27 mai 2025

La Charte a cinquante ans !






 « Ti-Jean, Ti-Jean, te voilà bien mal pris
Parce que tu chantes sans permis
As-tu ta carte ? Fais-tu partie de la charte ?
Tu vois bien, mon Ti-Jean Latour
Faut qu'tu comparaisses à la Cour
Apprends que pour d'venir artiste
Faut d'abord passer par la liste des approuvés... »

Contumace, Félix Leclerc


Ce lundi 26 mai 2025, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse fêtait ses 50 ans (1) d'existence à Montreuil, dans les locaux de la Bibliothèque Robert Desnos privatisée pour la circonstance. J'y étais, pour représenter Marie-Aude Murail, retenue de longue date à Courbevoie, au titre aussi de services rendus à la Charte dans les années 2000, quand je tins le site des inscriptions de l'association, voyant passer maints jeunes créateurs et créatrices aujourd'hui reconnus. 

De 13 h à minuit, tables rondes, apéro, buffet dînatoire, dance floor et même... tournoi de baby-foot se sont succédés, impeccablement organisés, dans la joie et la bonne humeur (mention spéciale à Isabelle !), nonobstant quelques nuages noirs qui passèrent parfois au-dessus de débats passionnés. 

***

Cet anniversaire de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ne pouvait être fêté sans la participation d’un de ceux qui avait présidé à sa naissance, en 1975, dans une « auberge bretonne », bien réelle quoique devenue mythique, j'ai nommé Christian Grenier. Aux côtés d'Henriette Zoughebi, venue en voisine puisque « mère » du Salon du livre et de la presse jeunesse installé à Montreuil, lui depuis 40 ans, documents à l’appui, Christian Grenier a évoqué avec humour la révolte de trois écrivains - William Camus, Pierre Pelot et lui-même - soi-disant « invités », à qui on avait voulu faire payer leur dîner ! Le rappel de ce moment fondateur, de l'embryon de statut associatif griffonné dans une chambre d'hôtel, soulignait qu’il y avait, à l’origine de tout progrès de la condition des artistes, le simple courage de quelques-uns, de dire « non » à un abus, à une injustice. Ce combat, comme d’autres au plan sociétal, n’est jamais gagné et doit être repris par chaque génération.1 C'était sans doute la principale leçon du jour.

Au fil des années, la Charte a su porter bien des revendications. Sa réussite la plus emblématique reste aujourd’hui d’avoir lancé dès sa naissance un « tarif de la Charte » adopté progressivement par tous les acteurs culturels souhaitant inviter un auteur ou un illustrateur, tarif dûment révisé lors de chaque assemblée générale de l’association.

La Charte est devenue aussi un partenaire incontournable des pouvoirs publics et des éditeurs, au plan social et culturel, même si elle ne s’est jamais muée en syndicat. Elle a accompagné le développement de la littérature jeunesse, qui s’est affirmée comme le secteur le plus dynamique de l’édition française. Chaque grande maison, Gallimard, Seuil, Actes Sud, Pocket, etc. s'est dotée au fil des années de collections spécialisées dédiées à la jeunesse tandis qu’un « pure player » comme l’école des loisirs confirmait sa politique exigeante d’auteurs et d’illustrateurs, gage d’une qualité française exportée avec succès.

C'est adossés à la Charte que beaucoup de créateurs ont aussi trouvé le courage de négocier avec leurs éditeurs des droits d’auteur progressivement alignés sur ceux de la littérature dite générale (qui l’est sans doute bien moins que la littérature jeunesse !), même si cet objectif est loin d’être atteint, comme s’il y avait encore un plafond de verre pour la LJ.

La perspective de l’arrivée au pouvoir en France de l’extrême-droite, qui ne cesse de se préciser depuis le choc de l’élection présidentielle de 2002, a été évoquée à plusieurs reprises. Le RN n’aime pas la culture et celle-ci le lui rend bien. En dépit de tous ses efforts de rhabillage, son nom reste associé non seulement au racisme et à la xénophobie, à la haine de l'intelligence, mais aussi à un ordre moral qui recourt volontiers à la censure de la création, singulièrement envers la littérature jeunesse. On se souvient peut-être du livre de Mme Monchaux dont le titre résumait à lui seul le jugement porté par l'extrême-droite sur ce pan des Lettres : Écrits pour nuire. Jugement que la droite dite républicaine partage sporadiquement en usant notamment de la loi de 1949 comme d'une loi de censure (ce qu'elle n'est pas), arguant avec plus ou moins de mauvaise foi de son souci de préserver la jeunesse2Heureusement, tout affirmait dans la salle que ce combat politique, civilisationnel même, contre la fascisation des esprits, était loin d'être plié.

Une idée noire sourdait cependant du débat. Puisque le « danger » pour l'extrême-droite vient des créateurs, la perspective nouvelle offerte par l’Intelligence artificielle, évoquée elle aussi dans une table ronde animée par Éric Pessan, de pouvoir les remplacer par des processeurs plus dociles ne pointait-elle pas un autre risque : celui de créer une alliance objective entre ceux qui détestent la culture et ceux qui vont proposer des produits de synthèse plus contrôlables, des ersatz issus du pillage des œuvres d’artistes, vivants ou morts (les vivants se sentent davantage concernés) ? Le rapprochement des patrons de la Silicon Valley avec Donald T. n'annonce-t-il pas clairement cette future alliance ?

Autre questionnement. À ses débuts, la Charte avait posé des règles d’admission à ses membres postulants : être publié à compte d’éditeur, être parrainé par deux ou trois auteurs illustrateurs. Avec le temps, ces deux règles ont été abandonnées. La croissance numérique de l’association et celle corrélative de ses ressources et de sa légitimité s’en sont trouvées favorisées, son poids dans diverses négociations aussi, mais à l’heure où les auteurices – mais aussi les libraires, les bibliothécaires - s’interrogent sur une surproduction qui semble corrélée avec une baisse de la qualité des « produits », à l’heure aussi où des auteurices à compte d'eux-mêmes se sont introduits sur les salons avec des comportements s’apparentant parfois à ceux de camelots3, il est permis de regretter qu’aucune autre régulation que celle du marché ne contienne l’expansion de la production. Celle-ci semble plus que jamais s’autoriser d’elle-même, avec la complicité de la puissante machinerie américaine de l’autoédition et de la vente par correspondance. A contrario de cette évolution, une illustratrice a exprimé tout le bien qu’elle avait ressenti à l’époque, désormais révolue, d’être reconnue par des pairs dans sa qualité d’autrice jeunesse - pairs qui avaient lu ses premiers livres - et dans la foulée d'être adoubée par la Charte.

Bien d'autres sujets ont été abordés, qui feront sûrement l'objet de restitutions par La Charte.

Puis-je conclure, en toute immodestie, que le tournoi de baby-foot a été remporté haut la main par la « team Robert » que je constituai avec ma fille Constance Robert-Murail (bien plus aguerrie que moi dans cette discipline sportive) ? Et merci à Sylvie Dodeller pour ce quart d'heure de célébrité instagrammé...





1 Le travail récent de Coline Pierré et Martin Page, par exemple, en est un autre témoignage (Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Monstrograph, 2018)

2 Cf. le sort fait en juillet 2023 par un ministre de l’Intérieur au livre de Manu Causse, Bien trop petit. Dieu merci, la censure en France vaut encore promotion des biens culturels visés, qu’il s’agisse de livres, de spectacles, des fesses de Polnareff ou de toute autre création de l’esprit.

3 J’ai été témoin direct lors d'un salon (Lire à Limoges pour ne pas le nommer) de ce genre de comportement. Un tel auteur, à compte de lui-même, installé providentiellement à côté d’une autrice bien connue, racolait sans vergogne dans la file d’attente ininterrompue de sa voisine, se présentant sans complexe comme le créateur d’un nouvel Harry Potter. Audaces fortuna juvat 😂.

25 mai 2025

Bonne fête, maman !


Au début de l'année 1963, ma mère, Micheline Foulonneau, avait 42 ans et mon frère Christian 18. Il est parti dans la nuit du 15 mars et n'en est pas revenu vivant. Hantée par sa mort inexpliquée, inexplicable, elle a écrit d'un seul jet, quelques mois après, une lettre à son fils "Cricri" sur deux minces feuilles de papier pelure écrites recto verso. Voici cette lettre.


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Mon Cricri, mon Cricri chéri, toi que j’aimais tant, toi dont j’étais si fière intérieurement, toi que j’aimais presque jusqu’à la vénération et à qui je n’osais ouvrir mon cœur. Pourquoi ? Pourquoi cette retenue idiote que je sentais aussi en toi ? Nos deux caractères trop ressemblants, sensibles jusqu’à l’ironie, nos esprits tracassés, avides de repos qu’ils ne savaient pas et ne voulaient pas trouver, nos corps durs et secs raidis par la timidité, retenus pour ne pas y laisser voir une âme ! Pourquoi dis, es-tu parti ! Pourquoi t’ai-je laissé fuir enfoncée dans mon sommeil alors que l’angoisse te tenaillait sans doute ! Pourquoi n’être pas venu vers moi me secouer, sangloter, m’ouvrir ton cœur, avec ses désirs, ses combats, sa soif d’indépendance ! Tu avais peur de mes jérémiades, de mon obstination imbécile à te garder sous ma coupe mais cent fois, mille fois mieux, t’aurais-je préféré à l’autre bout du monde que supposer seulement un instant que tu sois parti par désespoir. Parce qu’enfin tu nous aimais, même avec nos défauts, petits, grands, comme tu voudras, tu ne pouvais pas nous détester à ce point pour chercher à nous faire tant de mal par un abandon définitif ! Alors ! Que s’est-il passé ! Réponds-moi dis, fais-moi connaître qui te poussa vers ce geste ou vers cette fin peut-être idiote ! La malchance, l’horrible hasard, le piège affreux et grossier, le faux ami a qui tu te confias. Je supplie le Seigneur, aide-moi si tu peux de ton éternité à voir clair en moi, à faire confiance en ma Foi, à espérer…

Ta lassitude, ton manque d’entrain, ton souci enfin me tracassaient et me peinaient depuis quelque temps. Tu vas me dire que j’étais exigeante et que plus j’avais de satisfactions, plus je demandais à ceux qui m’étaient chers. N’aurais-je toujours pas dû donner sans cesse et sans espoir de récompense. Ta présence seule devait me suffire. Désormais mon cœur est ouvert et mon égoïsme me pousse à l’écouter à le palper car vois-tu je ne veux pas t’oublier. Ce que je regrette, ce sont tous ces baisers et ses caresses dont je t’ai sevré trop tôt comme si un grand fils ne pouvait pas toujours recevoir cette part entière de sa mère sans que sa virilité en soit atteinte. Je te revois ce jeudi en courte visite à 17 heures à mon travail. Je regrettais tant ne t’avoir pas vu une demi-heure plus tôt pour prendre un café avec toi : j’en ai souffert mais je ne te l’ai pas dit… pourquoi. Pourquoi, dis, ne m’as-tu pas expliqué franchement que je te manquais à la maison, trop absorbée par mon travail extérieur pour encourager le tien. Timidement, avec du regret, tu m’avais dit « la maman de Bernard est déchargé de tous ses travaux, elle se consacre à l’éducation de ses enfants » et comme tu avais raison, puisque le confort matériel supplémentaire que j’étais censée rechercher pour toi, en travaillant, je ne te l’avais pas fait sentir ! Que de regrets, de choses et de joie que j’aurais pu te faire partager et qui sans doute t’auraient retenu ! Du confort dans ta chambre, une Mobylette, de l’argent de poche aussi moins tiraillé et ça c’est ma faute car Papa aurait été plus généreux…

Oh mon chéri, mon Christian, pardonne, pardonne-moi tout le mal que je t’ai fait subir avec mes sautes d’humeur, tout le bien surtout que j’aurais pu te faire et que j’ai gardé en avare. Sur cette terrasse où il fait bon aujourd’hui, où les lilas sentent bon, où les tulipes s’ouvrent et il suffit de se pencher pour les regarder toutes ouvertes rouges et jaunes, sur cette terrasse où tu aurais pu te détendre, fermer les yeux, dormir puisque tu avais dit « j’ai besoin d’une cure de sommeil » hélas ! Elle sera longue ta cure de sommeil, puisse le Dieu tout-puissant, celui que tu ne reniais pas au fond de ton cœur mais que tu aimais à ta façon à toi, puisse ce Dieu miséricordieux te combler de cet absolu éternel, te rassasier de ces espaces immenses, sans limite que tu cherchais de cette fenêtre du deuxième étage. J’ai devant moi ces grands espaces verts, dominés par l’horizon bleu, est-ce là ta demeure ! Dis, fais-moi signe, aide-moi à vivre pour ceux qui restent et qui attendent ma nouvelle énergie. Fais qu’elle soit plus douce, plus calme, plus aimante, cicatrise cette douleur pour que mon esprit dans un sursaut de bonté se penche vers d’autres qui souffrent et qui eux ont besoin d’une aide efficace. Christian, mon petit, mon grand, toi pour qui j’ai si souvent tremblé, viens à mon secours, puisque désormais tu me domines, libéré de ton corps mortel, ennobli par la mort, aime moi plus que je t’ai aimé, avec des yeux autres que ceux de chair… Parle-moi… Ressuscite ma Foi affaiblie, fais que dans une communion permanente de nos âmes, je te retrouve, je te sente et je croie à l’Éternité bienheureuse.



29 avril 2025

L'affaire Bayard

 Blitzkrieg dans la presse et l’édition catholiques


Lundi 25 novembre 2024, le groupe Bayard annonce l’arrivée d’un certain Alban du Rostu comme bras droit du nouveau président du directoire, François Morinière. Très vite les salarié•es de Bayard Éditions et Bayard Jeunesse s’en émeuvent et le mardi posent le principe d’une grève pour s’opposer à ce recrutement. M. du Rostu est lié, comme d’ailleurs M. Morinière, à Pierre-Édouard Stérin, un milliardaire catholique proche du RN. Ces salariés profitent de l’inauguration du SLPJ à Montreuil pour afficher immédiatement leur opposition à ce qui ressemble à une manœuvre d’entrisme de l’extrême-droite dans la presse et l’édition catholiques.
Jeudi, La Croix publie une première mise au point dans une tribune signée par son nouveau président François Morinière et par l’assomptionniste Dominique Greiner. ”Nous avons un seul agenda”, sous-entendu ce n’est pas celui de M. Stérin, que celui-ci expose sans fards dans une interview donnée au Point... ce même jour ! Le titre de la tribune a la forme d’une tautologie qu’aurait sûrement commentée un Roland Barthes : ”Bayard reste Bayard”.
Le vendredi soir, Bayard a prévu de longue date une soirée pour ses auteurs et autrices, illustrateurs et illustratrices, chez Arsène à Montreuil, en marge du SLPJ. La tension est perceptible, elle va se résorber quand Florence Lotthé et Delphine Saulière prennent la parole, lisant à tour de rôle sur leur portable un texte qui porte la voix des salarié•es du groupe. À son tour, une autrice, Murielle Szac, lit le texte d’une pétition en projet déjà signée par beaucoup des artistes Bayard (et qui recueillera très vite plus de 270 signatures). Ces trois intervenantes sont vivement applaudies.
Et lundi 2 décembre, dénouement, dans un communiqué de presse du groupe Bayard qui rétropédale - et c’est tout à son honneur : Alban de Rostu renonce à son entrée dans le groupe Bayard, lequel quitte aussi le tour de table dans lequel il s’était engagé aux côtés de Bolloré et consorts pour racheter une école de journalisme, l’ESJ.
Jeudi 5, ”faut qu’on parle” : les Assomptionnistes, propriétaires de 93,7% du capital du groupe, devraient recevoir une délégation des pétitionnaires emmenée par Murielle Szac*. Sans doute vont-ils les rassurer en réitérant leur ”refus - non négociable - des extrémismes”, qui concluait leur communiqué de presse, et repréciser quelles valeurs devraient encadrer le futur plan stratégique du groupe Bayard.

* délégation composée, outre Murielle Szac, de Serge Bloch, Emmanuel Guibert et Marie-Aude Murail.

28 avril 2025

La Gnose antique


Avec son nouveau livre, La Gnose antique, André Paul s'est attaqué à un sujet qui, pour avoir été amplement traité dans les siècles passés, a vu ses perspectives élargies avec les découvertes archéologiques de manuscrits écrits en copte faites dans la ville égyptienne de Nag Hammadi en décembre 1945, complétés à partir de 1947 par les manuscrits dits de la Mer morte. La révélation progressive du contenu de ces « apocryphes » - littéralement « écrits cachés » - a contribué à modifier la perception qu'on avait de la genèse des « Saintes Écritures », circonscrite depuis le IVe siècle dans un « canon » chrétien à jamais clos au sein d'un espace intertestamentaire qui allait se révéler bien plus riche qu'on ne l'avait reconnu.

La recherche historique s'est aussi libérée de catégories formatées par les dogmes catholiques qui, projetées sur les textes comme sur les faits historiques, avaient déformé le rapport à l'antiquité à force de pieux anachronismes. Pour André Paul, la lecture du livre de Pierre Vesperini, La philosophie antique (2021), a été le déclic qui l'a amené à repenser l'émergence du moment chrétien au cœur de l'antiquité gréco-judaïque en terme de philosophia et l'a conduit à écrire d'abord Le Christ avant Jésus, titre qui prenait l'exact contrepied du Jésus avant le Christ d'Armand Abécassis, puis, aujourd’hui, La Gnose antique.

Pour restituer les choses dans leur époque, s’en faire leur contemporain, André Paul fait le choix de ne pas traduire certains mots. Ainsi il garde le terme grec de ioudaioV (ioudaios) - habitant de Juda - pour éviter la charge historique qui pèse aujourd’hui sur le nom Juif ou son adjectif. Un lexique en fin d’ouvrage propose la traduction d’une quarantaine de ces termes laissés intentionnellement dans leur langue originale.

Gnose au singulier pourrait faire penser à un courant de pensée unifié. Mais il y en eut beaucoup de ces courants, connus d'abord par les écrits de Pères de l'Église, grecs et latins, qui s'employèrent à réfuter leurs thèses, avant que celles-ci ne soient redécouvertes au siècle dernier dans leurs versions originales. Ces écoles de pensée, « hairesis » en grec, allaient toutes devenir des « hérésies », contre lesquelles se constituèrent et s'affirmèrent progressivement les dogmes de l'Ekklesia chrétienne. Dispersés, minoritaires au regard d'une religion officielle répandue par l'empire romain devenu chrétien, ces courants gnostiques disparurent au profit des « solutions » procurées par la philosophia chrétienne aux problèmes qu'ils s'étaient posés.

André Paul montre qu'il y eut gnose avant, pendant et après l'émergence du christianismos, la philosophia Christou« vraies gnoses » avant que certaines ne soient déclarées « fausses ». Malgré la diversité des courants, le cœur de la gnose, on pourrait dire son kérygme ou noyau, réside dans l'affirmation selon laquelle Dieu n'avait pu créer le monde mauvais dans lequel devaient vivre les hommes ; ce monde avait été plutôt produit par un dieu subalterne, le demiourgos (démiurge), qui s'était en quelque sorte chargé du « sale boulot » dont pâtit depuis l’humanité.

L'auteur analyse ce qu'il nomme un « riche et fluctuant système » qui va déboucher sur « la quête sans frontières du Dieu unique », monos en grec, quête bien représentée par les travaux de Philon d'Alexandrie, le philosophe gréco-judaïque quasi-contemporain de Jésus auquel l'auteur consacre une large étude. La Gnose finira « vaincue par le dogme » que l'Ekklesia affirmera grâce à elle et contre elle. On est toujours surdéterminé par son adversaire, rappelle André Paul.

Avec l'invention du « péché originel », saint Augustin apportera une explication au problème du Mal, écartant la solution du démiurge proposée par les gnostiques et préservant l'unité et l'unicité du Dieu monos.

Il est difficile, d'une courte recension, de rendre compte de la richesse de l'ouvrage d'André Paul. Il se clôt sur un excursus qui reprend à nouveaux frais son sous-titre en montrant comment christianisme et judaïsme se sont construits dans une différence motrice jusqu'à la rupture, actée dès lors que l'héroïsation de la figure de Christos va consacrer, pour la jeune Ekklèsia Christou, la caducité de l'ancienne alliance.


La Gnose antique - De l'archéologie du christianisme à l'institution du judaïsme - André Paul - Cerf  - 20 mars 2025  (333 pages, 24 €)

10 mars 2025

Le fils du roi


 

Dans Le tournant théologique de la phénoménologie française (1990), Dominique Janicaud s'interrogeait sur les raisons qui ont fait que nombre de ténors de ce courant philosophique - la phénoménologie - se sont tournés à un moment de leur vie intellectuelle vers la théologie, vers Dieu. À la suite du juif Emmanuel Levinas, Michel Henry (1922-2002) une fois sa carrière universitaire achevée à Montpellier, a consacré toute la fin de sa vie et de son oeuvre à  confronter la phénoménologie aux évangiles, et singulièrement à celui de saint Jean, et particulièrement au célèbre prologue d'où surgit cette déclaration fracassante : "le Verbe s'est fait chair". Jésus premier phénoménologue ? Les titres de ses trois derniers livres sont éloquents : C'est moi la Vérité (1996), sous-titré Pour une philosophie du christianisme, Incarnation (2000), sous-titré Une philosophie de la chair et enfin Paroles du Christ (2002), au titre le plus explicitement chrétien, dont il a relu les épreuves peu avant sa mort.

Philosophe, Michel Henry est également auteur de quatre romans, autant d'échappées littéraires au cœur de son oeuvre* de phénoménologue. L'un des plus chrétiennement inspiré est sans doute Le fils du roi, paru en 1981, période à laquelle, après avoir analysé l'oeuvre de Marx, Henry entamait celle de Freud, ce qui allait donner en 1985, Généalogie de la psychanalyse, ouvrage issu d'une série de conférences données au Japon.

Est-ce la raison pour laquelle Le fils du roi est un voyage au cœur d'un asile psychiatrique où un certain José a été interné. De quoi souffre José ? Il prétend rien moins que d'être "le fils du roi" et c'est cette douce dinguerie qui lui a valu son séjour en psychiatrie. Rien de bien méchant pourtant. Mais dans son hôpital, José se fait rapidement des ami·e·s qui gravitent autour de lui et manifestent rapidement un mieux-être individuel et collectif qui étonne le médecin-chef et les personnels soignants de l'HP. Plus grave, l'aura qui entoure peu à peu José, l'autorité que prennent les propos qu'il tient à ses "disciples", commencent à saper celles du médecin-chef et de quelques assistants. L'institution psychiatrique pourra-t-elle tolérer cette dérive qui ressemble à une prise de pouvoir ou devra-t-elle briser José pour sauver la face ? 

C'est ce que raconte Le fils du roi, sorte de fanfiction des évangiles en milieu psychiatrique. C'est souvent d'une pertinence drôle, dans la caricature des personnels dits "soignants", mais aussi dramatique. La fable est transparente : si Jésus revenait aujourd'hui, il ne serait peut-être pas crucifié mais il finirait ses jours dans un asile. Sauf à accepter de vivre dans la duplicité, cette duplicité de l'apparaître qu'Henry a théorisée à partir de son expérience de la clandestinité au cœur de la Résistance, à savoir l'opposition entre la visibilité du monde et le caractère invisible de la manifestation de la vie. On n'est pas obligé d'avoir lu les évangiles ni d'être croyant pour comprendre cette fable et l'interpréter. Même si ça peut aider ! En arrière-plan, la phénoménologie du concept de Vie que déploie Henry dans toute son oeuvre philosophique est omniprésente. Ce n'est pas l'être qui a été "oublié" par les humains et les philosophes, c'est la Vie.

Roman à clés, Le fils du roi revisite tous les personnages des évangiles nantis de pseudos que le lecteur se fera un jeu de démasquer : Jean le Baptiste, Judas, Jean le disciple que Jésus aimait, Marie-Madeleine l'amoureuse éperdue de son maître... José devient le roi de cet asile que sa présence transforme en Cour des Miracles, car de vrais miracles finissent par s'y produire, par la grâce de son antipsychiatre en chef.




Le fils du roi - Michel Henry - Gallimard - 1981 (235 pages - épuisé)

Nota : Trois romans de Michel Henry, dont Le fils du roi, ont été réunis en un volume paru aux Belles Lettres

* La vie, l'oeuvre et la pensée de Michel Henry font l'objet d'un livre aussi clair que passionnant de Paul Audi, Michel Henry (Les Belles Lettres, 2006)

13 février 2025

Adieu Fabrice


Mardi 11 février 2025, adieux à Fabrice Zimmermann. J’aurais voulu dire quelque chose – déformation professionnelle ? – mais il ne me venait que les deux mots : « trop tard ». Trop tard pour dire « bonjour » : celui des obsèques est plutôt un mauvais jour. Trop tard pour dire « je t’aime », déclaration que toi, Fabrice,  en pratique, ne pouvais plus entendre. Et pourquoi aurais-je pris la parole, moi qui, par le fait, t’avais fui depuis que tu m’avais été présenté, avant même que je ne te voie, comme celui qui avait eu « un problème à la naissance ». Infirme, en clair. Trop tard aussi pour demander « pardon ». Mais si « caro infirma est », « spiritus promptus est » : ta tête marchait bien. Très bien même, modulo douleur, souffrance, etc. Imaginais-je. 

Je voyais bien, dans cette petite salle Bigot (sic) du crématorium du Père Lachaise, que j’étais définitivement trop loin, ce lointain où je m’étais tenu, inventant des pudeurs, des peurs de pudeurs, moi le mari de la sœur du mari de la sœur du défunt. Je ne savais guère qu’une chose de toi : ta passion pour tout ce qui touchait au Général, celui qu’on peut se contenter en France de désigner de son grade dans l'armée et d’une majuscule à sa taille. La seule fois où j’étais venu chez toi – avec ta sœur Natalie, pour y emménager ou déménager quelque chose avec ma voiture – j’avais reconnu ta passion à la masse de papiers qui la dessinait dans ton petit deux-pièces. Il t’en aurait fallu une troisième pour héberger toute ta mémoire de Charles de Gaulle, qui poursuivait l'horizon d'une thèse inachevée. Mais je n’ai jamais pris le temps de comprendre où cette passion  s’enracinait précisément en toi avec la force de cette foi que Julia Kristeva l’agnostique nomme « cet incroyable besoin de croire », foi qui n’est qu’un autre prénom de la Vie. Peut-être dans ta souffrance, justement, dont passion est l’autre nom ? N’est-ce pas la souffrance qui entretient les vraies passions, inextinguibles, qu'envient ceux qui n'en ont pas ou qui s'en préservent ? C’est à cela que je pensais en écoutant Cassandre à la flûte et Orane à l'alto jouer pour leur oncle avec leurs larmes contenues par la musique. Je répétais intérieurement le poème tiré de Lorris dans la forêt « Voici qu’un feu couvert par de la cendre humaine/S’est attisé je ne sais dire à quelle haleine », poème de Gérard Murail, qu'il avait consacré à son fils, mari de la sœur du défunt. Nous étions là, vivants et disparus, avant une crémation où tu allais partir en cendres et fumée. Et je chantais tout aussi intérieurement le Salve regina, à toi, « l’enfant d’Ève exilé dans cette vallée de larmes pour y gémir et pleurer ». Drôle de programme. Maudite intériorité.

Il y avait deux côtés dans la salle Bigot qui s’étaient répartis naturellement, comme un fleuve docile, entre les deux rangées de bancs : à droite, le côté du sang, à gauche, le côté de l’alliance ; l’alliance que nouent l’amour et l’amitié, le sang qui coule silencieusement des veines de la mère et du père vers celles de leurs descendants. Natalie avait choisi, pour son frère, de franchir cette ligne de démarcation invisible en s’asseyant à gauche, à côté de Rita, compagne des trois dernières années de Fabrice, comme pour dire que le seul vrai sang était justement le sang de l’alliance, produit de ce pas de côté qu’elle avait fait en cet instant. 

Et moi je pensais, en écoutant l'introduction de Lohengrin diffusée par le maître de cérémonie, au « sang de l’alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés » paroles que le prêtre prononce à la messe, au moment où il consacre le pain et le vin. Le poème de Gérard que je n’ai pas récité se termine ainsi : « Pris à la source de la soif, tison éteint/Dans l’eau qui brûle et trempe au feu de l’Esprit saint ». C’est cet Esprit de feu qui nous rassemblait mardi, auquel il nous reste de croire, autant à moi qu’à toi, athée certifié par ton entourage, pour que sa force nous unisse enfin au dernier jour. Au revoir, Fabrice.

07 février 2025

Maman se suicide vendredi



 

Une vieille dame qui pense qu’elle est morte depuis longtemps décide de s’en assurer une bonne fois et convoque ses deux filles pour la circonstance.

C’est la nuit la plus longue, qui égrène ses heures et ses minutes en chantant, promettant, pleurant tour à tour. C’est l’aînée Katia qui raconte mais c’est Noémie l’ancienne « petite sœur » qui parle et finit par tout déballer pendant que la mère finit tout court, auscultée périodiquement par la narratrice. L’enfance remonte de son puits pour révéler ce qui l’a tuée inéluctablement. Tout est là, un peu moisi dans cet appartement de vieux, surchargé de bibelots absurdes mais émus tout de même, revenus d’une époque qui semblait abolie. Noémie avoue tout : qu’à neuf ans, elle a sombré, ce que personne n’a voulu voir, surtout pas celle qui lui avait tenu la main jusque là pour pallier le « truc » qui manquait à Claudie, la mère.

Marianne Maury Kaufmann, dessinatrice de presse, écrit comme elle dessine : d’un trait sûr, néo-naturaliste, qui surgit tout armé de ses mots pour tailler impitoyablement dans les choses de la vie. Tout en restant fidèle à celles et ceux qui n’ont d’autre horizon qu’un passé de fumées et de cendres et voudraient la retenir, elle tente de s’arracher à eux à coups de romans de plus en plus fébriles. Son talent de miniaturiste maniaque gratte les décors de la vie, débusque les faux semblants des êtres, rappelle à l’ordre les ellipses paresseuses du temps, faisant au final œuvre de vérité salubre et salutaire, comme il en est peu dans les Lettres contemporaines.

Maman se suicide vendredi - Marianne Maury Kaufmann - éditions Maurice Nadeau - 6 février 2025 (142 pages - 18 €)

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  Julia Pavlowitch, éditrice, continue d'agrandir sa "tribu" d'auteurices. A près Timothée de Fombelle et Marie-Aude Mura...