance, encore une, de l’initiative amoureuse, quitte à être plus attentif aux signaux de l’autre sexe.

Je n'aime pas trop les discours sur LES femmes (ou LES hommes), mais je copie ce passage des Solidarités mystérieuses, de Pascal Quignard. C'est Jean, le prêtre, qui parle : « En la [Claire] regardant je pensais qu’au contraire des hommes – du moins au contraire des homosexuels au nombre desquels il faut bien que je compte Paul, que je me compte, que je compte Dieu lui-même – au moins à demi de lui-même...puisqu’il nous aime tous et qu’il nous a faits tous – les femmes ne désirent pas les hommes comme les hommes se désirent entre eux. Les femmes ne sont pas vraiment sensibles à la beauté invraisemblable de leur sexe. Les femmes ne séduisent pas non plus les hommes pour mettre la main sur leur pouvoir, ni pour l’exercer en sous-main, ni pour les domestiquer, ni pour prendre leur argent, ni pour acquérir ce qu’elles convoitent. Les femmes ne veulent même pas des enfants des hommes qu’elles étreignent afin de les reproduire, ni pour se reproduire elles-mêmes, ni dans le dessein d’assouvir leurs vengeances en lançant leurs petits à la conquête du monde. Les femmes n’attendent même pas des hommes des maisons où s’ennuyer auprès d’eux et y vieillir. Les femmes ont besoin des hommes afin qu’ils les consolent de quelque chose d’inexplicable. » 

Quelle belle et étrange mission avons-nous auprès de nos compagnes d'un jour ou de toujours. En sommes-nous capables ? Combien de fois avons-nous essayé d'expliquer, alors qu'il s'agissait simplement de consoler, d'être simplement miséricordieux, simplement penchés au-dessus d'un mystère ? D'être de "bons compagnons", comme le chante derrière moi Reggiani ("Ma fille").

Mais voilà. La libération sexuelle associée à la contraception a légitimé et libéré le sexe comme moyen de parvenir à ses fins, pour les femmes comme pour les hommes. Tout le monde en subit les conséquences ou bénéficie de celles-ci. Les femmes ont-elles le droit de s’en plaindre plus que les hommes ? Peut-être. Coucher avec un type ou le sucer dans sa voiture pour obtenir un emploi, une promotion, un rôle, l’emporter dans un casting, est-ce immoral et cette immoralité n’est-elle pas également partagée par celui/celle qui exerce le pouvoir et celle/celui qui s’y soumet, pour un bénéfice partagé, peut-être plus durable pour la femme que pour l’homme dans bien des circonstances. Qu’en penserait feu Ruwen Ogien et son éthique minimaliste ?

Novembre 2019, deux ans plus tard

Il y a dans les débats actuels, qui ont noms Adèle Haenel ou Polanski, où l’on entend davantage les femmes (révoltées) que les hommes (au pire coupables, au mieux penauds), un mélange de vrais malheurs et d’immenses tartufferies en tous genres. Le puritanisme américain, incapable de distinguer l’art de la pornographie tout en faisant recette des deux, déteint sur nous, et sa conception hypocrite du pur et de l’impur semble l’emporter, à laquelle Jésus s’est attaqué, sans succès à ce jour. «Malheur [à nous] qui purifions l’extérieur de la coupe et de l’assiette, mais l’intérieur est rempli de cupidité et d’intempérance. » (Matthieu 23, 25)

D’ailleurs un Jésus un peu dystopique changerait-il aujourd’hui le genre de la parabole de la femme adultère en celle de l'homme violeur, et les femmes qui l’entourent prêtes à le lapider quitteraient-elles le cercle des indignées en commençant, comme le raconte saint Jean (Jean 8, 1-11), "par les plus âgées" ? Parmi les auteurs, réalisateurs, producteurs (l’ARP dont le sigle n’est gère inclusif), il semble en tout cas qu'aucun homme ne soit prêt en ce moment à poster sur son mur "JE SUIS POLANSKI". Or quel homme pourrait jurer sur la tête de sa mère qu'il n'a jamais forcé un tant soit peu ce qu'on nomme aujourd'hui le consentement d'une femme ? « En vérité je vous le dis, celui qui regarde une femme POUR la désirer, a déjà commis l'adultère dans son cœur » (bis). C'est quand même compliqué la vie, davantage qu'un slogan ou qu'un poing levé.

On me réplique en réponse à ces lignes un peu provocatrices, que « forcer un tant soit peu ou violer » n’est pas la même chose que « un flirt poussé n’est pas un crime ». Dont acte.

... et non bien sûr, la différence, c'est le Code pénal. Mais qui voudrait faire de ce gros livre rouge un arbitre permanent et omniprésent, et surtout a priori, du jeu de l'attraction, de la séduction et de l'amour ? C'est bien assez qu'il gère tant bien que mal les dégâts collatéraux de ce jeu.

Les déficits éducatifs sont abyssaux et ne relèvent pas de l'absence d'éducation sexuelle (plutôt des défauts de celle-ci, proposée comme une matière au programme). Outre les effets d'un pornographie qui suinte par tous les pores (on pense à un homonyme) d'Internet, tous les psys alertent sur la disparition des pères, encore plus inquiétante pour les filles que pour les garçons, semble-t-il, parce que responsables entre autres choses de nombreux "malentendus" entre de très jeunes filles et des hommes d'âge plus mûr. Que penserait Françoise Dolto de cette foire d'empoigne entre les genres, elle qui affirmait que le premier souci, inconscient, d'une fille pubère, parfois très jeune, était de s'assurer de l'intérêt qu'elle pouvait susciter chez un homme (et pas un gamin), souci faut-il le souligner entièrement ordonné à la future fécondation de ses rares ovules ? Dans mon souvenir, elle employait un mot plus cru à propos de son centre d'intérêt, suggérant comme la Petite de Léo Ferré, que "ses petits yeux doux ne regardaient pas n'importe où". Alors, que faut-il dire aux garçons ?

Pour Zola, la luxure était le moteur de la vie. La beauté est malheureusement convulsive, on le sait. Sinon elle n’est pas. C’est donc en conquérante impulsive qu’elle s’avance vers nous et le primat de la vue sur tous les autres sens impose la dictature de l’image à la société du spectacle dans laquelle nous sommes définitivement inscrits. Dans ce climat désirant, les pulsions côtoient les frustrations, dans une temporalité marquée par l’accélération vers l’immédiat, produite davantage par le choc des photos que par le poids des mots. Il semble que le manque ne puisse même plus être éprouvé comme une dimension constitutive du désir, comme cet écart qui lui est essentiel, mais comme la seule trace délétère d’une injustice faite à l’individu et justifiant à elle-seule sa révolte sociale.

Comment, si nous étions réellement seul·es, aurions-nous la force de nous aimer encore les uns les autres si Dieu n’était la source unique de cet amour (1 Jean 4,7) jusque dans les eaux les plus troubles ?


30 décembre 2023

Dix jours avec ma mère

 

Micheline Foulonneau, épouse Robert - Photo : Laurent Vergnaud

Pour Maman,

« Nunc et in hora mortis nostrae »

 

dimanche 26 décembre 2010

Je suis arrivé hier soir à Saintes, après être repassé par Orléans pour prendre ma voiture. Dominique m’avait laissé un message la veille de Noël pour me dire que maman n’allait plus très bien. Je ne l’ai écouté que le matin du 25, en contemplant à mon réveil le jardin de Sophie Chérer enseveli sous la neige qui était tombée toute la nuit sur Courcelles-Chaussy.

C’est donc sur une route toute blanche que Sophie m’avait conduit samedi midi à la gare de Metz après avoir récupéré son père, un Pierre lui aussi, vieil original et incorrigible bavard, aux beaux yeux bleus. Il vit seul dans une chambre de « B and B » dans une zone hôtelière de nulle part, à proximité de Metz, entre des bretelles d’autoroute. J’ai donc raté le repas du jour de Noël et l’oie dodue qui rôtissait déjà dans le four quand je suis parti. Mais la journée du 24 avait été très joyeuse. Nous avions préparé le sapin, sommes allés à la messe de Noël des enfants à 19 heures, en marchant dans la neige – c’était vraiment Noël ! - puis nous avons dîné, trinqué tous les six et nous nous sommes offert nos cadeaux. Après quoi, Marie-Aude, Constance et moi avons terminé la soirée devant un film, Love actually, que Sophie nous a laissé regarder, l’ayant déjà vu vingt fois, tandis que Mathilde et Charles regagnaient sagement leur grande chambre du premier étage.

 Maman n’est pas très bien, effectivement. Elle n’arrive plus à parler depuis que je l’ai eue au téléphone l’autre soir, où déjà elle ne m’avait répondu que par monosyllabes, « oui » ou « non », comme désintéressée de ce que je lui disais. Elle s’alimente peu. Même la faire boire est difficile. Cette nuit, la première que j’ai passée avec elle, elle a dormi. Je suis allé m’étendre à côté d’elle quelque temps vers trois heures du matin. Elle a une respiration régulière, bouche ouverte, qui s’accélère de temps en temps. Elle ne semble pas souffrir, ne geint pas. Elle triture ses draps et ses couvertures et se découvre régulièrement. Je l’ai laissée et j’ai dormi jusque vers sept heures, où je suis allé voir comment elle était. Je l’ai changée et nettoyée et elle s’est réassoupie. Je m’occupe pour la première fois du corps de ma mère, sans vraiment d’appréhension : agenda, « choses à faire », gestes sans âge.

 Je me suis recouché, un peu dans le potage, écoutant le tic-tac de la Comtoise d’Albertine et comptant mentalement les coups : dong, dong, dong... J’ai fini par me lever vers 8 h 30. Maman dormait encore. J’ai pris rapidement une douche et mon petit déjeuner. Dominique est arrivée vers 10 h 30. Nous avons réussi à faire prendre à maman une sorte de chocolat chaud gélifié avec un produit qui transforme tous les liquides pour les rendre ingérables en cas de difficulté de déglutition. Maman n’arrive plus à avaler de l’eau sans risquer une fausse route. J’ai fait un saut chez Dominique pour voir Pierre-Olivier et Sophie. Courte discussion avec eux. Sophie m’a confirmé qu’elle était enceinte. C’est pour juin prochain. J’ai salué les enfants, Oscar et Eliott, ainsi qu’Ulysse et Félix qui jouaient au Lego. Cécile et Frédéric sont partis tous deux en Tunisie pour se refaire une santé conjugale. Avant de quitter Gâtefer, je suis allé voir Jean-Louis qui était dans son bureau. De retour chez maman, j’ai libéré Dominique et j’ai déjeuné avec ses restes de Noël : saumon fumé, foie gras…  Il fait très beau et très froid sur Saintes. L’après-midi s’étire en longueur. J’ai du mal à boucler mon commentaire pour L’Express mais je vais y arriver. Je suis resté près de maman. A un moment comme elle semblait vouloir se lever, je l’ai accompagnée jusqu’aux toilettes. Elle ne parvenait pas réellement à avancer, s’accrochait à tous les meubles, comme si elle avait perdu la coordination de la marche ou n’osait plus mettre un pied devant l’autre. J’ai réussi à l’asseoir sur les toilettes mais un peu pour rien. Je l’ai ramenée au lit, presque en la portant sous les bras tant elle m’opposait d’inertie. Ses jambes la portent à peine et je la découvre d’une maigreur squelettique. Elle m’a semblé se raidir tout au long de ce parcours de quatre ou cinq mètres à peine.  Vers 15 heures, je lui ai fait boire tout un verre d’eau gélifiée puis elle a mangé en partie une crème à la vanille. Elle a retrouvé des forces mais je sens qu’elle s’est éloignée psychiquement alors que ce matin elle nous avait reconnus, Dominique et moi de part et d’autre de son lit, et souri, de façon très présente. « D’où vient-il, ton sourire ? » c’est justement le titre d’une chronique de La Vie qui traîne sur la table de la cuisine. Je vais faire une tentative de lecture. Maman tripote toujours ses draps et ses couvertures, cherche à sortir ses jambes du lit, tente de se redresser : toute une activité qui semble désordonnée et sans but précis, si ce n’est celui de se mouvoir comme pour se libérer de son alitement et partir…

Difficile dans cet accompagnement de ne pas perdre soi-même le sens des réalités, du temps, de ne pas sombrer dans un état de nulle part, une sorte d’anti-chambre du néant. Que devient la vie quand elle arrive au bout d’elle-même et qu’elle semble pourtant vouloir s’étirer encore vers un infini dénué d’horizon ? Seules des tâches matérielles redonnent quelque consistance à cette durée guimauve sans parfum. Ma crainte – très maternelle - est que nous n’arrivions pas à nourrir suffisamment maman et qu’elle meure littéralement de faim et de soif. En la voyant triturer son drap tout à l’heure, je me revoyais tout petit roulant mon « sassa » (= doudou) sous mon nez, avec la même satisfaction aveugle. Retrouverai-je ce geste quand je serai moi aussi au bout du chemin ? Il me semble qu’il est encore sous mes doigts, prêt à reprendre du service quand je sombrerai à mon tour.

J’ai lu à maman le texte sur le sourire, sans résultat apparent sur elle, mais la lecture à voix haute m’a fait du bien. Le son des mots m’a rasséréné alors que j’allais me défaire. Maman a commencé à s’agiter comme pour sortir du lit. Je lui ai demandé si elle voulait aller aux toilettes. Elle m’a dit oui dans un souffle. A recommencé la lente et hésitante migration… Elle a voulu faire un crochet vers la salle de bains. Devant l’armoire à glace, elle a essayé d’attraper son image. Je lui ai dit que c’était un miroir et elle semble l’avoir compris. Je l’ai fait pivoter, non sans l’obliger un peu, pour entrer dans les toilettes. Avant qu’elle ne se retourne pour s’asseoir, j’ai baissé sa culotte de pyjama, sa couche et elle s’est mise aussitôt à uriner debout. Mauvais timing : je saurai ce qu’il ne faut pas faire. J’ai réussi à la poser sur la lunette pour qu’elle termine son émission. Je l’ai essuyée. Elle est restée longtemps assise, comme si elle n’avait plus voulu ou pu se relever. Moi, j’étais accroupi devant elle, appuyant sa tête sur mon épaule et lui caressant les cheveux. Je l’ai aidée à se relever en forçant un peu le mouvement je l’ai réinstallée sur son lit : petit coup de lingette sur les jambes, enfilage d’un change propre, et hop, dodo. L’effort avait dû la fatiguer. Elle s’est endormie.

 19 h

Dominique est repassée. Elle a rapporté une boîte de clés. Depuis des mois, maman cache on ne sait où les clés des portes, des armoires et nous nous efforçons de les retrouver. Un des problèmes est qu’on soupçonne que certaines clés sont dans des armoires…fermées à clé.

Maman ne s’est guère éveillée depuis tout à l’heure. Nous entourons son lit, penchés au-dessus d’elle. Elle décrit des arabesques avec son bras gauche, élevé au-dessus de sa tête et semble suivre sa main des yeux. Cherche-t-elle attraper des objets, dans quelle réalité virtuelle évolue-t-elle ? Dominique me disait qu’elle essayait peut-être d’écrire, faute de pouvoir parler. L’usage de la main gauche rend cette hypothèse improbable.

 

N’arrivant pas à rester continûment à côté de ma mère, je circule dans la maison. Tout m’est familier, j’y revoie mon père vivant, installé dans son fauteuil vert face à la télévision ou assis derrière son bureau, descendant au garage, dans ce sous-sol où il aimait bricoler. Maman a garni les meubles et les murs de photos encadrées ou simplement tenues par de petits aimants. C’est un pêle-mêle de morts et de vivants mais heureusement, ces derniers l’emportent en nombre. Car en dehors de Christian et de papa, et maintenant d’Andrée, ce sont les photographies des enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, pris à tous les âges de la vie, qui occupent le moindre espace propice à exposition : dessus des meubles, télévision, cheminée, murs où sont accrochés des tableaux magnétiques. Et même si c’est à ce jour comptablement inexact – morts versus vivants - les descendants sont visiblement majoritaires sur les ascendants, ce qui est plutôt une bonne nouvelle.

Cette maison, où je n’ai jamais vécu, reste surdéterminée par les objets d’un passé qui est quand même le mien, absolument. Je me demande si je pourrais m’y installer. Sans doute, en jetant tout mais en aurais-je le courage ?

Dominique m’a dit qu’elle allait me ramener de la soupe de chez elle pour maman. Je vais me faire un frichti avec ce qui reste dans le frigo. Je vis de plats cuisinés pour une personne qu’achetait maman (ou Dominique pour elle).

lundi 27 décembre 2010

Papa aurait aujourd’hui 91 ans. Et c’est l’anniversaire de Félix. La nuit n’a pas été très calme. En allant me coucher vers 23 heures, j’ai trouvé maman par terre. Je l’ai recouchée. Puis je me suis endormi et réveillé vers 6 h du matin. Maman était encore allongée sur le parquet, la tête coincée cette fois entre le lit et sa table de nuit, jambes nues. En la relevant, j’ai retrouvé par hasard les clés de ses armoires que nous cherchions depuis si longtemps. Je l’ai remise sur son lit et je me suis vaguement recouché en écoutant sonner les heures et en somnolant. J’ai rêvé que j’étais dans une ville italienne avec Marie-Aude et que nous croisions un dealer un peu collant dont j’avais le plus grand mal à me débarrasser. Quand je me suis enfin levé vers 8 h, maman était encore allongée par terre, tournée sur un côté, derrière la porte, les jambes très froides. Je l’ai recouchée. Elle s’est fait une nouvelle bosse au front, sans doute en tombant cette nuit. Louisette, la voisine malgache qui aide maman tous les matins de 8 h 30 à 10 h, est arrivée et s’est mise au ménage, discrète et efficace. Pendant ce temps, j’ai préparé un café au lait pour maman (plutôt un lait au café, d’ailleurs), additionné de gélifiant, avec une biscotte tartinée de confiture de myrtille, que j’ai fait fondre dans le lait chaud. Elle a tout mangé. Puis j’ai préparé un bain et avec l’aide de Louisette, j’ai pu laver maman. Pour la première fois. Dans le bain, elle s’est détendue et semblait bien, tranquille. Au sortir, après l’avoir rhabillée et que Louisette l’eut peignée, je l’ai installée dans le fauteuil vert que j’avais transporté hier soir dans sa chambre. Elle y est restée tranquillement, sans parler, jusqu’à l’arrivée du Dr Bosseboeuf. Nous allons avoir un lit médicalisé et des soins à domicile. Pour le moment il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Elle était somnolente quand le docteur est arrivé mais elle a fini par se réveiller et, semble-t-il, le reconnaître. Elle avait un peu de tension (18) mais sans gravité d’après le médecin qui a prescrit  des soins infirmiers quotidiens : toilette, massages anti-escarres. Je commence à penser à l’avenir immédiat : je crois que je vais proposer à Dominique de venir en début de semaine et de repartir le jeudi pour que nous alternions la garde.

Soir

J’ai commandé le lit médicalisé en téléphonant à la pharmacie du Haras. Il devait être livré dans l’après-midi, aussi j’ai fait passer maman sur le lit de la chambre d’à côté et démonté son grand lit, celui-là même qu’elle a partagé avec papa depuis qu’ils sont mariés (soixante-dix ans en 2011). Le lit médicalisé est arrivé et j’ai aidé le livreur – qui était seul – à le monter. Arthur, en repartant, s’est arrêté pour dire au revoir à son arrière-grand-mère. Il était avec Sophie qui est restée un peu et qui pleurait d’avoir revu maman dans cet état de prostration, ne reconnaissant personne, épuisée.  On a parlé. J’ai replacé maman dans le lit médicalisé, équipé de barrières amovibles qui devraient l’empêcher de sortir de son lit et de tomber. Sophie est repartie à pied. Jean-Louis est repassé me donner un coup de main pour descendre les éléments de lit au sous-sol. Louisette est revenue ce soir, ce qui m’a permis d’aller jusqu’à la pharmacie, de faire trois pas dehors, car je ne suis guère sorti ces jours-ci. J’ai fait manger maman, un peu de soupe, un petit suisse et une compote. Puis je l’ai changée et je l’ai couchée. Je ne sais pas combien de temps elle va dormir mais au moins elle ne devrait pas tomber cette nuit. Je ne sais même pas si elle saurait m’appeler, elle ne l’a pas fait les nuits précédentes.

Marie-Aude, elle, a su. Elle ira voir Lorris et sa famille mercredi. Elle s’est remise à son roman. Constance a pris froid et s’est enrhumée (elle était à peine couverte à Courcelles). Je repasserai un coup de fil à Sophie Chérer.

Après avoir rapidement dîné devant la télé, j’ai commencé à regarder une niaiserie sur France 3 avec Pierre Richard et Gérard Depardieu, tout en ayant envie de dormir. Et là je vais essayer d’écrire mon texte pour L’Express : il faut que j’y arrive ce soir mais je bloque.  Dominique va peut-être passer, je vais l’attendre.

Mardi 28 décembre

Finalement, j’ai terminé ma critique hier soir, pour expier ma « niaiserie », et je l’ai envoyée à 1 h du matin. Coïncidence, il n’y est guère question que de mort.

J’ai dormi jusqu’à 6 h. Maman a dormi elle aussi, et je l’ai retrouvée le matin dans l’exacte position où je l’avais laissée, contrairement aux nuits précédentes. Le lit à barreaux a été efficace et maman s’est sans doute encore affaiblie.

C’est le soir. Je suis dans la chambre de maman, qui respire de façon très irrégulière. Elle ne s’est alimentée que ce matin et à midi presque rien. J’ai réussi à lui donner un peu d’eau gélatinée à la cuiller dans la journée. L’infirmière, Delphine Grolleau (« avec deux ‘L’ pas comme le marchand de cycles »), est passée ce matin pour la première toilette. Elle parlait très fort à maman, s’est aperçue que je m’en apercevais et en a plaisanté : « J’ai l’habitude de soigner des personnes âgées qui sont souvent sourdes alors je crie. Même chez moi, d’ailleurs mon mari s’en plaint parfois et le pire c’est que mes deux petites filles se sont mises elles aussi à parler aussi fort ! » Cet après-midi, le père Félix, que Louisette avait sollicité de notre part, est arrivé pour donner à maman le sacrement des malades. Avec l’huile sainte, il a tracé une croix dans chaque paume des mains et une croix sur le front. Il a lu plusieurs prières, lentement, avec sa voix forte d’Africain. Il est nigérien du Niger à ne pas confondre avec les Nigérians du Nigéria nous a-t-il précisé à la sortie et en nous faisant un couplet – gentil - sur la façon dont nous autres Européens nous occupons de nos vieux. Il avait pris nos numéros de téléphone et ce soir il m’a rappelé vers 21 h pour me demander des nouvelles de maman.

Ce matin, je suis sorti pour aller chercher les compléments alimentaires que j’avais commandés à la pharmacie. Je n’ai pas réussi à prendre mon petit déjeuner, bien qu’ayant rapporté une baguette et un croissant.

Lu dans La Vie une superbe citation de François Mauriac, tirée de sa dernière interview : « Une vie, c’est l’ensemble des forces qui résistent au désespoir. »

Maman est épuisée de ne pas s’être alimentée. Elle ne serait sans doute pas dans le même état si nous l’avions hospitalisée. D’où mon interrogation : est-ce qu’en la gardant ainsi chez elle, nous ne la laissons pas tout bonnement mourir ? Ou du moins nous accélérons sa mort. Ou encore nous ne prenons pas tous les moyens pour repousser celle-ci. Est-ce que quelqu’un qui n’a plus la force de s’alimenter doit être laissé ainsi ? Je ne sais pas, je ne sais plus. J’ai appelé ma sœur et nous allons en reparler. J’en ai discuté aussi avec Marie-Aude que j’ai eue au téléphone et qui me conseille d’appeler un médecin : en fait ici, le soir, c’est le 15. Mais si on les appelle, ce sera l’hospitalisation. Je me sens impuissant, indécis, ambivalent. Que veut dire en l’occurrence « laisser faire la nature » ?

mercredi 29 décembre 2010

Hier soir, j’ai rappelé Dominique car je ne voulais pas rester seul sur cette interrogation. Elle m’a rejoint après avoir couché Galileo et nous en avons rediscuté, ce qui m’a un peu soulagé. Nous sommes convenus de revoir un médecin. Ce matin, je l’ai appelé et lorsqu’il est arrivé, j’ai prévenu Dominique qui nous a rejoints. Le docteur a d’abord jugé qu’il fallait hospitaliser maman puis a convenu que dans son cas une formule d’hospitalisation à domicile était sans doute possible et même préférable. Elle avait neuf de tension, le Triatec, un hypotenseur, que je m’étais échiné à faire fondre mais que je n’avais pu faire prendre à maman n’était plus nécessaire… Le Dr Briche est convaincu, en la voyant, qu’elle a dû faire un AVC. Ce soir Louisette m’a dit que maman s’était plainte, l’avant-veille de Noël, d’un violent mal de tête. Elle avait d’ailleurs vomi dans la nuit suivante des matières noires, ce qui avait alarmé Dominique qui l’avait retrouvée le matin couchée dans le lit d’à côté.

Au départ du médecin, je suis allé à la pharmacie chercher une potence pour la perfusion et les produits, une solution glucosée. Puis j’ai prévenu l’infirmière qui devait passer comme tous les matins faire la toilette. Elle s’est procurée en chemin les tuyaux qui manquaient. Je pensais qu’elle allait faire une perfusion en intraveineuse mais finalement, elle a fait une sous-cutanée, moins problématique à domicile (pas de risque d’hémorragie si la perfusion « saute »). Christina Reus est d’origine roumaine, une petite pointe d’accent et un beau visage plein et énergique. Elle a pris en mains la toilette, a posé la perfusion sans problèmes, avec des gestes précis et décidés. Les deux infirmières que j’ai vues, Delphine hier et Christina aujourd’hui, me réconcilient avec la profession médicale.

Maman ne semble plus du tout consciente. Elle respire bruyamment mais plus régulièrement qu’hier, les yeux mi-clos ou complètement fermés selon les moments. Il y a peu d’espoir qu’elle « revienne », à mon avis.

Cette après-midi, j’ai commencé la lecture de Cleer, un autre roman de la sélection du premier prix du livre numérique. C’est un vrai roman, intéressant, sur le milieu des consultants et des grandes « firmes ». Je ne sais pas si je pourrai le terminer car j’ai oublié le câble qui me permet de recharger le Reader et la batterie n’affiche plus qu’un petit carré sur quatre …

Vers 17 h 30, Dominique est passée avec Ulysse, Félix et Galiléo qui ont vu quelques instants leur arrière-grand-mère dans son lit, yeux fixes et bouche ouverte et lui ont dit bonjour de loin. Ils n’avaient pas l’air d’être trop impressionnés. J’espère que ce n’est pas la dernière image qu’ils garderont de maman. Nous sommes allés tous ensemble à la pharmacie et à Intermarché, laissant maman avec Louisette. C’était ma sortie du jour.

Dominique m’a dit qu’elle allait repasser quand elle aurait couché les enfants pour m’aider à changer maman pour la nuit. Fred et Cécile reviennent ce soir de leur séjour à Carthagène, avec encore une galère d’avion via Lyon… Ils devaient arriver à Mérignac ce soir et reprendre leur voiture jusqu’à Saintes.

La perfusion de maman, qui devait durer jusqu’à demain est presque terminée. J’espère que ce n’est pas embêtant. Du moins son corps aura-t-il absorbé un  litre d’eau glucosée dans l’après-midi, signe qu’il en avait besoin. J’ai envoyé un SMS à Christina Reus mais je ne sais pas s’il va passer, car c’est une ligne fixe réacheminée vers son portable. Peut-être vais-je appeler le 15 pour leur demander conseil ? Je vais en parler avec Dominique.

J’ai l’impression que je m’installe dans quelque chose : maman dans sa chambre, inconsciente, à qui je parle de temps en temps sans savoir si elle m’entend, que l’on soigne, change, sans savoir combien de temps elle va vivre encore. Va-t-elle mourir au moment où je vais la quitter  vendredi ? L’autre jour, Dominique m’a rappelé qu’il fallait « autoriser » les mourants à partir, qu’ils étaient souvent retenus par les vivants. A tort ? Je compte en tout cas revenir lundi ou mardi. Par moments, je repense au film d’Almodovar, Parle avec elle, et à cet infirmier qui dans une folle pulsion d’amour redonne la vie – doublement – à la jeune femme dans le coma dont il s’occupe tous les jours.

Dominique est repassée. Fred et Cécile étaient enfin arrivés. Nous avons changé et massé maman ensemble, pour la première fois. Des escarres se dessinent dans son dos, il va falloir être vigilants. Il faut que je la change de position de temps en temps. Auparavant, j’avais enlevé moi-même la perfusion qui était terminée, faisant comme Christina m’avait indiqué. Geste simple. Dominique est repartie chez elle. De la cuisine, je n’entends maintenant que le tic-tac de la pendule, qui couvre la respiration de maman, plus lointaine. Je vais aller me coucher et lire un peu Cleer jusqu’à ce que la batterie rende l’âme.

jeudi 30 décembre 2010, matin.

Maman est morte cette nuit, dans le 6ème jour de l’octave de la Nativité. En me réveillant ce matin, vers 7 h 30, j’ai tendu l’oreille et n’ai pas entendu sa respiration de ma chambre, contiguë à la sienne. Je me suis levé, presque certain que… Je l’ai trouvée dans son lit, les yeux mis clos et la bouche ouverte, telle que je l’avais laissée vers minuit, mais sans souffle, déjà froide quand j’ai caressé sa tête et embrassé son front. Ses traits étaient détendus. J’espère qu’elle n’a pas souffert dans ce passage ultime. J’ai ouvert Prions en Eglise qui titrait à la date du jour : « L’heure de la délivrance est arrivée. » J’y ai vu un signe pour maman et pour moi. J’ai appelé Dominique sur son portable, qui ne répondait pas. J’ai prévenu Marie-Aude. Louisette est arrivée vers 8 h 30 comme d’habitude et je l’ai accueillie à la porte : elle s’est mise à pleurer et je l’ai prise dans mes bras. Sa maman est morte il y a tout juste un an. Elle s’est assise dans la cuisine, recrue d’émotion. Elle m’a dit que maman était sa seconde maman. Dominique est arrivée. Maintenant, nous entrons dans les obsèques. J’ai appelé Benjamin. J’ai demandé à Charles, qui doit dormir, de me rappeler.

La journée s’est passée en multiples démarches et coups de fil.

Abandonnant maman, j’ai déjeuné chez Dominique avec Jean-Louis et les Bajard au presque complet (moins Arthur) et ce soir j’ai dîné aussi chez eux. Je suis revenu dormir à la maison avec maman. Je ne peux pas me résoudre à parler de sa « dépouille mortelle ». Morte ou vive, c’est maman. Je regrette de ne pas avoir passé la nuit dernière dans un fauteuil à côté d’elle. Elle est partie dans « mon » sommeil devrais-je dire plutôt que dans « son » sommeil.

Ce matin, le docteur Briche est passé pour établir le permis d’inhumer. Il reste convaincu que maman avait fait un AVC massif. Je lui ai reparlé des conditions dans lesquelles elle avait été « accueillie » à l’hôpital de Saintes. Il m’a conseillé d’aller en parler au service des urgences. Je ferai peut-être ça demain après avoir choisi le cercueil et préparé la célébration. Dominique ne veut pas de « prise de parole » mais je dirai sûrement un mot d’accueil.

Je suis allé aux Pompes funèbres avec le livret de famille qui se trouvait dans une caissette métallique que j’ai réussi à ouvrir et le permis d’inhumer. Dominique les avait appelés. J’ai été reçu par un certain M. Chagneau très affable et nous avons mis au point tous les détails ou presque. Demain paraîtra le faire-part de décès dans les journaux des Charentes, de Vendée et des Deux-Sèvres. Les obsèques auront lieu lundi à 14 h 30 à l’abbaye aux Dames et maman sera inhumée à Courcoury.

Vers midi, à mon retour,  Christina Reus, l’infirmière, que j’avais prévenue, est passée. Elle a revu maman. Je lui ai parlé de la citation de Prions en Eglise. Elle est croyante elle aussi. Je lui ai redonné tous les produits, désormais inutiles, que j’avais pris à la pharmacie et les ai mis dans son coffre. Lorsqu’elle remontait dans sa voiture, je lui ai dit qu’elle faisait un beau métier. Dans l’instant, je l’aimais d’un amour universel.

L’après-midi, je suis revenu à la maison avec Dominique pour accueillir le thanatopracteur  qui allait « préparer » maman. Un grand jeune homme en pull-over noir est arrivé en même temps que nous, dans une voiture (noire elle aussi). Il a sorti de son coffre deux grandes valises métalliques. On se serait cru dans « Les Experts ». J’ai choisi pour maman l’ensemble bleu qu’elle portait au mariage de Cécile et que nous avons fini par retrouver dans ses armoires compactes. Dominique a précisé à l’homme de l’art : « Pas trop de rouge à lèvres », ayant un mauvais souvenir de sa belle-mère morte qui avait subi le même traitement et ressemblait à une mère maquerelle. Nous lui avons remis aussi le dentier qu’elle ne portait plus depuis plusieurs jours parce qu’il la faisait souffrir. L’homme s’est enfermé avec maman. Au bout d’une heure, il nous a appelés. Le résultat était très convenable, naturel, et notre mère ne ressemblait pas trop à une momie. Bien coiffée, yeux clos, bouche fermée, elle paraissait endormie. Nous avons juste fait ajouter des souliers, que Dominique avait passés au blanc dans le garage, non sans avoir explosé sur elle le vieux tube, qui s’ouvrait difficilement. Le thanatopracteur nous a conseillé d’éviter les courants d’air et de toucher maman, pour ne pas déposer des bactéries sur son corps. Un peu plus tard, les Pompes funèbres ont apporté une « table réfrigérée » qui a permis de déposer maman dans le salon mais que, curieusement, ils n’ont pas branchée, arguant que c’était inutile, maman ayant été « préparée ».  Dans le salon, où j’ai allumé une bougie, je ne vois que le profil aigu de son visage. Elle a un air de squaw. Plus tard, j’ai démonté le lit médicalisé et l’ai mis au sous-sol. En fin de soirée, j’ai fait un saut chez Leclerc pour acheter de l’encre pour l’imprimante. J’ai trouvé aussi des fleurs incarnates que j’ai mises dans la cartouche en cuivre d’un des deux obus de 155 sculptés que Léonce, mon grand-père maternel, avait rapportés de la guerre de 14-18. Les roses parfumeront la mort.

Vendredi 31-Samedi 1er janvier 2011

Il est minuit passé de 2010. Nous sommes donc en 2011. Je suis seul dans la cuisine de la rue Garnier. Maman repose dans le salon. Les dix roses rouges de chez Leclerc ont fini par parfumer le salon, comme je l’espérais. Tout à l’heure, Louisette, Dominique et moi avons récité un chapelet. Il y a longtemps que je n’avais pas dit cinquante Je vous salue Marie à la suite. En le déroulant sur le chapelet que m’avait tendu Louisette, j’essayais de rompre la mécanique et au bout d’un moment, j’ai associé à chaque grain le visage d’un proche. Excellente méthode, je vais la faire breveter.

Aujourd’hui (vendredi), j’ai encore couru encore entre les Pompes funèbres (pour choisir le cercueil), le presbytère Saint-Pallais (rue des Curés !), où j’ai préparé la messe avec « Mlle Aveline » et puis l’après-midi où j’ai fabriqué la plaquette pour les obsèques.

En me levant ce matin, j’avais fini de rédiger le mot d’accueil que je lirai à la messe et que j’avais commencé jeudi soir avant de m’endormir dans la maison où maman passait sa première nuit de morte.

À maman,


Au seuil de cette messe où nous allons confier à Jésus, le Christ de Dieu, celle qui va rester à jamais notre mère, grand-mère et arrière grand-mère mais aussi notre parente, notre amie, notre voisine, nous tenons ma sœur et moi à remercier toutes celles et tous  ceux qui nous accompagnent aujourd’hui de leur présence, de leurs prières ou de leurs pensées affectueuses.

« Une vie, c’est l’ensemble des forces qui résistent au désespoir. » Comme j’étais auprès de maman ces derniers jours, je suis tombé dans le magazine La Vie sur cette citation de François Mauriac. Alors que la conscience semblait abandonner progressivement maman, son souffle continuait à emplir sa maison jour et nuit avec cette force et cette obstination qui furent jusqu’au bout sa signature. Résister fut  sans doute l’un des mots-clés de sa vie.

Il y a exactement trois semaines, après sa chute dans les rues de Saintes, lors de la première nuit agitée passée au sortir de cet hôpital où l’on avait essayé si maladroitement pendant deux jours de dompter sa résistance à coups de sangles et de neuroleptiques, maman m’avait évidemment reparlé de Christian. La mort de son fils, de notre frère, il y a quarante sept ans sera restée jusqu’au bout un point d’interrogation, une équation non résolue, la source intime de tous ses questionnements, de tous ses refus, de tous ses dénis. Résister au désespoir de perdre un enfant sans raison et sans explication.

Maman est morte dans mon sommeil. En me réveillant, jeudi matin, et en prêtant tout de suite l’oreille, j’ai su avant même de pénétrer dans sa chambre qu’elle avait cessé de résister. En embrassant son front déjà froid, j’ai eu cette pensée : « elle est délivrée » et puis je m’en suis voulu car au fond quelque chose en moi aussi était délivré de cette angoisse, lâchement soulagé de cette lutte inégale à laquelle j’assistais depuis le soir de Noël et dont je venais de manquer les derniers instants. En ouvrant instinctivement Prions en Eglise au 6ème jour de l’octave de la Nativité, j’ai lu ces premiers mots en lettres rouges : « L’heure de la délivrance est arrivée » et j’ai su que tout était bien en dépit de tout.

Il y a exactement une semaine, alors que Dominique et moi étions penchés sur elle, de part et d’autre de son lit, maman nous a regardés alternativement l’un et l’autre et gratifiés d’un dernier sourire, arraché à la brume qui envahissait déjà son esprit. D’où venait ce sourire ? Peut-être, comme elle nous l’avait souvent raconté, de cette petite Foulonneau vif argent qui, il y a quatre-vingts ans,  courait autour de la table de la cuisine pour échapper à sa mère Albertine qu’elle venait de faire enrager. C’est ce sourire de Micheline que nous emporterons comme viatique pour la route qui nous reste. C’est ce sourire que papa, je l’espère, a enfin retrouvé huit ans après.

J’ai aussi réussi à joindre Anne-Marie Rateau qui voulait revoir maman et que j’irai chercher en voiture demain matin. J’ai reçu en début d’après-midi les voisins de maman, les Perrot. Mme Perrot s’est excusée de ne pas pouvoir venir aux obsèques de maman. Elle a un rendez-vous avec le Conseil de l’ordre des médecins : un chirurgien de Saintes a continué à lui opérer le bras à vif alors qu’elle lui signalait que l’anesthésie ne lui faisait plus aucun effet. « Ce n’est pas mon problème » lui aurait répondu le boucher en action… J’ai eu aussi une longue conversation avec Nathalie Foulonneau. Ce soir j’ai dîné avec Jean-Louis et Dominique : j’ai mon rond de serviette chez eux ces jours-ci. Ils m’ont parlé des frères de Jean-Louis, Michel l’aîné qui a hérité la propriété maternelle de Laruscade et Jean-Claude, le cadet d’Orléans et de Nina, la Russe que Vergnaud père a épousé en secondes (et tardives) noces. Noces qui lui ont valu l’inimitié définitive du fils aîné, lequel n’a pas supporté ce remariage de son père avec une femme quarante ans plus jeune. Et là après quelques passages sur gmail, orange et Facebook, je vais aller me coucher.

 Matin

 


Petit réveil dans le froid. La maison est à peine chauffée à cause de maman. Il fallait il y a quelques jours la tenir au chaud et maintenant, c’est de fraîcheur que son corps a besoin : elle n’a jamais su ce qu’elle voulait, ma petite mère… Moi, présentement, je fais dans la crémation. Je viens de déjeuner en regardant mes messageries, et donc en oubliant à nouveau des toasts dans le grille-pain de maman, qui les a brûlés. Il fut automatique, mais c’était il y a longtemps. Une fumée âcre a envahi la cuisine, vite dissipée en ouvrant les deux fenêtres sur un matin gris et humide, encore pris dans un léger brouillard, le premier matin de l’année MMXI, comme l’affiche Google. Avant  de déjeuner, je me suis assis près de maman et j’ai prié à voix haute en lui parlant comme si elle était là. Je me sentais étrangement libre de lui dire ce que j’avais sur le cœur avec la certitude qu’elle m’écouterait pour la première fois et qu’elle ne me contredirait pas. La mort ne ment pas. Je me suis réconcilié avec maman, à dire vrai je n’étais pas fâché, avec moi aussi et j’ai pensé que je commencerai désormais toutes mes journées du reste de ma vie avec elle. Dominique m’avait envoyé hier soir une des dernières photos prise par Corinne le 23 décembre, il y a dix jours, où on la voit entourée de Laurent et de Mahault, ainsi que de Dominique. Je vais me préparer pour cette journée de cette année qui commence.

Je suis allé chercher Anne-Marie Rateau à Courcoury et l’ai fait parler du passé. Elle a visité maman avec beaucoup d’émotion, contenue mais non feinte. En roulant, elle me disait qu’elle s’entraînait à l’idée d’entrer dans une maison de retraite aux Gonds en allant y visiter Jeannine David : elle a 86 ans, mais elle n’en est qu’à évoquer un « entraînement » ! Il faut dire que sa grand-mère est morte à 103 ans. Elle a de la marge. Elle m’a d’ailleurs montré des photos de la centenaire. Le médecin avait conseillé pour le jour de son anniversaire d’éviter de lui dire qu’elle avait cent ans, redoutant sans doute un choc fatal… Revu une jolie photo de maman qui était présente, elle avait à l’époque 63 ans.

Je viens de déjeuner une nouvelle fois avec Dominique et Jean-Louis. Dans la foulée des propos d’Anne-Marie que je lui rapportais, nous avons partagé quelques souvenirs d’enfance et par chance, a-t-elle constaté, nous n’avons pas toujours les mêmes. Je suis revenu à la maison. C’est finalement le père Jacques Genet qui dira la messe demain. Je l’ai appelé et je lui ai envoyé par messagerie les documents que j’ai préparés.

Vers 17 h, Thérèse Thior, la locataire de maman, est venue avec ses deux filles, Chloé et Inès, deux adorables jumelles de 8 ans et qui en paraissent 3 ou 4 de plus si je les compare à Stella et Isis. J’ai demandé avec quel engrais ces deux petites chabines étaient arrosées. Elles ont regardé attentivement maman, plus curieuses qu’effrayées de cette première morte qu’elle voyait. Elles ont d’ailleurs jugé qu’elle souriait légèrement,  ce qui est vrai mais n’est peut-être dû qu’au talent du thanatopracteur - je ne le leur ai pas dit-  puis ont déposé sur l’étoffe dorée qui la recouvre un dessin remplis de cœurs qu’elles ont fait toutes les deux et où chacune a écrit : «  au revoir petit ange ! ».

Comme je viens de le dire à Marie-Aude au téléphone, ces jours-ci, je fais visiter maman... J’ai longuement parlé avec elle, plus de trente-cinq minutes d’après l’affichage du téléphone et je ne me suis pas forcé. Quelque chose de délié entre nous ? Ce soir, j’ai reçu un message de condoléances de mon ami André Paul :

Cher Pierre,

À ma place et à ma façon, celles que l'amitié permettent, j'ose partager ta douleur. Une vie faite de longues relations, même vécues à distance, ne cesse de tisser des liens filiaux que j'imagine (je ne peux faire autrement) d'une densité et d'une force inégalées. Mais je sais qu'avec toi et chez toi rien n'est à la vérité rompu. Même douloureux voire, cruel, il s'agit bien d'un départ commun, celui de la mère et celui du fils. La mort, et ceci je le dis d'expérience, est loin d'être une disparition. Elle ouvre dans l'existence des voies inédites. Autre manière de dire « espérance ».

Je note le 11 janvier à 12h 15, à l'endroit habituel. Tu me confirmeras.

Très amicalement.

André PAUL

dimanche 2 janvier 2011

J’ai répondu hier à Laurent, qui m’avait envoyé un (plutôt long) message, en lui adressant mon journal de ces derniers jours. Puis je me suis assis près de maman dans le salon, de plus en plus froid et je lui ai parlé quelques instants.

Hier matin, j’ai fait lire à Dominique le mot d’accueil que j’avais préparé. Elle m’a dit : « c’est très bien, tu vas faire pleurer tout le monde » et elle n’a pu s’empêcher elle aussi d’essuyer une larme. Je l’ai serrée dans mes bras, ma petite grande sœur qui ne pleure jamais, de peur peut-être de ne plus pouvoir s’arrêter. Sophie s’est résignée sagement à ne pas venir et va envoyer des fleurs. J’ai tiré les feuilles de la cérémonie sur l’imprimante de Jean-Louis.

En me réveillant, j’ai appelé Marie-Aude et Constance pour m’assurer qu’elles étaient debout et prêtes à prendre leur train. C’est Constance qui m’a rappelé car notre téléphone fixe marche mal.

Ce journal qui enregistre des bribes du présent me permet de les ranger dans le passé et de rester dans les préparatifs de ce qui vient. Manière peut-être d’éviter d’être-là, d’échapper provisoirement au chagrin et au deuil, qui reprendront du service plus tard. Où je reconnais, sous un autre déguisement, la forme d’activisme salvateur qu’a toujours déployé maman et que ma sœur a hérité.

Soir

Je suis allé chercher Marie-Aude et Constance au train de 12 h 22 à Angoulême. Occasion de revoir fugitivement cette ville où j’ai passé mon adolescence sans vraiment y laisser quelque adhérence que ce soit. Vaguement familière comme le serait une ville étrangère visitée plusieurs fois. A l’arrivée, Constance et Marie-Aude ont vu maman. Nous sommes allés prendre un café chez Domi. Nous avons passé la fin de l’après-midi réfugiés dans les trois pièces chauffées de la maison. Puis nous sommes allés dîner chez ma sœur. J’avais amené une galette et une bouteille de champagne qui attendait son heure dans le frigo de maman, mais nous ne l’avons pas débouchée. Ce sera pour une autre fois.

 Mardi 4 janvier 2011

Nous sommes rentrés à Orléans hier soir vers 22 h 45. Lundi, le jour s’est levé sur un temps clair et moins froid. Le soleil nous a accompagnés pendant toute cette journée d’obsèques. Le matin, j’ai réceptionné les fleurs et réexpédié le lit médicalisé qui n’avait servi que deux jours à maman. J’ai tiré quelques livrets supplémentaires pour la messe chez Jean-Louis et j’ai répété l’hymne Ô Dieu qui fis jaillir avec Constance. Marie-Aude s’est jointe à nous. Les enfants de Paris sont arrivés ensemble au train de Niort vers 12 h 45 et c’est Jean-Louis qui est allé les chercher à la gare. C’était jour de foire à Saintes, premier lundi du mois. Benjamin et Charles sont passés voir maman et se recueillir quelques instants. Moment d’émotion pour eux, en découvrant leur grand-mère morte, allongée dans le salon.

J’avais fait les courses chez Leclerc et préparé un bon repas pour accueillir nos garçons avec un curry de poulet au coco, du riz, une salade, du fromage, un Châteauneuf-du-Pape… Pour la première fois depuis longtemps (Noël 97 ou 98 à Bordeaux ?), Marie-Aude et moi avons mangé avec nos trois enfants, tous les cinq. Ils étaient en face de nous, alignés devant leurs parents, sur la grande table de la cuisine.

Les employés des Pompes funèbres sont arrivés en même temps que les Vergnaud : mise en bière, dernier baiser, pose et vissage du couvercle, scellés à la cire fondue sur les vis extrêmes par deux policiers municipaux. Puis nous sommes partis vers l’abbaye aux Dames, moi cherchant frénétiquement au dernier moment ma parka pour me souvenir que je l’avais laissée le matin chez Domi (qui est allée la rechercher). Nous avons suivi le fourgon mortuaire dans les rues de Saintes, jusqu’à l’abbaye aux Dames. Le Père Jacques Genet et Mlle Aveline nous attendaient ainsi qu’une petite foule de Courcoury : Jacky Robert et son fils Michel, Françoise la seconde femme de Jacky, Anne-Marie Rateau, des connaissances de maman. Des voisins étaient là aussi, les Dupré, Louisette bien sûr. Nous ne les avons pas tous identifiés, je le crains. J’ai essayé de saluer tout le monde avant la messe, tout en distribuant le livret que j’avais préparé.

Puis la cérémonie a commencé. Le cercueil, accueilli par le prêtre au seuil de l’église est entré au son du Banquet céleste, d’Olivier Messiaen (Mlle Aveline m’avait rappelé pour me signaler qu’elle trouvait cette musique « triste »…) Benjamin a déposé sur le cercueil de sa grand-mère une bougie allumée que le prêtre lui avait tendue. J’ai lu le mot d’accueil que j’avais préparé et j’ai « calé » deux ou trois fois, au bord des larmes. Prévisible. Domi a lu l’épître de Saint Paul aux Romains, très bien, très posément. Pour le chant du psaume, nous étions trois : Marie-Aude, Constance et moi. L’homélie du Père Genet était sobre, impeccable. J’ai confié la prière universelle à Charles. A la bénédiction, au son du Pie Jesu de Duruflé, même Jean-Louis a utilisé le goupillon pour bénir le cercueil de sa belle-mère. Nous sommes sortis accompagnés par le Jesu bleibet meine Freude de Johann Sebastian Bach. 

Puis nous sommes partis en convoi vers le cimetière de Courcoury. La cérémonie au cimetière a été courte. Un « moment de recueillement » était prévu, le cercueil étant déposé quelques instants dans l’allée, sur une curieuse moquette verte. Puis le cercueil a été descendu dans la fosse, à l’aplomb de celui de Désirée Bellamy, la grand-mère maternelle de papa. Raclements du bois contre les parois de terre et bruits des cordes que l’on remonte. J’ai distribué les dix roses qui avaient parfumé le salon à des mains qui les ont jetées sur le cercueil de maman, ainsi que quelques fleurs séchées prévues par les Pompes funèbres. Nous avons quitté rapidement les lieux pour laisser les fossoyeurs reboucher la tombe avec leurs engins. Ils sont maintenant très équipés. Nous avons discuté un peu avec ceux qui étaient présents à l’inhumation, notamment Francis Audaire et sa femme Claudine Guichard, une vieille amie de Dominique à Courcoury.

Nous sommes revenus sur Saintes. Nous nous sommes tous retrouvés en famille rue Garnier, autour des galettes que Domi avait achetées et d’un solide thé, précédé d’un symbolique pineau, bu à la santé présente et à venir de nos familles. Nous étions neuf, le noyau dur : ne manquait que Sophie, qui n’avait pu revenir de Montpellier, dissuadée par sa mère, la distance, la reprise de ses cours et quelques maux intimes qu’un nouveau trajet éclair n’aurait sûrement pas guéris. C’était, dans la maison maternelle, ce moment d’après obsèques où les vivants se recomptent entre eux. C’est drôle, on ne se sentait pas triste, comme dans la chanson d’Aznavour, et je ne sais pourquoi à un moment nous avons longuement plaisanté sur le sort des chaussettes orphelines au sortir des machines à laver. Autre façon de parler des âmes dépareillées ? Charles s’est retiré de notre tablée. Peut-être n’arrivait-il pas à raccrocher à cette ambiance bizarrement joyeuse ou bien était-il fatigué d’avoir dû prendre un train si tôt. Ce n’est plus son rythme. Benjamin repartait le premier. Je l’ai conduit au car de 17 h 30 qui l’emmenait jusqu’à Angoulême pour prendre le TGV. Puis, nous avons déposé Charles, et Dominique a fait de même avec Cécile et Laurent, repassés par la maison paternelle mais qui repartaient tous les trois ensemble. Et nous avons pris l’A10 pour rentrer à Orléans, Marie-Aude, Constance et moi. Lorsque je suis entré dans notre appartement, mon premier réflexe a été d’aller regarder dans une glace ma nouvelle tête d’orphelin. Je me ressemblais.

 

***

Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...