29 mars 2024

L'omelette du parti Renaissance



 Avec ce tract pondu cette nuit à 2 h 39 dans les boîtes à lettres électroniques, les équipes du parti Renaissance ont atteint ce qu'on pourra appeler désormais le "point Macron" de la communication politique (en référence au point Godwin), point qui équivaut pour un chrétien, en ce Samedi saint, à une descente aux enfers.

Pâque(s) est une marque religieuse déposée, singulièrement juive et plurielle dans sa récupération chrétienne, qu'on ne peut pas mettre à toutes les sauces, fût-ce pour faire du neuf de l'idée européenne, qui vaut mieux. 

Sauf à vouloir provoquer du bruit sur les réseaux sociaux, à quoi ce court billet se résout, un pauvre sourire dans l'âme.

25 mars 2024

Miss Charity

À l'issue du spectacle, Marie-Aude Murail et Elsa Ritter
ont improvisé un bord de scène avec les spectatrices et spectateurs de tous âges.


 Adapter au théâtre le gros roman de Marie-Aude Murail paru en 2008 avait déjà tenté Céline Devalan qui en compagnie de Pascal et Vincent Reverte avait relevé le défi, présenté à la Noël 2013 dans le cadre du théâtre Essaïon. Peter, le lapin de Charity Tiddler aka Beatrix Potter était alors le partenaire à part entière de Charity, que jouait Céline Devalan.

Une deuxième actrice, Elsa Ritter, vient de s'attaquer à ce monument de la littérature jeunesse contemporaine. Avec l'idée de monter un seule-en-scène, elle a sollicité l'appui de Jean-Christophe Leforestier : elle lui a fait lire le livre et il a accepté, puis ils ont commencé à réfléchir en parallèle sur les « morceaux » à choisir dans ce gros récit peuplé de nombreux personnages hauts en couleur, illustres inconnus de fiction auxquels Marie-Aude Murail a mêlé quelques bien célèbres comme Bernard Shaw ou Oscar Wilde. Après quoi ils ont opéré un montage de ces morceaux choisis, réfléchissant parallèlement aux « objets » à utiliser et à la bande-son qui accompagne le spectacle. Se sont imposées aussi deux marionnettes, celle du lapin Peter et celles du duo de souris Miss Désirée et Miss Tutu, à la manipulation desquelles Elsa a été initiée par Jean-Christophe Leforestier. 

Jouant sur la voix et les attitudes corporelles, Elsa Ritter incarne avec force cette galerie de personnages qu’elle fait aussi dialoguer et dont l’identité nous devient familière au fil de la pièce divisée en deux parties (1 h et 1 h 15). Il y a aussi un format jeunesse qui dure… 35 mn ! La scène est divisée en plusieurs espaces grâce à un jeu de paravent, de portants et de draps blancs (effet d’ombres chinoises utilisé) suspendus, avec ou sans pince à linge, à des cordes tendues.  Des aquarelles de Leforestier illustrent le travail et les progrès de Charity dans le fameux "grossissement schématique des détails"... L’actrice disparaît sous une identité pour réapparaître sous une autre, nous laissant seuls-en-salle, en quelque sorte, nous le quatrième mur. Brefs moments de solitude qui permettent de réfléchir au fil de l'émotion et de le garder, dans l’attente de ce qui va ressortir de derrière le drap ou le paravent. 

Le résultat est saisissant, tant Elsa Ritter impose son jeu d'actrice, transformiste sans temps morts pour les besoins multipliés du roman. Un angle de la main, une courbure du corps, une mimique lui suffisent pour caractériser un personnage voire un animal : étonnant Petruchio, le corbeau apprivoisé de Charity, qui volète sur la scène en croassant "je suis un démon, pouët, pouët !" ; effrayante Tabitha, le nounou folle et pyromane de Charity, qui lui conte des histoires effroyables, etc. Ainsi se déploie peu à peu le roman d'apprentissage victorien de Marie-Aude Murail, qui recèle aussi l'étonnante histoire d'amour entre Charity et Kenneth, entrevue dès l'enfance et le jeu de snap dragon

Les lecteurices de Miss Charity verront, souvent avec une intense émotion, se matérialiser le récit de Marie-Aude Murail par la grâce de l'actrice ; quant à celleux qui n'ont pas encore lu le roman, nul doute qu'iels auront à cœur de percer les ellipses de la pièce qui en a été tirée, roman auquel même les silences de son adaptatrice et actrice rendent un hommage fervent.

(pièce vue samedi soir 23 mars 2024 à Arcueil, dans les locaux de L'Anis Gras - le lieu de l'Autre)

02 mars 2024

Frère(s) : d'Olivier à Christian

 

Dimanche 3 mars

Je me réveille en pensant à mon frère. J’ai acheté hier pour 3 € à Emmaüs Olivier, le livre que Jérôme Garcin a consacré - le mot pour une fois n’est pas usurpé - à son frère jumeau, tué à l’été 1962 par un chauffard qui ne s’est pas arrêté. Olivier comme Jérôme avait 5 ans et demi. Et je l’ai lu dans la soirée avant de m’endormir. Je ne l’ai pas lâché. Il y a des livres qui vous font de l’œil et curieusement semblent attendre leur heure pour vous laisser les pénétrer, à moins que ce ne soit eux qui s’emparent de vous. Qui sait ? Tout à coup, il m’est revenu que j’avais dû lire une critique de ce livre dans Télérama à sa sortie. Rêvais-je ? Dans le gros classeur où j’ai accumulé ce que pourrais appeler « ma Recherche » sur mon frère Christian, je viens de retrouver l’article en question, que j’avais soigneusement découpé à l’époque dans le numéro 3187 du 9 février 2011. La date a son importance. Je venais de « prendre ma retraite » comme on dit. J’avais enterré ma mère le 3 janvier précédent à l’issue d’une messe d’obsèques célébrée à l’Abbaye aux Dames, à Saintes. Après la mort de mon père à l’été 2002, j’étais donc complètement, totalement, orphelin d’une mère qui avait été veuve pendant 9 ans.

Il n’y a pas de mot pour se dire veuf ou orphelin d’un frère. Ce n’est pas une situation identifiée par l’état civil. Parce qu’elle n’emporte aucune sorte de droit mais juste un devoir de mémoire, si on peut nommer devoir un genre d’obsession qui vous accompagne toute votre vie et dont témoigne, après et avant d’autres, Jérôme Garcin. Comme il n’y a pas de mot, vous n’en parlez pas à vos proches. Votre conjoint vous a adopté avec ce déficit en vous, ce trou fait à l’emporte-pièce dans votre histoire et vous êtes tous les deux passés à autre chose, la vie, amoureuse, professionnelle, familiale. Vous vous êtes distrait de ce chagrin sans oublier. Vos enfants qui naissent savent eux aussi qu’il y a eu un drame, qu’ils découvrent peu à peu chez leurs grands-parents : ce portrait à 18 ans, une photo faite pour le permis de conduire, un peu raide, c’est tout ce qu’ils sauront pendant longtemps de leur oncle, mort quand leur père avait 12 ans et demi. Puisqu’on vous le dit, il n’y a pas de mots. Les parents non plus, qui ont perdu un enfant, n’en ont pas.

Voilà, il n’y a que ce seul mot : « perdu ». Comme on perd sa casquette dans un train, son portable sur la plage ou son chat qui s’est enfui ? Et il n’y a pas de service d’objets trouvés où l’on pourrait espérer retrouver un frère, un fils perdu. Il n’y a que dans l’évangile, celui de Luc relu et commenté hier, que le berger retrouve la brebis perdue, la femme la drachme perdue, le père le fils perdu. Et tous se réjouissent. Dans la vie, il est rare que votre père vous annonce cette bonne nouvelle : « ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. » (Lc 15, 32)

L’article de Télérama est dans un classeur à vues. Il faudrait que je relise mon journal pour savoir si c’est la recension du livre de Garcin qui m’a ouvert cette perspective dans le temps libre que la retraite m'offrait : poursuivre mon enquête et en faire un livre, de ces livres qui délivrent ceux qui les écrivent et montrent le chemin à d’autres qui cherchent eux aussi une forme de délivrance par l’écriture. Pour contredire cet état de choses : « il n’y a pas de mot » et les trouver, les mots en question, faute de recouvrer celui qu’on a perdu. Pour contredire Duras qui affirmait, catégorique : « écrire ne sauve de rien » comme si elle avait voulu se réserver ce salut-là, par les Lettres, griffonnées sur un manuscrit ou affichées sur un écran où le curseur qui clignote semble dire : « je t’attends ». Disons qu’écrire ne sauve pas de tout mais que tenter de recomposer l’être disparu auquel on s’adresse déjà depuis si longtemps, de son for intérieur, pour en retrouver la figure et l’âme, proposables à d’autres, n'est sûrement pas une entreprise totalement vaine. Jusqu'ici, je n'ai fait qu'interroger les survivants, recenser les témoignages, racler ma mémoire, écrire sans but précis. Il semblait perdu et je l’ai retrouvé. Un peu. Pourrai-je le dire un jour, dans une fraternité d’écriture, pour un livre cénotaphe qui lui redonnerait un corps de mots, ressuscité ?


26 février 2024

Harcèlement de vue et autres considérations

« Femmes, je vous aime »

Femmes je vous aime, Julien Clerc, ♂

« Il n’y en a qu’un qui sait poser ses mains/
Au creux de mon cou, au creux de mes reins »

Ni belle ni bonne, Barbara, ♀

« Bientôt se retirant dans un hideux royaume
La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté »

La colère de Samson, Alfred de Vigny, ♂


Octobre 2017

J’ai envie depuis quelques jours d’inventer un mot-dièze #JeSuisunPorcMoiaussi après le tweet et le  #BalanceTonPorc posté par Sandra Muller, victime d'une drague grossière et sexiste pendant une soirée à Cannes. Réflexe de/du corps ? Léger dégoût devant une soudaine campagne de délation d’hommes par des femmes, dont on vantait que la « parole » fût enfin « libérée », alors qu’il ne s’agissait que de quelques mots écrits jetés sur Twitter et dans la Toile pour participer au concours du plus grand nombre de suiveuses ? Fallait-il entrer dans une bataille d’où ne sortiraient que des vaincu.e.s ? Je me souvenais de Proust citant La colère de Samson comme d’une triste prophétie.

Et puis hier matin, on est le 20 du mois, juste avant de prendre mon train pour Paris pour aller y philosopher, un ami Facebook, provocateur à tendance incel, aimant peut-être plus les chiens que les filles, comme Brel qu’il n’aime pas, postait ce commentaire ::

"En baguenaudant dans le métro et la rue, je pensais, au nom de l'égalité feffuelle [=sexuelle, mon ami est pudique], à un hashtag #balancetespouffes. Celles qui, plus tard, balanceront des porcs, certainement."

accompagné de ces images :


Comme deux jeunes femmes réagissaient fortement à la provocation, j’ai ajouté mon grain de sel :

"En matière de balance, tout est question de poids, de tare et d'équilibre. On a vite fait de la faire pencher d'un côté plutôt que de l'autre, auquel cas la mesure du phénomène est faussée. Quant aux images sus-montrées, je proposerais volontiers le délit de "harcèlement de vue" dont hommes et femmes sont également victimes."

J’avais envie en effet de rétablir la fameuse balance et je venais de trouver le titre de mon texte à venir. Mais j’allais plutôt me balancer moi-même dans une sorte de confession publique qui ramènerait, je l’espère, la paix perpétuelle entre les sexes (rien que ça), non sans avoir livré bataille à ma manière.

Au fait, à quand remontent les campagnes publicitaires qui proposent au su et vu de tout le monde de jolies jeunes femmes de plus en plus déshabillées dont la plastique est sensée attirer le regard du chaland sur le produit qui lui est associé et qui n’est pas forcément de la lingerie ?

Une indignée avait réagi ainsi au post de mon ami :
« Enfin ce qui est à dénoncer c'est ce que font les publicitaires du corps des femmes pour faire du profit! »

A laquelle j’eus envie de répondre illico :
« Auxquels se prêtent/vendent des femmes que RIEN n'oblige à ça. »

[Judith Godrèche a avoué avoir commencé à fréquenter les plateaux des photographes à l'âge de 8 ans. Avec quelles complicités ? Note de février 2024]

Quand j’avais commencé à « fréquenter » sa fille, qui était mineure – elle n’avait pas 18 ans et la majorité était alors à 21 ans, Giscard d’Estaing n’étant pas encore président, c’était au siècle dernier - mon futur beau-père avait lâché à sa femme : « S’il touche à ma fille, je lui casse la gueule » à quoi ma future belle-mère, fine mouche, avait répondu : « Tu sais, ces choses-là se font à deux », m’absolvant par avance, et sa fille avec, de nos premières et oh combien malhabiles entreprises amoureuses hors mariage. 45 ans plus tard, la fille en question est toujours sur le dos du même cheval, qui prend soin de rajuster ses œillères chaque fois qu’il l’emmène se promener, de peur de trop tourner la tête tellement il y a à voir en chemin.

Un jour déjà lointain que j’étais seul et donc sans œillères, assis à contresens dans le 58, quelque part dans le 14ème arrondissement, je levai les yeux de mon livre et aperçus au fond du bus une jeune femme dont le visage très blanc et surtout la bouche rouge écarlate (penser à Nothomb sans chapeau) attirèrent mon regard. Relevai-je la tête trop souvent, distrait de ma lecture ? La regardai-je trop intensément ? En tout cas, je la suivis des yeux quand elle descendit un peu plus loin et, de mon siège, alors qu’elle longeait le bus et arrivait à ma hauteur, je la vis soudain se tourner et lever la tête vers moi, visiblement en furie. Malgré la vitre Securit qui nous séparait, je l’entendis clairement hurler depuis le trottoir, toutes dents dehors : « Je ne suis pas une CHIEN-NE ! » Avais-je trop fixé ses lèvres turgescentes, quelle pulsion scopique si terrible m’avait échappé ? Je n’ai jamais oublié cette scène dramatique et qu’un regard, le mien, avait pu être vécu comme une atteinte sexuelle. Le bus démarrait déjà, je n’ai pas eu le temps d’en descendre, pour comprendre ce qui m’arrivait, ce qui lui arrivait. Je l’ai regretté. C’était il y a longtemps, mais rien en moi n’a prescrit ce moment.

« Celui qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère en son cœur avec elle. » (Matthieu 5, 28). Certes, mais ne peut-on plaider non coupable quand le maquillage – ah, ce rouge à lèvres ! - la longueur de la jupe ou l’échancrure du corsage - jusqu’où ne pas le boutonner ? - sont manifestement prévus pour attirer le regard en question. Séduire, dit-elle, mieux vaut faire envie que pitié, etc. Même avec des œillères, on voit donc des choses qu’on ne devrait sans doute pas voir. Et ne parlons pas de l’invisible qu’on déduit du visible ou qu’on imagine pour peu qu’on ait l’esprit vagabond. S’arrêter au bord du désir, avant l’eau à la bouche ? Je conviens volontiers que la soi-disant « irrépressibilité du désir masculin », dénoncée naguère par la regrettée Françoise Héritier, est une foutaise. D’ailleurs quel séducteur invétéré se confiait récemment ainsi : « Ma recette avec les femmes ? Ne jamais éjaculer. » ? variante crue du « dur désir de durer ».

A l’époque où j’étais encore séminariste, il y avait devant le portail du séminaire Saint-Sulpice à Issy-les-Moulineaux, l’entrée d’une école catholique. Un de mes condisciples écossais, très prude et très malicieux - son nom me revient, il s’appelait Donald McKinnon - m’avait fait remarquer à moi qui ne voyais rien de toutes ces choses pendant cette période de ma vie, que certaines (très) jeunes filles qui sortaient de cours, en corsage blanc et jupe plissée bleu marine, s’empressaient de faire faire deux ou trois tours à leur ceinture pour sortir leurs genoux - et parfois plus - de la pénombre. « Au printemps, les jours rallongent et les jupes raccourcissent » comme l'observe le lucide Émilien, le premier héros de Marie-Aude Murail.

Il y a donc beaucoup à voir dans nos rues, dans nos transports en commun, dans nos magasins et dans nos galeries marchandes, sur nos lieux de travail et de loisirs, partout où les hommes et les femmes se croisent, se côtoient, échangent des regards, des phéromones… S’y joue sans cesse cette attraction universelle que l’on ressent plus ou moins selon les jours et l’humeur. Histoire vraie : si P., après avoir croisé le regard de E. et y avoir deviné instantanément quelque connivence, avait laissé les portes de la rame se refermer sur lui, il ne l’aurait jamais rattrapée en haut de l’escalator pour lui proposer de prendre un café, là, tout de suite maintenant et elle ne lui aurait jamais répondu, dans un sourire : « mais oui, pourquoi pas… ». Et ils n’auraient pas aujourd’hui deux enfants… Mais P. aurait tout aussi bien pu se prendre un râteau voire une claque. Qui ne risque rien… L’intuition d’une attirance croisée mérite parfois vérification, surtout si, au bout du compte, il en va de sa vie, de deux vies et à la consommation des siècles, de bien d’autres.

Il y a quelques années, je lisais un livre de José Cabanis qui se déroule pendant la deuxième guerre mondiale. Gilbert, le jeune narrateur de L’âge ingrat y conte un bref moment ses bonnes fortunes auprès de femmes de soldats mobilisés. Puis il conclut ceci. « Je ne sais pas ce qu’elles sont devenues. Elles m’ont appris que les femmes ont envie de faire l’amour autant que les hommes et qu’il n’est pas utile d’être beau pour leur plaire : découverte décisive à vingt et un ans, qu’on fait seul, comme celle de tout ce qui importe. » Je n’avais évidemment aucun moyen de vérifier cette assertion romanesque, dont aucune démonstration ne pouvait m’être apportée par une fiction, mais, telle une révélation physique, elle avait subitement renversé le préjugé contraire qui était le mien jusqu’alors. Peut-être désirais-je alors plus ou moins consciemment rétablir la balance, encore une, de l’initiative amoureuse, quitte à être plus attentif aux signaux de l’autre sexe.

Je n'aime pas trop les discours sur LES femmes (ou LES hommes), mais je copie ce passage des Solidarités mystérieuses, de Pascal Quignard. C'est Jean, le prêtre, qui parle : « En la [Claire] regardant je pensais qu’au contraire des hommes – du moins au contraire des homosexuels au nombre desquels il faut bien que je compte Paul, que je me compte, que je compte Dieu lui-même – au moins à demi de lui-même...puisqu’il nous aime tous et qu’il nous a faits tous – les femmes ne désirent pas les hommes comme les hommes se désirent entre eux. Les femmes ne sont pas vraiment sensibles à la beauté invraisemblable de leur sexe. Les femmes ne séduisent pas non plus les hommes pour mettre la main sur leur pouvoir, ni pour l’exercer en sous-main, ni pour les domestiquer, ni pour prendre leur argent, ni pour acquérir ce qu’elles convoitent. Les femmes ne veulent même pas des enfants des hommes qu’elles étreignent afin de les reproduire, ni pour se reproduire elles-mêmes, ni dans le dessein d’assouvir leurs vengeances en lançant leurs petits à la conquête du monde. Les femmes n’attendent même pas des hommes des maisons où s’ennuyer auprès d’eux et y vieillir. Les femmes ont besoin des hommes afin qu’ils les consolent de quelque chose d’inexplicable. » 

Quelle belle et étrange mission avons-nous auprès de nos compagnes d'un jour ou de toujours. En sommes-nous capables ? Combien de fois avons-nous essayé d'expliquer, alors qu'il s'agissait simplement de consoler, d'être simplement miséricordieux, simplement penchés au-dessus d'un mystère ? D'être de "bons compagnons", comme le chante derrière moi Reggiani ("Ma fille").

Mais voilà. La libération sexuelle associée à la contraception a légitimé et libéré le sexe comme moyen de parvenir à ses fins, pour les femmes comme pour les hommes. Tout le monde en subit les conséquences ou bénéficie de celles-ci. Les femmes ont-elles le droit de s’en plaindre plus que les hommes ? Peut-être. Coucher avec un type ou le sucer dans sa voiture pour obtenir un emploi, une promotion, un rôle, l’emporter dans un casting, est-ce immoral et cette immoralité n’est-elle pas également partagée par celui/celle qui exerce le pouvoir et celle/celui qui s’y soumet, pour un bénéfice partagé, peut-être plus durable pour la femme que pour l’homme dans bien des circonstances. Qu’en penserait feu Ruwen Ogien et son éthique minimaliste ?

Novembre 2019, deux ans plus tard

Il y a dans les débats actuels, qui ont noms Adèle Haenel ou Polanski, où l’on entend davantage les femmes (révoltées) que les hommes (au pire coupables, au mieux penauds), un mélange de vrais malheurs et d’immenses tartufferies en tous genres. Le puritanisme américain, incapable de distinguer l’art de la pornographie tout en faisant recette des deux, déteint sur nous, et sa conception hypocrite du pur et de l’impur semble l’emporter, à laquelle Jésus s’est attaqué, sans succès à ce jour. «Malheur [à nous] qui purifions l’extérieur de la coupe et de l’assiette, mais l’intérieur est rempli de cupidité et d’intempérance. » (Matthieu 23, 25)

D’ailleurs un Jésus un peu dystopique changerait-il aujourd’hui le genre de la parabole de la femme adultère en celle de l'homme violeur, et les femmes qui l’entourent prêtes à le lapider quitteraient-elles le cercle des indignées en commençant, comme le raconte saint Jean (Jean 8, 1-11), "par les plus âgées" ? Parmi les auteurs, réalisateurs, producteurs (l’ARP dont le sigle n’est gère inclusif), il semble en tout cas qu'aucun homme ne soit prêt en ce moment à poster sur son mur "JE SUIS POLANSKI". Or quel homme pourrait jurer sur la tête de sa mère qu'il n'a jamais forcé un tant soit peu ce qu'on nomme aujourd'hui le consentement d'une femme ? « En vérité je vous le dis, celui qui regarde une femme POUR la désirer, a déjà commis l'adultère dans son cœur » (bis). C'est quand même compliqué la vie, davantage qu'un slogan ou qu'un poing levé.

On me réplique en réponse à ces lignes un peu provocatrices, que « forcer un tant soit peu ou violer » n’est pas la même chose que « un flirt poussé n’est pas un crime ». Dont acte.

... et non bien sûr, la différence, c'est le Code pénal. Mais qui voudrait faire de ce gros livre rouge un arbitre permanent et omniprésent, et surtout a priori, du jeu de l'attraction, de la séduction et de l'amour ? C'est bien assez qu'il gère tant bien que mal les dégâts collatéraux de ce jeu.

Les déficits éducatifs sont abyssaux et ne relèvent pas de l'absence d'éducation sexuelle (plutôt des défauts de celle-ci, proposée comme une matière au programme). Outre les effets d'un pornographie qui suinte par tous les pores (on pense à un homonyme) d'Internet, tous les psys alertent sur la disparition des pères, encore plus inquiétante pour les filles que pour les garçons, semble-t-il, parce que responsables entre autres choses de nombreux "malentendus" entre de très jeunes filles et des hommes d'âge plus mûr. Que penserait Françoise Dolto de cette foire d'empoigne entre les genres, elle qui affirmait que le premier souci, inconscient, d'une fille pubère, parfois très jeune, était de s'assurer de l'intérêt qu'elle pouvait susciter chez un homme (et pas un gamin), souci faut-il le souligner entièrement ordonné à la future fécondation de ses rares ovules ? Dans mon souvenir, elle employait un mot plus cru à propos de son centre d'intérêt, suggérant comme la Petite de Léo Ferré, que "ses petits yeux doux ne regardaient pas n'importe où". Alors, que faut-il dire aux garçons ?

Pour Zola, la luxure était le moteur de la vie. La beauté est malheureusement convulsive, on le sait. Sinon elle n’est pas. C’est donc en conquérante impulsive qu’elle s’avance vers nous et le primat de la vue sur tous les autres sens impose la dictature de l’image à la société du spectacle dans laquelle nous sommes définitivement inscrits. Dans ce climat désirant, les pulsions côtoient les frustrations, dans une temporalité marquée par l’accélération vers l’immédiat, produite davantage par le choc des photos que par le poids des mots. Il semble que le manque ne puisse même plus être éprouvé comme une dimension constitutive du désir, comme cet écart qui lui est essentiel, mais comme la seule trace délétère d’une injustice faite à l’individu et justifiant à elle-seule sa révolte sociale.

Comment, si nous étions réellement seul·es, aurions-nous la force de nous aimer encore les uns les autres si Dieu n’était la source unique de cet amour (1 Jean 4,7) jusque dans les eaux les plus troubles ?


30 décembre 2023

Dix jours avec ma mère

 

Micheline Foulonneau, épouse Robert - Photo : Laurent Vergnaud

Pour Maman,

« Nunc et in hora mortis nostrae »

 

dimanche 26 décembre 2010

Je suis arrivé hier soir à Saintes, après être repassé par Orléans pour prendre ma voiture. Dominique m’avait laissé un message la veille de Noël pour me dire que maman n’allait plus très bien. Je ne l’ai écouté que le matin du 25, en contemplant à mon réveil le jardin de Sophie Chérer enseveli sous la neige qui était tombée toute la nuit sur Courcelles-Chaussy.

C’est donc sur une route toute blanche que Sophie m’avait conduit samedi midi à la gare de Metz après avoir récupéré son père, un Pierre lui aussi, vieil original et incorrigible bavard, aux beaux yeux bleus. Il vit seul dans une chambre de « B and B » dans une zone hôtelière de nulle part, à proximité de Metz, entre des bretelles d’autoroute. J’ai donc raté le repas du jour de Noël et l’oie dodue qui rôtissait déjà dans le four quand je suis parti. Mais la journée du 24 avait été très joyeuse. Nous avions préparé le sapin, sommes allés à la messe de Noël des enfants à 19 heures, en marchant dans la neige – c’était vraiment Noël ! - puis nous avons dîné, trinqué tous les six et nous nous sommes offert nos cadeaux. Après quoi, Marie-Aude, Constance et moi avons terminé la soirée devant un film, Love actually, que Sophie nous a laissé regarder, l’ayant déjà vu vingt fois, tandis que Mathilde et Charles regagnaient sagement leur grande chambre du premier étage.

 Maman n’est pas très bien, effectivement. Elle n’arrive plus à parler depuis que je l’ai eue au téléphone l’autre soir, où déjà elle ne m’avait répondu que par monosyllabes, « oui » ou « non », comme désintéressée de ce que je lui disais. Elle s’alimente peu. Même la faire boire est difficile. Cette nuit, la première que j’ai passée avec elle, elle a dormi. Je suis allé m’étendre à côté d’elle quelque temps vers trois heures du matin. Elle a une respiration régulière, bouche ouverte, qui s’accélère de temps en temps. Elle ne semble pas souffrir, ne geint pas. Elle triture ses draps et ses couvertures et se découvre régulièrement. Je l’ai laissée et j’ai dormi jusque vers sept heures, où je suis allé voir comment elle était. Je l’ai changée et nettoyée et elle s’est réassoupie. Je m’occupe pour la première fois du corps de ma mère, sans vraiment d’appréhension : agenda, « choses à faire », gestes sans âge.

 Je me suis recouché, un peu dans le potage, écoutant le tic-tac de la Comtoise d’Albertine et comptant mentalement les coups : dong, dong, dong... J’ai fini par me lever vers 8 h 30. Maman dormait encore. J’ai pris rapidement une douche et mon petit déjeuner. Dominique est arrivée vers 10 h 30. Nous avons réussi à faire prendre à maman une sorte de chocolat chaud gélifié avec un produit qui transforme tous les liquides pour les rendre ingérables en cas de difficulté de déglutition. Maman n’arrive plus à avaler de l’eau sans risquer une fausse route. J’ai fait un saut chez Dominique pour voir Pierre-Olivier et Sophie. Courte discussion avec eux. Sophie m’a confirmé qu’elle était enceinte. C’est pour juin prochain. J’ai salué les enfants, Oscar et Eliott, ainsi qu’Ulysse et Félix qui jouaient au Lego. Cécile et Frédéric sont partis tous deux en Tunisie pour se refaire une santé conjugale. Avant de quitter Gâtefer, je suis allé voir Jean-Louis qui était dans son bureau. De retour chez maman, j’ai libéré Dominique et j’ai déjeuné avec ses restes de Noël : saumon fumé, foie gras…  Il fait très beau et très froid sur Saintes. L’après-midi s’étire en longueur. J’ai du mal à boucler mon commentaire pour L’Express mais je vais y arriver. Je suis resté près de maman. A un moment comme elle semblait vouloir se lever, je l’ai accompagnée jusqu’aux toilettes. Elle ne parvenait pas réellement à avancer, s’accrochait à tous les meubles, comme si elle avait perdu la coordination de la marche ou n’osait plus mettre un pied devant l’autre. J’ai réussi à l’asseoir sur les toilettes mais un peu pour rien. Je l’ai ramenée au lit, presque en la portant sous les bras tant elle m’opposait d’inertie. Ses jambes la portent à peine et je la découvre d’une maigreur squelettique. Elle m’a semblé se raidir tout au long de ce parcours de quatre ou cinq mètres à peine.  Vers 15 heures, je lui ai fait boire tout un verre d’eau gélifiée puis elle a mangé en partie une crème à la vanille. Elle a retrouvé des forces mais je sens qu’elle s’est éloignée psychiquement alors que ce matin elle nous avait reconnus, Dominique et moi de part et d’autre de son lit, et souri, de façon très présente. « D’où vient-il, ton sourire ? » c’est justement le titre d’une chronique de La Vie qui traîne sur la table de la cuisine. Je vais faire une tentative de lecture. Maman tripote toujours ses draps et ses couvertures, cherche à sortir ses jambes du lit, tente de se redresser : toute une activité qui semble désordonnée et sans but précis, si ce n’est celui de se mouvoir comme pour se libérer de son alitement et partir…

Difficile dans cet accompagnement de ne pas perdre soi-même le sens des réalités, du temps, de ne pas sombrer dans un état de nulle part, une sorte d’anti-chambre du néant. Que devient la vie quand elle arrive au bout d’elle-même et qu’elle semble pourtant vouloir s’étirer encore vers un infini dénué d’horizon ? Seules des tâches matérielles redonnent quelque consistance à cette durée guimauve sans parfum. Ma crainte – très maternelle - est que nous n’arrivions pas à nourrir suffisamment maman et qu’elle meure littéralement de faim et de soif. En la voyant triturer son drap tout à l’heure, je me revoyais tout petit roulant mon « sassa » (= doudou) sous mon nez, avec la même satisfaction aveugle. Retrouverai-je ce geste quand je serai moi aussi au bout du chemin ? Il me semble qu’il est encore sous mes doigts, prêt à reprendre du service quand je sombrerai à mon tour.

J’ai lu à maman le texte sur le sourire, sans résultat apparent sur elle, mais la lecture à voix haute m’a fait du bien. Le son des mots m’a rasséréné alors que j’allais me défaire. Maman a commencé à s’agiter comme pour sortir du lit. Je lui ai demandé si elle voulait aller aux toilettes. Elle m’a dit oui dans un souffle. A recommencé la lente et hésitante migration… Elle a voulu faire un crochet vers la salle de bains. Devant l’armoire à glace, elle a essayé d’attraper son image. Je lui ai dit que c’était un miroir et elle semble l’avoir compris. Je l’ai fait pivoter, non sans l’obliger un peu, pour entrer dans les toilettes. Avant qu’elle ne se retourne pour s’asseoir, j’ai baissé sa culotte de pyjama, sa couche et elle s’est mise aussitôt à uriner debout. Mauvais timing : je saurai ce qu’il ne faut pas faire. J’ai réussi à la poser sur la lunette pour qu’elle termine son émission. Je l’ai essuyée. Elle est restée longtemps assise, comme si elle n’avait plus voulu ou pu se relever. Moi, j’étais accroupi devant elle, appuyant sa tête sur mon épaule et lui caressant les cheveux. Je l’ai aidée à se relever en forçant un peu le mouvement je l’ai réinstallée sur son lit : petit coup de lingette sur les jambes, enfilage d’un change propre, et hop, dodo. L’effort avait dû la fatiguer. Elle s’est endormie.

 19 h

Dominique est repassée. Elle a rapporté une boîte de clés. Depuis des mois, maman cache on ne sait où les clés des portes, des armoires et nous nous efforçons de les retrouver. Un des problèmes est qu’on soupçonne que certaines clés sont dans des armoires…fermées à clé.

Maman ne s’est guère éveillée depuis tout à l’heure. Nous entourons son lit, penchés au-dessus d’elle. Elle décrit des arabesques avec son bras gauche, élevé au-dessus de sa tête et semble suivre sa main des yeux. Cherche-t-elle attraper des objets, dans quelle réalité virtuelle évolue-t-elle ? Dominique me disait qu’elle essayait peut-être d’écrire, faute de pouvoir parler. L’usage de la main gauche rend cette hypothèse improbable.

 

N’arrivant pas à rester continûment à côté de ma mère, je circule dans la maison. Tout m’est familier, j’y revoie mon père vivant, installé dans son fauteuil vert face à la télévision ou assis derrière son bureau, descendant au garage, dans ce sous-sol où il aimait bricoler. Maman a garni les meubles et les murs de photos encadrées ou simplement tenues par de petits aimants. C’est un pêle-mêle de morts et de vivants mais heureusement, ces derniers l’emportent en nombre. Car en dehors de Christian et de papa, et maintenant d’Andrée, ce sont les photographies des enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, pris à tous les âges de la vie, qui occupent le moindre espace propice à exposition : dessus des meubles, télévision, cheminée, murs où sont accrochés des tableaux magnétiques. Et même si c’est à ce jour comptablement inexact – morts versus vivants - les descendants sont visiblement majoritaires sur les ascendants, ce qui est plutôt une bonne nouvelle.

Cette maison, où je n’ai jamais vécu, reste surdéterminée par les objets d’un passé qui est quand même le mien, absolument. Je me demande si je pourrais m’y installer. Sans doute, en jetant tout mais en aurais-je le courage ?

Dominique m’a dit qu’elle allait me ramener de la soupe de chez elle pour maman. Je vais me faire un frichti avec ce qui reste dans le frigo. Je vis de plats cuisinés pour une personne qu’achetait maman (ou Dominique pour elle).

lundi 27 décembre 2010

Papa aurait aujourd’hui 91 ans. Et c’est l’anniversaire de Félix. La nuit n’a pas été très calme. En allant me coucher vers 23 heures, j’ai trouvé maman par terre. Je l’ai recouchée. Puis je me suis endormi et réveillé vers 6 h du matin. Maman était encore allongée sur le parquet, la tête coincée cette fois entre le lit et sa table de nuit, jambes nues. En la relevant, j’ai retrouvé par hasard les clés de ses armoires que nous cherchions depuis si longtemps. Je l’ai remise sur son lit et je me suis vaguement recouché en écoutant sonner les heures et en somnolant. J’ai rêvé que j’étais dans une ville italienne avec Marie-Aude et que nous croisions un dealer un peu collant dont j’avais le plus grand mal à me débarrasser. Quand je me suis enfin levé vers 8 h, maman était encore allongée par terre, tournée sur un côté, derrière la porte, les jambes très froides. Je l’ai recouchée. Elle s’est fait une nouvelle bosse au front, sans doute en tombant cette nuit. Louisette, la voisine malgache qui aide maman tous les matins de 8 h 30 à 10 h, est arrivée et s’est mise au ménage, discrète et efficace. Pendant ce temps, j’ai préparé un café au lait pour maman (plutôt un lait au café, d’ailleurs), additionné de gélifiant, avec une biscotte tartinée de confiture de myrtille, que j’ai fait fondre dans le lait chaud. Elle a tout mangé. Puis j’ai préparé un bain et avec l’aide de Louisette, j’ai pu laver maman. Pour la première fois. Dans le bain, elle s’est détendue et semblait bien, tranquille. Au sortir, après l’avoir rhabillée et que Louisette l’eut peignée, je l’ai installée dans le fauteuil vert que j’avais transporté hier soir dans sa chambre. Elle y est restée tranquillement, sans parler, jusqu’à l’arrivée du Dr Bosseboeuf. Nous allons avoir un lit médicalisé et des soins à domicile. Pour le moment il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Elle était somnolente quand le docteur est arrivé mais elle a fini par se réveiller et, semble-t-il, le reconnaître. Elle avait un peu de tension (18) mais sans gravité d’après le médecin qui a prescrit  des soins infirmiers quotidiens : toilette, massages anti-escarres. Je commence à penser à l’avenir immédiat : je crois que je vais proposer à Dominique de venir en début de semaine et de repartir le jeudi pour que nous alternions la garde.

Soir

J’ai commandé le lit médicalisé en téléphonant à la pharmacie du Haras. Il devait être livré dans l’après-midi, aussi j’ai fait passer maman sur le lit de la chambre d’à côté et démonté son grand lit, celui-là même qu’elle a partagé avec papa depuis qu’ils sont mariés (soixante-dix ans en 2011). Le lit médicalisé est arrivé et j’ai aidé le livreur – qui était seul – à le monter. Arthur, en repartant, s’est arrêté pour dire au revoir à son arrière-grand-mère. Il était avec Sophie qui est restée un peu et qui pleurait d’avoir revu maman dans cet état de prostration, ne reconnaissant personne, épuisée.  On a parlé. J’ai replacé maman dans le lit médicalisé, équipé de barrières amovibles qui devraient l’empêcher de sortir de son lit et de tomber. Sophie est repartie à pied. Jean-Louis est repassé me donner un coup de main pour descendre les éléments de lit au sous-sol. Louisette est revenue ce soir, ce qui m’a permis d’aller jusqu’à la pharmacie, de faire trois pas dehors, car je ne suis guère sorti ces jours-ci. J’ai fait manger maman, un peu de soupe, un petit suisse et une compote. Puis je l’ai changée et je l’ai couchée. Je ne sais pas combien de temps elle va dormir mais au moins elle ne devrait pas tomber cette nuit. Je ne sais même pas si elle saurait m’appeler, elle ne l’a pas fait les nuits précédentes.

Marie-Aude, elle, a su. Elle ira voir Lorris et sa famille mercredi. Elle s’est remise à son roman. Constance a pris froid et s’est enrhumée (elle était à peine couverte à Courcelles). Je repasserai un coup de fil à Sophie Chérer.

Après avoir rapidement dîné devant la télé, j’ai commencé à regarder une niaiserie sur France 3 avec Pierre Richard et Gérard Depardieu, tout en ayant envie de dormir. Et là je vais essayer d’écrire mon texte pour L’Express : il faut que j’y arrive ce soir mais je bloque.  Dominique va peut-être passer, je vais l’attendre.

Mardi 28 décembre

Finalement, j’ai terminé ma critique hier soir, pour expier ma « niaiserie », et je l’ai envoyée à 1 h du matin. Coïncidence, il n’y est guère question que de mort.

J’ai dormi jusqu’à 6 h. Maman a dormi elle aussi, et je l’ai retrouvée le matin dans l’exacte position où je l’avais laissée, contrairement aux nuits précédentes. Le lit à barreaux a été efficace et maman s’est sans doute encore affaiblie.

C’est le soir. Je suis dans la chambre de maman, qui respire de façon très irrégulière. Elle ne s’est alimentée que ce matin et à midi presque rien. J’ai réussi à lui donner un peu d’eau gélatinée à la cuiller dans la journée. L’infirmière, Delphine Grolleau (« avec deux ‘L’ pas comme le marchand de cycles »), est passée ce matin pour la première toilette. Elle parlait très fort à maman, s’est aperçue que je m’en apercevais et en a plaisanté : « J’ai l’habitude de soigner des personnes âgées qui sont souvent sourdes alors je crie. Même chez moi, d’ailleurs mon mari s’en plaint parfois et le pire c’est que mes deux petites filles se sont mises elles aussi à parler aussi fort ! » Cet après-midi, le père Félix, que Louisette avait sollicité de notre part, est arrivé pour donner à maman le sacrement des malades. Avec l’huile sainte, il a tracé une croix dans chaque paume des mains et une croix sur le front. Il a lu plusieurs prières, lentement, avec sa voix forte d’Africain. Il est nigérien du Niger à ne pas confondre avec les Nigérians du Nigéria nous a-t-il précisé à la sortie et en nous faisant un couplet – gentil - sur la façon dont nous autres Européens nous occupons de nos vieux. Il avait pris nos numéros de téléphone et ce soir il m’a rappelé vers 21 h pour me demander des nouvelles de maman.

Ce matin, je suis sorti pour aller chercher les compléments alimentaires que j’avais commandés à la pharmacie. Je n’ai pas réussi à prendre mon petit déjeuner, bien qu’ayant rapporté une baguette et un croissant.

Lu dans La Vie une superbe citation de François Mauriac, tirée de sa dernière interview : « Une vie, c’est l’ensemble des forces qui résistent au désespoir. »

Maman est épuisée de ne pas s’être alimentée. Elle ne serait sans doute pas dans le même état si nous l’avions hospitalisée. D’où mon interrogation : est-ce qu’en la gardant ainsi chez elle, nous ne la laissons pas tout bonnement mourir ? Ou du moins nous accélérons sa mort. Ou encore nous ne prenons pas tous les moyens pour repousser celle-ci. Est-ce que quelqu’un qui n’a plus la force de s’alimenter doit être laissé ainsi ? Je ne sais pas, je ne sais plus. J’ai appelé ma sœur et nous allons en reparler. J’en ai discuté aussi avec Marie-Aude que j’ai eue au téléphone et qui me conseille d’appeler un médecin : en fait ici, le soir, c’est le 15. Mais si on les appelle, ce sera l’hospitalisation. Je me sens impuissant, indécis, ambivalent. Que veut dire en l’occurrence « laisser faire la nature » ?

mercredi 29 décembre 2010

Hier soir, j’ai rappelé Dominique car je ne voulais pas rester seul sur cette interrogation. Elle m’a rejoint après avoir couché Galileo et nous en avons rediscuté, ce qui m’a un peu soulagé. Nous sommes convenus de revoir un médecin. Ce matin, je l’ai appelé et lorsqu’il est arrivé, j’ai prévenu Dominique qui nous a rejoints. Le docteur a d’abord jugé qu’il fallait hospitaliser maman puis a convenu que dans son cas une formule d’hospitalisation à domicile était sans doute possible et même préférable. Elle avait neuf de tension, le Triatec, un hypotenseur, que je m’étais échiné à faire fondre mais que je n’avais pu faire prendre à maman n’était plus nécessaire… Le Dr Briche est convaincu, en la voyant, qu’elle a dû faire un AVC. Ce soir Louisette m’a dit que maman s’était plainte, l’avant-veille de Noël, d’un violent mal de tête. Elle avait d’ailleurs vomi dans la nuit suivante des matières noires, ce qui avait alarmé Dominique qui l’avait retrouvée le matin couchée dans le lit d’à côté.

Au départ du médecin, je suis allé à la pharmacie chercher une potence pour la perfusion et les produits, une solution glucosée. Puis j’ai prévenu l’infirmière qui devait passer comme tous les matins faire la toilette. Elle s’est procurée en chemin les tuyaux qui manquaient. Je pensais qu’elle allait faire une perfusion en intraveineuse mais finalement, elle a fait une sous-cutanée, moins problématique à domicile (pas de risque d’hémorragie si la perfusion « saute »). Christina Reus est d’origine roumaine, une petite pointe d’accent et un beau visage plein et énergique. Elle a pris en mains la toilette, a posé la perfusion sans problèmes, avec des gestes précis et décidés. Les deux infirmières que j’ai vues, Delphine hier et Christina aujourd’hui, me réconcilient avec la profession médicale.

Maman ne semble plus du tout consciente. Elle respire bruyamment mais plus régulièrement qu’hier, les yeux mi-clos ou complètement fermés selon les moments. Il y a peu d’espoir qu’elle « revienne », à mon avis.

Cette après-midi, j’ai commencé la lecture de Cleer, un autre roman de la sélection du premier prix du livre numérique. C’est un vrai roman, intéressant, sur le milieu des consultants et des grandes « firmes ». Je ne sais pas si je pourrai le terminer car j’ai oublié le câble qui me permet de recharger le Reader et la batterie n’affiche plus qu’un petit carré sur quatre …

Vers 17 h 30, Dominique est passée avec Ulysse, Félix et Galiléo qui ont vu quelques instants leur arrière-grand-mère dans son lit, yeux fixes et bouche ouverte et lui ont dit bonjour de loin. Ils n’avaient pas l’air d’être trop impressionnés. J’espère que ce n’est pas la dernière image qu’ils garderont de maman. Nous sommes allés tous ensemble à la pharmacie et à Intermarché, laissant maman avec Louisette. C’était ma sortie du jour.

Dominique m’a dit qu’elle allait repasser quand elle aurait couché les enfants pour m’aider à changer maman pour la nuit. Fred et Cécile reviennent ce soir de leur séjour à Carthagène, avec encore une galère d’avion via Lyon… Ils devaient arriver à Mérignac ce soir et reprendre leur voiture jusqu’à Saintes.

La perfusion de maman, qui devait durer jusqu’à demain est presque terminée. J’espère que ce n’est pas embêtant. Du moins son corps aura-t-il absorbé un  litre d’eau glucosée dans l’après-midi, signe qu’il en avait besoin. J’ai envoyé un SMS à Christina Reus mais je ne sais pas s’il va passer, car c’est une ligne fixe réacheminée vers son portable. Peut-être vais-je appeler le 15 pour leur demander conseil ? Je vais en parler avec Dominique.

J’ai l’impression que je m’installe dans quelque chose : maman dans sa chambre, inconsciente, à qui je parle de temps en temps sans savoir si elle m’entend, que l’on soigne, change, sans savoir combien de temps elle va vivre encore. Va-t-elle mourir au moment où je vais la quitter  vendredi ? L’autre jour, Dominique m’a rappelé qu’il fallait « autoriser » les mourants à partir, qu’ils étaient souvent retenus par les vivants. A tort ? Je compte en tout cas revenir lundi ou mardi. Par moments, je repense au film d’Almodovar, Parle avec elle, et à cet infirmier qui dans une folle pulsion d’amour redonne la vie – doublement – à la jeune femme dans le coma dont il s’occupe tous les jours.

Dominique est repassée. Fred et Cécile étaient enfin arrivés. Nous avons changé et massé maman ensemble, pour la première fois. Des escarres se dessinent dans son dos, il va falloir être vigilants. Il faut que je la change de position de temps en temps. Auparavant, j’avais enlevé moi-même la perfusion qui était terminée, faisant comme Christina m’avait indiqué. Geste simple. Dominique est repartie chez elle. De la cuisine, je n’entends maintenant que le tic-tac de la pendule, qui couvre la respiration de maman, plus lointaine. Je vais aller me coucher et lire un peu Cleer jusqu’à ce que la batterie rende l’âme.

jeudi 30 décembre 2010, matin.

Maman est morte cette nuit, dans le 6ème jour de l’octave de la Nativité. En me réveillant ce matin, vers 7 h 30, j’ai tendu l’oreille et n’ai pas entendu sa respiration de ma chambre, contiguë à la sienne. Je me suis levé, presque certain que… Je l’ai trouvée dans son lit, les yeux mis clos et la bouche ouverte, telle que je l’avais laissée vers minuit, mais sans souffle, déjà froide quand j’ai caressé sa tête et embrassé son front. Ses traits étaient détendus. J’espère qu’elle n’a pas souffert dans ce passage ultime. J’ai ouvert Prions en Eglise qui titrait à la date du jour : « L’heure de la délivrance est arrivée. » J’y ai vu un signe pour maman et pour moi. J’ai appelé Dominique sur son portable, qui ne répondait pas. J’ai prévenu Marie-Aude. Louisette est arrivée vers 8 h 30 comme d’habitude et je l’ai accueillie à la porte : elle s’est mise à pleurer et je l’ai prise dans mes bras. Sa maman est morte il y a tout juste un an. Elle s’est assise dans la cuisine, recrue d’émotion. Elle m’a dit que maman était sa seconde maman. Dominique est arrivée. Maintenant, nous entrons dans les obsèques. J’ai appelé Benjamin. J’ai demandé à Charles, qui doit dormir, de me rappeler.

La journée s’est passée en multiples démarches et coups de fil.

Abandonnant maman, j’ai déjeuné chez Dominique avec Jean-Louis et les Bajard au presque complet (moins Arthur) et ce soir j’ai dîné aussi chez eux. Je suis revenu dormir à la maison avec maman. Je ne peux pas me résoudre à parler de sa « dépouille mortelle ». Morte ou vive, c’est maman. Je regrette de ne pas avoir passé la nuit dernière dans un fauteuil à côté d’elle. Elle est partie dans « mon » sommeil devrais-je dire plutôt que dans « son » sommeil.

Ce matin, le docteur Briche est passé pour établir le permis d’inhumer. Il reste convaincu que maman avait fait un AVC massif. Je lui ai reparlé des conditions dans lesquelles elle avait été « accueillie » à l’hôpital de Saintes. Il m’a conseillé d’aller en parler au service des urgences. Je ferai peut-être ça demain après avoir choisi le cercueil et préparé la célébration. Dominique ne veut pas de « prise de parole » mais je dirai sûrement un mot d’accueil.

Je suis allé aux Pompes funèbres avec le livret de famille qui se trouvait dans une caissette métallique que j’ai réussi à ouvrir et le permis d’inhumer. Dominique les avait appelés. J’ai été reçu par un certain M. Chagneau très affable et nous avons mis au point tous les détails ou presque. Demain paraîtra le faire-part de décès dans les journaux des Charentes, de Vendée et des Deux-Sèvres. Les obsèques auront lieu lundi à 14 h 30 à l’abbaye aux Dames et maman sera inhumée à Courcoury.

Vers midi, à mon retour,  Christina Reus, l’infirmière, que j’avais prévenue, est passée. Elle a revu maman. Je lui ai parlé de la citation de Prions en Eglise. Elle est croyante elle aussi. Je lui ai redonné tous les produits, désormais inutiles, que j’avais pris à la pharmacie et les ai mis dans son coffre. Lorsqu’elle remontait dans sa voiture, je lui ai dit qu’elle faisait un beau métier. Dans l’instant, je l’aimais d’un amour universel.

L’après-midi, je suis revenu à la maison avec Dominique pour accueillir le thanatopracteur  qui allait « préparer » maman. Un grand jeune homme en pull-over noir est arrivé en même temps que nous, dans une voiture (noire elle aussi). Il a sorti de son coffre deux grandes valises métalliques. On se serait cru dans « Les Experts ». J’ai choisi pour maman l’ensemble bleu qu’elle portait au mariage de Cécile et que nous avons fini par retrouver dans ses armoires compactes. Dominique a précisé à l’homme de l’art : « Pas trop de rouge à lèvres », ayant un mauvais souvenir de sa belle-mère morte qui avait subi le même traitement et ressemblait à une mère maquerelle. Nous lui avons remis aussi le dentier qu’elle ne portait plus depuis plusieurs jours parce qu’il la faisait souffrir. L’homme s’est enfermé avec maman. Au bout d’une heure, il nous a appelés. Le résultat était très convenable, naturel, et notre mère ne ressemblait pas trop à une momie. Bien coiffée, yeux clos, bouche fermée, elle paraissait endormie. Nous avons juste fait ajouter des souliers, que Dominique avait passés au blanc dans le garage, non sans avoir explosé sur elle le vieux tube, qui s’ouvrait difficilement. Le thanatopracteur nous a conseillé d’éviter les courants d’air et de toucher maman, pour ne pas déposer des bactéries sur son corps. Un peu plus tard, les Pompes funèbres ont apporté une « table réfrigérée » qui a permis de déposer maman dans le salon mais que, curieusement, ils n’ont pas branchée, arguant que c’était inutile, maman ayant été « préparée ».  Dans le salon, où j’ai allumé une bougie, je ne vois que le profil aigu de son visage. Elle a un air de squaw. Plus tard, j’ai démonté le lit médicalisé et l’ai mis au sous-sol. En fin de soirée, j’ai fait un saut chez Leclerc pour acheter de l’encre pour l’imprimante. J’ai trouvé aussi des fleurs incarnates que j’ai mises dans la cartouche en cuivre d’un des deux obus de 155 sculptés que Léonce, mon grand-père maternel, avait rapportés de la guerre de 14-18. Les roses parfumeront la mort.

Vendredi 31-Samedi 1er janvier 2011

Il est minuit passé de 2010. Nous sommes donc en 2011. Je suis seul dans la cuisine de la rue Garnier. Maman repose dans le salon. Les dix roses rouges de chez Leclerc ont fini par parfumer le salon, comme je l’espérais. Tout à l’heure, Louisette, Dominique et moi avons récité un chapelet. Il y a longtemps que je n’avais pas dit cinquante Je vous salue Marie à la suite. En le déroulant sur le chapelet que m’avait tendu Louisette, j’essayais de rompre la mécanique et au bout d’un moment, j’ai associé à chaque grain le visage d’un proche. Excellente méthode, je vais la faire breveter.

Aujourd’hui (vendredi), j’ai encore couru encore entre les Pompes funèbres (pour choisir le cercueil), le presbytère Saint-Pallais (rue des Curés !), où j’ai préparé la messe avec « Mlle Aveline » et puis l’après-midi où j’ai fabriqué la plaquette pour les obsèques.

En me levant ce matin, j’avais fini de rédiger le mot d’accueil que je lirai à la messe et que j’avais commencé jeudi soir avant de m’endormir dans la maison où maman passait sa première nuit de morte.

À maman,


Au seuil de cette messe où nous allons confier à Jésus, le Christ de Dieu, celle qui va rester à jamais notre mère, grand-mère et arrière grand-mère mais aussi notre parente, notre amie, notre voisine, nous tenons ma sœur et moi à remercier toutes celles et tous  ceux qui nous accompagnent aujourd’hui de leur présence, de leurs prières ou de leurs pensées affectueuses.

« Une vie, c’est l’ensemble des forces qui résistent au désespoir. » Comme j’étais auprès de maman ces derniers jours, je suis tombé dans le magazine La Vie sur cette citation de François Mauriac. Alors que la conscience semblait abandonner progressivement maman, son souffle continuait à emplir sa maison jour et nuit avec cette force et cette obstination qui furent jusqu’au bout sa signature. Résister fut  sans doute l’un des mots-clés de sa vie.

Il y a exactement trois semaines, après sa chute dans les rues de Saintes, lors de la première nuit agitée passée au sortir de cet hôpital où l’on avait essayé si maladroitement pendant deux jours de dompter sa résistance à coups de sangles et de neuroleptiques, maman m’avait évidemment reparlé de Christian. La mort de son fils, de notre frère, il y a quarante sept ans sera restée jusqu’au bout un point d’interrogation, une équation non résolue, la source intime de tous ses questionnements, de tous ses refus, de tous ses dénis. Résister au désespoir de perdre un enfant sans raison et sans explication.

Maman est morte dans mon sommeil. En me réveillant, jeudi matin, et en prêtant tout de suite l’oreille, j’ai su avant même de pénétrer dans sa chambre qu’elle avait cessé de résister. En embrassant son front déjà froid, j’ai eu cette pensée : « elle est délivrée » et puis je m’en suis voulu car au fond quelque chose en moi aussi était délivré de cette angoisse, lâchement soulagé de cette lutte inégale à laquelle j’assistais depuis le soir de Noël et dont je venais de manquer les derniers instants. En ouvrant instinctivement Prions en Eglise au 6ème jour de l’octave de la Nativité, j’ai lu ces premiers mots en lettres rouges : « L’heure de la délivrance est arrivée » et j’ai su que tout était bien en dépit de tout.

Il y a exactement une semaine, alors que Dominique et moi étions penchés sur elle, de part et d’autre de son lit, maman nous a regardés alternativement l’un et l’autre et gratifiés d’un dernier sourire, arraché à la brume qui envahissait déjà son esprit. D’où venait ce sourire ? Peut-être, comme elle nous l’avait souvent raconté, de cette petite Foulonneau vif argent qui, il y a quatre-vingts ans,  courait autour de la table de la cuisine pour échapper à sa mère Albertine qu’elle venait de faire enrager. C’est ce sourire de Micheline que nous emporterons comme viatique pour la route qui nous reste. C’est ce sourire que papa, je l’espère, a enfin retrouvé huit ans après.

J’ai aussi réussi à joindre Anne-Marie Rateau qui voulait revoir maman et que j’irai chercher en voiture demain matin. J’ai reçu en début d’après-midi les voisins de maman, les Perrot. Mme Perrot s’est excusée de ne pas pouvoir venir aux obsèques de maman. Elle a un rendez-vous avec le Conseil de l’ordre des médecins : un chirurgien de Saintes a continué à lui opérer le bras à vif alors qu’elle lui signalait que l’anesthésie ne lui faisait plus aucun effet. « Ce n’est pas mon problème » lui aurait répondu le boucher en action… J’ai eu aussi une longue conversation avec Nathalie Foulonneau. Ce soir j’ai dîné avec Jean-Louis et Dominique : j’ai mon rond de serviette chez eux ces jours-ci. Ils m’ont parlé des frères de Jean-Louis, Michel l’aîné qui a hérité la propriété maternelle de Laruscade et Jean-Claude, le cadet d’Orléans et de Nina, la Russe que Vergnaud père a épousé en secondes (et tardives) noces. Noces qui lui ont valu l’inimitié définitive du fils aîné, lequel n’a pas supporté ce remariage de son père avec une femme quarante ans plus jeune. Et là après quelques passages sur gmail, orange et Facebook, je vais aller me coucher.

 Matin

 


Petit réveil dans le froid. La maison est à peine chauffée à cause de maman. Il fallait il y a quelques jours la tenir au chaud et maintenant, c’est de fraîcheur que son corps a besoin : elle n’a jamais su ce qu’elle voulait, ma petite mère… Moi, présentement, je fais dans la crémation. Je viens de déjeuner en regardant mes messageries, et donc en oubliant à nouveau des toasts dans le grille-pain de maman, qui les a brûlés. Il fut automatique, mais c’était il y a longtemps. Une fumée âcre a envahi la cuisine, vite dissipée en ouvrant les deux fenêtres sur un matin gris et humide, encore pris dans un léger brouillard, le premier matin de l’année MMXI, comme l’affiche Google. Avant  de déjeuner, je me suis assis près de maman et j’ai prié à voix haute en lui parlant comme si elle était là. Je me sentais étrangement libre de lui dire ce que j’avais sur le cœur avec la certitude qu’elle m’écouterait pour la première fois et qu’elle ne me contredirait pas. La mort ne ment pas. Je me suis réconcilié avec maman, à dire vrai je n’étais pas fâché, avec moi aussi et j’ai pensé que je commencerai désormais toutes mes journées du reste de ma vie avec elle. Dominique m’avait envoyé hier soir une des dernières photos prise par Corinne le 23 décembre, il y a dix jours, où on la voit entourée de Laurent et de Mahault, ainsi que de Dominique. Je vais me préparer pour cette journée de cette année qui commence.

Je suis allé chercher Anne-Marie Rateau à Courcoury et l’ai fait parler du passé. Elle a visité maman avec beaucoup d’émotion, contenue mais non feinte. En roulant, elle me disait qu’elle s’entraînait à l’idée d’entrer dans une maison de retraite aux Gonds en allant y visiter Jeannine David : elle a 86 ans, mais elle n’en est qu’à évoquer un « entraînement » ! Il faut dire que sa grand-mère est morte à 103 ans. Elle a de la marge. Elle m’a d’ailleurs montré des photos de la centenaire. Le médecin avait conseillé pour le jour de son anniversaire d’éviter de lui dire qu’elle avait cent ans, redoutant sans doute un choc fatal… Revu une jolie photo de maman qui était présente, elle avait à l’époque 63 ans.

Je viens de déjeuner une nouvelle fois avec Dominique et Jean-Louis. Dans la foulée des propos d’Anne-Marie que je lui rapportais, nous avons partagé quelques souvenirs d’enfance et par chance, a-t-elle constaté, nous n’avons pas toujours les mêmes. Je suis revenu à la maison. C’est finalement le père Jacques Genet qui dira la messe demain. Je l’ai appelé et je lui ai envoyé par messagerie les documents que j’ai préparés.

Vers 17 h, Thérèse Thior, la locataire de maman, est venue avec ses deux filles, Chloé et Inès, deux adorables jumelles de 8 ans et qui en paraissent 3 ou 4 de plus si je les compare à Stella et Isis. J’ai demandé avec quel engrais ces deux petites chabines étaient arrosées. Elles ont regardé attentivement maman, plus curieuses qu’effrayées de cette première morte qu’elle voyait. Elles ont d’ailleurs jugé qu’elle souriait légèrement,  ce qui est vrai mais n’est peut-être dû qu’au talent du thanatopracteur - je ne le leur ai pas dit-  puis ont déposé sur l’étoffe dorée qui la recouvre un dessin remplis de cœurs qu’elles ont fait toutes les deux et où chacune a écrit : «  au revoir petit ange ! ».

Comme je viens de le dire à Marie-Aude au téléphone, ces jours-ci, je fais visiter maman... J’ai longuement parlé avec elle, plus de trente-cinq minutes d’après l’affichage du téléphone et je ne me suis pas forcé. Quelque chose de délié entre nous ? Ce soir, j’ai reçu un message de condoléances de mon ami André Paul :

Cher Pierre,

À ma place et à ma façon, celles que l'amitié permettent, j'ose partager ta douleur. Une vie faite de longues relations, même vécues à distance, ne cesse de tisser des liens filiaux que j'imagine (je ne peux faire autrement) d'une densité et d'une force inégalées. Mais je sais qu'avec toi et chez toi rien n'est à la vérité rompu. Même douloureux voire, cruel, il s'agit bien d'un départ commun, celui de la mère et celui du fils. La mort, et ceci je le dis d'expérience, est loin d'être une disparition. Elle ouvre dans l'existence des voies inédites. Autre manière de dire « espérance ».

Je note le 11 janvier à 12h 15, à l'endroit habituel. Tu me confirmeras.

Très amicalement.

André PAUL

dimanche 2 janvier 2011

J’ai répondu hier à Laurent, qui m’avait envoyé un (plutôt long) message, en lui adressant mon journal de ces derniers jours. Puis je me suis assis près de maman dans le salon, de plus en plus froid et je lui ai parlé quelques instants.

Hier matin, j’ai fait lire à Dominique le mot d’accueil que j’avais préparé. Elle m’a dit : « c’est très bien, tu vas faire pleurer tout le monde » et elle n’a pu s’empêcher elle aussi d’essuyer une larme. Je l’ai serrée dans mes bras, ma petite grande sœur qui ne pleure jamais, de peur peut-être de ne plus pouvoir s’arrêter. Sophie s’est résignée sagement à ne pas venir et va envoyer des fleurs. J’ai tiré les feuilles de la cérémonie sur l’imprimante de Jean-Louis.

En me réveillant, j’ai appelé Marie-Aude et Constance pour m’assurer qu’elles étaient debout et prêtes à prendre leur train. C’est Constance qui m’a rappelé car notre téléphone fixe marche mal.

Ce journal qui enregistre des bribes du présent me permet de les ranger dans le passé et de rester dans les préparatifs de ce qui vient. Manière peut-être d’éviter d’être-là, d’échapper provisoirement au chagrin et au deuil, qui reprendront du service plus tard. Où je reconnais, sous un autre déguisement, la forme d’activisme salvateur qu’a toujours déployé maman et que ma sœur a hérité.

Soir

Je suis allé chercher Marie-Aude et Constance au train de 12 h 22 à Angoulême. Occasion de revoir fugitivement cette ville où j’ai passé mon adolescence sans vraiment y laisser quelque adhérence que ce soit. Vaguement familière comme le serait une ville étrangère visitée plusieurs fois. A l’arrivée, Constance et Marie-Aude ont vu maman. Nous sommes allés prendre un café chez Domi. Nous avons passé la fin de l’après-midi réfugiés dans les trois pièces chauffées de la maison. Puis nous sommes allés dîner chez ma sœur. J’avais amené une galette et une bouteille de champagne qui attendait son heure dans le frigo de maman, mais nous ne l’avons pas débouchée. Ce sera pour une autre fois.

 Mardi 4 janvier 2011

Nous sommes rentrés à Orléans hier soir vers 22 h 45. Lundi, le jour s’est levé sur un temps clair et moins froid. Le soleil nous a accompagnés pendant toute cette journée d’obsèques. Le matin, j’ai réceptionné les fleurs et réexpédié le lit médicalisé qui n’avait servi que deux jours à maman. J’ai tiré quelques livrets supplémentaires pour la messe chez Jean-Louis et j’ai répété l’hymne Ô Dieu qui fis jaillir avec Constance. Marie-Aude s’est jointe à nous. Les enfants de Paris sont arrivés ensemble au train de Niort vers 12 h 45 et c’est Jean-Louis qui est allé les chercher à la gare. C’était jour de foire à Saintes, premier lundi du mois. Benjamin et Charles sont passés voir maman et se recueillir quelques instants. Moment d’émotion pour eux, en découvrant leur grand-mère morte, allongée dans le salon.

J’avais fait les courses chez Leclerc et préparé un bon repas pour accueillir nos garçons avec un curry de poulet au coco, du riz, une salade, du fromage, un Châteauneuf-du-Pape… Pour la première fois depuis longtemps (Noël 97 ou 98 à Bordeaux ?), Marie-Aude et moi avons mangé avec nos trois enfants, tous les cinq. Ils étaient en face de nous, alignés devant leurs parents, sur la grande table de la cuisine.

Les employés des Pompes funèbres sont arrivés en même temps que les Vergnaud : mise en bière, dernier baiser, pose et vissage du couvercle, scellés à la cire fondue sur les vis extrêmes par deux policiers municipaux. Puis nous sommes partis vers l’abbaye aux Dames, moi cherchant frénétiquement au dernier moment ma parka pour me souvenir que je l’avais laissée le matin chez Domi (qui est allée la rechercher). Nous avons suivi le fourgon mortuaire dans les rues de Saintes, jusqu’à l’abbaye aux Dames. Le Père Jacques Genet et Mlle Aveline nous attendaient ainsi qu’une petite foule de Courcoury : Jacky Robert et son fils Michel, Françoise la seconde femme de Jacky, Anne-Marie Rateau, des connaissances de maman. Des voisins étaient là aussi, les Dupré, Louisette bien sûr. Nous ne les avons pas tous identifiés, je le crains. J’ai essayé de saluer tout le monde avant la messe, tout en distribuant le livret que j’avais préparé.

Puis la cérémonie a commencé. Le cercueil, accueilli par le prêtre au seuil de l’église est entré au son du Banquet céleste, d’Olivier Messiaen (Mlle Aveline m’avait rappelé pour me signaler qu’elle trouvait cette musique « triste »…) Benjamin a déposé sur le cercueil de sa grand-mère une bougie allumée que le prêtre lui avait tendue. J’ai lu le mot d’accueil que j’avais préparé et j’ai « calé » deux ou trois fois, au bord des larmes. Prévisible. Domi a lu l’épître de Saint Paul aux Romains, très bien, très posément. Pour le chant du psaume, nous étions trois : Marie-Aude, Constance et moi. L’homélie du Père Genet était sobre, impeccable. J’ai confié la prière universelle à Charles. A la bénédiction, au son du Pie Jesu de Duruflé, même Jean-Louis a utilisé le goupillon pour bénir le cercueil de sa belle-mère. Nous sommes sortis accompagnés par le Jesu bleibet meine Freude de Johann Sebastian Bach. 

Puis nous sommes partis en convoi vers le cimetière de Courcoury. La cérémonie au cimetière a été courte. Un « moment de recueillement » était prévu, le cercueil étant déposé quelques instants dans l’allée, sur une curieuse moquette verte. Puis le cercueil a été descendu dans la fosse, à l’aplomb de celui de Désirée Bellamy, la grand-mère maternelle de papa. Raclements du bois contre les parois de terre et bruits des cordes que l’on remonte. J’ai distribué les dix roses qui avaient parfumé le salon à des mains qui les ont jetées sur le cercueil de maman, ainsi que quelques fleurs séchées prévues par les Pompes funèbres. Nous avons quitté rapidement les lieux pour laisser les fossoyeurs reboucher la tombe avec leurs engins. Ils sont maintenant très équipés. Nous avons discuté un peu avec ceux qui étaient présents à l’inhumation, notamment Francis Audaire et sa femme Claudine Guichard, une vieille amie de Dominique à Courcoury.

Nous sommes revenus sur Saintes. Nous nous sommes tous retrouvés en famille rue Garnier, autour des galettes que Domi avait achetées et d’un solide thé, précédé d’un symbolique pineau, bu à la santé présente et à venir de nos familles. Nous étions neuf, le noyau dur : ne manquait que Sophie, qui n’avait pu revenir de Montpellier, dissuadée par sa mère, la distance, la reprise de ses cours et quelques maux intimes qu’un nouveau trajet éclair n’aurait sûrement pas guéris. C’était, dans la maison maternelle, ce moment d’après obsèques où les vivants se recomptent entre eux. C’est drôle, on ne se sentait pas triste, comme dans la chanson d’Aznavour, et je ne sais pourquoi à un moment nous avons longuement plaisanté sur le sort des chaussettes orphelines au sortir des machines à laver. Autre façon de parler des âmes dépareillées ? Charles s’est retiré de notre tablée. Peut-être n’arrivait-il pas à raccrocher à cette ambiance bizarrement joyeuse ou bien était-il fatigué d’avoir dû prendre un train si tôt. Ce n’est plus son rythme. Benjamin repartait le premier. Je l’ai conduit au car de 17 h 30 qui l’emmenait jusqu’à Angoulême pour prendre le TGV. Puis, nous avons déposé Charles, et Dominique a fait de même avec Cécile et Laurent, repassés par la maison paternelle mais qui repartaient tous les trois ensemble. Et nous avons pris l’A10 pour rentrer à Orléans, Marie-Aude, Constance et moi. Lorsque je suis entré dans notre appartement, mon premier réflexe a été d’aller regarder dans une glace ma nouvelle tête d’orphelin. Je me ressemblais.

 

***

27 décembre 2023

Jean Perrot, lecteur de Marie-Aude Murail

 Jean Perrot avait envoyé à Marie-Aude Murail ce texte qu'il avait consacré à Vive la République ! puis le livre où il figurait, Mondialisation et littérature de jeunesse*, avec cette dédicace : "À Marie-Aude, ce livre à qui  elle a offert une belle conclusion, et par conséquent une ligne directrice, en souvenir de nos rencontres littéraires et amicales. Jean."


ÉCOLE LAÏQUE ET MONDIALISATION… 

OU “VIVE LA RÉPUBLIQUE !” DE MARIE-AUDE MURAIL (I)

par Jean Perrot


On a peut-être oublié l’époque pionnière de la fin des années quatre-vingts, alors que, dans le sillage du courant féministe, et avec des titres comme Baby-Sitter blues, Un dimanche chez les dinosaures, Mon bébé à 210 francs, et tant d’autres de ses récits à l’humour caractéristique, Marie-Aude Murail prospectait et débusquait les dysfonctionnements, mais aussi les joies et les  nouvelles convivialités de la famille et de la société d’alors. C’est avec le même esprit pugnace et impertinent, mais avec des préoccupations planétaires et sous l’égide de la Convention des Droits de l’Enfant, et aussi avec la même générosité et un métier confirmé que la romancière aborde dans Vive la République !, son dernier roman publié en 2005 chez Pocket jeunesse, les problèmes posés aux citoyens par la nouvelle économie et la mondialisation.

Elle met l’accent sur le déracinement croissant des populations, sur les nouvelles pratiques culturelles et sur le racisme qui affectent et transforment le paysage français. Ainsi, mêlant fiction et information par l’intermédiaire de son personnage principal, un adolescent révolté qui propage les idées exprimées dans un livre au titre incomplet No logo dont l’auteur n’est pas mentionné (p. 130), elle s’insurge contre l’aliénation des jeunes transformés en mannequins par les nouvelles techniques de publicité des marques et elle rappelle à ce sujet que : « Au Lesotho, en Afrique, des centaines de femmes travaillent neuf heures par jour sur leurs machines à coudre à la lumière des néons. Ça leur rapporte cent euros par mois. Sans assurance médicale, sans congé maternité. Tout ça pour faire des tshirts Levi’s ! » (p. 60)

Un lecteur un peu averti aura remarqué que le livre en question est celui de Naomi Klein publié en 2000 et que son titre développé est No Logo : No Space, No Choice, No Jobs. L’auteur, une jeune journaliste canadienne est devenue une sorte d’icône de la résistance à la tyrannie des marques commerciales et aux processus brutaux de la mondialisation. No Logo est encore un site internet sur lequel on pourra en ce moment découvrir les dessous politiques des évènements qui ont affecté Haïti récemment…

Marie-Aude Murail aborde en fait la question de l’identité personnelle et les fonctions dévolues à l’école de la République dans un cadre qui se traduit par une aggravation des inégalités et une impuissance accrue des défavorisés et laissés pour compte par l’accroissement des richesses de quelques uns. Déjà dans Maïté Coiffure (École des Loisirs, 2003) et dans Simple (École des Loisirs, 2004), c’est le contrepoids à opposer à une tradition élitiste et un « racisme » qui élimine les « canards boiteux », qu’il s’agisse des handicapés sociaux ou physiques, qui était considéré et exploré.

Auparavant, dans Golem (Pocket Jeunesse, 2002), avec son frère Lorris et sa sœur Elvire dite aussi Moka, Marie-Aude Murail avait traité dans un ambitieux projet, les incidences de la société de marché sur la pratique des jeux vidéo des jeunes des banlieues et dénoncé vigoureusement l’aliénation imposée par les multinationales à une génération dont les forces vives sont spoliées et détournées de tout but humaniste légitime.

Rassemblant les divers dilemmes posés par une réalité contemporaine en pleine mutation, Marie-Aude Murail remet aujourd’hui en jeu le poids de l’école dans le contexte de l’immigration et des difficultés économique qui multiplient les sans papiers et le racisme ambiant. Alors que Golem et d’autres récits braquaient le projecteur critique sur les enfants de l’immigration maghrébine, c’est la question des familles africaines, et en particulier, de celles qui viennent de la Côte d’Ivoire qui passe au premier plan. Question d’actualité terrible, après les incendies tragiques qui ont eu lieu à Paris cet été. Question qui est l’objet de regrettables confusions, car, on l’oublie trop souvent, les enfants mis en cause sont souvent français, eux-mêmes. On voit que l’enjeu du littéraire ici est indissociable d’une investigation politique plus générale. Marie-Aude Murail, repose aussi directement à cette occasion la question de la formation des enseignants, notamment pour l’enseignement de la littérature et l’apprentissage de la lecture. Elle apporte un point de vue original que l’on pourra mettre en parallèle avec les articles portant sur « La littérature de jeunesse : repères, enjeux et pratiques » qui constituent l’essentiel du dernier numéro 149 de la revue Le Français Aujourd’hui reparue en mai 2005 sous un nouveau format chez Armand Colin. Elle est donc encore une fois à la pointe d’une écriture vigilante qui s’efforce de rester en prise avec une société où la question de l’enfance constitue un enjeu majeur de notre temps.

Tous ces éléments nous engagent à examiner de près le roman dont le titre Vive la République ! nous inciterait plutôt à attendre une défense de la spécificité française, institution que certains considèrent comme menacée par le projet de la construction européenne, avec son école laïque limitée par les développements de la privatisation. Aurions-nous là un cocorico lancé facétieusement au visage des lecteurs en mal de défense du territoire national ? Ce serait peu connaître un écrivain qui défend bec et ongles une conception plus complexe de la liberté.

La parole duelle

Marie-Aude Murail est bien connue et appréciée pour son franc parler qui fait fi des censures et des tabous. Et ce sont deux sortes de libertés verbales qu’elle pratique avec ses personnages : la première est celle des gens de pouvoir, possédants ou tentés par la possession, hantés par l’avoir, par la revendication de l’avoir comme marque de distinction et de suffisance. Ce « personnel » narratif se laisse aller à l’expression crue de ses désirs et l’on verra que le face à face du lecteur avec ces icônes négatives de la hiérarchie sociale n’est pas sans danger pour la romancière qui prend en charge leurs pulsions, même si elle entend finalement les confondre.

La deuxième forme d’expression libérée se situe sur le versant « positif » de la narration : c’est celle du « peuple », des gens authentiques et vrais, car ils possèdent, comme Gavroche, les qualités de cœur qui en font les héros naturels de l’univers fictif. Il va de soi que ces personnages sont les représentants, ou les incarnations heureuses ou malheureuses, et toujours plus ou moins impertinentes, de l’Enfance, détentrice de la vérité, de la vertu et dépositaire de la foi en l’avenir (littérature de jeunesse oblige ?).

La rencontre et, le plus souvent, le heurt, de ces deux langages assurent les mécanismes de l’humour et le sel dont se pare une intention narrative toujours en quête de saillies et de rebondissements susceptibles de capter la bienveillance des lecteurs. Vive la République !, un récit à la troisième personne dont la narratrice ne paraît pas se distinguer de la voix de la romancière, est l’illustration parfaite d’une stratégie romanesque qui associe magies et contre-magies du verbe pour provoquer surprises et interrogations du récepteur : l’originalité des personnages, en effet, se cristallise dans leurs expressions imagées. Des figures de rhétorique les mettent directement ou indirectement en scène et s’amplifient dans les échos ou réactions que leurs formules suscitent dans un entourage, toujours placé comme au spectacle, au premier rang d’un public qui enregistre et répercute les effets déployés par la dramaturgie de la narration.

Celle-ci sacrifie volontiers à Guignol, mais son but véritable est de toucher les coeurs par une émotion purifiante qui est le but ultime de la morale de la romancière. Encore faut-il que la première série d’expressions ne porte pas atteinte au crédit de confiance que le lecteur sera capable d’attribuer à cette mise en scène qui repose encore sur un art consommé de la construction de l’intrigue et sur un engagement qui a pour clef de voûte le respect (la passion) des droits et des visages de l’enfant. Dans un message électronique qu’elle m’adressait en mars 2004, Marie-Aude Murail écrivait : « Ce qui me guide quand j’écris, c’est l’amour de mes personnages. » Personnages inspirés par son entourage proche dans un propos réaliste qui certes a besoin des mythes pour donner des ailes à l’imagination, mais qui est toujours ancré dans la vie. Nul doute que l’adolescent central de Vive la République !, avec ses combats et ses errances sur le chemin d’une vérité donnant sens à l’existence n’ait quelques rapports avec l’Émilien des années 90 dont la parole et les bons mots servaient déjà à dénoncer la perversité des discours imposés par les marques…

L’ombre portée du masculin

C’est bien comme une claque délibérée aux conventions « respectables » du genre romanesque adressé à la jeunesse par un écrivain qui n’oublie pas de mentionner dans sa présentation qu’elle est « chevalier de la Légion d’honneur » que, dès la page 3 de Vive la République !, sonne la déclaration de « l’homme en cravate et bras de chemise » visitant, en compagnie d’une « femme en tailleur fuschia » l’école primaire « Louis-Guilloux, Ecrivain français (1899-1980) » d’une ville qui est sans doute Orléans (mais dont l’imprécision sera maintenue jusqu’au bout). Ces deux personnages se sont introduits dans la place à la suite de Cécile, qui sera l’héroïne du récit, jeune institutrice tout juste sortie de son IUFM et qui, dans le point de vue du narrateur omniscient, observateur de la scène, s’émerveille de découvrir « une vaste cour plantée de tilleuls » dans laquelle « les trilles d’un oiseau triomphaient : « une petite école ignorée du monde sous un toit de ciel bleu. » Cette vision d’un lieu idyllique qui enchante une jeune fille enthousiaste, dont la vocation a été inspirée par sa « première maîtresse d‘école », est brisée, par la « brutalité de l’expression » que lance le visiteur : «- Hein ? dit l’homme dans son dos. On croirait jamais, vu de la rue. En plein centre ville, avec les administrations, les collèges, les magasins. Il y a de quoi se faire des couilles en or ! » (p. 11) 

Certes, la formule signe la vulgarité de celui qui, on l’apprendra, s’appelle Louvier et qui intrigue pour faire disparaître cette « école de la République » afin d’installer à sa place un « Tchip Burger » ; l’homme est directeur d’une chaîne de cette sorte de restaurant dispensant ces « Tchips » qualifiés un peu plus loin par Éloi, le futur amoureux de Cécile, de « steaks de vache folle sur un lit de cholestérol. » (p.16) L’effet immédiat de l’obscénité de Louvier, est de faire « flamber » les joues de la jeune fille, blessée dans son rêve par cette agression verbale d’un macho sans pudeur. Cet acte a des incidences perverses sur ses pensées mêmes et entraîne un ressassement remarqué par Nathalie plus loin (p.59) La narratrice, de son côté, ne se prive pas d’insister sur l’impact insoupçonné que cette agression a pu avoir sur son avenir : « Cécile ne remarqua pas que le hasard, ou le destin, mettait sur sa route pour la troisième fois l’homme aux couilles d’or » (p.17) La technique narrative du style indirect et de la «vision avec » laisse peu de place à la distance critique et à une évaluation du point de vue du narrateur.

Car jusqu’ici le lecteur, lui-même, ignore tout de la signification symbolique de ce langage. Il ne découvrira que progressivement la réalité scandaleuse qu’elle recouvre : la nature basse d’un pur produit de l’économie de marché commandée au mépris de toute valeur par la seule quête du profit, contre laquelle Marie-Aude Murail va diriger ensuite ses pointes avec le mordant et l’indignation auxquels nous ont habitués ses romans antérieurs.

Ainsi le jeune lecteur, vierge de tout renseignement et donc supposé innocent, doit-il supporter longtemps le poids d’une indécision concertée (car elle fait partie du suspense) qui suppose une certaine audace de la part de la romancière. Mieux, celle-ci n’a pas froid aux yeux, car cette métaphore sera relayée ensuite par un lapsus assez surprenant de l’Inspecteur, « le Tueur », qui rend visite à Cécile dans sa classe. Commentant le sens du mot « casse-cou » et dénonçant les excès d’un « imaginaire » des « pédagogues » dangereux pour les enfants, cette autorité hiérarchique se laisse aller à dire : « La liberté du pédagogue a ses limites et au-delà de celles-ci, je crie : « Attention, casse-couill… Hum, casse-cou ! » (p. 260)

Formule tout aussi impropre dans une classe de CP que surprenante dans ce genre de roman ! On voit que le projet de dérision carnavalesque correspond à une émancipation jubilatoire de la romancière qui, attaque le machisme ambiant sur son propre terrain et avec des arguments frappants. Elle en rajoute encore lorsqu’à la fin du récit qui entérine la déconfiture des méchants, elle prête encore ces mots à l’ivrogne emprisonné avec les Africains défendus vigoureusement par Nathalie, l’infirmière intérimaire qui « n’aimait pas les gens. Elle aimait l’Humanité » (p.103). Cette jeune militante qui « préférait le travail de nuit, le plus dur, auprès des grabataires et des malades enfin de vie » (p.105) a aidé avec succès les sans-papiers et s’est distinguée par sa passion de la justice et du droit et la vigueur de son intervention. D’où la formule d’approbation hardie : « ça, c’est une fille qui a des couilles ! s’enthousiasma l’ivrogne. » (p. 280).

Certes le lecteur ou la lectrice qui a pris le parti des faibles et des opprimés est prié(e) ici de rire jaune à ce mot qui consacre définitivement la stupidité et la vulgarité des grotesques. Du patron de Tchip Burger, en passant par l’Inspecteur et jusqu’à l’ivrogne qui sent son Marméladov dostoïevskien, un voyage au bout de la nuit de l’absurde a déployé hardiment (le mot d’esprit dans ses relations avec l’inconscient ?) le crible de l’impertinence féminine, sans se formaliser des normes et du qu’en dira-ton…

L‘innocence enfantine et le jeu à la rescousse

Nathalie incarne la figure énigmatique de la militante sans autre passion que celle de la lutte politique. C’est elle qui déclare qu’il « faut faire la révolution » (p. 106). Son personnage, toutefois, ne manque pas d’ambiguïté (« Elle était la générosité même, mais si violente que personne ne pouvait l’aimer », p. 96) et son langage offre l’amorce de l’humour populaire qui va servir d’assise à la contre-offensive morale organisée par la romancière. C’est elle qui marque au sceau d’une formule savoureuse le personnage féminin négatif dont Louvier va se servir pour parvenir à ses fins : « une espèce de bonne femme de la préfecture, une emperlouzée de première. » (p.105), « la pouf en rose » (p.192), Nathalie, néanmoins, ne possède ni la grâce ni la légèreté « musicale » de (Sainte ?) Cécile et suscite les remarques caustiques de la narratrice qui prend ses distances avec elle et souligne bien qu’elle ne « faisait jamais la vaisselle et laissait s’encrasser les éviers. » Partageant un appartement avec Eloi, qui au dénouement, se libèrera et rejoindra Cécile chez elle, Nathalie dans le désordre de sa chambre vit dans un « innommable boxon ». Elle incarne caricaturalement les contradictions d’une révolte non maîtrisée : « Car Nathalie qui poussait fort loin l’esprit de révolte, fumait pour emmerder les non-fumeurs et écrasait ses mégots à côté des cendriers par refus de l’ordre établi. » (p.104)

Ainsi, en contrepoint de ces excès, le héros authentique de Marie-Aude Murail ne va pas sans une certaine simplicité. Éloi, qui participe au « tag » des affiches publicitaires, se laisse aller à des jeux de mots puérils (« J’y go » pour « j’y vais »). Répliquant à Nathalie qui s’insurge contre la « proprieté privée », il déclare, nu sur son lit : « Eh bien, moi je fais don de mes fesses à la collectivité. » (p. 104) Il détourne comme dans un jeu de fausses pistes le policier chargé de le surveiller. Enfin, la chanson qu’il retient possède toutes les caractéristiques du « folklore obscène des enfants » cher à Claude Gaignebet : « Un petit animal, les quatre pattes en l’air… me montrait son derrière. » (p. 108). Bref, il est plus proche des pratiques du jeu cathartique de l’enfant, tel que celui-ci est exprimé par Audrey avec Philippine dans une mise en scène ludique avec un singe et des poupées. L’enthousiasme de la fillette avait été bafoué par son père, alors qu’elle admirait le chant d’une vedette du groupe « Street Generation ». Celui-ci lui avait vulgairement déclaré : « Qu’elle chante ou qu’elle pète, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? » (p.58). Dans le jeu qui exorcise et dédramatise ensuite cette obscénité, les fillettes reprennent ce motif : « Et alors, dit Philippine, il y aurait Baptiste qui ferait que péter dans la classe. Elle attrapa le singe et le fit s’accroupir avec des « prout, prouts » jouissifs. Audrey hurla de rire. Mais Philippine fut inflexible et mit le singe au coin » (p. 181)

L’adjectif « jouissif » témoigne de l’adhésion de l’instance narrative au jeu de l’enfant. Ce dernier offre le retournement burlesque des préjugés et des rigidités de l’adulte. Le roman est bien une petite machine visant à désamorcer la violence parentale : la valeur morale de ses arguments se mesure à la part d’humour plus ou moins bon enfant qui en offre les signes extérieurs et la garantie.

Ajoutons qu’Eloi est l’incarnation même d’une liberté fantasque qui se joue dans le paradoxe de l’aléatoire : toutes les fois qu’il doit prendre une décision importante pour son avenir, il recourt au jeu de dés. Alea jacta est ! pourrait être sa maxime (le temps des mythes est aussi un enfant qui joue aux dés !), jusqu’à ce que l’expérience des réalités de la vie le conduise à se réformer et à entreprendre des études pour avoir un métier…

La magie des histoires et la pédagogie

Cette proximité de l’adulte et de l’enfant commande en fait toute la pédagogie de Cécile qui, ne se sentant pas préparée à sa tâche par la formation dispensée en IUFM (nous laissons ici à Marie-Aude Murail le soin de répondre aux critiques des « spécialistes » du dernier numéro de la revue Le Français Aujourd’hui que les méthodes d’enseignement de la lecture de Cécile ne manqueront pas de provoquer !), se fie à son instinct pour improviser des histoires répondant aux problèmes affectifs et humains surgis dans le contexte de la classe.

Ainsi, dès le début du récit, pour dédramatiser l’impact que pourrait avoir le spectacle du visage brûlé d’un enfant africain de sa classe (le petit Ivoirien appelé « Fête des Morts » et dont on apprend que « la brûlure, en cicatrisant de façon anarchique, avait fait une bouillie de la chair, rongeant l’oreille au passage. » p. 22), Cécile se prend à dire qu’elle a connu « un bébé lapin à qui s’est arrivé ». Dans un dialogue avec ses élèves présenté comme une écoute et un échange sensibles de l’enseignante proche de ses élèves, la jeune institutrice aperçoit le titre d’un album anodin La famille Lapinou prend le train dont le titre annonce la prédominance des stéréotypes les plus éculés de la littérature de jeunesse. Elle s’en sert d’abord pour détendre l’atmosphère tendue de la classe (« Elle l’avait appelé Crotte-Crotte »), ce qui déclenche une scène mimée par un élève turbulent qui se présente alors comme « Baptiste Crotte-Crotte » (un peu sur le modèle du jeu d’Audrey et de Philippine tout juste mentionné) et provoque l’hilarité de la classe tout entière. Ainsi Cécile peut-elle introduire sa propre version : « elle inventa au fil des mots la terrible aventure du petit lapin brûlé au berceau. » (p.23). Lapinou, l’animal héroïque symbolisant l’enfant doux et sans défense reviendra sans cesse au cœur des séances qui suivront. Il est le personnage principal d’une représentation théâtrale réussie donnée par les élèves. Mieux, il est l’objet de l’identification du petit Léon qui fait une fugue, lorsqu’il apprend que sa famille est menacée : « Il était Lapinou et il les sauverait tous » (p. 168). Pathétique identification, car dans ce passage qui décrit un véritable cauchemar, Léon revit l’assassinat de son père tué en côte d’Ivoire par les jeunes miliciens qui s’opposaient au gouvernement auquel sa famille est liée. Enfin, le stéréotype de Lapinou irradie subrepticement la narration elle-même, qui le réutilise dans les titres, comme dans le chapitre 19 intitulé « Où Lapinou n’a plus de terrier. » (p. 210) L’humour à la portée des enfants affiche une fausse naÏveté qui est la marque de la duplicité de l’écrivain pour la jeunesse. Marie-Aude Murail donne ici le meilleur de son art qui sait émouvoir ses lecteurs sans mièvrerie, mais avec une forte charge affective déclenchant à la fois l’indignation et l’identification participative.

Inutile de préciser que l’aspect provoquant de la pédagogie de Cécile, « qui eut le sentiment qu’elle jouait avec le feu », sera source de conflits aigus avec les parents bourgeois de la classe. La complicité pédagogique qu’implique la prise en compte des besoins affectifs réels de l’enfant, suggère Marie-Aude Murail, va de pair avec la marginalité sociale : ainsi, plus loin, une femme de service surnommée Mémère considère-t-elle que Cécile ne pouvait pas être une institutrice, mais « au mieux, une remplaçante. » (p.65) C’est que la perspective d’un enseignement qui a des fonctions thérapeutiques doublant l’apprentissage technique et culturel ou reléguant celui-ci au second plan, va à l’encontre de tous les préjugés d’une société qui ne mise que sur la compétition féroce et sur la réussite d’une élite, sans considération pour les faibles et les opprimés.

D’une manière symétrique encore dans le roman, l’humour  représenté par les déformations du langage enfantin offre la conclusion de l’histoire tragique racontée par Cécile pour dédramatiser l’angoisse de la mort. La scène se passe dans la BCD de l’école, lorsque l’un des élèves Ivoiriens de la classe, Démor, découvre son nom dans le titre d’un autre album Bonjour, madame la mort et demande à son institutrice d’en raconter le contenu : ce qu’elle fait avec son talent habituel. Dans le débat qui s’ensuit, on est amené à expliquer que la mère des enfants Baoulé a perdu un de ses bébés, le jumeau de l’aîné de leur nombreuse famille. La tension émotive suscitée par l’évocation de la mort pousse alors un des enfants à s’exclamer : « Moi, mon papy, ze le garde dans mon coeur, dit Louis. Comme ça, il mourrira plus jamais. » (p. 67)

Les bizarreries de la formulation enfantine offrent à l’écrivain la garantie assurée d’un succès aussi facile qu’authentique, car fondé dans la profondeur des sentiments. C’est une pédagogie de l’humour simple que Marie-Aude Murail revendique et pratique avec passion et dévouement. Grâce à son intervention, Cécile a transformé l’école : comme le remarque mémère qui a observé toute la scène : « La BCD était un lieu enchanté et Cécile une magicienne. » (p. 67)

Mais cette école d’Orléans a un nom bien curieux et inhabituel Louis-Guilloux que nous n’avons pas trouvé sur la liste des écoles des diverses circonscriptions de la région. Ce nom serait-il arbitraire et son choix délibéré, dans le but de rappeler des évidences nécessaires ? Louis Guilloux, dans un esprit proche, mais bien différent politiquement, de celui qui a conduit Léon Frapié, défenseur de l’enfance souffrante et victime, à écrire La maternelle (Prix Goncourt 1904), n’est-il pas l’auteur d’Angelina et de La maison du peuple, livres qui mettent en scène la pauvreté et les méfaits de l’industrialisation transformant les artisans en prolétaires ? Et Le pain des rêves ne comporte-t-il pas une interrogation sur les fonctions de l’école qui embrigade les jeunes au nom de la patrie ? On y voit la famille Lhôtellier dans la rue la plus misérable du quartier, comme le seront les enfants Baoulé obligés de vivre dans une gare désaffectée dans la banlieue d’Orléans… La nouvelle école Louis-Guilloux saura-t-elle donner quelque espoir à ces derniers ? Qui, dans la vision de Marie-Aude Murail, sait encore crier « Vive la République » dans la violence et les égoïsmes de la société qui transforme les êtres humains en marchandises et en instruments du profit factice ? C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie de cet article : la famille africaine aux douze enfants Baoulés y assumera une fonction bien spécifique, appelant un morcellement et une complexification de l’intrigue, mais le directeur de l’école, Montoriol, aura aussi un rôle social à jouer, pris comme il est entre sa jeune institutrice et une épouse au conservatisme prudent. La puissance du maternel et du féminin aura besoin du soutien d’un masculin capable de faire triompher l’utopie. Nous verrons bien, en tout cas, si Marie Aude Murail continue à aimer et à faire aimer ses personnages… 


MARIE-AUDE MURAIL (II) :
DE CHARLES DICKENS EN BAOULÉ !!!

par JEAN PERROT

« J’ai un fils de mon intelligence.
- Et de ton coeur, lui dis-je… »

Spiridion, George Sand

« Egayez, égayez, égayez !
C’est le mot d’ordre du patron. Et ça marche. » (1)

Charles Dickens et l’amour du « populo »

L’envergure d’un écrivain, en effet, se mesure, non seulement à son intelligence de l’intrigue et à son investissement personnel dans les affaires du monde, mais aussi à sa générosité, à sa capacité de faire vivre et prospérer, ou mourir, des personnages qui suscitent l’identification active du lecteur. Dans la stimulation du principe de sympathie qui détermine ce genre d’adhésion, Vincent Jouve souligne l’importance du thème de l’enfance (« en tant que genèse ») venant après ceux du désir ou de l’amour.(2) Ce n’est pas Marie-Aude Murail qui contredira cette proposition, elle qui, dans sa récente étude sur Charles Dickens, rappelle, non seulement la proximité affective de l’écrivain et des enfants (« Même les bébés lui tendaient les bras. ») (3), mais aussi l’invention fertile qui anime en permanence sa création dans ce domaine : « Des enfants, des enfants pauvres, malades, démunis et innocents, Dickens en sème à travers toute son œuvre… » (4)

La vie romancée du romancier, on le voit, s’écrit au présent de l’indicatif, comme pour montrer l’éternité ou la qualité mythique, la solidité irrécusable, des gestes évoqués. Mais elle s’écrit aussi au rythme d’une « indomptable énergie » de la narratrice indissociable de l’auteur et parcourt la vie de Dickens, comme celui-ci l’a lui-même vécue, c’est-à-dire au pas de course, « à la diable » (on ne manquera pas le jeu de mots sur le sens de Dickens), dans un halètement du style qui s’accélère lors de l’ascension du Vésuve, dans l’épisode de l’accident de train, dans les grands moments d’une quête permanente du succès, et surtout dans ces pages accompagnant Dickens dans la sorte de suicide qu’il s’administre à coups de lectures publiques hallucinantes ponctuées du massacre répété de Nancy par Bill Sikes. Les différents chapitres sont introduits dans la tradition de Tristram Shandy de Sterne et du roman picaresque du XVIIIè siècle et le lecteur est comme pris à partie, se trouve embarqué dans une extraordinaire aventure, dans un « train de vie » qui implique voyages vagabonds en Angleterre, France, Suisse et Italie ou déménagements avec femme et belle-soeur, gosses, domestiques et bonnes d’enfant à l’appui :

« Vous voyez d’ici le branle-bas ! les domestiques emballent la vaisselle, Kate et sa soeur empilant d’énormes quantités de linge dans un nombre prodigieux de boîtes…  » (5)

Il y a chez l’auteur, comme chez son biographe (on se demande lequel inspire l’autre) une « transe », un héroïsme de l’acte de l’écriture qui est l’incarnation paradoxale d’une légèreté excentrique placée souvent sous le signe du rire : « La plume court, Charles étouffe un rire, avance, fait lever tout son pays d’enfance […] Charles déborde d’inventions loufoques… » (6) Il s’agit pour lui, en puisant dans une vaste connaissance du monde londonien, de ménager par le rire, mais aussi par les pleurs, un lecteur « aimable et intelligent, mais qui a un peu peur de s’ennuyer » (7)

Mais, dira-t-on, cette cible d’un écrivain qui sert, lui aussi, de « patron », n‘est-elle pas aussi difficile à atteindre que le lecteur contemporain, aux yeux de la perspicace critique, en tout cas ? Et Marie-Aude Murail partagerait-elle les préoccupations de Charles dans son exploration de la société d’aujourd’hui : le sous-titre de sa biographie semble l’indiquer : Charles Dickens. Ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatreTout un programme ! Du travail à la gloire ! La revendication commune d’origines prolétariennes, même fantasmées : « Je ne suis pas vraiment pauvre. Les pauvres ne choisissent pas leur vie. » déclarait Éloi dans Vive la République ! (8) Comme elle l’écrivait encore dans la lettre déjà citée de 2004 dans la première partie de cet article, en réponse à certaines remarques que je lui faisais sur Maïté Coiffure (le roman dans lequel Louis, fils de bourgeois, fait son apprentissage du travail manuel dans une filière toujours si déconsidérée dans un système éducatif obsédé par la compétition des élites intellectuelles), Marie-Aude Murail peut dire de son côté : « J'aime le populo, j'aime ma grand-mère couturière, c'est Bonne-Maman et ses expressions, "un vrai cul sans mains"... En fait, j'aime beaucoup de choses, beaucoup de façons d'être au monde. Madame Maïté, son âpreté, son tiroir-caisse, son malheur absolu, je suis allée jusqu'à lui donner le nom de ma mère, peut-être à cause de son courage. Et Louis, son mutisme, ses yeux doux, ses doigts qui craquent, mon fils Charles, lui et pas lui, bien sûr, surprise et bonheur à le voir grandir. Lui se battant dans les rues d'Orléans, eh oui, ça aussi, c'est du "vrai". » Il fallait s’en douter et on l’aura deviné sans peine : il y a du Dickens chez Marie-Aude Murail dans sa quête de « vrai ». La romancière, loin de cultiver une « dickensolâtrie », comme Maria Beadnell, apporte sa différence et évite la répétition, sans déroger au réalisme du maître du loufoque. On comprend qu’elle emploie avec délectation le prénom de Charles dans son essai sur l’écrivain, et il y a aussi sans doute beaucoup de son fils, porteur du même prénom, dans le personnage de cet Éloi, taggeur anti-consumériste (un souvenir du saint Eloi de Bordeaux ?), capable, on l’a vu, de jouer littéralement sa vie sur un coup de dés ! Comme si, en créant ce personnage, Marie-Aude Murail renversait le cours de l’histoire (et des histoires) et devenait en quelque sorte la propre mère littéraire de Charles Dickens.

La réciprocité du roman et de la biographie

L’art du biographe ici ? Faire « grandir » un personnage, participer activement et affectivement au sens d’une destinée tragique hors de pair ! On l’aura remarqué, cette vie de Dickens est précédée d’une dédicace au fils Charles de Marie-aude Murail et d’une citation extraite de David Copperfield : « Deviendrai-je le héros de ma propre vie ? » La question est-elle à usage familial ? Adressée à chaque lecteur, elle ne peut que retentir indirectement sur notre lecture de Vive la République !. Mais que dire des effets de style du biographe dans ce contexte? Ils expriment un goût marqué pour la langue du peuple, pour celle, par exemple, de Sam Weller, inoubliable cireur de bottes: « Désolé, m’sieur, chacun son tour de rôle, comme il disait le bourreau en ficelant ses bonshommes » ou encore « Je ferai mieux la prochaine fois, comme disait la petite fille qui avait noyé son frère et égorgé son grand-père » (9) Et la morale du biographe, alors ? L’amour des pauvres ou l’amour de l’Autre conduisent-ils à traquer et à dénoncer toute la misère du monde ? Smyke, l’enfant martyrisé à Dotheboys ! « La petite Nell est-elle morte ? s’inquiète l’Amérique…

Mais, plus loin, voici bien une autre hantise du biographe ? « Etre populaire », est-ce une tare ? Ainsi on n’oubliera pas de faire les comptes de « l’Audimat » de celui « qui ne tient pas en place » . Ne pas oublier non plus ses « gilets rouges, tapageurs, avec une grosse chaîne en or, bien visible. Boz, c’est lui… » Et aussi se demander « quel papa il est ». Pourtant le lecteur se tromperait en négligeant la grande passion du biographe : le théâtre ! Il est partout chez Dickens comme dans l’œuvre de Marie-Aude Murail. Mais allons à l’objet essentiel de notre lecture : le métier et l’importance de celui qui est, dès la première page, accueilli comme « le plus grand romancier de tous les temps ». un être qui « se tue à petit feu », qui s’épuise à ce qui est plus une passion qu’un travail : la littérature ! Et la question formulée ici par Marie-Aude Murail concerne les deux associés : « Qu’est ce qui me pousse en avant,sans que je puisse résister ? » ( 10) Par où l’on peut vérifier qu’à l’humour et aux idées politiques de l’Anglais qui dérangeait la société victorienne et qui a fondé sa « Guilde de la littérature » pour secourir les écrivains et les artistes dans le besoin, répond aujourd’hui le ludisme (disons, le sérieux !) - un mode de participation autre - de Marie-Aude Murail. Celle qui milite pour la Charte des écrivains et qui est aussi « animauteur », comme elle l’écrit en 2003 dans Auteur Jeunesse, pourquoi le suis-je devenue? Comment le suis-je restée ? (11), va d’école en collège et en lycée, tout comme Charles Dickens arpentait l’Amérique ou l’Angleterre : elle est l’ambassadrice d’une littérature de l’extrême, l’exploratrice de terres de souffrance dans lesquelles la littérature ne s’aventure jamais qu’à ses risques et périls et pour une cause qui la dépasse.

En relation indirecte avec cette vision critique d’une vie romancée, un récent article du journal Le Monde pour la rubrique « France-Société » analysait d’ailleurs certaines formes du « Militantisme » moderne sous le titre « Les anti-consommation veulent changer le monde hors des partis », et citait le livre de Naomi Klein que nous mentionnions dans la première partie de cette étude, ainsi que ceux de Guy Debord, de Paul Ariès et de tous les « Casseurs de pub » ; membres du R.A.P (Résistance à l’agression publicitaire), écologistes et autres organisateurs de manifestations » ludiques » dans le prolongement de Mai 68. (12) Les auteurs montraient bien, bibliographie à l’appui, le caractère juvénile de cet engagement qui concerne les Éloi et les Nathalie de vingt à trente ans, mais qui a des incidences sur l’écriture contemporaine. Comme nous le verrons en conclusion de ces pages, cette écriture, par l’entremise de Marie-Aude Murail et de plusieurs autres écrivains, n’est-elle pas en train d’annoncer l’arrivée sur la scène des Dickens de l’avenir ?

Un manifeste pour la défense de l’enfance par l’école de la laïcité

Ainsi la vision de l’Angleterre victorienne de la romancière est-elle complémentaire (inspiratrice ?) du monde qu’elle construit (et analyse) dans Vive la République !, loin de s’enfermer dans une vision ethnocentrique, Marie-Aude Murail semble relever un véritable défi en multipliant le nombre des familles et celui des enfants qu’elle met en scène dans son roman. L’école qui exprime l’esprit de la République et qui rassemble en principe toutes les catégories sociales, n’est-elle pas le lieu rêvé pour cela ? Un lieu qui n’interdit pas l’utopie, car sa solidité s’appuie précisément sur la convivialité et la générosité de la jeunesse toujours présente. C’est ce que fait observer Georges Montoriol, le directeur de l’école Louis-Guilloux. Celui-ci, comme le note la narratrice, a « eu un rire très juvénile » après avoir échangé avec la jeune institutrice débutante des « éclaircissements sur le caractère des enfants Baoulé et de leurs petits secrets », et, réfléchissant aux incidences du particularisme de ces derniers, il déclare:

« Où, dans quel autre endroit de France, peut-on trouver pareil rassemblement de gens différents ? Des pauvres et des riches, de toutes races, de tant de pays, aux histoires si différentes, qui croient en Dieu, en Jéhovah, en Allah, ou qui ne croient en rien, comme le mécréant qui vous parle ? Et ils jouent ensemble, ils apprennent au code à coude et ils fraternisent. Y-a-t-il un autre endroit où Eglantine de Saint André aurait la chance de rencontrer Toussaint Baoulé et de l’aimer ?  » (13)

L’aristocrate et le sans papiers ? La fille de l’ancien colonisateur et celle du colonisé ? Serions-nous ici dans un des épisodes sentimentaux de L’Instit, cette série télévisée qui doit une part de sa célébrité à Gérard Klein ? Pas tout à fait pourtant et là réside la note spécifique de Marie-Aude Murail, car sa narratrice par son humour introduit aussitôt une distance critique et remarque :

« La cloche sonna, coupant court au lyrisme de M. le Directeur. »

L’intégrité de l’émotion n’en est pas moins préservée, car l’homme ajoute, désamorçant toute dérision prématurée : « Je dois tout à l’école, dit-il brusquement. Et j’espère que l’école me devra un peu quelque chose. » (14) L’engagement laïque réside dans ce principe de « l’échange symbolique » qui régit les sociétés « primitives » analysées par Marcel Mauss : don et contre don s’équilibrent et assurent l’avenir. Tout le roman n’est que la vérification de cette loi inscrite en marge de la société de l’intérêt et du profit. Comme la jeune institutrice de La maternelle de Léon Frapié que nous avons évoquée plus haut, et selon laquelle le personnage féminin central de Vive la république ! que Montoriol va guider dans son travail, est - comme les héroïques institutrices de la Canadienne Gabrielle Roy - une innocente de coeur qui se dévoue entièrement pour ses jeunes élèves. Son action déclenche les débats et, finalement, la générosité de la collectivité scolaire (équipe des enseignante et groupe de parents). Son effet de retour sur l’art du romancier est d’entraîner l’apparition de toute une série de portraits savoureux et haut en relief, comme celui de Chantal Pommier, la maîtresse des CE2, « blindée dans sa jupe après les excès des fêtes » ou celui de Marie-Claude, autre institutrice au « teint gris et le blanc de l’œil jauni » (15).

Mais, au terme du conflit qui, on l’a vu, oppose les enseignants et les parents de l’école Louis Guilloux aux manoeuvres de Louvier, lequel menace l’institution de fermeture et, dans ce but, n’hésite pas à faire renvoyer les réfugiés politiques dans leur pays et à leur faire courir un risque de mort, c’est encore à Georges Montoriol qu’il importe de tirer les conclusions de la victoire obtenue au dénouement :

« Notre école, poursuivit Georges, est assez grande pour accueillir douze enfants qui n’ont plus de patrie. Notre école est assez forte pour protéger douze enfants dont les parents viennent d’être arrêtés. Notre école, l’école de la République se fait un devoir d’apprendre à ces douze enfants, comme à tous nos enfants, à lire, écrire, compter et vivre ensemble. » (16)

Proclamation passionnée, une fois de plus et dont l’emphase qualifiée de « prêchi-prêcha » est dégonflée par l’humour de la chanson du GAP (du Groupe Anti Pub) inspiré une fois de plus par la malice et l’impertinence de l’enfance : « La petite souris est morte, hey, hey, o ! Y a ses boyaux qui sortent. C’est pas beau, c’est pas beau. » (17) Mais le rôle de l’école ne se limite pas à assurer des fonctions pratiques et, du reste, « vivre ensemble » suppose que toutes les parties soient reconnues comme égales, que la parole du citoyen partage le même statut.

Quand les « sans papiers » ne peuvent se faire entendre : contagion d’une berceuse et puissance du maternel de la famille africaine

Et dans Vive la République ! précisément, c’est l’impuissance verbale des adultes sans papiers africains qui est d’abord représentée, en même temps que la honte qui paralyse leurs enfants. Ainsi Eloi, qui, selon la formule bien connue de Goethe a remplacé la prière par la lecture de la gazette quotidienne, fait-il lire à son amie Nathalie la sinistre nouvelle donnée par son journal :

« Une Ivoirienne de vingt-quatre ans, sous le coup d’un arrêté de reconduite à la frontière et en rétention administrative dans un hôtel de Montargis avec ses deux enfants de un et trois ans, s’est jetée de la fenêtre du premier étage… » (18)

L’incapacité à se faire entendre appelle des gestes désespérés et c’est à une conduite semblable que Mme Baoulé semble contrainte par Moussa, l’ami ivoirien de son frère qui lui conseille dans un français particulier (« Isprès, al s’a j’tée d’la fenêt. Pou les papiers. » (19) d’obtenir par ce geste muet ce que la parole ne peut lui apporter. Significativement, et en contrepoint, Nathalie, la militante qui défend les sans papiers, glissera dans le sac de Mme Baoulé un téléphone portable lorsque celle-ci sera enfermée dans le commissariat de police, et cette femme ne sera vraiment sauvée qu’après s’être exprimée à la télévision ! De la même manière, l’une des fillettes Baoulé se mure dans le silence et refuse d’avouer qu’elle a d’horribles douleurs causées par des caries non soignées et ce n’est que grâce à l’intervention du directeur de l’école et de Nathalie qu’elle pourra être soignée. Là, nous sommes vraiment dans l’univers de L’instit dont l’épisode diffusé le 28 septembre 2005 semble s’inspirer presque littéralement.

Et pourquoi pas ? S’exclamera peut-être l’intéressée…

La comédie des jumeaux, héros de la fertilité et de l’humour

La parole, toutefois, est pleine de verve chez les Ivoiriens, au même titre que celle de Sam Weller et autres personnages dickensiens. Ainsi, Mme Baoulé, ignorant la loi Pasqua de 1993, a cru pouvoir obtenir la nationalité française en ayant un enfant, mais elle a mis au monde des jumeaux, ce qui l’amène à plaisanter sur son malheur en déclarant : « C’est pas d’ma faute, dit-elle. J’aime tellement mes enfants que je fais toujou’s la photocopie ! » (20) Illustration originale du mythe des jumeaux qui illumine le roman et de la fascination qu’ils exercent encore aujourd’hui! C’est que Mme Baoulé, comme la Bûcheronne du Petit Poucet « allait vite en besogne et n’en faisait pas moins de deux à la fois ». Chez les Dickens aussi, on l’apprend en lisant Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, cinq enfants et l’accablement devant l’épuisement de sa femme dans les maternités pesaient lourd sur la détermination et l’écriture du romancier. Et on a l’impression que Marie-Aude Murail, par ses jumeaux, a voulu dans son roman exorciser l’horrible vision que Charles, emmené par sa bonne chez les jeunes accouchées, a pu avoir de ces quadruplés, « exposés côte à côte sur un linge propre en haut d’une commode. » (21) La parole vive contre ainsi le fantasme des corps immolés ! Le poids de l’inconscient se trouve neutralisé par l’expression des voix différentes et par une burlesque inflation de jumeaux dont l’onomastique suscite une créativité ludique particulière : leurs prénoms, en effet, traduisent les effets de miroir - les ressemblances et les différences – et les logiques animistes qu’entraîne la dynamique gémellaire. Ainsi Toussaint répond-il à Fête des Morts (logique du temps ritualisé), Honorine à Victorine, toutes deux « sept ans et « pipelettes » (l’identité), Félix à Tiburce, l’un « mollasson, l’autre « plutôt trop dégourdi » (la logique des contraires). Bref, nous assistons à un déchaînement baroque de la « pensée primitive » qui définit le sujet dans un contexte culturel introduisant un décalage amusant par rapport au contexte européen. Déchaînement couronné par le triomphe que représente l’apparition finale du couple suprême : celle des jumeaux inattendus, pour lesquels « Mme Baoulé dut faire un détour par la maternité » dans l’épilogue. Et quels prénoms pour ces derniers nés de la dynastie : Auguste et Napoléon ! (22) Leurs noms traduisent une pulsion mégalomaniaque grotesque, mais « bon enfant » ! La passion des jumeaux, on le sait depuis les travaux de Marc Soriano, c’est à un autre Charles que nous la devons : à Charles Perrault, qui prit un jour sa « revanche de cadet » par l’écriture, l’homme de lettres, et tous ceux qui recourent au mythe à sa suite, devenant par une invisible prolifération de rhizomes intertextuels, les doubles virtuels de héros morts ou disparus. Et, dirons-nous, c’est comme si dans le cas présent, l’auteur de la biographie de Dickens, se hissait par contrecoup à l’état de jumeau de son propre personnage héroïque. Oublié Nils Hazard, simple double d’un universitaire séducteur et chasseur d’énigmes dans les romans de Marie-Aude Murail de 1991 à 1998 ! Comme disait Nils qui n’avait pas une « tête d’enterrement », « il y a des pourquoi qui sont veufs de parce que. » … (23)

Polyphonie africaine

Mais la verve des Africains de Vive la république ! éclate autant chez les parents que dans le groupe d’enfants où se manifeste une véritable polyphonie due à l’abondance des personnages prenant la parole. Polyphonie plus réduite lorsque, par exemple, une partie des Baoulé est réunie dans « l’île des Cannibaoulés » dans le chapitre 9 intitulé « Qui parle de bonheur ? », ou dans le passage situé à la fin du chapitre 25 montrant deux d’entre eux avec Mémère dans le « fast food » en train d’imaginer « l’école en Burger ». D’une manière générale, Marie-Aude Murail, dans d’authentiques morceaux debravoure, exploite le procédé qu’elle avait déjà mis au point dans Mon bébé à 210 francs (1990), et qui, selon l’analyse formulée par Patrick Joole et Christine Plu, « plonge le lecteur au cœur d’un univers familial bruyant, une sorte de cacophonie reflétant les désaccords et les inimitiés. » (24) Reflétant, dirons-nous, aussi bien les enthousiasmes et les joies, comme le montre le vacarme familial dans le squat de la gare SNCF :

« On mangeait sous l’auvent de la gare quand il pleuvait ou assis sur les rails quand le temps s’y prêtait. On parlait de l’école, les grands faisaient rigoler les petits en imitant Mémère : « Petits Veauyou! » ou bien Montoriol… » (25)

Comme le montrent aussi « les grandes retrouvailles de la tribu Baoulé » au cours desquelles « ils avaient tant de merveilles à se raconter ». La complexité énonciative appelle alors un brouhaha de voix indirectement rapportées (« La maison du docteur Pommier avait déjà fait l’objet de plusieurs descriptions de la part de Prudence et de Pélagie. La baignoire à remous avait été plébiscitée … ») et la démonstration virtuose d’un mélange de faits rapportés et d’observations dues à une « voix pensée » qui parodie avec drôlerie celle des mères (« Clotilde leva les yeux d’extase. Ce petit Martin, qu’il était mignon ! Mais on se faisait bien du souci pour la prémolaire qui lui gonflait la gencive sans vouloir sortir. Il allait nous faire une otite. Et Lola était trop jolie. Clotilde lui donnait son bain. ») (26).

Le chant de la mère

La libération véritable de la parole dans cet univers, toutefois, commence avec celle des mères retrouvant une authenticité qui avait été réprimée ou aliénée. Elle intervient ainsi pour la mère d’Eloi, lorsque son fils est grièvement blessé. Cette émergence explicitement soulignée caractérise surtout celle de la voix de Mme veuve Baoulé, lorsque celle-ci apprend qu’elle risque d’être séparée de ses enfants : l’oralité de l’écriture éclate alors dans la reproduction de la berceuse que cette femme se met à chanter en prenant son enfant dans ses bras : « - Bébé , ô bébé, nouan zoe khoh, bébé ô béb, nouan zoe gbiyako… » (27) Le lyrisme de la scène est rendu plus discret et pudique par le retour au secret de la langue maternelle et à la mélodie qui fait irruption dans un contrepoint mettant fin à la tension dramatique de l’instant. Le langage et les soins des présences féminines offrent ainsi une sorte d’enveloppe sonore favorable à l’éclosion de la voix ultime du « héros ».

L’épilogue et les grandes espérances : par où la chanson d’Alphonse redouble celle de Charles Dickens

Vive la république ! est augmenté d’un épilogue, tout comme Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre. Marie-Aude Murail est ici fidèle au procédé qu’elle a repéré chez l’Anglais et qui, faisant suite à des « péripéties comiques ou pathétiques », permet à l’écrivain de « ramener chacun au bercail pour qu’à l’épilogue tous soient là, comme les acteurs au dernier rappel.» (28) Mais il était impossible de ramener autrement qu’en songe sur la scène finale de la biographie les deux mille personnages que Dickens a créés. Et il était tout aussi difficile de rassembler tout le personnel du roman au dénouement de Vive la République ! Aussi Marie-Aude Murail a-t-elle fragmenté l’épilogue en scènes multiples. Mais la dimension théâtrale est préservée jusqu’au bout dans son récit et c’est du haut du pont de la Loire que quatre des enfants Baoulé contemplent le flot d’un fleuve devenu le symbole du temps mythique auquel ils ont maintenant accès. C’est alors qu’Alphonse, l’aîné qui a été placé chez le directeur Montoriol, lorsque la famille était dispersée, prend la parole et se met à chanter, sur un mode qui rappelle Tête à rap de Marie-Aude Murail de 1994:

Avec son crayon, son cahier,
Alphonse va redessiner
Une école pour tous les enfants,
Un tableau, une chaise et des bancs,
Un cartable pour chacun,
Pour reconstruire la vie demain . (29)

La parole, certes, est « simple » comme dans le roman de Marie-Aude Murail de 2004 de ce titre, et sa magie appartient au jeu de la satisfaction hallucinatoire. Mais cette « magie », comme celle des contes de Cécile, reçoit la caution de la narratrice romancière qui ajoute les derniers mots : « Et c’était vrai. » Une telle déclaration est plus qu’un simple soutien stratégique de l’auteur. C’est aussi un écho indirect de cette quête de la « vérité » qu’elle a partagée avec Dickens. Et c’est bien comme la répétition d’un acte prémonitoire de Dickens enfant qu’il faut considérer le geste d’Alphonse. Dans sa biographie, Marie-Aude Murail rappelle, en effet, cet épisode mémorable de la cinquième année de l’écrivain anglais, qui le vit « triompher, debout sur une table, dans un répertoire de chansons comiques » ; elle commente alors la précocité des « grands hommes » qui « se mettent à parler dès le berceau » (30). Alphonse, n’est ni Napoléon, ni Auguste et, certes, ne revendique pas un tel don, mais sa chanson est bien l’annonce d’un avenir à « reconstruire », après la levée du béton qui a obstrué portes et fenêtres du squat familial, après que le danger de l’enfermement raciste ait été conjuré. Par la magie de l’école de la République, par l’énergie et la solidarité que celle-ci fait encore naître…

Jean Perrot

* in Mondialisation et littérature de jeunesse, Jean Perrot, Éditions du Cercle de la librairie, collection Bibliothèques, 2008, 381 pages, 46 €.

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Notes

1) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, Paris : l’école des loisirs Coll. Belles Vies, 2005, p. 119.

2) Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris : PUF écritures, 1992, p. 138.

3) Marie-Aude M : Charles Dickens… op. cit., p. 100

4) Ibid. p. 101.

5) Ibid., p. 108.

6) Ibid., p. 58.

7) Ibid., p. 119.

8) Marie-Aude Murail, Vive la République !, op. cit., p. 132.

9) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., pp. 60-61..

10) ibid., p. 124.

11) Marie-Aude Murail, Auteur jeunesse. Comment le suis-je devenue ? Comment le suis-je restée ?Paris : Editions du Sorbier, 2003, op. cit., p.49.

12) Audrey Garric et Adeline Percept, « Militantisme. », Le Monde. Dimanche 25-lundi 26 septembre 2005, p. 6.

13)Marie-Aude Murail, Vive la République !, op.cit., p. 143-144.

14) Ibid.

15) Ibid., p. 126.

16) Ibid.p. 311.

17) Ibid.

18) Ibid., p. 105

19) Ibid., p. 165.

20) Ibid., p. 95

21) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p.9.

22) Marie-Aude Murail, Vive la République !,op. cit., p. 315.

23) Marie-Aude Murail, Auteur jeunesse…, op. cit., p. 10.

24) Patrick Joole et Christine Plu, « Entendre la littérature à l’école et au collège » in « Voix. Oralité de l’écriture », Le Français Aujourd’hui, N°150, septembre 2005, p. 62.

25 ) Marie-Aude Murail, Vive la République !, op. cit., p. 97.

26) Ibid., pp.251-252.

27) Ibid., p. 167.

28) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p. 117.

29) Marie-Aude Murail, Vive la République !,op. cit., p. 321.

30) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p. 8.

Edmund Husserl

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