Ce lundi 26 mai 2025, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse fêtait ses 50 ans (1) d'existence à Montreuil, dans les locaux de la Bibliothèque Robert Desnos privatisée pour la circonstance. J'y étais, pour représenter Marie-Aude Murail, retenue de longue date à Courbevoie, au titre aussi de services rendus à la Charte dans les années 2000, quand je tins le site des inscriptions de l'association, voyant passer maints jeunes créateurs et créatrices aujourd'hui reconnus.
De 13 h à minuit, tables rondes, apéro, buffet dînatoire, dance floor et même... tournoi de baby-foot se sont succédés, impeccablement organisés, dans la joie et la bonne humeur (mention spéciale à Isabelle !), nonobstant quelques nuages noirs qui passèrent parfois au-dessus de débats passionnés.
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Cet anniversaire de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ne pouvait être fêté sans la participation d’un de ceux qui avait présidé à sa naissance, en 1975, dans une « auberge bretonne », bien réelle quoique devenue mythique, j'ai nommé Christian Grenier. Aux côtés d'Henriette Zoughebi, venue en voisine puisque « mère » du Salon du livre et de la presse jeunesse installé à Montreuil, lui depuis 40 ans, documents à l’appui, Christian Grenier a évoqué avec humour la révolte de trois écrivains - William Camus, Pierre Pelot et lui-même - soi-disant « invités », à qui on avait voulu faire payer leur dîner ! Le rappel de ce moment fondateur, de l'embryon de statut associatif griffonné dans une chambre d'hôtel, soulignait qu’il y avait, à l’origine de tout progrès de la condition des artistes, le simple courage de quelques-uns, de dire « non » à un abus, à une injustice. Ce combat, comme d’autres au plan sociétal, n’est jamais gagné et doit être repris par chaque génération.1 C'était sans doute la principale leçon du jour.
Au fil des années, la Charte a su porter bien des revendications. Sa réussite la plus emblématique reste aujourd’hui d’avoir lancé dès sa naissance un « tarif de la Charte » adopté progressivement par tous les acteurs culturels souhaitant inviter un auteur ou un illustrateur, tarif dûment révisé lors de chaque assemblée générale de l’association.
La Charte est devenue aussi un partenaire incontournable des pouvoirs publics et des éditeurs, au plan social et culturel, même si elle ne s’est jamais muée en syndicat. Elle a accompagné le développement de la littérature jeunesse, qui s’est affirmée comme le secteur le plus dynamique de l’édition française. Chaque grande maison, Gallimard, Seuil, Actes Sud, Pocket, etc. s'est dotée au fil des années de collections spécialisées dédiées à la jeunesse tandis qu’un « pure player » comme l’école des loisirs confirmait sa politique exigeante d’auteurs et d’illustrateurs, gage d’une qualité française exportée avec succès.
C'est adossés à la Charte que beaucoup de créateurs ont aussi trouvé le courage de négocier avec leurs éditeurs des droits d’auteur progressivement alignés sur ceux de la littérature dite générale (qui l’est sans doute bien moins que la littérature jeunesse !), même si cet objectif est loin d’être atteint, comme s’il y avait encore un plafond de verre pour la LJ.
La perspective de l’arrivée au pouvoir en France de l’extrême-droite, qui ne cesse de se préciser depuis le choc de l’élection présidentielle de 2002, a été évoquée à plusieurs reprises. Le RN n’aime pas la culture et celle-ci le lui rend bien. En dépit de tous ses efforts de rhabillage, son nom reste associé non seulement au racisme et à la xénophobie, à la haine de l'intelligence, mais aussi à un ordre moral qui recourt volontiers à la censure de la création, singulièrement envers la littérature jeunesse. On se souvient peut-être du livre de Mme Monchaux dont le titre résumait à lui seul le jugement porté par l'extrême-droite sur ce pan des Lettres : Écrits pour nuire. Jugement que la droite dite républicaine partage sporadiquement en usant notamment de la loi de 1949 comme d'une loi de censure (ce qu'elle n'est pas), arguant avec plus ou moins de mauvaise foi de son souci de préserver la jeunesse2. Heureusement, tout affirmait dans la salle que ce combat politique, civilisationnel même, contre la fascisation des esprits, était loin d'être plié.
Une idée noire sourdait cependant du débat. Puisque le « danger » pour l'extrême-droite vient des créateurs, la perspective nouvelle offerte par l’Intelligence artificielle, évoquée elle aussi dans une table ronde animée par Éric Pessan, de pouvoir les remplacer par des processeurs plus dociles ne pointait-elle pas un autre risque : celui de créer une alliance objective entre ceux qui détestent la culture et ceux qui vont proposer des produits de synthèse plus contrôlables, des ersatz issus du pillage des œuvres d’artistes, vivants ou morts (les vivants se sentent davantage concernés) ? Le rapprochement des patrons de la Silicon Valley avec Donald T. n'annonce-t-il pas clairement cette future alliance ?
Autre questionnement. À ses débuts, la Charte avait posé des règles d’admission à ses membres postulants : être publié à compte d’éditeur, être parrainé par deux ou trois auteurs illustrateurs. Avec le temps, ces deux règles ont été abandonnées. La croissance numérique de l’association et celle corrélative de ses ressources et de sa légitimité s’en sont trouvées favorisées, son poids dans diverses négociations aussi, mais à l’heure où les auteurices – mais aussi les libraires, les bibliothécaires - s’interrogent sur une surproduction qui semble corrélée avec une baisse de la qualité des « produits », à l’heure aussi où des auteurices à compte d'eux-mêmes se sont introduits sur les salons avec des comportements s’apparentant parfois à ceux de camelots3, il est permis de regretter qu’aucune autre régulation que celle du marché ne contienne l’expansion de la production. Celle-ci semble plus que jamais s’autoriser d’elle-même, avec la complicité de la puissante machinerie américaine de l’autoédition et de la vente par correspondance. A contrario de cette évolution, une illustratrice a exprimé tout le bien qu’elle avait ressenti à l’époque, désormais révolue, d’être reconnue par des pairs dans sa qualité d’autrice jeunesse - pairs qui avaient lu ses premiers livres - et dans la foulée d'être adoubée par la Charte.
Bien d'autres sujets ont été abordés, qui feront sûrement l'objet de restitutions par La Charte.
Puis-je conclure, en toute immodestie, que le tournoi de baby-foot a été remporté haut la main par la « team Robert » que je constituai avec ma fille Constance Robert-Murail (bien plus aguerrie que moi dans cette discipline sportive) ? Et merci à Sylvie Dodeller pour ce quart d'heure de célébrité instagrammé...
1 Le travail récent de Coline Pierré et Martin Page, par exemple, en est un autre témoignage (Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Monstrograph, 2018)
2 Cf. le sort fait en juillet 2023 par un ministre de l’Intérieur au livre de Manu Causse, Bien trop petit. Dieu merci, la censure en France vaut encore promotion des biens culturels visés, qu’il s’agisse de livres, de spectacles, des fesses de Polnareff ou de toute autre création de l’esprit.
3 J’ai été témoin direct lors d'un salon (Lire à Limoges pour ne pas le nommer) de ce genre de comportement. Un tel auteur, à compte de lui-même, installé providentiellement à côté d’une autrice bien connue, racolait sans vergogne dans la file d’attente ininterrompue de sa voisine, se présentant sans complexe comme le créateur d’un nouvel Harry Potter. Audaces fortuna juvat 😂.