18 octobre 2023

Sacerdoce



« Qu’êtes-vous allés voir au cinéma ? »

Deux salles combles hier soir au Grand Club, le cinéma flambant neuf de Gien (45) et un gérant aux anges, c’est le cas de le dire, pour l’avant-première du film Sacerdoce qui sort aujourd’hui 18 octobre 2023 en France dans quelque 150 salles. 



Ce documentaire retrace quelques moments de la vie de quatre prêtres quadragénaires, trois en France et un aux Philippines. Le tout sous l’œil d’un cinquième, François Potez, sorte de sage plus âgé, rompu à la vidéo, qui est la voix off de ses jeunes confrères, commentant, soulignant, ce qui est montré.

À la fin de la projection, nous avions la chance d’avoir un des quatre mousquetaires, Paul Bénézit, le « champion cycliste », régional de l’étape en quelque sorte, pour répondre aux questions de la salle. Comme il s’était déjà fait interpeller par une paroissienne âgée sur l’air de « tiens, voilà la vedette ! » il a tenu à nous préciser : « je ne suis ni acteur, ni star, ni – pour les moins jeunes – vedette. Je ne joue pas ! ».

Ce qui nous renvoyait nous, constitués volontairement spectateurs d’un film où évoluait « le Père Paul » que nous côtoyons en chair et en os dans la vie réelle, à la question que Jésus adresse à la foule après avoir répondu aux disciples de Jean le Baptiste venus de sa part lui demander : « Es-tu celui qui vient ou en attendons-nous un second ? » (Matthieu 11, 3). 

Cette question est celle qui s’adresse à tout spectateur du monde. « Qu’êtes-vous allés contempler au désert ? » demande Jésus aux foules qui ont afflué au Jourdain pour se faire baptiser par Jean. Et nous, qu’étions nous venus contempler hier soir au cinéma ? Des hommes d’exception sûrement, cette exception du prêtre, « visible tant il est à part » commente François Potez, exception au sein de ce que Vatican II a défini comme le « sacerdoce commun des fidèles », de tous les chrétiens baptisés, hommes, femmes et enfants.

Et nous avions bien envie de redire à propos de ces quatre prêtres ce que dit Jésus à propos de Jean le Baptiste : « il ne s’est pas levé parmi les enfants des femmes de plus grand que Jean le Baptiste » (Matthieu 11, 11) cette fameuse question « du plus grand » qui revient à plusieurs reprises dans les évangiles et que Jésus récuse à chaque fois mais qu’il reprend ici à son compte. Qui est la question commune de la « star » ou de la « vedette » qui se pose à quiconque se retrouve projeté sur un écran. 

Car ils sont admirables, beaux mêmes, tous les quatre, chacun à sa manière, ces jeunes prêtres filmés en action : Gaspard Craplet, le montagnard, emmenant une dizaine de garçons à sa suite vers « trois sommets, physique, fraternel et spirituel » ; Antoine Reneaut, sillonnant l'Ariège, quinze semaines par an, pour rouvrir toutes les petites églises, allant à la rencontre, porte à porte, de tous les cœurs, assoupis ou non, croyants ou non ; Matthieu Dauchez, le « Versaillais », arpentant dans sa soutane blanche immaculée les bidonvilles de Manille à la recherche des enfants jetés à la rue par la misère, les coups, l’inceste ; Paul Bénézit, le seul prêtre « normal », en paroisse, entre villes et villages, normal mais… champion de France cycliste du clergé en 2022 et chasseur, adepte du tir à l’arc !

Oui admirables, dirait Jésus, mais il ajouterait sans doute comme dans le passage cité, à propos de chacun des quatre: « mais le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui ». C’est ce que Paul Bénézit nous a redit à plusieurs reprises : « je ne suis pas dans ce film pour me montrer mais pour montrer le Christ qui est ma vie ».

Sacerdoce a été voulu en 2019 par un laïc, Émile Duport, chef d’une entreprise de communication, qui souhaitait restaurer l’image du prêtre entachée aux yeux du public par les crimes de quelques-uns. C’était l’époque de l’affaire Preynat à Lyon, qui allait aussi emporter le cardinal Barbarin dans sa tourmente, et du film Grâce à Dieu, de François Ozon, qui enfonçait le clou dans la soutane. Clous qui allaient se multiplier dramatiquement à la publication le 5 octobre 2021 du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, présidée par Jean-Marc Sauvé. « Écharde dans la chair », selon le mot de saint Paul, mais cette fois dans la chair de l’Église elle-même.

L’urgence de cette restauration était partagée. Le documentaire a été pré-financé très vite par quelque 900 donateurs à hauteur de 120 000 €, premier tour de piste qui a permis que d’autres financements soient trouvés et que le réalisateur, Damien Boyer, un chrétien évangélique, mène cette aventure au bout, comme il s’en est expliqué dans une interview donnée au magazine Famille chrétienne.

Ce documentaire ne pouvait esquiver « la crise des abus ». « Ce n'est pas parce qu'il y a des traitres dans une armée qu'elle doit déposer les armes ! », lance crânement Matthieu le Versaillais, du fond de son bidonville. Il y a ainsi une longue séquence, un face à face entre une femme abusée par un prêtre dans son enfance et le « Père Paul ». Cette femme explique très bien son drame intime : avoir perdu la confiance, indispensable pour refaire le pas de la foi, dont elle est indissociable. Mais aussi son espérance, en face d’un prêtre, de voir cette confiance un jour restaurée, malgré la blessure et la cicatrice, définitives. 

L’autre question, qui n’est pas au centre du film mais n'est évidemment pas oubliée non plus, c’est celle du célibat consacré, auquel les prêtres catholiques sont toujours tenus. Si les quatre prêtres l’évoquent, ne niant ni les tentations, ni la « blessure affective » pour l'un, ou les « frustrations » pour un autre, qu’un tel engagement peut engendrer, tous le vivent, hic et nunc, comme la condition pour être « tout à tous », sans préférence ni exclusive et comme une vraie liberté de leur vie donnée au monde et à Dieu. CQFD.

Ce documentaire est remarquablement bien monté, rythmé, sans longueurs. Le fait qu'il n'y ait pas à proprement parler d'acteurs, s'agissant d'un documentaire, n'exclut pas qu'il y ait parfois des séquences soigneusement mises en scène comme celle d'où est tirée l'affiche : la caméra tourne autour de Paul Bénézit, en soutane, seul au milieu d'un champ moissonné, au soleil couchant. 

Les cinq portraits se répondent et les images sont très belles, alternance de visages en gros plan et de vues aériennes qui donne sa respiration au film, spirituelle et cinématographique.  

On ne peut que lui souhaiter un beau succès en salles et à l'international.

Sacerdoce - un film documentaire de Damien Boyer - sortie le 18 octobre 2023 - durée : 1 h 30.


07 octobre 2023

L'enfant dans le taxi



 "Je voudrais vivre dans un monde où les choses puissent se dire en face, la vérité s'affronter. Où chacun de nous soit assez libre et fort pour accueillir la liberté des êtres qui l'entourent."

Simon, le narrateur de L’enfant dans le taxi, écrit ces mots, cette profession de foi, alors qu’il arrive presque au terme de sa quête, qui a dû se faire enquête. Il va enfin rencontrer en Allemagne, au bord du Bodensee, le lac de Constance, M. le bâtard, l’enfant caché de son grand-père, le secret qui a hanté de son silencieux fracas tous les dîners, toutes les retrouvailles familiales depuis la fin de la guerre. Secret qu’Imma, la grand-mère de Simon n’a pas voulu lever, alors même que son mari, Malusci, venait de l’emporter dans la tombe. Qu’elle a même interdit à Simon de chercher à percer.

Pour Simon, tout commence au retour du cimetière, dans ce moment de nevermore où remontent toutes les discussions qu’on n’a pas eues, toutes les questions qu’on n’a pas posées, qu’on pense définitivement enfouies sous quelques centimètres de terre. Définitivement in-humées. In humo. À moins. À moins que le regret ne soit plus fort, à moins qu’un membre de la famille qui en sait davantage ne se sente délivré par la mort du mort. Et ne commence à parler du fils caché de Malusci, conçu avec une jeune Allemande au bord du Bodensee, il y a si longtemps.

Le livre de Sylvain Prudhomme multiplie les échos, les éclats qui jaillissent du murmure étouffé de la vie, comme autant d’éruptions solaires lointaines et actuelles, qui jetteraient leurs lumières inédites et apparemment sans lendemain sur la longue histoire de la famille de Simon. Simon avance lentement sur cette terre de silences, mû par une inflexible volonté de savoir dont il ignore le ressort. Sinon qu’un fantôme prend chair peu à peu et l’appelle. 

Simon doit faire face en parallèle au triste délitement de son couple. A. et lui s’aiment encore, pourtant. Ils forment encore une famille avec leurs garçons, Tom et Victor. Mais ils vont se dépacser, se partager la « garde des enfants », dans un incompréhensible je t’aime donc je te quitte, dont rien ne dit la raison, mais qui forme le fond mélancolique du roman et distille notre empathie attristée pour celui qui raconte. 

Pour Simon, tout se passe comme s’il voulait chasser par avance les fantômes de la solitude qui vient, pour pouvoir enfin regarder la vérité en face. Car le monde qui fait face à la vérité n'existe pas. Seuls existent des êtres assez forts et libres pour faire advenir ce monde autour d'eux. 

C’est pour la saisir au plus près, cette vérité, que Sylvain Prudhomme réinvente cette écriture arachnéenne à la fois légère et solide qui est sa marque, tissant peu à peu la toile serrée de son livre, à laquelle elle n’échappera pas.

L'enfant dans le taxi - Sylvain Prudhomme - Les éditions de Minuit - 2023 (217 pages, 20 €)


06 octobre 2023

Loire

 


À la suite de Louis, trois hommes et une femme au moins ont reçu un message d’Agathe, qui les invite à venir la retrouver dans sa maison au bord de la Loire, là où ils ont vécu chacun à tour de rôle avec elle, des années auparavant. La maison est toujours là, mais Agathe l’a vendue à un couple, en lui faisant promettre de convoquer un jour tous ses ex. Certains ont décliné l’invitation, d’autres n’ont pas répondu. Louis, Jalil, Suzanne, Nicolas arrivent mais vont devoir inventer le sens de leur réunion. Car Agathe ne viendra pas.

Faut-il parler du passé, évoquer Agathe, ou simplement la convoquer dans le présent du fleuve qui passe, éternel, modelant de son courant et de ses remous son lit et ses rives, ses bancs de sable, la faune et la flore qu’il abrite et nourrit alentour ? 

Débarque aussi Laure, la fille d’Agathe. Cela pourrait tourner à Mamma Mia, chaque ex pourrait se demander s’il est le père de cette femme qui refuse de donner son âge, sa date de naissance, déjouant par avance tous les calculs. Sa mère ne lui a jamais dit qui était son père. Ça n’a plus d’importance. D’autant que Laure a eu à son tour une fille, Zélie, une collégienne qui les rejoindra. 

Les jours passent et le souvenir d’Agathe se confond peu à peu avec un arbre, une ruine, un orage. Quand un nouveau message arrive d’un certain José, gravement malade, Louis part à son chevet. Mais va-t-il pouvoir accomplir le vœu de José ?

Davodeau noue le cours de ces vies au cours de la Loire. Ces hommes et cette femme qui ont connu Agathe, qu’ont-ils en commun, qu’ont-ils à partager sur la base de cette pure contingence, celle d’avoir aimé une même personne au même endroit et d'avoir été remplacés ? La vie et la mort, d'antagonistes qu'elles semblaient être, se confondent peu à peu entre ciel et terre, d’où surgit une nature puissante, d’un fleuve qui impose progressivement à un Louis ébloui ses visions et jusqu’à sa pensée.

Une BD admirable que tous les Ligérien·nes voudront lire et contempler sans fin pour (re)découvrir leur fleuve. Pourtant, après l'odyssée initiale de Louis, en nudiste nocturne et involontaire, qui s'est laissé piéger par la Loire, Davodeau éteint un à un tous les récits qui pourraient s'amorcer autour du désir d'Agathe. Et l'album laisse un goût d'inaccompli, comme si le fleuve avait effacé tous les autres protagonistes.

Loire - Étienne Davodeau - paru le 4 octobre 2023 - Futuropolis (101 pages, 20 €)


14 août 2023

L'Assomption, dernier dogme de notre temps ?



Trois déconvenues pour une espérance


 Les messes catholiques des dimanches et fêtes proposent systématiquement trois textes. Il est rare qu’il n’y ait pas un texte de l’Ancien – certains préfèrent dirent le Premier – testament. Or, aujourd’hui, pour l’Assomption fêtée le 15 août, point de lecture du Premier testament. En lieu et place, on lit le chapitre 12 du dernier livre de la Bible, que nous Français nommons, par simple translittération du grec, l’Apocalypse, les Anglais ayant traduit par Revelation et les Allemands par Offenbarung. C’est un texte fameux, celui du « signe de la Femme », peut-être le plus extravagant, le plus puissant de toutes les Écritures. Un texte qui pourrait donner à lui seul l’envie de devenir écrivain. Le drapeau européen lui doit les douze étoiles qui couronnent la femme en question, au grand dam de Jean-Luc Mélenchon. Maurice Clavel a naguère emprunté à ce passage le titre d’un de ses livres, Le tiers des étoiles – « que balayait la queue du dragon ». La tradition chrétienne superpose l’image de cette Femme et celle de la Vierge Marie au point de les identifier. Le dragon en question, écrit l’auteur inspiré, « vint se poster devant la Femme qui allait enfanter, afin de dévorer l’enfant dès sa naissance. » Ce monstre est décrit, excusez du peu, « rouge feu, avec sept têtes et dix cornes et sur chacune des têtes, un diadème. » Or l’enfant nouveau-né, contre toute attente, va lui échapper, on ne sait comment, et la femme aussi, qui « s’enfuit au désert où Dieu lui a préparé une place. » C’est la première déconvenue, celle du diable, que d’aucuns préfèrent voir habillé en principe - du mal avec ou sans majuscule - plutôt qu’en être fantastique cornu ou revêtu d’un costume trois pièces tirant sur le rouge. A chacun de juger s’il se sent plus apte à combattre un principe ou un ennemi mieux distinguable. En tout cas, nul besoin ici de refaire le match. Vierge Marie : 1. Démon : 0. 

Le second texte lu en ce jour est extrait de la première lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe (Grèce) (1 Co 15, 20-27). Tout aussi visionnaire, mais sous une forme théologique rigoureuse, Paul présente le Christ comme « le premier ressuscité parmi ceux qui se sont endormis » (dans la mort). Pour l’apôtre, de même que la mort est venue par un homme, Adam, de même recevrons-nous la vie dans un homme, Jésus Christ. C’est « après avoir anéanti parmi les êtres célestes, toute Principauté, toute Souveraineté et Puissance » que le dernier ennemi, la mort, sera lui aussi détruit. Deuxième déconvenue des puissances négatives. Homme : 1 – Mort : 0. Mais on l’a bien compris, chez Paul, ce n’est pas pour tout de suite : il faut attendre le retour du Christ. Pour l’heure, tout le monde meurt, Heidegger a encore raison quelque temps.

Dans le troisième texte (Luc 1, 39-56), l’évangéliste Luc rapporte le tableau bien connu dit de la Visitation de Marie, juste enceinte après l’Annonciation, à sa cousine Elisabeth, qui en est, elle, à son sixième mois (Luc 1, 36) et va donner naissance à Jean, le futur baptiseur du Jourdain, cette sorte de « faux-jumeau » de Jésus. Élisabeth sera sans doute accompagnée par Marie jusqu’au terme de sa grossesse puisque Luc précise que Marie resta trois mois auprès de sa cousine : 6 + 3 = 9. Futurs comparses du Salut, l’un en précurseur et l’autre en annonceur, Jean le fœtus reconnaît déjà Jésus l’embryon en sautant de joie dans le sein maternel, le texte liturgique dit de façon plus emphatique : « en tressaillant d’allégresse ». C’est cette joie que partage Marie en disant les paroles qui sont devenues le chant chrétien du Magnificat. Marie étend la faveur qui lui a été faite par Dieu – « Il s’est penché sur son humble servante » - au-delà de sa personne, comme un étendard prophétique, quasi-révolutionnaire : « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Troisième déconvenue du « monde » : Dieu : 1 – Puissants et riches : 0.

Que pourrions-nous encore craindre au soir d’une telle journée, devant la déroute totale du diable, des puissants de ce monde et de la mort même ? Leur triple défaite fonde l’espérance de l’humanité tout entière. Et c’est en Marie que cette espérance, chez les catholiques, aime à se refléter. C’est peut-être pour que ce reflet soit plus parfait que le pape Pie XII, en 1950, a énoncé le dogme de l’Assomption, selon lequel Marie serait passée directement de la vie à la gloire en Dieu par une mort atténuée en dormition, selon la terminologie orthodoxe. La peinture religieuse s’était emparée bien avant cette date de la fin de vie glorieuse de la Vierge Marie, comme dans ce tableau du Titien qu’on peut voir à Venise, dans l’église des Frari, où la mort de Marie devient ascension.

(à quelques retouches près, ce billet a été publié pour le première fois le 15 août 2017)


Bonne fête, les Marie !


14 juillet 2023

La méthode Bulle




Avec Marie-Aude Murail, une méthode d'apprentissage de la lecture pour réconcilier les tenants de la syllabique et de la globale et... permettre aux enfants d'apprendre à lire !


Début 2008, une "bulle" éclate. "Bulle", c'est le nom d'une méthode de lecture destinée au cours préparatoire. Elle a été élaborée par Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, Marie-Aude Murail, écrivain pour la jeunesse et Christine Thiéblemont, professeur des écoles à l'école Guillaume Apollinaire d'Orléans. Elle est éditée par Bordas, illustrée par Frédéric Joos.

La méthode se compose pour l'essentiel d'un manuel de lecture et de deux cahiers d'exercices destinés au élèves ainsi que d'un livre du maître détaillant la méthode pas à pas.

Dans le livret Mon écrivain préféré (pp. 28-34) consacré à Marie-Aude Murail et réédité en 2007 par l'école des loisirs (disponible gratuitement et en ligne), Sophie Chérer a raconté la collaboration exceptionnelle entre une autrice et une institutrice, épaulées par une conseillère pédagogique, qui a abouti à l'édition de cette méthode dont la diffusion n'a cessé de progresser depuis sa sortie, dans l'environnement très concurrentiel de l'édition scolaire.

Les éditions Bordas ont mis en place un site de ressources dédié à la méthode Bulle. Dans deux vidéos, Marie-Aude Murail redit l'intérêt qu'elle attache à la lecture à voix haute, intrinsèquement liée à la méthode Bulle et explique comment elle a conçu le roman épistolaire qui sert de support progressif (43 lettres pour 43 sons) à chaque leçon.

Marie-Aude s'est également expliquée sur cette aventure dans un long entretien réalisé en avril 2008 par Cécile Roumiguière pour le compte de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, repris ici :

1/ Marie-Aude, tu viens de publier "Bulle CP cycle 2, méthode de lecture", chez Bordas. Un auteur jeunesse qui signe une méthode de lecture, voilà qui n'est pas commun ! Pourquoi t'être lancée dans cette aventure ?

Mon intérêt pour l’apprentissage de la lecture et son versant tragique, l’illettrisme, remonte aux temps lointains où on m’envoyait évangéliser les ZEP ( = zone d’éducation prioritaire). À force de rencontrer des jeunes qui me déclaraient ne pas aimer lire, ne pas voir à quoi je servais, ne pas comprendre ce que j’écrivais, j’ai été amenée à réfléchir sérieusement à la lisibilité. J’ai lu un article à l’époque qui disait que le principal obstacle à la lecture, c’est le texte ! J’ai voulu être l’écrivain de ceux qui ne lisent pas, sans me rendre compte que, littérairement parlant, c’est du suicide. Bien sûr, nous sommes tous très heureux et flattés quand un enfant nous dit en nous montrant notre livre : « C’est le premier que j’arrive à finir », mais faut-il pour autant renoncer à notre culture, à nos références, à la complexité d’une intrigue, à la richesse du lexique, à la subtilité de l’analyse, etc. ? J’ai en quelque sorte repris ma liberté par rapport au non-lecteur et écrit des romans qui demandent au contraire des compétences. Mais le problème de l’illettrisme m’était resté en travers de la gorge et il y a cinq ans, j’ai eu la chance de rencontrer une maîtresse de Cours préparatoire passionnée de pédagogie et de littérature de jeunesse. C’est en l’écoutant jour après jour me raconter sa classe (elle venait chez moi après l’école) que j’ai découvert premièrement que la vie d’un CP est la plus fabuleuse matière romanesque qui soit (et j’en ai fait entre autres le roman « Vive la République ! ») deuxièmement que le CP est une petite fabrique de lecteurs et que c’est là, là et non au collège, qu’il me fallait intervenir.

2/ Tu as écrit "Bulle" avec Patricia Bucheton-Langlois, conseillère pédagogique, et Christine Thiéblemont, enseignante de CP. Comment s'est articulé votre travail à trois ?

Nous avons d’abord travaillé en tandem, Christine et moi, sans savoir que nous aboutirions à une méthode, sans même y penser une seconde. Notre premier challenge, c’était de transformer une classe de bébés en accros de la lecture et de l’objet livre. Nous avons tout tenté, depuis la lecture quotidienne à voix haute en passant par la visite de l’écrivain dans la classe et le livre dédicacé en récompense des efforts fournis. J’ai sollicité mes éditeurs, Bayard et l’école des loisirs, pour pouvoir déverser des livres sur tous ces petits élèves… Le livre est devenu pour chacun d’eux un objet ardemment désiré, qu’on emmène en récré, qu’on se vante de posséder, qu’on caresse de la main sous le pupitre. Puis, pour amadouer une classe d’irréductibles hyperactifs, nous avons fait croire à l’existence réelle d’un personnage de fiction, ma petite Espionne (publiée en série chez Bayard). Christine lisait en classe ses aventures publiées et moi, j’écrivais à la main des lettres de l’Espionne aux enfants du CP, lettres que ma fille illustrait naïvement. Cette année-là, les enfants ont bouclé d’eux-mêmes leur programme au mois de mai. Christine n’avait jamais vu ça. Mais comme nous sommes tombées la même année sur un petit garçon qui n’arrivait pas à comprendre la base de la lecture, à savoir le b-a ba, et que nous aimions cet enfant et voulions le « sauver », nous avons décidé l’année suivante d’inventer une méthode sur mesure pour lui, une méthode qui associerait l’imaginaire et l’apprentissage syllabique. Nous avons fait valider notre démarche par l’Inspection et nous avons été rejointes par une conseillère pédagogique, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, Patricia Bucheton-Langlois. C’est elle qui nous a permis de transformer notre expérience de terrain en une méthode publiable. Et publiée chez Bordas.

3/ Globale, semi-globale, syllabique… comment se situe cette méthode ? Peux-tu nous décrire son principe ?

J’étais au départ, et compte tenu des difficultés repérées dans la classe de Christine, une fervente de la syllabique (avant que monsieur de Robien n’en parle, je précise !). La syllabique, c’est ce que Christine appelle joliment « le secret honteux pour apprendre à lire », c’est-à-dire quelque chose que les enseignants savent bien qu’ils doivent faire pour aider les enfants, mais qu’ils ont souvent fait en cachette de l’institution. Notre « Tata Sara a un rat. » qui ouvre le manuel « Bulle » provoque les moqueries de ceux qui n’ont pas lu le mode d’emploi de notre méthode et de ceux qui n’ont jamais eu vingt-six mômes de six-sept ans en face d’eux, avec pour mission redoutable de leur éviter l’échec scolaire d’entrée de jeu. Christine et Patricia ont tout de même tempéré mon jusqu’au-boutisme syllabique. Pour écrire des phrases qui aient un sens dès le départ, il fallait accepter quelques mots-outils. Il y en a une trentaine à mémoriser sur toute l’année. C’est peu et cela ne trompe pas l’enfant sur ce qu’est véritablement l’apprentissage de la lecture : non pas une récitation de phrases apprises par cœur, mais un corps-à-corps avec la combinatoire. Par ailleurs, ce que nous voulions éviter en nous appuyant sur la syllabique, c’était de faire s’entraîner l’enfant sur des phrases qui n’évoqueraient rien pour lui : « je fagote du chêne. » (méthode Boscher) ou « le père a pêché une loche. » (méthode Léo et Léa).

4/ Pourquoi le choix de la correspondance littéraire comme fil rouge de l’apprentissage ?

Précisément pour donner du sens aux phrases, au départ minimalistes, que les enfants vont déchiffrer dans leur manuel. J’ai écrit au « je », celui d’un petit Milo du CM1, 43 lettres que l’enseignant va lire tout au long de l’année à raison de deux lettres par semaine en moyenne. Selon son tempérament, le maître peut utiliser la correspondance « à plat » en la présentant implicitement comme une fiction, ou en « 3D » en la faisant sortir, sous enveloppe, d’une boîte à lettres installée dans la classe. À chaque lettre de Milo correspond un son nouveau, très présent dans la lettre, mais j’ai fait en sorte que même une certaine densité de mots en « f » ou en « tion » n’altère pas l’écoute et ne nuise pas au sens. J’aime les contraintes et le jeu sur le langage. Je me suis donc plutôt amusée en rédigeant ce roman épistolaire qui d’un côté raconte la vie quotidienne d’un petit garçon et de l’autre entraîne les enfants du CP dans un univers de féerie. Les textes que l’enfant déchiffre dans son manuel sont tirés des aventures de Milo. Au début, ce ne sont que de lointains échos : « Où est Bulle ? Sur le sol ? Sur le mur ? Milo se dit : « Une fée, c’est si petit. » (leçon 12) Puis, ce sont des résumés complets de la lettre. Mais dès le début, les enfants ont en tête toute une histoire avec des personnages, des rebondissements, une attente. Cette façon de procéder permet de donner une profondeur de champ à des phrases plates, les seules qui conviennent aux débutants. Elle corrige ce qu’il y a de décevant pour un apprenti lecteur dans une méthode syllabique : l’absence de sens et de contenu. En lisant les phrases dans son manuel voire en les retravaillant à la maison, l’enfant garde en tête les péripéties de la lettre entendues lors de la lecture à voix haute.

5/ Le manuel de l'élève est illustré par Frédéric Joos, l'illustration est-elle pensée comme un soutien, un guide, pour l'apprenti lecteur ?

Les illustrations de Joos viennent en renfort de l’imagination de l’apprenti lecteur. Nous voulions pour ce manuel un illustrateur, un vrai, de littérature de jeunesse. Et la chance a voulu que l’illustrateur de l’Espionne soit disponible et que ses essais aient convaincu l’éditeur Bordas. Il y avait une forte contrainte pour Frédéric. Ses dessins ne doivent rien apporter au texte, je veux dire par là que si l’enfant doit déchiffrer « Tata Sara a un rat. », il doit voir sur l’image tata Sara et le rat. Rien d’autre. Mais rien n’empêche que tata ait un look sympa et le rat une bonne bouille. Frédéric a légèrement modifié sa façon de faire, son dessin est plus « ligne claire » que d’habitude, mais il en parlerait mieux que moi…

6/ Vous vous appuyez beaucoup sur la lecture à voix haute par l'enseignant, en quoi cela te semble-t-il un élément moteur de l'apprentissage de la lecture ?

Il faut être clair : sans la lecture à voix haute, la méthode « Bulle » ne fonctionne pas. Les enseignants qui ne veulent pas faire ce qu’ils exigent des enfants, à savoir lire à voix haute, n’utiliseront donc pas cette méthode. La lecture d’une lettre de Milo prend entre une minute et demie et deux minutes. Évidemment, nous espérons un investissement plus important de la part de l’enseignant ! J’ai introduit une thématique dans chaque lettre de Milo : la rentrée scolaire, le sentiment amoureux, l’Afrique, la vie au temps des grands-parents, le monde des fées, les pirates, la fratrie, etc. Pour chaque thématique, nous proposons à l’enseignant un minimum de trois livres, album, premier roman, documentaire, classés par ordre de difficulté. Nous avons ainsi établi une bibliothèque de plus de 170 titres tous testés en CP. Nous n’avons oublié ni les comptines, ni la poésie, ni la bande dessinée, ni ces livres « de bébé » que les enfants peuvent lire très tôt tout seuls dans le coin-bibliothèque. Dans le livre du maître, nous avons prévu deux paragraphes intitulés : « Lire à voix haute, pourquoi ? » et « Lire à voix haute, comment ? » Cela fait vingt-cinq ans que je prône la lecture à voix haute, pour la maternelle comme pour le lycée. Daniel Pennac l’a fait, Alexandre Jardin, en lançant l’association « Lire et faire lire », l’a fait, les chartistes le font quand, pendant les animations, ils prennent un de leurs livres et le lisent à voix haute devant les jeunes. Lire à voix haute, c’est partager une culture, faire la meilleure des explications de texte, transmettre des émotions, montrer notre plaisir à lire, et c’est donner à l’enfant du cours préparatoire le désir d’entrer dans les livres à son tour, donc de faire tous les efforts nécessaires pour savoir lire.

7/ "Bulle" propose des exercices pour une pédagogie différenciée, peux-tu nous préciser ce qu'ils recouvrent ?

Le point de départ de notre méthode, ce fut un petit garçon en difficulté, presque en perdition, car être en échec scolaire peut vous amener à jouer les caïds à la récré et à rejeter le système scolaire, puis la société… La pédagogie différenciée s’adresse à environ 20 % d’une classe de CP à des niveaux divers. Il y a donc un chapitre dans le livre du maître qui est consacré à des exercices de pédagogie différenciée, travail sur la combinatoire, sur le séquençage des mots ou des phrases par exemple. Ces exercices ont été concoctés par Patricia Bucheton. Christine s’est davantage intéressée aux méthodes pour aider les enfants à se concentrer quand on leur lit une histoire, les aider à saisir le sens d’un album, à le résumer ou à le lire aux autres, à s’interroger sur l’implicite du texte ou sur la structure du conte. Ce sont à la fois des exercices pour l’enfant et des conseils pour l’enseignant.

8/ "Bulle", ce sont aussi des évaluations en fin de séquence, des pistes d'écriture, des thématiques, des débats… est-ce que les enseignants peuvent y trouver de quoi s'approprier la méthode ou bien doit-on suivre la méthode pas à pas ?

Dans le livre du maître (qui sera aussi consultable sur le site www.bordas-bulle.fr jusqu’en décembre [2008]), les enseignants trouveront le déroulé de chaque séquence pédagogique, 43 fiches-guides pour les 43 sons, plus quelques fiches dites « à la loupe » pour vaincre les principales difficultés du décodage. Nous indiquons pour chaque séquence, qui dure de deux à trois jours, des plages de lecture à voix haute, et d’autres pour débattre sur la thématique, travailler sur le vocabulaire, prolonger les thématiques par de l’expression écrite etc., avec le contenu de chacune de ces séances. Mais nous précisons bien à l’enseignant que cette profusion de propositions doit lui permettre de faire son propre parcours, notamment culturel, et de le varier d’une année sur l’autre pour éviter la monotonie. Nous fournissons aussi des banques de mots et d’exercices, des évaluations, bref nous dégageons le terrain à l’enseignant pour lui éviter de perdre du temps et lui permettre de garder son énergie pour le plus important : ce qui se passe dans la classe.

9/ "Bulle" fait référence à 170 œuvres de littérature jeunesse. À l'heure où certains ne jurent que par les "classiques", n'est-ce pas un magnifique pied de nez à tous les donneurs de leçons qui méconnaissent à la fois la littérature jeunesse et le terrain ?

Attention, « Bulle » honore aussi les classiques ! Nous avons toute une littérature de jeunesse patrimoniale qu’il est essentiel de transmettre. Du reste, pour moi, il faut une couche de contes pour pouvoir y planter la littérature de jeunesse contemporaine, autrement ça ne prend pas… Donc, vive Cendrillon avec les illustrations de Gustave Doré et vive le délectable Barbe-Bleue illustré par Marie Diaz ! Mais il nous a paru tout aussi essentiel de mettre entre les mains des CP les albums de Claude Ponti, Yvan Pommaux, Grégoire Solotareff, Mario Ramos, Gilles Bachelet, Philippe Dumas, Philippe Corentin, Leo Leonni, Tomi Ungerer, Maurice Sendak, etc. et des romans première lecture que nous avons testés un par un et dont nous savons qu’ils résistent même aux enfants turbulents. Nous allons continuer à lire de la littérature de jeunesse, Christine et moi, et nous actualiserons notre bibliothèque sur le site de Bordas. Si vous avez des livres ou des albums sur les différentes thématiques que nous proposons et qu’ils vous semblent convenir à la comprenette d’un six-sept ans, signalez-les nous !

10/ Votre méthode marie lecture et culture, en quoi cela est-il essentiel pour toi ?

Au cours d’une enquête sur la lecture, on avait demandé aux enfants : « À quoi ça sert d’apprendre à lire ? », la majorité avait répondu : « à savoir lire ». C’était donc un exercice qui se mordait la queue. Or, on apprend à lire pour une seule raison valable : entrer dans les livres et y tracer sa propre route. Livre et libre, je l’ai toujours dit. Notre méthode prône la transmission culturelle massive, la seule arme valable pour les temps présents. Les enfants de la classe de Christine ont l’an dernier entendu 120 histoires, répertoriées dans leur cahier de lecteur. Christine est - ce que je suis aussi - une jusqu’au-boutiste… Chaque enseignant adaptera la méthode à sa façon de voir les choses, à sa classe et à ses priorités.

11/ L'apprentissage de la lecture est un passage majeur de la vie. En ces temps pédagogiques troublés, cette méthode me semble un acte politique fort. Qu'en penses-tu ?

Nous avons des convictions, ce ne sont pas des certitudes. Mais nous pensons que cela vaut la peine de les faire connaître. Nous pensons qu’on peut conjuguer la syllabique et le sens, la rigueur de l’apprentissage et la richesse de l’imaginaire, la transmission du patrimoine et la découverte de la création contemporaine. Nous avons surtout voulu œuvrer dans l’intérêt général des enfants, et c’est curieusement une phrase écrite vers 1850 par une certaine George Sand qui nous a servi de ligne de conduite : « N’est-il donc pas possible d’établir un système où les intelligences ordinaires ne seraient pas sacrifiées aux besoins des intelligences d’élite ? » Voilà pourquoi tout en fournissant de quoi nourrir les enfants les plus éveillés, nous avons opté pour une méthode progressive tenant compte des difficultés les plus courantes de l’apprentissage de la lecture, pour un manuel de lecture très ligne claire, un livre du maître sans jargon, une littérature de jeunesse de qualité mais dépourvue de tout snobisme. Tous les enfants doivent savoir lire et il ne tient qu’à nous que tous les enfants, qui aiment entendre des histoires, aiment aussi lire des livres.

recueilli par Cécile Roumiguière (avril 2008)



“Bulle CP”, méthode de lecture, de Marie-Aude Murail, Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, éditions Bordas.

Manuel de l'élève 9,95 € ; Les lettres 12 € ; Cahier d'exercice nº 1 et nº 2 : 5,50 € chacun ; Livre du maître 16 € ; Affichettes de mots référents 35 €.

08 juillet 2023

Paysan de la Rive droite

 



André Paul, l'impertinent bibliste, entre cœur et marges de l’Église catholique.


J’ai rencontré André Paul à l’automne 1969. J’étais alors séminariste, étudiant au grand séminaire Saint-Sulpice, à Issy-les-Moulineaux, en deuxième année. De courtes mais denses sessions d’initiation à l’exégèse du Nouveau Testament nous furent proposées, insérées au sein de notre emploi du temps habituel. Je fus immédiatement séduit par ce jeune enseignant de 36 ans au verbe haut et précis, où le Sud-ouest chantait encore. C’étaient des travaux dirigés, en groupes et non un enseignement magistral. Je crois que nous étions presque tous subjugués par la nouveauté de son discours sur les évangiles, qui tranchait sur celui des autres professeurs, Sulpiciens comme lui, et sur  tout ce que nous avions entendu jusqu’alors sur la Bible. Lorsque je repense à cette époque, c’est un verset au tout début de l’évangile de Marc qui me vient, toutes révérences gardées : « et l’on était vivement frappé de son enseignement car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. » (Mc 1, 22). L’autorité mise en œuvre, c’était celle des Écritures elles-mêmes, en quelque sorte auto-déployée par la pédagogie d’un enseignant inspiré. Avec le recul, je sais que c’est André Paul qui m’a appris à lire, savoir précieux pour la vie entière. Je lui avais marqué ma gratitude à l'occasion de la cérémonie au cours de laquelle son ami Joseph Doré, archevêque émérite de Strasbourg, lui avait remis la médaille d'officier des Arts et des Lettres.

Si j’ai quitté rapidement le séminaire pour me marier et faire toute ma carrière à l’Insee, si André Paul a quitté les Sulpiciens et l'état sacerdotal pour rompre l’impasse existentielle où il se trouvait au terme d'une « seconde adolescence », se marier lui aussi et poursuivre une double et brillante carrière d’éditeur religieux et de savant théologien et historien, son véritable ethos, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. À l’hiver 2007, André Paul m’avait demandé de l’aider à mettre en forme ses souvenirs. Des entretiens à Paris que j’enregistrai et transcrivis, plus quelques jours passés ensemble au monastère du Mesnil Saint Loup, aboutirent à un matériau biographique d’environ 180 pages que je lui remis, renonçant sur le moment à composer une « vie d’André Paul », vie qui était d’ailleurs loin d’être achevée, dans un style qui, étant le mien, aurait sûrement trahi l’homme qui avait le sien, tout autre.

On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Seize années et quelques livres plus tard, André a décidé de nous donner son « André Paul par lui-même », ce  Paysan de la Rive droite, qu’il est à la fois resté et devenu, dont il m’a fait l’amitié comme pour ses livres précédents de pouvoir suivre la composition chapitre après chapitre, proposant chacun d’eux à cette lecture, dont il m’avait enseigné les principes, d'un texte dont je connaissais la voix.

***

Ce qui frappe d’abord dans cette chronique, c’est la précision des noms, des lieux et des dates. Archiviste de lui-même, André Paul semble n’avoir rien oublié de ces neuf dernières décennies, depuis sa prime enfance pyrénéenne. La variété des personnes côtoyées, amis comme adversaires, se reflète dans l’index des personnalités citées qui aimeront ou appréhenderont de s’y retrouver. La table des matières a été elle aussi soignée et les intitulés des dix chapitres et plus encore des sous-chapitres ne manqueront pas d’aiguiser la curiosité et d’orienter la lecture au moment d’ouvrir le livre.

« Mordante », cette chronique l’est à plus d’un titre. L’un de ses fils rouges est sans doute la polémique constante que notre impertinent bibliste [1] a entretenue avec les milieux qu’il a fréquentés et l’époque – les époques devrait-on dire – qu’il a traversées, depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’à nos jours, en passant par Vatican II, mai 68, jusqu’à la Manif pour tous : polémiques intellectuelles, savantes, éthiques voire ethniques qui sont comme les parties immergées, les sous-textes des livres qu’il n’a cessé d’écrire comme auteur et de produire comme éditeur dans le monde catholique. Les conditions de production et de réception de ces livres et des thèses qu’ils défendent sont ici éclairées des plus vives lumières. Elles disent, comme le rappelle Danièle Hervieu-Léger sur la 4ème de couverture,  le prix qu’il faut payer pour qu’existe « la pensée critique au sein de l’Église romaine ». Cet éclairage ne pourra qu’inciter soit à découvrir soit à relire les textes les plus marquants d’André Paul [2].

Un autre fil rouge, qui trouve un écho particulier dans l’actualité,  dans ce qu’on appelle désormais « la crise des abus » dans l’Eglise catholique, c’est l’inventaire qui est dressé des « maladies sexuelles de la foi ». Pour cet inventaire qui commence avec sa propre vie d’enfant puis de séminariste, André Paul n’adopte pas la position de surplomb à laquelle il cède parfois dans les disciplines qu’il maîtrise. Il décrit son propre cheminement, la rencontre de maîtres au comportement ambigu, revient sur la première grande crise du célibat sacerdotal des années 70 avec le mouvement  contestataire de prêtres « Échanges et dialogues », provoquée selon lui par la mise en œuvre de décisions conciliaires trop peu maîtrisées. Il évoque à partir de sa brève expérience de confesseur au cœur du VIème arrondissement de Paris l’état de misère sexuelle dans laquelle l’Église maintient ses fidèles, rappelle qu’Humanae vitae, l’encyclique sur la contraception publiée par Paul VI a été rédigée par un certain Karol Wojtyla… S'il retrouve du mordant, c'est pour dénoncer les « détournements protégés » de « la règle sacrée du célibat » dont il a été le témoin, par une hiérarchie soucieuse de conserver coûte que coûte au sein de l’Église ses « meilleurs » éléments, l’hypocrisie et la duplicité dans ce domaine étant le prix à payer par le système catholique. Et ce prix est élevé.  Là encore, les faits que rapportent André Paul inciteront à relire un de ses maîtres-livres, Éros enchaîné. Il y critique le procréationnisme pythagoricien, corps étranger introduit dans la philosophie chrétienne par Clément d’Alexandrie, position étrangère selon Paul à l’évangile et qui entend imposer que la procréation et non le plaisir soit le seul but autorisé de l’activité sexuelle, à laquelle celle-ci doit rester intrinsèquement ordonnée.

Revisiter l’histoire de l’Église catholique depuis la guerre n’incite pas notre auteur à un grand optimisme quant à l’avenir du catholicisme. De la Rive droite bourgeoise dont il a fait sa retraite, il théorise une Église de petits restes urbains encore privilégiés et tentés par un narcissisme mortifère. Mais, en une conclusion nullement crépusculaire, il ne renonce pas à espérer un nouveau prophétisme, ni réformateur ni restaurateur, que le « souffle de l’Esprit » ferait renaître. Dont acte.

Ce livre percutant, itinéraire singulier d’un homme singulier, se lit comme un roman - la formule n'est pas usurpée - à cheval comme son auteur sur deux siècles. Inclassable, André Paul agacera autant qu’il intéressera « tradis » et « progressistes », déjouant en permanence le « prêt-à-penser » des uns et des autres, comme l’ont fait tous ses livres depuis le premier, L’évangile de l’Enfance selon saint Matthieu, publié en 1968 et toujours au catalogue des éditions du Cerf.

Paysan de la Rive droite - 1933-2023. La mordante chronique d'un théologien libre – André Paul – paru le 6 juillet 2023 - Cerf, collection Patrimoines – 298 pages – 34 €




[1] L'impertinence biblique (1974) est le titre d'un petit livre - publié sans imprimatur - qui valut à son auteur quelque purgatoire à la faculté de théologie de la Catho de Paris et fut comme l'amorce pour lui d'une nouvelle étape de sa vie.

[2] On en trouvera une liste quasi exhaustive sur la page Wikipédia que je lui ai ouverte en 2008 et qui se complète depuis, et bien sûr à la fin du livre.

12 mai 2023

Ciment

 

« Du feu qui est en toi dépend la chaleur de ta vie.
Mais où, en moi, devais-je le chercher, ce feu ? »

Dans une petite ville du Nord assemblée autour d’une cimenterie, deux familles alliées cohabitent au « Belvédère », un pavillon de deux étages, dont la terrasse domine la ville. C’est Gilles qui raconte et se souvient de ses débuts dans la vie, de son adolescence, de ses amours bancals, de sa carrière éphémère de disquaire, de sa mère endeuillée avant sa naissance, de son père privé d’enfance et d’ailleurs, des jalousies et des mensonges de deux familles qui s’épient et traversent drames intimes et collectifs, vécus, ressassés, enfouis, exhumés.

Est-ce sa formation d’architecte qui lui a donné ce trait sûr, qu’elle reporte chaque semaine sur Gloria, son héroïne de BD ? Après Varsovie-Les Lilas, le nouveau livre de Marianne Maury Kaufmann, Ciment, est un solide bâti de situations dessinées au plus près de chacun des personnages qu’elle projette l’un après l’autre sur la scène de son récit. Son art scénographique repose sur une micro-écriture qui débusque avec précision, d’un scalpel attentif, tantôt empathique tantôt cruel, tous les détails et tous les recoins de la vie et des âmes. Il en résulte, pour ce roman d'apprentissage, ce qu’on pourrait nommer une densité légère, qui fait de chaque paragraphe une petite nouvelle à lui tout seul, l’ensemble échappant comme par magie à la pesanteur descriptive. Il n’y a pas chez notre autrice de tartinage psychologique, pas de décor empâté. Mais les touches successives d’un pinceau phénoménologique si fin qu’on s’étonne qu’il produise des impressions si fortes. Seul soulignement que se permette Maury Kaufmann de temps à autre : le sceau de l’italique, qui dénote les manières de dire d’un personnage et authentifie sa parole.

Comme dans la musique contemporaine, cette micro-écriture engendre ces micro-intervalles qui dérangent l’harmonie classique de la littérature, faisant écho par moments à ce que fut l’ébranlement existentialiste. Il en résulte une familière étrangeté, comme si cette science particulière de l’écriture de fiction avait produit une science-fiction de la vie quotidienne, extrayant de celle-ci ses vérités inaperçues et augurant du futur qui l'attend.

Ciment Marianne Maury Kaufmann – 2023 – Cent mille milliards (195 pages, 20 €)

PS : C'est Guillaume Wallut qui a accueilli ce roman au sein de la maison qu'il a fondée, Cent mille milliards, rompant il y a dix ans déjà, par l'édition à la demande, avec les principes ruineux pour l'environnement de l'édition traditionnelle (= c'est un livre qui se commande chez votre libraire favori)


Adieu Fabrice

Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait...