Jean Perrot avait envoyé à Marie-Aude Murail ce texte qu'il avait consacré à Vive la République ! puis le livre où il figurait, Mondialisation et littérature de jeunesse*, avec cette dédicace : "À Marie-Aude, ce livre à qui elle a offert une belle conclusion, et par conséquent une ligne directrice, en souvenir de nos rencontres littéraires et amicales. Jean."
ÉCOLE LAÏQUE ET MONDIALISATION…
OU “VIVE LA RÉPUBLIQUE !” DE MARIE-AUDE MURAIL (I)
par Jean Perrot
On a peut-être oublié l’époque pionnière de la fin des années quatre-vingts, alors que, dans le sillage du courant féministe, et avec des titres comme Baby-Sitter blues, Un dimanche chez les dinosaures, Mon bébé à 210 francs, et tant d’autres de ses récits à l’humour caractéristique, Marie-Aude Murail prospectait et débusquait les dysfonctionnements, mais aussi les joies et les nouvelles convivialités de la famille et de la société d’alors. C’est avec le même esprit pugnace et impertinent, mais avec des préoccupations planétaires et sous l’égide de la Convention des Droits de l’Enfant, et aussi avec la même générosité et un métier confirmé que la romancière aborde dans Vive la République !, son dernier roman publié en 2005 chez Pocket jeunesse, les problèmes posés aux citoyens par la nouvelle économie et la mondialisation.
Elle met l’accent sur le déracinement croissant des populations, sur les nouvelles pratiques culturelles et sur le racisme qui affectent et transforment le paysage français. Ainsi, mêlant fiction et information par l’intermédiaire de son personnage principal, un adolescent révolté qui propage les idées exprimées dans un livre au titre incomplet No logo dont l’auteur n’est pas mentionné (p. 130), elle s’insurge contre l’aliénation des jeunes transformés en mannequins par les nouvelles techniques de publicité des marques et elle rappelle à ce sujet que : « Au Lesotho, en Afrique, des centaines de femmes travaillent neuf heures par jour sur leurs machines à coudre à la lumière des néons. Ça leur rapporte cent euros par mois. Sans assurance médicale, sans congé maternité. Tout ça pour faire des tshirts Levi’s ! » (p. 60)
Un lecteur un peu averti aura remarqué que le livre en question est celui de Naomi Klein publié en 2000 et que son titre développé est No Logo : No Space, No Choice, No Jobs. L’auteur, une jeune journaliste canadienne est devenue une sorte d’icône de la résistance à la tyrannie des marques commerciales et aux processus brutaux de la mondialisation. No Logo est encore un site internet sur lequel on pourra en ce moment découvrir les dessous politiques des évènements qui ont affecté Haïti récemment…
Marie-Aude Murail aborde en fait la question de l’identité personnelle et les fonctions dévolues à l’école de la République dans un cadre qui se traduit par une aggravation des inégalités et une impuissance accrue des défavorisés et laissés pour compte par l’accroissement des richesses de quelques uns. Déjà dans Maïté Coiffure (École des Loisirs, 2003) et dans Simple (École des Loisirs, 2004), c’est le contrepoids à opposer à une tradition élitiste et un « racisme » qui élimine les « canards boiteux », qu’il s’agisse des handicapés sociaux ou physiques, qui était considéré et exploré.
Auparavant, dans Golem (Pocket Jeunesse, 2002), avec son frère Lorris et sa sœur Elvire dite aussi Moka, Marie-Aude Murail avait traité dans un ambitieux projet, les incidences de la société de marché sur la pratique des jeux vidéo des jeunes des banlieues et dénoncé vigoureusement l’aliénation imposée par les multinationales à une génération dont les forces vives sont spoliées et détournées de tout but humaniste légitime.
Rassemblant les divers dilemmes posés par une réalité contemporaine en pleine mutation, Marie-Aude Murail remet aujourd’hui en jeu le poids de l’école dans le contexte de l’immigration et des difficultés économique qui multiplient les sans papiers et le racisme ambiant. Alors que Golem et d’autres récits braquaient le projecteur critique sur les enfants de l’immigration maghrébine, c’est la question des familles africaines, et en particulier, de celles qui viennent de la Côte d’Ivoire qui passe au premier plan. Question d’actualité terrible, après les incendies tragiques qui ont eu lieu à Paris cet été. Question qui est l’objet de regrettables confusions, car, on l’oublie trop souvent, les enfants mis en cause sont souvent français, eux-mêmes. On voit que l’enjeu du littéraire ici est indissociable d’une investigation politique plus générale. Marie-Aude Murail, repose aussi directement à cette occasion la question de la formation des enseignants, notamment pour l’enseignement de la littérature et l’apprentissage de la lecture. Elle apporte un point de vue original que l’on pourra mettre en parallèle avec les articles portant sur « La littérature de jeunesse : repères, enjeux et pratiques » qui constituent l’essentiel du dernier numéro 149 de la revue Le Français Aujourd’hui reparue en mai 2005 sous un nouveau format chez Armand Colin. Elle est donc encore une fois à la pointe d’une écriture vigilante qui s’efforce de rester en prise avec une société où la question de l’enfance constitue un enjeu majeur de notre temps.
Tous ces éléments nous engagent à examiner de près le roman dont le titre Vive la République ! nous inciterait plutôt à attendre une défense de la spécificité française, institution que certains considèrent comme menacée par le projet de la construction européenne, avec son école laïque limitée par les développements de la privatisation. Aurions-nous là un cocorico lancé facétieusement au visage des lecteurs en mal de défense du territoire national ? Ce serait peu connaître un écrivain qui défend bec et ongles une conception plus complexe de la liberté.
La parole duelle
Marie-Aude Murail est bien connue et appréciée pour son franc parler qui fait fi des censures et des tabous. Et ce sont deux sortes de libertés verbales qu’elle pratique avec ses personnages : la première est celle des gens de pouvoir, possédants ou tentés par la possession, hantés par l’avoir, par la revendication de l’avoir comme marque de distinction et de suffisance. Ce « personnel » narratif se laisse aller à l’expression crue de ses désirs et l’on verra que le face à face du lecteur avec ces icônes négatives de la hiérarchie sociale n’est pas sans danger pour la romancière qui prend en charge leurs pulsions, même si elle entend finalement les confondre.
La deuxième forme d’expression libérée se situe sur le versant « positif » de la narration : c’est celle du « peuple », des gens authentiques et vrais, car ils possèdent, comme Gavroche, les qualités de cœur qui en font les héros naturels de l’univers fictif. Il va de soi que ces personnages sont les représentants, ou les incarnations heureuses ou malheureuses, et toujours plus ou moins impertinentes, de l’Enfance, détentrice de la vérité, de la vertu et dépositaire de la foi en l’avenir (littérature de jeunesse oblige ?).
La rencontre et, le plus souvent, le heurt, de ces deux langages assurent les mécanismes de l’humour et le sel dont se pare une intention narrative toujours en quête de saillies et de rebondissements susceptibles de capter la bienveillance des lecteurs. Vive la République !, un récit à la troisième personne dont la narratrice ne paraît pas se distinguer de la voix de la romancière, est l’illustration parfaite d’une stratégie romanesque qui associe magies et contre-magies du verbe pour provoquer surprises et interrogations du récepteur : l’originalité des personnages, en effet, se cristallise dans leurs expressions imagées. Des figures de rhétorique les mettent directement ou indirectement en scène et s’amplifient dans les échos ou réactions que leurs formules suscitent dans un entourage, toujours placé comme au spectacle, au premier rang d’un public qui enregistre et répercute les effets déployés par la dramaturgie de la narration.
Celle-ci sacrifie volontiers à Guignol, mais son but véritable est de toucher les coeurs par une émotion purifiante qui est le but ultime de la morale de la romancière. Encore faut-il que la première série d’expressions ne porte pas atteinte au crédit de confiance que le lecteur sera capable d’attribuer à cette mise en scène qui repose encore sur un art consommé de la construction de l’intrigue et sur un engagement qui a pour clef de voûte le respect (la passion) des droits et des visages de l’enfant. Dans un message électronique qu’elle m’adressait en mars 2004, Marie-Aude Murail écrivait : « Ce qui me guide quand j’écris, c’est l’amour de mes personnages. » Personnages inspirés par son entourage proche dans un propos réaliste qui certes a besoin des mythes pour donner des ailes à l’imagination, mais qui est toujours ancré dans la vie. Nul doute que l’adolescent central de Vive la République !, avec ses combats et ses errances sur le chemin d’une vérité donnant sens à l’existence n’ait quelques rapports avec l’Émilien des années 90 dont la parole et les bons mots servaient déjà à dénoncer la perversité des discours imposés par les marques…
L’ombre portée du masculin
C’est bien comme une claque délibérée aux conventions « respectables » du genre romanesque adressé à la jeunesse par un écrivain qui n’oublie pas de mentionner dans sa présentation qu’elle est « chevalier de la Légion d’honneur » que, dès la page 3 de Vive la République !, sonne la déclaration de « l’homme en cravate et bras de chemise » visitant, en compagnie d’une « femme en tailleur fuschia » l’école primaire « Louis-Guilloux, Ecrivain français (1899-1980) » d’une ville qui est sans doute Orléans (mais dont l’imprécision sera maintenue jusqu’au bout). Ces deux personnages se sont introduits dans la place à la suite de Cécile, qui sera l’héroïne du récit, jeune institutrice tout juste sortie de son IUFM et qui, dans le point de vue du narrateur omniscient, observateur de la scène, s’émerveille de découvrir « une vaste cour plantée de tilleuls » dans laquelle « les trilles d’un oiseau triomphaient : « une petite école ignorée du monde sous un toit de ciel bleu. » Cette vision d’un lieu idyllique qui enchante une jeune fille enthousiaste, dont la vocation a été inspirée par sa « première maîtresse d‘école », est brisée, par la « brutalité de l’expression » que lance le visiteur : «- Hein ? dit l’homme dans son dos. On croirait jamais, vu de la rue. En plein centre ville, avec les administrations, les collèges, les magasins. Il y a de quoi se faire des couilles en or ! » (p. 11)
Certes, la formule signe la vulgarité de celui qui, on l’apprendra, s’appelle Louvier et qui intrigue pour faire disparaître cette « école de la République » afin d’installer à sa place un « Tchip Burger » ; l’homme est directeur d’une chaîne de cette sorte de restaurant dispensant ces « Tchips » qualifiés un peu plus loin par Éloi, le futur amoureux de Cécile, de « steaks de vache folle sur un lit de cholestérol. » (p.16) L’effet immédiat de l’obscénité de Louvier, est de faire « flamber » les joues de la jeune fille, blessée dans son rêve par cette agression verbale d’un macho sans pudeur. Cet acte a des incidences perverses sur ses pensées mêmes et entraîne un ressassement remarqué par Nathalie plus loin (p.59) La narratrice, de son côté, ne se prive pas d’insister sur l’impact insoupçonné que cette agression a pu avoir sur son avenir : « Cécile ne remarqua pas que le hasard, ou le destin, mettait sur sa route pour la troisième fois l’homme aux couilles d’or » (p.17) La technique narrative du style indirect et de la «vision avec » laisse peu de place à la distance critique et à une évaluation du point de vue du narrateur.
Car jusqu’ici le lecteur, lui-même, ignore tout de la signification symbolique de ce langage. Il ne découvrira que progressivement la réalité scandaleuse qu’elle recouvre : la nature basse d’un pur produit de l’économie de marché commandée au mépris de toute valeur par la seule quête du profit, contre laquelle Marie-Aude Murail va diriger ensuite ses pointes avec le mordant et l’indignation auxquels nous ont habitués ses romans antérieurs.
Ainsi le jeune lecteur, vierge de tout renseignement et donc supposé innocent, doit-il supporter longtemps le poids d’une indécision concertée (car elle fait partie du suspense) qui suppose une certaine audace de la part de la romancière. Mieux, celle-ci n’a pas froid aux yeux, car cette métaphore sera relayée ensuite par un lapsus assez surprenant de l’Inspecteur, « le Tueur », qui rend visite à Cécile dans sa classe. Commentant le sens du mot « casse-cou » et dénonçant les excès d’un « imaginaire » des « pédagogues » dangereux pour les enfants, cette autorité hiérarchique se laisse aller à dire : « La liberté du pédagogue a ses limites et au-delà de celles-ci, je crie : « Attention, casse-couill… Hum, casse-cou ! » (p. 260)
Formule tout aussi impropre dans une classe de CP que surprenante dans ce genre de roman ! On voit que le projet de dérision carnavalesque correspond à une émancipation jubilatoire de la romancière qui, attaque le machisme ambiant sur son propre terrain et avec des arguments frappants. Elle en rajoute encore lorsqu’à la fin du récit qui entérine la déconfiture des méchants, elle prête encore ces mots à l’ivrogne emprisonné avec les Africains défendus vigoureusement par Nathalie, l’infirmière intérimaire qui « n’aimait pas les gens. Elle aimait l’Humanité » (p.103). Cette jeune militante qui « préférait le travail de nuit, le plus dur, auprès des grabataires et des malades enfin de vie » (p.105) a aidé avec succès les sans-papiers et s’est distinguée par sa passion de la justice et du droit et la vigueur de son intervention. D’où la formule d’approbation hardie : « ça, c’est une fille qui a des couilles ! s’enthousiasma l’ivrogne. » (p. 280).
Certes le lecteur ou la lectrice qui a pris le parti des faibles et des opprimés est prié(e) ici de rire jaune à ce mot qui consacre définitivement la stupidité et la vulgarité des grotesques. Du patron de Tchip Burger, en passant par l’Inspecteur et jusqu’à l’ivrogne qui sent son Marméladov dostoïevskien, un voyage au bout de la nuit de l’absurde a déployé hardiment (le mot d’esprit dans ses relations avec l’inconscient ?) le crible de l’impertinence féminine, sans se formaliser des normes et du qu’en dira-ton…
L‘innocence enfantine et le jeu à la rescousse
Nathalie incarne la figure énigmatique de la militante sans autre passion que celle de la lutte politique. C’est elle qui déclare qu’il « faut faire la révolution » (p. 106). Son personnage, toutefois, ne manque pas d’ambiguïté (« Elle était la générosité même, mais si violente que personne ne pouvait l’aimer », p. 96) et son langage offre l’amorce de l’humour populaire qui va servir d’assise à la contre-offensive morale organisée par la romancière. C’est elle qui marque au sceau d’une formule savoureuse le personnage féminin négatif dont Louvier va se servir pour parvenir à ses fins : « une espèce de bonne femme de la préfecture, une emperlouzée de première. » (p.105), « la pouf en rose » (p.192), Nathalie, néanmoins, ne possède ni la grâce ni la légèreté « musicale » de (Sainte ?) Cécile et suscite les remarques caustiques de la narratrice qui prend ses distances avec elle et souligne bien qu’elle ne « faisait jamais la vaisselle et laissait s’encrasser les éviers. » Partageant un appartement avec Eloi, qui au dénouement, se libèrera et rejoindra Cécile chez elle, Nathalie dans le désordre de sa chambre vit dans un « innommable boxon ». Elle incarne caricaturalement les contradictions d’une révolte non maîtrisée : « Car Nathalie qui poussait fort loin l’esprit de révolte, fumait pour emmerder les non-fumeurs et écrasait ses mégots à côté des cendriers par refus de l’ordre établi. » (p.104)
Ainsi, en contrepoint de ces excès, le héros authentique de Marie-Aude Murail ne va pas sans une certaine simplicité. Éloi, qui participe au « tag » des affiches publicitaires, se laisse aller à des jeux de mots puérils (« J’y go » pour « j’y vais »). Répliquant à Nathalie qui s’insurge contre la « proprieté privée », il déclare, nu sur son lit : « Eh bien, moi je fais don de mes fesses à la collectivité. » (p. 104) Il détourne comme dans un jeu de fausses pistes le policier chargé de le surveiller. Enfin, la chanson qu’il retient possède toutes les caractéristiques du « folklore obscène des enfants » cher à Claude Gaignebet : « Un petit animal, les quatre pattes en l’air… me montrait son derrière. » (p. 108). Bref, il est plus proche des pratiques du jeu cathartique de l’enfant, tel que celui-ci est exprimé par Audrey avec Philippine dans une mise en scène ludique avec un singe et des poupées. L’enthousiasme de la fillette avait été bafoué par son père, alors qu’elle admirait le chant d’une vedette du groupe « Street Generation ». Celui-ci lui avait vulgairement déclaré : « Qu’elle chante ou qu’elle pète, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? » (p.58). Dans le jeu qui exorcise et dédramatise ensuite cette obscénité, les fillettes reprennent ce motif : « Et alors, dit Philippine, il y aurait Baptiste qui ferait que péter dans la classe. Elle attrapa le singe et le fit s’accroupir avec des « prout, prouts » jouissifs. Audrey hurla de rire. Mais Philippine fut inflexible et mit le singe au coin » (p. 181)
L’adjectif « jouissif » témoigne de l’adhésion de l’instance narrative au jeu de l’enfant. Ce dernier offre le retournement burlesque des préjugés et des rigidités de l’adulte. Le roman est bien une petite machine visant à désamorcer la violence parentale : la valeur morale de ses arguments se mesure à la part d’humour plus ou moins bon enfant qui en offre les signes extérieurs et la garantie.
Ajoutons qu’Eloi est l’incarnation même d’une liberté fantasque qui se joue dans le paradoxe de l’aléatoire : toutes les fois qu’il doit prendre une décision importante pour son avenir, il recourt au jeu de dés. Alea jacta est ! pourrait être sa maxime (le temps des mythes est aussi un enfant qui joue aux dés !), jusqu’à ce que l’expérience des réalités de la vie le conduise à se réformer et à entreprendre des études pour avoir un métier…
La magie des histoires et la pédagogie
Cette proximité de l’adulte et de l’enfant commande en fait toute la pédagogie de Cécile qui, ne se sentant pas préparée à sa tâche par la formation dispensée en IUFM (nous laissons ici à Marie-Aude Murail le soin de répondre aux critiques des « spécialistes » du dernier numéro de la revue Le Français Aujourd’hui que les méthodes d’enseignement de la lecture de Cécile ne manqueront pas de provoquer !), se fie à son instinct pour improviser des histoires répondant aux problèmes affectifs et humains surgis dans le contexte de la classe.
Ainsi, dès le début du récit, pour dédramatiser l’impact que pourrait avoir le spectacle du visage brûlé d’un enfant africain de sa classe (le petit Ivoirien appelé « Fête des Morts » et dont on apprend que « la brûlure, en cicatrisant de façon anarchique, avait fait une bouillie de la chair, rongeant l’oreille au passage. » p. 22), Cécile se prend à dire qu’elle a connu « un bébé lapin à qui s’est arrivé ». Dans un dialogue avec ses élèves présenté comme une écoute et un échange sensibles de l’enseignante proche de ses élèves, la jeune institutrice aperçoit le titre d’un album anodin La famille Lapinou prend le train dont le titre annonce la prédominance des stéréotypes les plus éculés de la littérature de jeunesse. Elle s’en sert d’abord pour détendre l’atmosphère tendue de la classe (« Elle l’avait appelé Crotte-Crotte »), ce qui déclenche une scène mimée par un élève turbulent qui se présente alors comme « Baptiste Crotte-Crotte » (un peu sur le modèle du jeu d’Audrey et de Philippine tout juste mentionné) et provoque l’hilarité de la classe tout entière. Ainsi Cécile peut-elle introduire sa propre version : « elle inventa au fil des mots la terrible aventure du petit lapin brûlé au berceau. » (p.23). Lapinou, l’animal héroïque symbolisant l’enfant doux et sans défense reviendra sans cesse au cœur des séances qui suivront. Il est le personnage principal d’une représentation théâtrale réussie donnée par les élèves. Mieux, il est l’objet de l’identification du petit Léon qui fait une fugue, lorsqu’il apprend que sa famille est menacée : « Il était Lapinou et il les sauverait tous » (p. 168). Pathétique identification, car dans ce passage qui décrit un véritable cauchemar, Léon revit l’assassinat de son père tué en côte d’Ivoire par les jeunes miliciens qui s’opposaient au gouvernement auquel sa famille est liée. Enfin, le stéréotype de Lapinou irradie subrepticement la narration elle-même, qui le réutilise dans les titres, comme dans le chapitre 19 intitulé « Où Lapinou n’a plus de terrier. » (p. 210) L’humour à la portée des enfants affiche une fausse naÏveté qui est la marque de la duplicité de l’écrivain pour la jeunesse. Marie-Aude Murail donne ici le meilleur de son art qui sait émouvoir ses lecteurs sans mièvrerie, mais avec une forte charge affective déclenchant à la fois l’indignation et l’identification participative.
Inutile de préciser que l’aspect provoquant de la pédagogie de Cécile, « qui eut le sentiment qu’elle jouait avec le feu », sera source de conflits aigus avec les parents bourgeois de la classe. La complicité pédagogique qu’implique la prise en compte des besoins affectifs réels de l’enfant, suggère Marie-Aude Murail, va de pair avec la marginalité sociale : ainsi, plus loin, une femme de service surnommée Mémère considère-t-elle que Cécile ne pouvait pas être une institutrice, mais « au mieux, une remplaçante. » (p.65) C’est que la perspective d’un enseignement qui a des fonctions thérapeutiques doublant l’apprentissage technique et culturel ou reléguant celui-ci au second plan, va à l’encontre de tous les préjugés d’une société qui ne mise que sur la compétition féroce et sur la réussite d’une élite, sans considération pour les faibles et les opprimés.
D’une manière symétrique encore dans le roman, l’humour représenté par les déformations du langage enfantin offre la conclusion de l’histoire tragique racontée par Cécile pour dédramatiser l’angoisse de la mort. La scène se passe dans la BCD de l’école, lorsque l’un des élèves Ivoiriens de la classe, Démor, découvre son nom dans le titre d’un autre album Bonjour, madame la mort et demande à son institutrice d’en raconter le contenu : ce qu’elle fait avec son talent habituel. Dans le débat qui s’ensuit, on est amené à expliquer que la mère des enfants Baoulé a perdu un de ses bébés, le jumeau de l’aîné de leur nombreuse famille. La tension émotive suscitée par l’évocation de la mort pousse alors un des enfants à s’exclamer : « Moi, mon papy, ze le garde dans mon coeur, dit Louis. Comme ça, il mourrira plus jamais. » (p. 67)
Les bizarreries de la formulation enfantine offrent à l’écrivain la garantie assurée d’un succès aussi facile qu’authentique, car fondé dans la profondeur des sentiments. C’est une pédagogie de l’humour simple que Marie-Aude Murail revendique et pratique avec passion et dévouement. Grâce à son intervention, Cécile a transformé l’école : comme le remarque mémère qui a observé toute la scène : « La BCD était un lieu enchanté et Cécile une magicienne. » (p. 67)
Mais cette école d’Orléans a un nom bien curieux et inhabituel Louis-Guilloux que nous n’avons pas trouvé sur la liste des écoles des diverses circonscriptions de la région. Ce nom serait-il arbitraire et son choix délibéré, dans le but de rappeler des évidences nécessaires ? Louis Guilloux, dans un esprit proche, mais bien différent politiquement, de celui qui a conduit Léon Frapié, défenseur de l’enfance souffrante et victime, à écrire La maternelle (Prix Goncourt 1904), n’est-il pas l’auteur d’Angelina et de La maison du peuple, livres qui mettent en scène la pauvreté et les méfaits de l’industrialisation transformant les artisans en prolétaires ? Et Le pain des rêves ne comporte-t-il pas une interrogation sur les fonctions de l’école qui embrigade les jeunes au nom de la patrie ? On y voit la famille Lhôtellier dans la rue la plus misérable du quartier, comme le seront les enfants Baoulé obligés de vivre dans une gare désaffectée dans la banlieue d’Orléans… La nouvelle école Louis-Guilloux saura-t-elle donner quelque espoir à ces derniers ? Qui, dans la vision de Marie-Aude Murail, sait encore crier « Vive la République » dans la violence et les égoïsmes de la société qui transforme les êtres humains en marchandises et en instruments du profit factice ? C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie de cet article : la famille africaine aux douze enfants Baoulés y assumera une fonction bien spécifique, appelant un morcellement et une complexification de l’intrigue, mais le directeur de l’école, Montoriol, aura aussi un rôle social à jouer, pris comme il est entre sa jeune institutrice et une épouse au conservatisme prudent. La puissance du maternel et du féminin aura besoin du soutien d’un masculin capable de faire triompher l’utopie. Nous verrons bien, en tout cas, si Marie Aude Murail continue à aimer et à faire aimer ses personnages…
MARIE-AUDE MURAIL (II) :
DE CHARLES DICKENS EN BAOULÉ !!!
par JEAN PERROT
« J’ai un fils de mon intelligence.
- Et de ton coeur, lui dis-je… »
Spiridion, George Sand
« Egayez, égayez, égayez !
C’est le mot d’ordre du patron. Et ça marche. » (1)
Charles Dickens et l’amour du « populo »
L’envergure d’un écrivain, en effet, se mesure, non seulement à son intelligence de l’intrigue et à son investissement personnel dans les affaires du monde, mais aussi à sa générosité, à sa capacité de faire vivre et prospérer, ou mourir, des personnages qui suscitent l’identification active du lecteur. Dans la stimulation du principe de sympathie qui détermine ce genre d’adhésion, Vincent Jouve souligne l’importance du thème de l’enfance (« en tant que genèse ») venant après ceux du désir ou de l’amour.(2) Ce n’est pas Marie-Aude Murail qui contredira cette proposition, elle qui, dans sa récente étude sur Charles Dickens, rappelle, non seulement la proximité affective de l’écrivain et des enfants (« Même les bébés lui tendaient les bras. ») (3), mais aussi l’invention fertile qui anime en permanence sa création dans ce domaine : « Des enfants, des enfants pauvres, malades, démunis et innocents, Dickens en sème à travers toute son œuvre… » (4)
La vie romancée du romancier, on le voit, s’écrit au présent de l’indicatif, comme pour montrer l’éternité ou la qualité mythique, la solidité irrécusable, des gestes évoqués. Mais elle s’écrit aussi au rythme d’une « indomptable énergie » de la narratrice indissociable de l’auteur et parcourt la vie de Dickens, comme celui-ci l’a lui-même vécue, c’est-à-dire au pas de course, « à la diable » (on ne manquera pas le jeu de mots sur le sens de Dickens), dans un halètement du style qui s’accélère lors de l’ascension du Vésuve, dans l’épisode de l’accident de train, dans les grands moments d’une quête permanente du succès, et surtout dans ces pages accompagnant Dickens dans la sorte de suicide qu’il s’administre à coups de lectures publiques hallucinantes ponctuées du massacre répété de Nancy par Bill Sikes. Les différents chapitres sont introduits dans la tradition de Tristram Shandy de Sterne et du roman picaresque du XVIIIè siècle et le lecteur est comme pris à partie, se trouve embarqué dans une extraordinaire aventure, dans un « train de vie » qui implique voyages vagabonds en Angleterre, France, Suisse et Italie ou déménagements avec femme et belle-soeur, gosses, domestiques et bonnes d’enfant à l’appui :
« Vous voyez d’ici le branle-bas ! les domestiques emballent la vaisselle, Kate et sa soeur empilant d’énormes quantités de linge dans un nombre prodigieux de boîtes… » (5)
Il y a chez l’auteur, comme chez son biographe (on se demande lequel inspire l’autre) une « transe », un héroïsme de l’acte de l’écriture qui est l’incarnation paradoxale d’une légèreté excentrique placée souvent sous le signe du rire : « La plume court, Charles étouffe un rire, avance, fait lever tout son pays d’enfance […] Charles déborde d’inventions loufoques… » (6) Il s’agit pour lui, en puisant dans une vaste connaissance du monde londonien, de ménager par le rire, mais aussi par les pleurs, un lecteur « aimable et intelligent, mais qui a un peu peur de s’ennuyer » (7)
Mais, dira-t-on, cette cible d’un écrivain qui sert, lui aussi, de « patron », n‘est-elle pas aussi difficile à atteindre que le lecteur contemporain, aux yeux de la perspicace critique, en tout cas ? Et Marie-Aude Murail partagerait-elle les préoccupations de Charles dans son exploration de la société d’aujourd’hui : le sous-titre de sa biographie semble l’indiquer : Charles Dickens. Ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre. Tout un programme ! Du travail à la gloire ! La revendication commune d’origines prolétariennes, même fantasmées : « Je ne suis pas vraiment pauvre. Les pauvres ne choisissent pas leur vie. » déclarait Éloi dans Vive la République ! (8) Comme elle l’écrivait encore dans la lettre déjà citée de 2004 dans la première partie de cet article, en réponse à certaines remarques que je lui faisais sur Maïté Coiffure (le roman dans lequel Louis, fils de bourgeois, fait son apprentissage du travail manuel dans une filière toujours si déconsidérée dans un système éducatif obsédé par la compétition des élites intellectuelles), Marie-Aude Murail peut dire de son côté : « J'aime le populo, j'aime ma grand-mère couturière, c'est Bonne-Maman et ses expressions, "un vrai cul sans mains"... En fait, j'aime beaucoup de choses, beaucoup de façons d'être au monde. Madame Maïté, son âpreté, son tiroir-caisse, son malheur absolu, je suis allée jusqu'à lui donner le nom de ma mère, peut-être à cause de son courage. Et Louis, son mutisme, ses yeux doux, ses doigts qui craquent, mon fils Charles, lui et pas lui, bien sûr, surprise et bonheur à le voir grandir. Lui se battant dans les rues d'Orléans, eh oui, ça aussi, c'est du "vrai". » Il fallait s’en douter et on l’aura deviné sans peine : il y a du Dickens chez Marie-Aude Murail dans sa quête de « vrai ». La romancière, loin de cultiver une « dickensolâtrie », comme Maria Beadnell, apporte sa différence et évite la répétition, sans déroger au réalisme du maître du loufoque. On comprend qu’elle emploie avec délectation le prénom de Charles dans son essai sur l’écrivain, et il y a aussi sans doute beaucoup de son fils, porteur du même prénom, dans le personnage de cet Éloi, taggeur anti-consumériste (un souvenir du saint Eloi de Bordeaux ?), capable, on l’a vu, de jouer littéralement sa vie sur un coup de dés ! Comme si, en créant ce personnage, Marie-Aude Murail renversait le cours de l’histoire (et des histoires) et devenait en quelque sorte la propre mère littéraire de Charles Dickens.
La réciprocité du roman et de la biographie
L’art du biographe ici ? Faire « grandir » un personnage, participer activement et affectivement au sens d’une destinée tragique hors de pair ! On l’aura remarqué, cette vie de Dickens est précédée d’une dédicace au fils Charles de Marie-aude Murail et d’une citation extraite de David Copperfield : « Deviendrai-je le héros de ma propre vie ? » La question est-elle à usage familial ? Adressée à chaque lecteur, elle ne peut que retentir indirectement sur notre lecture de Vive la République !. Mais que dire des effets de style du biographe dans ce contexte? Ils expriment un goût marqué pour la langue du peuple, pour celle, par exemple, de Sam Weller, inoubliable cireur de bottes: « Désolé, m’sieur, chacun son tour de rôle, comme il disait le bourreau en ficelant ses bonshommes » ou encore « Je ferai mieux la prochaine fois, comme disait la petite fille qui avait noyé son frère et égorgé son grand-père » (9) Et la morale du biographe, alors ? L’amour des pauvres ou l’amour de l’Autre conduisent-ils à traquer et à dénoncer toute la misère du monde ? Smyke, l’enfant martyrisé à Dotheboys ! « La petite Nell est-elle morte ? s’inquiète l’Amérique…
Mais, plus loin, voici bien une autre hantise du biographe ? « Etre populaire », est-ce une tare ? Ainsi on n’oubliera pas de faire les comptes de « l’Audimat » de celui « qui ne tient pas en place » . Ne pas oublier non plus ses « gilets rouges, tapageurs, avec une grosse chaîne en or, bien visible. Boz, c’est lui… » Et aussi se demander « quel papa il est ». Pourtant le lecteur se tromperait en négligeant la grande passion du biographe : le théâtre ! Il est partout chez Dickens comme dans l’œuvre de Marie-Aude Murail. Mais allons à l’objet essentiel de notre lecture : le métier et l’importance de celui qui est, dès la première page, accueilli comme « le plus grand romancier de tous les temps ». un être qui « se tue à petit feu », qui s’épuise à ce qui est plus une passion qu’un travail : la littérature ! Et la question formulée ici par Marie-Aude Murail concerne les deux associés : « Qu’est ce qui me pousse en avant,sans que je puisse résister ? » ( 10) Par où l’on peut vérifier qu’à l’humour et aux idées politiques de l’Anglais qui dérangeait la société victorienne et qui a fondé sa « Guilde de la littérature » pour secourir les écrivains et les artistes dans le besoin, répond aujourd’hui le ludisme (disons, le sérieux !) - un mode de participation autre - de Marie-Aude Murail. Celle qui milite pour la Charte des écrivains et qui est aussi « animauteur », comme elle l’écrit en 2003 dans Auteur Jeunesse, pourquoi le suis-je devenue? Comment le suis-je restée ? (11), va d’école en collège et en lycée, tout comme Charles Dickens arpentait l’Amérique ou l’Angleterre : elle est l’ambassadrice d’une littérature de l’extrême, l’exploratrice de terres de souffrance dans lesquelles la littérature ne s’aventure jamais qu’à ses risques et périls et pour une cause qui la dépasse.
En relation indirecte avec cette vision critique d’une vie romancée, un récent article du journal Le Monde pour la rubrique « France-Société » analysait d’ailleurs certaines formes du « Militantisme » moderne sous le titre « Les anti-consommation veulent changer le monde hors des partis », et citait le livre de Naomi Klein que nous mentionnions dans la première partie de cette étude, ainsi que ceux de Guy Debord, de Paul Ariès et de tous les « Casseurs de pub » ; membres du R.A.P (Résistance à l’agression publicitaire), écologistes et autres organisateurs de manifestations » ludiques » dans le prolongement de Mai 68. (12) Les auteurs montraient bien, bibliographie à l’appui, le caractère juvénile de cet engagement qui concerne les Éloi et les Nathalie de vingt à trente ans, mais qui a des incidences sur l’écriture contemporaine. Comme nous le verrons en conclusion de ces pages, cette écriture, par l’entremise de Marie-Aude Murail et de plusieurs autres écrivains, n’est-elle pas en train d’annoncer l’arrivée sur la scène des Dickens de l’avenir ?
Un manifeste pour la défense de l’enfance par l’école de la laïcité
Ainsi la vision de l’Angleterre victorienne de la romancière est-elle complémentaire (inspiratrice ?) du monde qu’elle construit (et analyse) dans Vive la République !, loin de s’enfermer dans une vision ethnocentrique, Marie-Aude Murail semble relever un véritable défi en multipliant le nombre des familles et celui des enfants qu’elle met en scène dans son roman. L’école qui exprime l’esprit de la République et qui rassemble en principe toutes les catégories sociales, n’est-elle pas le lieu rêvé pour cela ? Un lieu qui n’interdit pas l’utopie, car sa solidité s’appuie précisément sur la convivialité et la générosité de la jeunesse toujours présente. C’est ce que fait observer Georges Montoriol, le directeur de l’école Louis-Guilloux. Celui-ci, comme le note la narratrice, a « eu un rire très juvénile » après avoir échangé avec la jeune institutrice débutante des « éclaircissements sur le caractère des enfants Baoulé et de leurs petits secrets », et, réfléchissant aux incidences du particularisme de ces derniers, il déclare:
« Où, dans quel autre endroit de France, peut-on trouver pareil rassemblement de gens différents ? Des pauvres et des riches, de toutes races, de tant de pays, aux histoires si différentes, qui croient en Dieu, en Jéhovah, en Allah, ou qui ne croient en rien, comme le mécréant qui vous parle ? Et ils jouent ensemble, ils apprennent au code à coude et ils fraternisent. Y-a-t-il un autre endroit où Eglantine de Saint André aurait la chance de rencontrer Toussaint Baoulé et de l’aimer ? » (13)
L’aristocrate et le sans papiers ? La fille de l’ancien colonisateur et celle du colonisé ? Serions-nous ici dans un des épisodes sentimentaux de L’Instit, cette série télévisée qui doit une part de sa célébrité à Gérard Klein ? Pas tout à fait pourtant et là réside la note spécifique de Marie-Aude Murail, car sa narratrice par son humour introduit aussitôt une distance critique et remarque :
« La cloche sonna, coupant court au lyrisme de M. le Directeur. »
L’intégrité de l’émotion n’en est pas moins préservée, car l’homme ajoute, désamorçant toute dérision prématurée : « Je dois tout à l’école, dit-il brusquement. Et j’espère que l’école me devra un peu quelque chose. » (14) L’engagement laïque réside dans ce principe de « l’échange symbolique » qui régit les sociétés « primitives » analysées par Marcel Mauss : don et contre don s’équilibrent et assurent l’avenir. Tout le roman n’est que la vérification de cette loi inscrite en marge de la société de l’intérêt et du profit. Comme la jeune institutrice de La maternelle de Léon Frapié que nous avons évoquée plus haut, et selon laquelle le personnage féminin central de Vive la république ! que Montoriol va guider dans son travail, est - comme les héroïques institutrices de la Canadienne Gabrielle Roy - une innocente de coeur qui se dévoue entièrement pour ses jeunes élèves. Son action déclenche les débats et, finalement, la générosité de la collectivité scolaire (équipe des enseignante et groupe de parents). Son effet de retour sur l’art du romancier est d’entraîner l’apparition de toute une série de portraits savoureux et haut en relief, comme celui de Chantal Pommier, la maîtresse des CE2, « blindée dans sa jupe après les excès des fêtes » ou celui de Marie-Claude, autre institutrice au « teint gris et le blanc de l’œil jauni » (15).
Mais, au terme du conflit qui, on l’a vu, oppose les enseignants et les parents de l’école Louis Guilloux aux manoeuvres de Louvier, lequel menace l’institution de fermeture et, dans ce but, n’hésite pas à faire renvoyer les réfugiés politiques dans leur pays et à leur faire courir un risque de mort, c’est encore à Georges Montoriol qu’il importe de tirer les conclusions de la victoire obtenue au dénouement :
« Notre école, poursuivit Georges, est assez grande pour accueillir douze enfants qui n’ont plus de patrie. Notre école est assez forte pour protéger douze enfants dont les parents viennent d’être arrêtés. Notre école, l’école de la République se fait un devoir d’apprendre à ces douze enfants, comme à tous nos enfants, à lire, écrire, compter et vivre ensemble. » (16)
Proclamation passionnée, une fois de plus et dont l’emphase qualifiée de « prêchi-prêcha » est dégonflée par l’humour de la chanson du GAP (du Groupe Anti Pub) inspiré une fois de plus par la malice et l’impertinence de l’enfance : « La petite souris est morte, hey, hey, o ! Y a ses boyaux qui sortent. C’est pas beau, c’est pas beau. » (17) Mais le rôle de l’école ne se limite pas à assurer des fonctions pratiques et, du reste, « vivre ensemble » suppose que toutes les parties soient reconnues comme égales, que la parole du citoyen partage le même statut.
Quand les « sans papiers » ne peuvent se faire entendre : contagion d’une berceuse et puissance du maternel de la famille africaine
Et dans Vive la République ! précisément, c’est l’impuissance verbale des adultes sans papiers africains qui est d’abord représentée, en même temps que la honte qui paralyse leurs enfants. Ainsi Eloi, qui, selon la formule bien connue de Goethe a remplacé la prière par la lecture de la gazette quotidienne, fait-il lire à son amie Nathalie la sinistre nouvelle donnée par son journal :
« Une Ivoirienne de vingt-quatre ans, sous le coup d’un arrêté de reconduite à la frontière et en rétention administrative dans un hôtel de Montargis avec ses deux enfants de un et trois ans, s’est jetée de la fenêtre du premier étage… » (18)
L’incapacité à se faire entendre appelle des gestes désespérés et c’est à une conduite semblable que Mme Baoulé semble contrainte par Moussa, l’ami ivoirien de son frère qui lui conseille dans un français particulier (« Isprès, al s’a j’tée d’la fenêt. Pou les papiers. » (19) d’obtenir par ce geste muet ce que la parole ne peut lui apporter. Significativement, et en contrepoint, Nathalie, la militante qui défend les sans papiers, glissera dans le sac de Mme Baoulé un téléphone portable lorsque celle-ci sera enfermée dans le commissariat de police, et cette femme ne sera vraiment sauvée qu’après s’être exprimée à la télévision ! De la même manière, l’une des fillettes Baoulé se mure dans le silence et refuse d’avouer qu’elle a d’horribles douleurs causées par des caries non soignées et ce n’est que grâce à l’intervention du directeur de l’école et de Nathalie qu’elle pourra être soignée. Là, nous sommes vraiment dans l’univers de L’instit dont l’épisode diffusé le 28 septembre 2005 semble s’inspirer presque littéralement.
Et pourquoi pas ? S’exclamera peut-être l’intéressée…
La comédie des jumeaux, héros de la fertilité et de l’humour
La parole, toutefois, est pleine de verve chez les Ivoiriens, au même titre que celle de Sam Weller et autres personnages dickensiens. Ainsi, Mme Baoulé, ignorant la loi Pasqua de 1993, a cru pouvoir obtenir la nationalité française en ayant un enfant, mais elle a mis au monde des jumeaux, ce qui l’amène à plaisanter sur son malheur en déclarant : « C’est pas d’ma faute, dit-elle. J’aime tellement mes enfants que je fais toujou’s la photocopie ! » (20) Illustration originale du mythe des jumeaux qui illumine le roman et de la fascination qu’ils exercent encore aujourd’hui! C’est que Mme Baoulé, comme la Bûcheronne du Petit Poucet « allait vite en besogne et n’en faisait pas moins de deux à la fois ». Chez les Dickens aussi, on l’apprend en lisant Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, cinq enfants et l’accablement devant l’épuisement de sa femme dans les maternités pesaient lourd sur la détermination et l’écriture du romancier. Et on a l’impression que Marie-Aude Murail, par ses jumeaux, a voulu dans son roman exorciser l’horrible vision que Charles, emmené par sa bonne chez les jeunes accouchées, a pu avoir de ces quadruplés, « exposés côte à côte sur un linge propre en haut d’une commode. » (21) La parole vive contre ainsi le fantasme des corps immolés ! Le poids de l’inconscient se trouve neutralisé par l’expression des voix différentes et par une burlesque inflation de jumeaux dont l’onomastique suscite une créativité ludique particulière : leurs prénoms, en effet, traduisent les effets de miroir - les ressemblances et les différences – et les logiques animistes qu’entraîne la dynamique gémellaire. Ainsi Toussaint répond-il à Fête des Morts (logique du temps ritualisé), Honorine à Victorine, toutes deux « sept ans et « pipelettes » (l’identité), Félix à Tiburce, l’un « mollasson, l’autre « plutôt trop dégourdi » (la logique des contraires). Bref, nous assistons à un déchaînement baroque de la « pensée primitive » qui définit le sujet dans un contexte culturel introduisant un décalage amusant par rapport au contexte européen. Déchaînement couronné par le triomphe que représente l’apparition finale du couple suprême : celle des jumeaux inattendus, pour lesquels « Mme Baoulé dut faire un détour par la maternité » dans l’épilogue. Et quels prénoms pour ces derniers nés de la dynastie : Auguste et Napoléon ! (22) Leurs noms traduisent une pulsion mégalomaniaque grotesque, mais « bon enfant » ! La passion des jumeaux, on le sait depuis les travaux de Marc Soriano, c’est à un autre Charles que nous la devons : à Charles Perrault, qui prit un jour sa « revanche de cadet » par l’écriture, l’homme de lettres, et tous ceux qui recourent au mythe à sa suite, devenant par une invisible prolifération de rhizomes intertextuels, les doubles virtuels de héros morts ou disparus. Et, dirons-nous, c’est comme si dans le cas présent, l’auteur de la biographie de Dickens, se hissait par contrecoup à l’état de jumeau de son propre personnage héroïque. Oublié Nils Hazard, simple double d’un universitaire séducteur et chasseur d’énigmes dans les romans de Marie-Aude Murail de 1991 à 1998 ! Comme disait Nils qui n’avait pas une « tête d’enterrement », « il y a des pourquoi qui sont veufs de parce que. » … (23)
Polyphonie africaine
Mais la verve des Africains de Vive la république ! éclate autant chez les parents que dans le groupe d’enfants où se manifeste une véritable polyphonie due à l’abondance des personnages prenant la parole. Polyphonie plus réduite lorsque, par exemple, une partie des Baoulé est réunie dans « l’île des Cannibaoulés » dans le chapitre 9 intitulé « Qui parle de bonheur ? », ou dans le passage situé à la fin du chapitre 25 montrant deux d’entre eux avec Mémère dans le « fast food » en train d’imaginer « l’école en Burger ». D’une manière générale, Marie-Aude Murail, dans d’authentiques morceaux debravoure, exploite le procédé qu’elle avait déjà mis au point dans Mon bébé à 210 francs (1990), et qui, selon l’analyse formulée par Patrick Joole et Christine Plu, « plonge le lecteur au cœur d’un univers familial bruyant, une sorte de cacophonie reflétant les désaccords et les inimitiés. » (24) Reflétant, dirons-nous, aussi bien les enthousiasmes et les joies, comme le montre le vacarme familial dans le squat de la gare SNCF :
« On mangeait sous l’auvent de la gare quand il pleuvait ou assis sur les rails quand le temps s’y prêtait. On parlait de l’école, les grands faisaient rigoler les petits en imitant Mémère : « Petits Veauyou! » ou bien Montoriol… » (25)
Comme le montrent aussi « les grandes retrouvailles de la tribu Baoulé » au cours desquelles « ils avaient tant de merveilles à se raconter ». La complexité énonciative appelle alors un brouhaha de voix indirectement rapportées (« La maison du docteur Pommier avait déjà fait l’objet de plusieurs descriptions de la part de Prudence et de Pélagie. La baignoire à remous avait été plébiscitée … ») et la démonstration virtuose d’un mélange de faits rapportés et d’observations dues à une « voix pensée » qui parodie avec drôlerie celle des mères (« Clotilde leva les yeux d’extase. Ce petit Martin, qu’il était mignon ! Mais on se faisait bien du souci pour la prémolaire qui lui gonflait la gencive sans vouloir sortir. Il allait nous faire une otite. Et Lola était trop jolie. Clotilde lui donnait son bain. ») (26).
Le chant de la mère
La libération véritable de la parole dans cet univers, toutefois, commence avec celle des mères retrouvant une authenticité qui avait été réprimée ou aliénée. Elle intervient ainsi pour la mère d’Eloi, lorsque son fils est grièvement blessé. Cette émergence explicitement soulignée caractérise surtout celle de la voix de Mme veuve Baoulé, lorsque celle-ci apprend qu’elle risque d’être séparée de ses enfants : l’oralité de l’écriture éclate alors dans la reproduction de la berceuse que cette femme se met à chanter en prenant son enfant dans ses bras : « - Bébé , ô bébé, nouan zoe khoh, bébé ô béb, nouan zoe gbiyako… » (27) Le lyrisme de la scène est rendu plus discret et pudique par le retour au secret de la langue maternelle et à la mélodie qui fait irruption dans un contrepoint mettant fin à la tension dramatique de l’instant. Le langage et les soins des présences féminines offrent ainsi une sorte d’enveloppe sonore favorable à l’éclosion de la voix ultime du « héros ».
L’épilogue et les grandes espérances : par où la chanson d’Alphonse redouble celle de Charles Dickens
Vive la république ! est augmenté d’un épilogue, tout comme Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre. Marie-Aude Murail est ici fidèle au procédé qu’elle a repéré chez l’Anglais et qui, faisant suite à des « péripéties comiques ou pathétiques », permet à l’écrivain de « ramener chacun au bercail pour qu’à l’épilogue tous soient là, comme les acteurs au dernier rappel.» (28) Mais il était impossible de ramener autrement qu’en songe sur la scène finale de la biographie les deux mille personnages que Dickens a créés. Et il était tout aussi difficile de rassembler tout le personnel du roman au dénouement de Vive la République ! Aussi Marie-Aude Murail a-t-elle fragmenté l’épilogue en scènes multiples. Mais la dimension théâtrale est préservée jusqu’au bout dans son récit et c’est du haut du pont de la Loire que quatre des enfants Baoulé contemplent le flot d’un fleuve devenu le symbole du temps mythique auquel ils ont maintenant accès. C’est alors qu’Alphonse, l’aîné qui a été placé chez le directeur Montoriol, lorsque la famille était dispersée, prend la parole et se met à chanter, sur un mode qui rappelle Tête à rap de Marie-Aude Murail de 1994:
Avec son crayon, son cahier,
Alphonse va redessiner
Une école pour tous les enfants,
Un tableau, une chaise et des bancs,
Un cartable pour chacun,
Pour reconstruire la vie demain . (29)
La parole, certes, est « simple » comme dans le roman de Marie-Aude Murail de 2004 de ce titre, et sa magie appartient au jeu de la satisfaction hallucinatoire. Mais cette « magie », comme celle des contes de Cécile, reçoit la caution de la narratrice romancière qui ajoute les derniers mots : « Et c’était vrai. » Une telle déclaration est plus qu’un simple soutien stratégique de l’auteur. C’est aussi un écho indirect de cette quête de la « vérité » qu’elle a partagée avec Dickens. Et c’est bien comme la répétition d’un acte prémonitoire de Dickens enfant qu’il faut considérer le geste d’Alphonse. Dans sa biographie, Marie-Aude Murail rappelle, en effet, cet épisode mémorable de la cinquième année de l’écrivain anglais, qui le vit « triompher, debout sur une table, dans un répertoire de chansons comiques » ; elle commente alors la précocité des « grands hommes » qui « se mettent à parler dès le berceau » (30). Alphonse, n’est ni Napoléon, ni Auguste et, certes, ne revendique pas un tel don, mais sa chanson est bien l’annonce d’un avenir à « reconstruire », après la levée du béton qui a obstrué portes et fenêtres du squat familial, après que le danger de l’enfermement raciste ait été conjuré. Par la magie de l’école de la République, par l’énergie et la solidarité que celle-ci fait encore naître…
Jean Perrot
* in Mondialisation et littérature de jeunesse, Jean Perrot, Éditions du Cercle de la librairie, collection Bibliothèques, 2008, 381 pages, 46 €.
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Notes
1) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, Paris : l’école des loisirs Coll. Belles Vies, 2005, p. 119.
2) Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris : PUF écritures, 1992, p. 138.
3) Marie-Aude M : Charles Dickens… op. cit., p. 100
4) Ibid. p. 101.
5) Ibid., p. 108.
6) Ibid., p. 58.
7) Ibid., p. 119.
8) Marie-Aude Murail, Vive la République !, op. cit., p. 132.
9) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., pp. 60-61..
10) ibid., p. 124.
11) Marie-Aude Murail, Auteur jeunesse. Comment le suis-je devenue ? Comment le suis-je restée ?, Paris : Editions du Sorbier, 2003, op. cit., p.49.
12) Audrey Garric et Adeline Percept, « Militantisme. », Le Monde. Dimanche 25-lundi 26 septembre 2005, p. 6.
13)Marie-Aude Murail, Vive la République !, op.cit., p. 143-144.
14) Ibid.
15) Ibid., p. 126.
16) Ibid.p. 311.
17) Ibid.
18) Ibid., p. 105
19) Ibid., p. 165.
20) Ibid., p. 95
21) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p.9.
22) Marie-Aude Murail, Vive la République !,op. cit., p. 315.
23) Marie-Aude Murail, Auteur jeunesse…, op. cit., p. 10.
24) Patrick Joole et Christine Plu, « Entendre la littérature à l’école et au collège » in « Voix. Oralité de l’écriture », Le Français Aujourd’hui, N°150, septembre 2005, p. 62.
25 ) Marie-Aude Murail, Vive la République !, op. cit., p. 97.
26) Ibid., pp.251-252.
27) Ibid., p. 167.
28) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p. 117.
29) Marie-Aude Murail, Vive la République !,op. cit., p. 321.
30) Marie-Aude Murail, Charles Dickens, ouvrier à douze ans, célèbre à vingt-quatre, op. cit., p. 8.