Emmanuel Falque
Deux années consécutives, en 2015-2016 et en 2016-2017, j'ai eu la chance de suivre, sur le conseil de Jean-François Mézières, le cours de philosophie donné, en première intention, aux séminaristes du grand séminaire interrégional d'Orléans par Emmanuel Falque, doyen honoraire de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris. Quelques auditeurs libres pouvaient se glisser dans les rangs des séminaristes, au titre du CERC, le Centre d'étude et de réflexion chrétienne local.
Emmanuel Falque se revendique phénoménologue et chrétien. Le cours de 2015-2016 était consacré aux fondateurs de la phénoménologie : Edmund Husserl et Martin Heidegger, Max Scheler, Edith Stein et Maurice Blondel. Celui de 2016-2017 présentaient les héritiers, contemporains : Merleau-Ponty, Jean-Louis Chrétien, Emmanuel Levinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, Henri Maldiney. Ces deux années furent pour moi un "retour en philosophie" enthousiasmant (au sens étymologique !), grâce aux qualités de pédagogue d'Emmanuel Falque, l'énergie de son verbe et sa vitalité contagieuse.
Chaque cycle fut conclu par une épreuve académique, un devoir sur table de 4 heures, exercice auquel je me suis soumis, non sans appréhension : à 65 ans, bien qu'écrivant à l'époque tous les jours, n'étais-je pas "rouillé" au point d'être désormais incapable de rendre une copie en bonne et due forme, dans les délais impartis ?
Le 28 janvier 2016, le sujet était le suivant. J'ai retranscrit, à la suite, ma copie :
***
Doit-on s'étonner comme le fait Janicaud dans Le tournant théologique de la phénoménologie française, que phénoménologie et théologie aient pu s'embrasser au point de ne plus faire qu'une ? Les philosophes visés, pas tous chrétiens d'ailleurs (Levinas) ont-ils commis un crime de lèse-pensée en réexaminant la geste chrétienne à la lumière d'un des courants les plus modernes de la pensée contemporaine, comme l'avaient fait avant eux, dès les premiers temps, Augustin revisitant les Ecritures avec Platon, ou plus tard Thomas d'Aquin avec Aristote ? Janicaud reproche pour l'essentiel aux Henry, Marion, etc. d'avoir rompu avec l'immanence à laquelle s'étaient tenus les fondateurs, Husserl et Heidegger (du moins à leur débuts). Mais outre que les dits fondateurs ne se sont peut-être pas eux-mêmes tant contentés de l'immanence - en 1966 n'ira-t-il pas déclarer dans une formule certes restée mystérieuse : "nur noch ein Gott kann uns retten", "seul un dieu peut encore nous sauver" - ne pourrait-on au contraire penser que la phénoménologie a fait faire, est en train de faire faire, à la théologie une "cure d'immanence" dont elles pourraient sortir singulièrement renouvelées l'une et l'autre ? Ce fut le pari à chaque siècle du "fides quaerens intellectum".
Il est un fait que pour celui qui la découvre, la pensée phénoménologique "consonne" rapidement avec le Nouveau Testament. Ainsi, la formule liturgique "Le Christ s'est manifesté et il a habité parmi nous", qui est une déclaration de foi, peut être entendue, avant toute décision de croire, comme une éclosion et une présence affirmées. "Manifestation" est un concept-clé du philosophe Michel Henry, contenu dans le titre de sa thèse, L'essence de la manifestation ; "habiter" est un concept central du philosophe Martin Heidegger : c'est la tâche qu'il assigne au Dasein, à l'homme en charge d'accueillir dans le monde l'être dont lui seul peut permettre le dévoilement. Il est donc sans doute possible - et même souhaitable - de revisiter cette formule en suspendant, à la manière phénoménologique, toute croyance, mise entre parenthèses pour mieux explorer le récit néotestamentaire.
On proposera d'explorer d'abord la deuxième partie de la formule, espérant que ce choix apparaîtra fondé au terme de notre commentaire.
"...et il a habité parmi nous"
À l'évidence, l'habitant dont il est question est le Jésus de l'Histoire, celui dont les évangiles ont fait la biographie quadriforme, qu'il faut donc reparcourir rapidement pour comprendre de quel habiter il est question.
Ne pourrait-on risquer l'idée qu'il y a en Jésus un refus du "Da" du Dasein ? À relire les synoptiques, on voit bien que Jésus n'est jamais "là". Peut-être est-ce au désert qu'il inaugure cette façon qu'il va avoir de n'être en aucun lieu, sinon dans des habitats extrêmes. Au point que Marc au chapitre 1 va nous déclarer qu'"il vivait au milieu des bêtes sauvages (μετὰ τῶν θηρίων) et [que] les anges le servaient". Est-ce là l'habitat d'un homme, d'un Dasein ? Plus tard, en réponse à la question "Où habites-tu ?", il répondra d'un "Venez et voyez" qui ne nous dira rien sur le lieu, et il finira pas avouer que "le Fils de l'Homme - cet autre lui-même - n'a pas de pierre où reposer la tête", au contraire des oiseaux qui ont des nids et les renards des tanières. Pendant toute cette vie publique, dès le moment où il "sorti" (du "sein du Père", Jn 1, 18), il ne rentre plus nulle part, happé par les foules qui le poursuivent, sautant d'une maison dans une autre; d'une rive vers un désert, d'un désert vers une route, encore. Ce mobilisme de celui qui ne tient pas en place et ne tient dans aucune place, transforme, radicalement, l'habiter de l'homme. Un seul lieu, peut-être, va s'imposer comme tel, le Golgotha, puisqu'il lui faudra être-là pour accueillir la mort, cette phase de la vie à laquelle il n'échappe pas, même si, comme le fait remarquer Maurice Zundel, on peut s'étonner davantage que Jésus fût mort - qu'il ait pu mourir - que du fait qu'il ait été ressuscité, tant la vie était son être même. On avancera dont l'idée que le moment où Jésus habite notre monde, c'est ce lieu où il meurt. En ajoutant que même son cadavre se refusera à occuper un lieu - le tombeau - plus de trois jours. Pour devenir désormais "tout entier, en tout lieu, donnant l'être à chaque lieu à tout ce qui occupe un lieu" (Messiaen, Trois petites liturgies)
"Le Christ s'est manifesté..."
C'est par cette étonnante façon d'habiter, inédite, que l'annonceur du Royaume est devenu l'annoncé, que Jésus est devenu le Christ, "devenu" étant un autre verbe pour "manifesté". Le Christ apparaît dans le prologue de saint Jean comme le "phénomène" par excellence, puisqu'il est dit logos - "Verbe" - et lumière. Il est venu parmi les siens et les siens ne l'ont pas reconnu, qu'est-ce à dire ? Qu'il a bien été "vu" comme Jésus, le fils du charpentier de Nazareth, dont on connaissait la mère, les frères, les soeurs mais qu'en cette humanité, quelque chose n'a pas été re-connue. Comme s'il avait subi le destin de l'être heideggérien, condamné à rester voilé derrière l'étant. Chez Heidegger, l'être est toujours empêché d'être autrement que dans la forme dégradée de l'étant. Le procès d'étance qui livre les étants au monde à partir de la corne d'abondance qu'est l'être tout à la fois manifeste qu'il y a de l'être, repéré à son origine - "au commencement était le logos" - mais un être perpétuellement voilé.
La manifestation du Christ, au même titre que celle de l'être, n'est pas achevée. "Quand le Fils de l'homme reviendra sur terre, trouvera-t-il la foi ?" déplorait Jésus sortant de chez Zachée. Dom Grammont, l'abbé du Bec-Hellouin, ayant un jour commenté devant nous ce texte en disant qu'il ne fallait pas le comprendre comme "trouvera-t-il encore la foi", lecture à laquelle notre époque serait tentée de céder, mais "trouvera-t-il enfin la foi ?"
Le christianisme transforme profondément la métaphysique qui reposait sur le trépied Dieu - le monde - l'homme. En lui substituant le Père, le Fils et l'Esprit, il met en place une économie plus instable, rompant avec l'onto-théologie, admettant sinon la mort de Dieu du moins son insaisissabilité définitive, au profit d'un prochain qui vient à l'homme dans l'inattendu de l'événement et la contingence la plus absolue. L'homme est dans la nécessité d'être-là pour l'accueillir.
***
Le 2 février 2017, c'est un autre sujet qui était proposé aux séminaristes et aux auditeurs du cours de philosophie :
Qu'en
est-il de l'autre aujourd'hui ? Si l'on considère qu'il ne prend
forme que dans l'acte de la rencontre, on ne manquera pas que pour
beaucoup - et peut être pour tous à certains moments de la vie –
il demeure comme une puissance et donc une menace dont il faudrait se
garder. Le monde contemporain offre deux symptômes de ce que l'on
pourrait nommer une crise de la rencontre, indice d'une altérité
elle-même en question.
Au
Japon, où le phénomène prend une ampleur inédite, on évalue à
plus de 2 millions le nombre de jeunes adultes qui vivent désormais
sans jamais sortir de chez eux, avec pour seule « compagnie » un
écran d'ordinateur, unique fenêtre sur un monde qui semble les
avoir effrayés définitivement. Est-ce que ce phénomène gagne
l'Occident ? D'aucuns voient dans la multiplication de ce que l'on
renomme « phobie scolaire », dès le collège, l'indice
que notre société fabrique à son tour des « hikikomoris »,
nom donné au Japon à ces ermites d'un nouveau type.
Le
second phénomène, plus classique et mieux répertorié, qui fait
symptôme d'une difficulté contemporaine de la rencontre, s'observe
dans la vie sexuelle des nouvelles générations : « faire couple »
et durer dans cet état de rencontre n'a plus aucun caractère
d'évidence. Psychologues, sociologues, moralistes même avancent
toutes sortes d'explications : les attentes vis-à-vis de la vie à
deux se seraient accrues démesurément et seraient donc
nécessairement déçues, l'individualisation croissante des
comportements remettrait en cause toute forme d'association humaine
durable, y compris la conjugale ( par généralisation du CDD…)
Sans oublier le règne annoncé par Lacan du « plus-de-jouir »
colporté par les mouvements mondiaux des années soixante.
Ces
deux symptômes soulignent les difficultés nouvelles de la rencontre
et placent donc la question de l'autre, de l'altérité au cœur de
toute réflexion sur le monde contemporain. Ici, c'est peut-être au
philosophe de reprendre la main…
Nous
voudrions avancer l'hypothèse suivante. Si la rencontre est bien «
le lieu de l'autre », l'espace intersubjectif où il se matérialise,
s'effectue, se constitue, alors les réussites et les échecs de
cette constitution doivent être analysés à l'aune des trois
modalités ou des trois « moments » liés ensemble, selon
lesquelles la rencontre humaine se réalise. Nous en évoquerons
trois successivement qui seront comme les moments successifs d'une
genèse mais aussi, pour prendre une image mécanique, comme les
trois temps d'un moteur, nécessairement répétés et chacun aussi
indispensable aux deux autres.
En
s'appuyant sur trois philosophes, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel
Levinas et Jean-Louis Chrétien, nous voudrions évoquer tour à tour
le corps
à corps
où se noue l'expérience de la chair, le face-à-face
où se déploie la vision, et le côte
à côte,
condition d'émergence d'une expérience du monde partagée grâce au
langage.
Avant
même le corps à corps qui débute à notre naissance quand une
sage-femme nous pose sur notre mère, peut-être y a-t-il un corps en
corps, ce sein maternel dont nous gardons sans doute, enfouie quelque
part, la nostalgie irrépressible ? De ce temps où nous étions à
l'intérieur d'une autre, plus intime à elle-même qu'elle-même,
nous n'avons gardé que l'évidence d'un nombril, signe indélébile
de notre prime dépendance. C'est le grand metteur en scène et
théoricien du théâtre Stanislavski qui l'exprime : « Sur la
scène, tout vient de l'autre » (des spectateurs eux-mêmes, quand
il s'agit d'un one-man-show)
Ce
corps à corps, l'in-fans, celui qui ne parle pas, l'éprouve dans un
maelström de sensations et de perceptions encore innommables et
innommées, sinon par des voix qui interrogent (« tu as chaud ? Tu
as froid ? Tu as mal ? »), sans obtenir pendant longtemps des
réponses articulées au souci de l'autre qu'elles expriment.
L'allaitement,
le bain, tous les soins du corps du nourrisson sont les puissantes
épreuves de ce corps à corps qui vont constituer peu à peu pour
l'infans un vécu, ce vécu du corps auquel Maurice Merleau-Ponty
donne le nom de chair, à la suite de la distinction opérée par
Husserl dans les Méditations cartésiennes entre Körper
et Leib, corps et chair.
Ce
corps à corps est sans doute un moment de confusion, où se joue
encore une forme d'indistinction entre les corps, que la scène
sexuelle s'évertuera à reconstituer dans la fusion charnelle,
espérée, déçue et recommencée. Sans doute l'autre n'émerge pas
encore définitivement du corps à corps mère-enfant, source
éventuelle de difficultés ultérieures pour l'adolescent puis
l'adulte. Mais il constitue en même temps une matrice de toutes les
rencontres à venir et de toute constitution de l'autre.
Alors
que la plupart des sens, ouïe, odorat, toucher, goût entretiennent
vraisemblablement la confusion des choses et des êtres, la vision
est sans doute celui qui imprime la marque de la distinction, de
l'altérité. On évoquera ici évidemment le texte fondateur que fut
« Le stade du miroir dans la formation du je » (Jacques Lacan) ou
le face à soi-même du nouveau-né et de sa mère (ou de son père
d'ailleurs) va donner à celui-ci les prémices de son identité et
la première reconnaissance de l'autre, assomption vers un
face-à-face sans doute encore vécu jusqu'ici dans une forme
d'inconscience de soi-même et du vis-à-vis, en tout cas de ce qui
les sépare.
Cette
assomption de l'autre, dans son visage reconnu à son reflet, cette
seconde naissance dans le face-à-face, c'est, nous prévient Levinas
la découverte de l'état de guerre dans lequel nous nous trouvons en
permanence. Giraudoux l'avait noté de son humour tranchant : « la
paix, c'est l'intervalle entre deux guerres ». Avec le face-à-face
commence la lutte, visage contre visage. Si Levinas voit dans le
visage la matérialisation du commandement « Tu ne tueras pas », il
sait aussi que chaque fois que j'ignore le visage, je m'ouvre la
possibilité de tuer l'autre, sinon de façon vitale (comme dans le
génocide ou le crime individuel) du moins en le néantisant, en le
faisant disparaître du champ de ma vision.
Si
le face-à-face est l'emblème de toute lutte, il est aussi celui de
toute reconnaissance d'une altérité : au terme de l'indécision du
combat, de la confusion qu'il entraîne, vainqueurs et vaincus
acquerront une identité, heureuse ou malheureuse, mais qui est bien
le fruit de cette rencontre. Dans le combat de Jacob, celui-ci attend
de savoir contre qui il a lutté toute la nuit. « Quel est ton nom ?
» C'est qu'en effet, le face-à-face ne peut prendre sens que dans
l'hospitalité du langage. Lorsqu'il n'y a ni vainqueur ni vaincu,
les lutteurs épuisés se retrouvent côte à côte et se parlent
enfin.
Chez
Jean-Louis Chrétien, il y a une première arche, avant celle de Noé,
qui assure, dans l'hospitalité de la parole, une forme de salut (au
double sens du mot) primordial dans l'être. Lorsque Dieu conduit les
animaux devant Adam pour que celui-ci donne à chacun un nom, il veut
s'assurer que cet homme est bien fait à son image et qu'il a comme
lui la capacité d'être le verbe qui crée toute chose. D'une
certaine façon, il fait de l'homme un co-créateur en l'associant
dès l'origine à son œuvre. Comme si cet Adam était la figure
prochaine du fils incarné et qu'il allait poursuivre ce que le Verbe
a commencé aux premiers instants de l'univers.
L'homme
apparaît bien comme celui pour qui toute chose a un nom et, par le
langage, advient à l'être. Peut-être est-ce là, dans le langage
que se trouve la véritable origine du monde, son commencement,
qui selon le mot de Platon cité par Hannah Arendt, « tant qu'il
séjourne parmi les hommes sauve toute chose ». La parole – le
langage au risque de son énonciation, de sa force jaculatoire -
apparaît bien comme ce qui donnent forme au tohu-bohu primordial.
Dans le langage l'être a trouvé asile, comme le Verbe dans la
crèche de Noël. Avec le langage, l'homme se saisit du monde, et
peut, à côté de l'autre qui fait face à ce même monde, vérifier
ce qui est l'en-commun.
Corps
à corps, face-à-face et côte à côte sont bien les trois moments
où se joue la rencontre et où se constitue l'autre émergeant sans
cesse de la confusion et de la guerre.